Interroger la forme scolaire à partir de l’expérience de la continuité pédagogique : analyse comparative des pratiques d’une enseignante avant et pendant le confinement

DOI : 10.35562/diversite.1653

Abstracts

Avec l’annonce du confinement de mars 2020 en France, les enseignants ont été amenés à improviser pour relever le défi de la continuité pédagogique. Cela s’est fait à partir de leurs propres possibilités et celles de leurs publics, avec des variations importantes et avec un risque d’accroissement des processus d’inégalités à l’œuvre. Le présent article propose une comparaison des pratiques ordinaires d’une enseignante de cycle 3 (double niveau CM1-CM2) en mathématiques, avec ce qu’elle a mis en place lors de la continuité pédagogique, en s’appuyant sur le concept de forme scolaire. Dans son cas, bien que les conditions de la mise en œuvre de la continuité pédagogique soient plutôt favorables, cette expérience n’est pas complètement satisfaisante. Ces résultats renforcent l’idée d’une stabilité de la forme scolaire.

With the announcement of the March 2020 lockdown in France, teachers have had to improvise to meet the challenge of pedagogical continuity. This has been done on the basis of their own possibilities and those of their audiences, with significant variations and with a risk of increasing the unequal processes at work. This article proposes a comparison of the ordinary practices of a cycle 3 teacher (double level CM1-CM2) in mathematics, with what she has done during pedagogical continuity period, based on the concept of school form. In her case, although the conditions for implementing pedagogical continuity are rather favorable, this experience is not completely satisfactory. These results reinforce the idea of the stability of the school form.

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La période de fermeture complète des écoles primaires en raison de la pandémie de Covid a commencé le 16 mars 2020 et pris fin le 10 mai 2020 en France. Comme l’ensemble de la population, les enseignants ont appris la fermeture des classes dans la soirée du jeudi 12 mars 2020 et ont été appelés à s’organiser pour mettre en œuvre la « continuité pédagogique » dès le lundi suivant. La rapidité des décisions n’a pas laissé le temps aux équipes pédagogiques, aux parents ou tuteurs des enfants de se concerter. Tous ont dû tenter de répondre à la question suivante : comment faire école sans école ?

La réponse qui s’est imposée, compte tenu des contraintes et des restrictions, a été de se tourner vers le numérique, avec des incertitudes sur l’équipement dont disposaient les l’élèves et les enseignants. L’urgence de la continuité pédagogique est donc à l’origine de bricolages, avec les moyens à disposition, pour relever le défi de « faire l’école en dehors de ses murs ». C’est alors un renversement de l’espace-temps scolaire (Derouet, 2021), sans réelle anticipation pour les enseignants, avec une perméabilité sans précédent entre l’école et la maison (Rayou, 2015). Nous avons été les témoins, voire les acteurs d’un changement de perspective important dans la manière d’envisager la relation entre l’école et le numérique : il ne s’agit plus d’interroger l’entrée du numérique dans les classes, mais la manière dont le numérique permet à la classe de sortir de ses quatre murs (Allard, Robert, 2022 ; Allard, Petitfour, 2017 ; Asius, 2017).

Nous nous intéressons aux répercussions de cette transformation improvisée sur la relation pédagogique et sur les choix didactiques. Dans cet article, nous mobilisons le concept de forme scolaire pour analyser comment une enseignante expérimentée ajuste sa pratique d’enseignement en mathématiques et à quelles conditions elle met en œuvre la continuité pédagogique. Pour cela, nous nous appuyons sur des observations filmées de ses pratiques ordinaires avant et après confinement, à l’aune desquelles nous analysons ce qu’elle a mis en œuvre pour faire vivre l’école à la maison pendant le confinement, à partir d’entretiens avec l’enseignante et les élèves. Nous avons également fait passer un questionnaire à destination de ces derniers, avec le but d’objectiver les contenus d’enseignement effectivement enseignés pendant la période. Nous nous appuyons par ailleurs sur un écrit réflexif produit par l’enseignante sur ses pratiques à distance pendant la période, dans le cadre de la validation de l’épreuve d’admissibilité du certificat d’aptitude au professorat d’enseignement du second degré (CAPES) en mathématiques. À partir de l’analyse de ces différentes données, nous tenterons d’apporter des éléments de réponse aux questions suivantes : à quelles conditions cette continuité a-t-elle pu contribuer à de nouveaux apprentissages ? Quels aménagements de la forme scolaire ont été mis en œuvre pour les rendre possibles1 ?

La forme scolaire : un mode de socialisation à transformer ?

La crise actuelle de l’école, les critiques parfois très acerbes faites aux systèmes scolaires […], peuvent-elles être interprétées comme la fin d’un modèle (le « modèle républicain » par exemple), ou comme la fin d’une prédominance, celle de la forme scolaire dans le mode de socialisation propre à nos sociétés européennes, voire comme la fin de la forme scolaire elle-même en tant que configuration sociohistorique, apparue au XVIe siècle dans ces sociétés ? » (Vincent et al., 1994, paragr. 11)

Le début de l’introduction de l’ouvrage incontournable de Vincent, Lahire et Thin est étrangement actuel. Aujourd’hui, le bouleversement lié à la continuité pédagogique est considéré pour certains comme un point de non-retour : cette transformation forcée de l’école ne pourra pas faire marche en arrière2. Cependant, avant de mettre en avant ce changement définitif, une certaine prudence s’impose. Pour commencer, il convient de définir le concept de forme scolaire :

[Elle] se caractérise par un ensemble cohérent de traits au premier rang desquels il faut citer la constitution d’un univers séparé pour l’enfance, l’importance des règles dans l’apprentissage, l’organisation rationnelle du temps, la multiplication et la répétition d’exercices n’ayant d’autres fonctions que d’apprendre et d’apprendre selon les règles ou, autrement dit, ayant pour fin leur propre fin (Vincent et al., 1994, paragr. 70)

Son émergence est, selon ces auteurs, aussi celle d’un nouveau mode de socialisation, où l’apprentissage n’est pas une conséquence d’une activité de production, comme dans le compagnonnage, mais relève d’une activité ayant pour seul but l’apprentissage. Une transformation de la forme scolaire supposerait, par conséquent, une transformation radicale de ses caractéristiques et également du mode de socialisation. Joigneaux (2008) reprend cette définition pour mettre en avant cinq éléments principaux : la transmission de savoirs décontextualisés (1) au sein d’une relation pédagogique (2), soumise à des règles impersonnelles (3), dans un temps (4) et un espace (5) spécifiques. La forme scolaire présuppose la coprésence de l’enseignant et des élèves dans un espace et un temps communs comme une condition sine qua non pour l’enseignement simultané, visant l’apprentissage de savoirs, au sein d’un cadre institutionnel dédié. En l’absence de cet espace-temps spécifique, dans quelle mesure les autres éléments sont-ils amenés à évoluer ?

Avec la continuité pédagogique imposée, nombreux sont ceux à s’interroