Apprendre indéfiniment ? Expansion de l’éducation et précarité de l’avenir

DOI : 10.35562/diversite.4408

Abstracts

En l’espace de quelques décennies, l’éducation scolaire a connu des changements sémantiques et organisationnels majeurs qui ont vu se diffuser, à côté d’un vocabulaire éducatif ancien et établi, une série de notions, telles que les compétences, les projets, les notions d’apprentissage et d’acquis d’apprentissage (learning ), les mises en situation, l’éducation tout au long de la vie… La plupart des travaux sociologiques qui se sont intéressés à ces évolutions les ont interprétées, dans une perspective critique largement autoproclamée, comme témoignant de l’emprise d’une logique néo-libérale sur l’éducation. Dans cet article, nous suggérons que ces évolutions ne sont pas l’effet d’un tel principe directeur unique, mais qu’elles répondent plutôt à la complexité et à l’incertitude propres au développement d’une société globale fonctionnellement différenciée.

In the last few decades, school education has undergone major semantic and organizational changes that have seen the spread, alongside an old and established educational vocabulary, of a series of notions such as competencies, projects, notions of learning and learning outcomes, simulation, lifelong learning... Most sociological studies of these developments have interpreted them, in a largely self-proclaimed critical perspective, as evidence of the hold of a neoliberal logic on education. In this article, we suggest that these developments are not the effect of such a single guiding principle, but rather respond to the complexity and uncertainty inherent in the development of a functionally differentiated global society.

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Le graphe ci-dessous montre l’évolution au cours du temps de la présence relative des termes teaching et learning dans la gigantesque base de publications anglophones exploitée par Google Ngram. Il ne constitue qu’une indication parmi d’autres, mais tend à rejoindre une série de constats établis par ailleurs (Lawn, 2003 ; Mangez, 2010 ; Tsatsaroni, 2018). S’il ne reflète naturellement pas directement des pratiques, il témoigne bien d’évolutions dans la manière dont la société moderne, globale, pense et décrit ses activités éducatives1. En l’espace de quelques décennies, l’éducation scolaire a en effet connu des changements sémantiques et organisationnels significatifs qui ont vu se diffuser, à côté d’un vocabulaire éducatif ancien et établi, une série de notions nouvelles ou restées longtemps marginales, telles que « les compétences », « les projets », la notion d’apprentissage, les mises en situation, l’éducation tout au long de la vie… Ces évolutions ont partie liée avec l’orientation des contenus d’enseignement et interroge à ce titre la sociologie du curriculum (Vitale, 2022). Fait remarquable, ces évolutions, souvent abrégées en anglais dans les termes « from teaching to learning » (Biesta, 2005), parfois désignées en français comme glissement ou complémentarité entre « savoirs et compétences », ont rencontré un écho mondial, tout en connaissant bien sûr des variations nationales et tout en suscitant régulièrement des résistances de la part d’une fraction d’enseignants et de décideurs.

 

 

La plupart des travaux sociologiques qui se sont intéressés à ces évolutions les ont interprétées, dans une perspective critique largement autoproclamée, comme témoignant de l’emprise d’une logique néo-libérale, supposée réduire l’éducation à la seule employabilité des « apprenants » et ramener les savoirs à l’état de marchandises. De telles analyses, si elles permettent à leurs auteurs de se constituer en défenseurs de l’éducation face au spectre menaçant d’une corruption néo-libérale généralisée, semblent ignorer une série de développements importants en matière de théorie sociale, en particulier ceux qui ont trait au développement d’une société globale fonctionnellement différenciée.

Pour montrer que les évolutions en question répondent à des transformations sémantiques et structurelles plus profondes que ne le supposent les thèses existantes, nous adoptons une perspective sociohistorique. Celle-ci vise à montrer que les différentes formes sociétales qui se sont succédé (en particulier la stratification et la différenciation fonctionnelle) ont développé des manières différentes de donner sens au futur et de concevoir et organiser en conséquence l’éducation de leurs membres. Au terme de l’analyse, le tournant vers le paradigme de l’apprentissage et des compétences apparaît non pas comme l’effet d’une dynamique hégémonique (qu’elle soit économique, politique ou autre), mais plutôt, à l’inverse, comme résultant de l’absence d’une telle domination. La modernité avancée constitue un ensemble hétéroclite et hétérarchique de dynamiques latérales, globales et autopoïétiques, qui développent chacune leur vie propre, tout en étant en relation d’interdépendance entre elles2. Cette situation est à l’origine d’un niveau sans cesse accru d’incertitudes, auxquelles les évolutions susmentionnées ne font que répondre.

L’histoire du futur

La perspective sociohistorique développée ci-dessous cherche à mettre en relation des évolutions au niveau des formes sociétales, des manières de donner sens à l’avenir et d’organiser l’éducation. Nous prenons largement appui sur les travaux de Niklas Luhmann et de Reinhart Koselleck pour décrire ce que tous deux appellent « l’histoire du futur ». L’analyse suppose que le futur a pu prendre des significations différentes au cours du temps et qu’il est possible de comparer ces significations entre elles tout en montrant leur ancrage dans des formes sociétales distinctes et tout en soulignant leur relation avec l’évolution de l’éducation (Mangez, Vanden Broeck, 2020).

Historia magistra vitae

Luhmann (1998) fait remonter l’histoire du futur au cœur du Moyen Âge, à une époque où la vie était vécue sous le signe, non pas du risque (comme c’est le cas aujourd’hui), mais bien du « danger »3 : épidémies, famines, accidents, maladies, malheurs, calamités climatiques ruinant les efforts de chacun, mort précoce… Beaucoup de choses pouvaient se produire dans l’avenir prémoderne. Cependant, elles n’étaient pas comprises comme différentes des choses qui s’étaient produites dans le passé : les dangers à venir étaient similaires à ceux du passé. Le problème était plutôt de tenter de les éviter ou d’anticiper leur survenance. Puisque le passé ne se distinguait pas fondamentalement du futur, on pouvait y puiser des enseignements : un mélange de superstitions, d’anecdotes, de dictons, d’histoires bibliques et de paraboles, issues du passé, offraient des leçons pour le présent et aidaient à anticiper « les choses à venir ».

Dans ce contexte, où l’avenir, aussi dangereux soit-il, n’est pas compris comme différent du passé, où les choses à venir sont entre les mains de forces extrasociétales, aucune préparation systématisée de l’avenir n’est nécessaire. L’éducation ne se distingue pas nettement du cours de la vie elle-même. Historia magistra vitae. Comme on le sait, pour la grande majorité de la population, à l’époque, l’éducation se faisait principalement par le biais de la socialisation, par la transmission orale et pratique de savoir-faire et de connaissances, de mythes et de croyances populaires (Lebrun et al., 1981 ; voir aussi Vanderstraeten, 2004) qui véhiculaient fréquemment « des hypothèses à base religieuse sur l’être véritable, la nature et le surnaturel » (Luhmann, 2017, p. 53).

Peu à peu, dans le long cours du Moyen Âge, la forme même de la société, prenant distance avec les localismes, évolue vers une stratification et une hiérarchisation plus strictes, les couches supérieures (l’aristocratie et la hiérarchie ecclésiastique) régissant la société et contrôlant les idées, les comportements et les discours. L’église établit un contrôle plus ferme de la société, en éradiquant les idées superstitieuses, y compris parmi les clercs et les prêtres, en réprimant sorciers et magiciens, en punissant ceux qui les approchent et les consultent, en interdisant les festivités populaires (non chrétiennes), en décourageant l’idolâtrie des saints (voir Lebrun et al., 1981). Les travaux de l’historien Reinhart Koselleck (2004) montrent combien un tel effort a été facilité de manière décisive par la peur de l’au-delà. La description de l’avenir comme fin des temps a nourri les craintes de damnation et les espoirs de salut. Dans le domaine de l’éducation, ces perspectives ont été reconstruites comme l’impérieuse nécessité d’apprendre à distinguer le bien du mal (Luhmann, 2013a, p. 219).

Dans le cadre de ce mouvement, l’éducation est progressivement passée de la seule socialisation dans le quotidien à une forme organisée plus systématique et différenciée du reste de la société (Gellner, 1983). Ce qui a alors émergé à travers l’Europe était une sorte d’« éducation religieuse populaire » dont le contenu était toujours aligné sur les enseignements dogmatiques et différencié selon le rang et le statut. L’idée que les écoles et les familles fonctionnent comme des lieux dédiés à l’éducation systématique, intentionnelle et encore très religieuse de la population s’est généralisée autour du XVIe siècle en Europe. Les travaux bien connus de Philippe Ariès relatifs à l’invention de l’enfance montrent bien comment l’éducation scolaire et l’éducation familiale résultent toutes deux d’un nouveau souci d’isoler les enfants du reste de la société, afin de les élever loin du monde corrompu des pécheurs : « La famille et l’école ont ensemble retiré l’enfant de la société des adultes » (Ariès, 1960, p. 314).

La confiance dans l’avenir

La Révolution française symbolise le point de basculement vers la modernité, sous la forme d’une inversion de l’ordre du monde. La modernité libère la société de ses repères déifiés : ce qui est, n’est plus nécessairement la volonté de Dieu ou un fait de la nature. Des degrés de liberté se constituent. Il commence à devenir possible, en principe, de remettre en question les principes de fonctionnement établis : pourquoi ceci ? Pourquoi pas cela ? L’avenir échappe à l’emprise de Dieu : « L’homme règne seul en ce monde, et la Révolution de 1789 est l’avènement de son règne » (Guizot, 1858, p. 24). L’avenir cesse alors d’être compris comme la répétition du passé ou comme la fin des temps. Il n’est plus attribué à un point de référence externe qui reste hors d’atteinte, il est désormais observé comme potentiellement différent du passé, comme susceptible de prendre telle ou telle direction en fonction de ce qui est décidé et fait dans le présent. Cette transformation, en établissant une discontinuité entre le passé et l’avenir, donne une raison d’être tant à la systématisation de l’éducation qu’au développement des systèmes politiques modernes.

La modernité connaît alors d’abord une période de « confiance en l’avenir ». Elle correspond à une période de foi non seulement dans la capacité, mais plus fondamentalement encore dans la possibilité même pour l’État-nation, de diriger la société. Le système politique, sous la forme de l’État moderne, adoptant une position qui pouvait, de loin, sembler analogue à celle qu’occupaient auparavant les autorités de l’Église, est considéré comme l’orchestrateur qui conduira la société à répondre à ses propres attentes. Il est conçu comme contrôlant – et en quelque sorte se tenant « au-dessus », gouvernant (governing) – la société, assurant ainsi l’unité des multiples perspectives émergeant du développement d’une société fonctionnellement différenciée. L’image, que Luhmann considère comme illusoire, et qui rappelle quelque peu les théories de la société de Durkheim ou de Parsons, est celle d’une société capable de se gouverner elle-même, et même de s’auto-améliorer et de progresser, en divisant le travail et en établissant des couplages structurels entre différentes fonctions, dont l’éducation, désormais « nationale ». Pour un temps, l’avenir est compris comme une promesse : celle de l’unité d’une société (nationale) qui rompra définitivement avec les anciennes hiérarchies naturelles et assurera la liberté et l’égalité de sa population.

Le projet d’éducation nationale en particulier reflète un tel état de fait et s’établit en référence à cet avenir et au rejet corrélatif de son passé stratifié. L’éducation scolaire repose sur l’invention « technique » de la salle de classe4 (Vanden Broeck, 2020a). En postulant l’inclusion de l’ensemble de la population sans distinction, en tant que citoyens égaux au sein d’une nation, et en liant cette scolarisation de masse émergente à la transmission d’un canon partagé de connaissances, de valeurs et d’une langue nationale, ce que David Tyack et Larry Cuban (1995) ont appelé de manière célèbre la « grammaire de la scolarisation » est devenu le symbole du rejet de la stratification et de l’unité d’une société nationale (voir Vanderstraeten, 2004). L’enseignement scolaire moderne était supposé être (devenir) indifférent aux différences non éducatives entre ses élèves, telles que les différences de statut socio-économique, d’origine ou de sexe (Luhmann, 2004) – et ce n’est qu’ainsi que les différences purement éducatives ont pu apparaître. L’éducation est passée de l’origine à l’avenir, rompant avec le passé et son ordre hiérarchique, renforcée par la conviction que les dispositions naturelles ne pouvaient plus servir de fondement invariable à l’éducation. « De chaque enfant peuvent désormais naître toutes sortes de possibilités », c’est ainsi que Luhmann (1991, p. 20) résume ce changement, et cette orientation vers l’avenir a été le point de référence central pour la formation de l’enseignement scolaire moderne.

L’avenir comme risque

La conviction selon laquelle l’État pouvait amener la société vers un avenir meilleur était trompeuse, car elle surestimait sa capacité à gouverner et à intégrer réellement la société moderne. L’État a joué un rôle clé, non pas tant en limitant et en contrôlant, mais plutôt en permettant le développement de la différenciation fonctionnelle, sapant ainsi sa propre capacité à gouverner la société. La « tragédie de l’État », comme le dit Helmut Willke (1986), désigne une situation où l’État, tel un héros tragique classique, contribue à organiser des systèmes autonomes qui, par voie de conséquence, échappent de plus en plus à son contrôle. Willke a ainsi souligné le décalage entre la définition et la portée territoriales de l’État-nation moderne et l’émergence de systèmes fonctionnels (comme l’économie, bien sûr, mais aussi la science, l’éducation ou l’art) qui profitent de ce milieu (national) pour développer un modus operandi global qui, à terme, n’est plus lié ou guidé par cet État. Aujourd’hui, des sous-systèmes comme l’économie, la science, l’éducation, la religion et même le sport, transgressent les frontières territoriales et forment des systèmes mondiaux latéraux.

Penser la société moderne comme une unité (qu’elle soit sous le contrôle de l’État, sous la bannière de la culture ou réduite à suivre les dictats du néo-libéralisme) revient à une « généralisation illusoire » qui ne tient pas compte de l’acquis le plus fondamental de la modernité : le développement progressif d’une société globale fonctionnellement différenciée (Luhmann, 1995, p. 465). Le fait que la société moderne ne soit pas unifiée, mais qu’elle se compose au contraire de multiples ordres latéraux, a des implications d’une grande portée. La plus importante pour notre propos est la suivante : le fait que tous les systèmes fonctionnels évoluent simultanément et réagissent aux changements de leur environnement selon leur propre logique (Vanden Broeck, 2020b, 2023) augmente considérablement la complexité de leur monde et rend leur avenir incertain, ce qui oblige chaque système à gérer à sa manière l’indétermination de l’avenir ainsi créée (voir Luhmann, 1993, p. 493). On peut à titre d’exemple faire référence aux mécanismes fort complexes d’actualisation financière développés par le système économique pour tenter de tenir compte dès aujourd’hui d’évènements futurs encore indéterminés (Doganova, 2021). Autre exemple, le recours accru à l’expertise scientifique, aux rankings et aux comparaisons dans le processus décisionnel politique témoigne également de ces processus au travers desquels les incertitudes qui pèsent sur le futur sont tant bien que mal domestiquées dans le présent. Ces phénomènes, et bien d’autres encore, reposent sur un ensemble de dispositifs (calcul de probabilités, collecte de données, quantification, algorithmes, apprentissage, développement de compétences, etc.), qui espèrent compenser ou anticiper cognitivement les incertitudes et les risques à venir.

N’étant plus compris comme une version améliorée du présent et encore moins comme une répétition du passé, l’avenir est désormais vécu comme incertain : « Comme jamais auparavant, la continuité du passé au futur est rompue à notre époque », écrit Luhmann, et il ajoute : « Nous pouvons seulement être certains que nous ne pouvons pas être certains [de rien]… » (Luhmann, 1998, p. 67). Toutes les dimensions du sens sont touchées : ni les faits, ni les individus, ni le temps lui-même ne peuvent être supposés rester inchangés : « la seule question concerne le temps qu’il faut pour que quelque chose change » (Luhmann, 2013b, p. 152).

L’incertitude comme certitude

Face à ce mode spécifique d’expérience du futur, que Luhmann désigne comme la « futurisation du futur », l’éducation, mais aussi la politique, la science, le droit ou l’économie peuvent chacun réagir de manière différente. On y a fait allusion plus haut. Comprendre comment ces domaines fonctionnels internalisent ces « urgences du futur » (autoproduites) est devenu une préoccupation centrale pour un certain nombre de chercheurs (Opitz, Tellman, 2015 ; Esposito, 2011 ; Kjaer, 2010 ; Teubner, 1997). Une réponse possible à cette question, fructueuse et pourtant insuffisamment spécifique, consiste à considérer les incertitudes futures comme un motif pour l’expansion de chaque système, plutôt que comme un obstacle à leur fonctionnement : les incertitudes alimentent alors le besoin pour toujours plus d’éducation, toujours plus de politique, toujours plus de science, toujours plus d’opérations économiques, plus de réflexions juridiques, etc. (Esposito, 2015). Bien que cela soit certainement éclairant, nous soutenons que des réponses plus spécifiques doivent être élaborées en vue d’expliquer si et comment notre compréhension actuelle du futur change la forme même de ces systèmes et ce qu’un tel changement de forme implique pour eux et leur environnement. Dans ce qui suit, nous soutenons que les évolutions susmentionnées en faveur d’un paradigme des compétences et de l’apprentissage (learning), mais aussi les résistances à leur encontre, peuvent être comprises comme des tentatives éducatives de faire face à cette perte de direction.

La construction sociale de l’avenir comme empli d’incertitudes place le système politique dans une position inconfortable, voire paradoxale. D’une part, les incertitudes installent et rappellent sans cesse l’urgence qu’il y a à prendre des décisions dans le présent (Luhmann, 1998, p. 67). D’autre part, cette même observation de l’avenir rend plus problématique la prise de décisions fermes et substantielles. En effet, que décider dans l’ignorance de ce qui est à venir ? Si l’avenir est empli d’incertitudes, comment s’y préparer ? La capacité à faire face aux incertitudes devient-elle elle-même la seule référence stable possible ? Dans une situation aussi complexe, l’idée même de prendre des décisions peut sembler urgente et nécessaire, mais elle comporte aussi un niveau de risque sans précédent (Japp, Kusche, 2008). Le résultat de cette double contrainte contribue à compléter le cycle formel bien connu du gouvernement par des mécanismes de gouvernance aux orientations cognitives moins formelles, révisables en permanence et désireuses d’apprendre (Fenwick et al., 2014). L’observation d’Elena Esposito résonne ici : « en période de forte incertitude, l’attention a tendance à se déplacer de l’observation de premier ordre vers l’observation de second ordre : on observe ce que font les autres plutôt que comment sont les choses » (Esposito, 2013, p. 8 ; voir aussi Luhmann, 1993, p. 495).

Ainsi, le système politique se tourne vers la connaissance, la comparaison, l’observation des (bonnes) pratiques dans l’espoir que ces efforts lui permettront de dépasser l’inconfortable indétermination qu’il éprouve. Les incertitudes et la nécessité qui en découle de chercher des solutions donnent lieu à un intense « travail de connaissance » : de nombreux dispositifs sont mis en place pour observer les systèmes et les opérateurs éducatifs à une échelle de plus en plus globale. En 2001, la Commission européenne est allée jusqu’à adopter officiellement des structures de gouvernance, notamment la méthode ouverte de coordination (MOC), à côté de ses modes de gouvernement plus traditionnels (voir Kjaer, 2010). Précisément parce qu’elles ne sont pas orientées vers la prise de décision formelle, ces structures de gouvernance peuvent inclure un large éventail de parties prenantes, telles que les syndicats ou d’autres groupes d’intérêt, dans l’espoir de partager leurs perspectives, expériences, besoins et objections. La réalisation d’observations et de comparaisons, la production et la circulation de données, l’évaluation et les examens par les pairs – qui caractérisent la MOC, ainsi que d’autres instances de gouvernance transnationale de l’éducation – semblent prendre le pas sur la prise de décisions collectivement contraignantes. Ce qui émerge est un changement dans les pratiques politiques, passant d’un mode de gouvernement national et institutionnel à une gouvernance par l’observation, la comparaison, la production de données, la diffusion d’idées à une échelle transnationale. Cependant, au lieu de réduire l’excès de possibilités en mettant en évidence « la » (bonne) décision à prendre, le surcroît de connaissances ainsi généré rend encore plus visible le fait que d’autres façons de faire sont possibles, soulignant ainsi encore davantage la contingence de tous nos choix (voir Luhmann, 1993, p. 495).

Si l’éducation a longtemps été conçue comme un moyen de se préparer au(x) futur(s), c’est d’autant plus le cas lorsque l’incertitude de l’avenir devient prépondérante dans la conception que la société a d’elle-même. L’éducation est supposée protéger les individus des risques et les aider à tirer le meilleur parti des opportunités futures. En même temps, précisément parce que l’avenir est perçu comme incertain, la notion de transmission de connaissances par l’école (teaching), du passé vers les générations futures, est remise en question, débattue et concurrencée (Dubet, 2002) : on ne sait plus avec certitude ce que les enseignants doivent enseigner, ce que les élèves doivent apprendre, quelle sera demain la valeur de ces connaissances issues du passé, etc. Comment préparer l’avenir quand la seule chose dont on est sûr est précisément que l’on ne sait pas quelles seront les situations futures ?

Soulignons, pour éviter tout malentendu, qu’il ne faut pas comprendre les velléités par exemple en faveur d’un « retour aux fondamentaux », qui reviennent régulièrement à l’avant-scène du débat politique, comme le signe d’une société qui disposerait de certitudes, mais bien comme son inverse. C’est précisément parce que la direction à prendre n’a plus la force de l’évidence que ces débats, parfois fort vifs, ont lieu. Les convictions exprimées par les uns et les autres, qui souvent s’opposent, se concurrencent et se combattent avec force, ne font que témoigner d’une chose : nous ne disposons plus de réponses partagées à leur sujet. Nous vivons encore dans ce que François Dubet appelait en 2002 le déclin du programme institutionnel (Dubet, 2002 ; voir aussi Verhoeven, 2012 ; Mangez et al., 2023).

Au cours des deux ou trois dernières décennies, on l’a dit, la plupart des systèmes éducatifs à travers le monde ont répondu à cette situation par un changement sémantique, où les anciennes notions curriculaires (nationales) ont été concurrencées par un nouveau vocabulaire global centré sur des notions telles que « les compétences », « l’apprentissage », « les projets », etc. (Mangez, 2010). La sémantique des compétences est devenue prééminente (Lawn, 2003). Par le biais de ses mécanismes de gouvernance, la Commission européenne a ainsi souligné la nécessité pour l’éducation de se concentrer sur un certain nombre de compétences dites clés pour l’avenir. Il ne s’agit plus de penser l’éducation au départ d’un ensemble partagé de connaissances à enseigner, mais de se concentrer sur ce que les individus apprennent, sur ce qu’ils sont capables de faire. Les « compétences », et plus encore les « compétences transférables » susceptibles d’être utilisées dans une grande variété de situations, y compris des situations encore inconnues, sont particulièrement valorisées. Le cas de la compétence entrepreneuriale, qui a été constamment promue par la Commission européenne depuis plus de deux décennies, est symptomatique de cette évolution. Les nombreux documents produits par la Commission européenne sur le sujet n’indiquent pas de corpus de connaissances bien défini, mais comprennent plutôt l’esprit d’entreprise comme une capacité à faire face à l’imprévu. Si le Livre vert de 2003 se concentre (encore) sur l’esprit d’entreprendre dans un contexte avant tout économique, ce qui est frappant dans les documents qui lui succèdent, c’est la manière dont la notion s’est progressivement étendue et élargie. Elle devient un moyen de faire face à tout ce qui pourrait arriver à l’avenir. L’esprit d’entreprendre peut être mobilisé n’importe où, dans n’importe quel secteur, à n’importe quel moment, grâce à n’importe qui, il peut porter sur n’importe quoi. Il est qualifié, en anglais, de domain neutral, considéré ainsi comme une compétence qui peut aider dans n’importe quelle situation.

Le glissement sémantique en question peut ainsi être compris comme le résultat d’une situation où l’éducation met en doute sa propre démarcation vis-à-vis du reste de la société et y voit une limitation, voire un obstacle, à la réalisation de sa propre fonction. Une telle différenciation portait en effet en elle-même un paradoxe : l’école devait préparer les élèves précisément à ce qu’elle n’était pas (c’est-à-dire aux situations de la vie réelle, à la participation à d’autres logiques que la sienne). Le développement d’incertitudes accrues vis-à-vis de l’avenir, la nécessité de se préparer à des situations réelles imprévisibles deviennent de plus en plus pressantes, le paradoxe devient alors plus visible, et les limites de l’éducation scolaire deviennent problématiques. Comment l’éducation scolaire peut-elle préparer aux situations réelles puisqu’elle existe précisément grâce à sa différence avec le reste de la société ?

Pour tenter de surmonter cette difficulté, on voit apparaître des activités qui imitent des situations réelles (des projets, des mises en situation), en invitant ou en collaborant avec des acteurs traditionnellement considérés comme extérieurs à l’école (appelés « parties prenantes » ou « partenaires »), en rejetant la simple notion de transmission de connaissances (teaching) au profit de divers types d’apprentissage par la pratique (learning by doing). Le nouvel accent mis sur les compétences montre justement cela : l’effort fait par le système pour gérer sa propre différence – désormais considérée comme problématique – vis-à-vis de son environnement sociétal.

Pour conclure…

Dans cet article, nous nous sommes demandé comment les changements dans la signification attribuée au temps lui-même, et au futur en particulier, permettaient d’expliquer certaines évolutions dans le domaine de l’éducation. Nous avons d’abord montré comment les conceptions prémodernes du temps soutenaient l’éducation religieuse dans le contexte de sociétés stratifiées. L’éducation scolaire moderne, quant à elle, est apparue en vue de la réalisation de sociétés nationales et sur la base de la conviction selon laquelle l’avenir pouvait être gouverné. Cet optimisme planificateur est maintenant confronté, dans le contexte d’une société globale fonctionnellement différenciée, à une autre perspective, qui ne semble plus offrir la certitude que l’avenir peut être lié à nos décisions présentes. Ce qui apparaît alors comme stable est, paradoxalement, l’incertitude elle-même. Cette dernière place le système éducatif et le système politique face à des paradoxes. Comme Gunther Teubner (1997) l’a observé dans le domaine du droit, en développant une thèse déjà formulée par Klaus Krippendorf (1984), les paradoxes peuvent s’avérer productifs et faire émerger de nouvelles possibilités dès lors qu’ils ne sont pas réprimés en faveur de simples asymétries (ceci, pas cela), mais maintenus et transformés en une modalité nouvelle : Éduquer, mais pas comme une école le ferait ! Gouverner, mais pas comme un gouvernement le pourrait !

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Notes

1 Le cadre sociologique dans lequel nous nous inscrivons ne conçoit pas la modernité comme une série de sociétés nationales, mais bien comme une société globale fonctionnellement différenciée. Le système éducatif est lui aussi global même s’il connaît de multiples divisions et différences internes, territoriales notamment. Return to text

2 La notion d’hétérarchie désigne une situation caractérisée non pas par la présence d’un sommet hiérarchique ou d’un principe ordonnateur supérieur, mais à l’inverse, par la coprésence et la coévolution de dynamiques parallèles, latérales, opérant chacune selon leur propre rationalité tout en tenant compte de leur environnement. Le qualificatif « autopoïétique », issu de la biologie, désigne la qualité de ce qui a une vie propre : un système autopoïétique est un système qui résulte de ses propres opérations. Return to text

3 Les lecteurs familiers de Luhmann le savent, ce dernier distingue souvent trois formes sociétales principales, qui se sont succédé au fil de l’histoire : la segmentation, la stratification, la différenciation fonctionnelle. Dans le cadre de ce court article, nous nous intéressons surtout aux deux dernières. La segmentation renvoie à des formes sociétales beaucoup plus anciennes que celles évoquées ici. Return to text

4 Nous n’ignorons évidemment pas les différences entre les systèmes éducatifs à travers l’Europe et au-delà. Cependant, force est de reconnaître qu’outre ces différences, le mouvement qui consiste à organiser de manière systématique l’éducation des jeunes générations dans des espaces-temps dédiés à cela, est un phénomène global, pas une particularité nationale. Les différences, qui ont donné à l’éducation comparée son objet, ne sont elles-mêmes identifiables que parce qu’elles participent à une dynamique globale qui les englobe. La caractérisation comme problématique des contextes où les systèmes éducatifs sont absents ou faiblement développés ne fait que confirmer qu’y compris dans ces contextes-là, la référence à une systématisation de l’éducation est présente. Return to text

Illustrations

References

Electronic reference

Pieter Vanden Broeck and Eric Mangez, « Apprendre indéfiniment ? Expansion de l’éducation et précarité de l’avenir », Diversité [Online], 204 | 2024, Online since 01 avril 2024, connection on 17 mai 2024. URL : https://publications-prairial.fr/diversite/index.php?id=4408

Authors

Pieter Vanden Broeck

Chercheur post-doctoral à la Columbia University à New-York et à la Università degli Studi Modena-Reggio Emilia en Italie. Collaborateur scientifique à l’UCLouvain en Belgique.

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Eric Mangez

Professeur de sociologie à l’UCLouvain en Belgique et ancien rédacteur en chef du European Educational Research Journal.

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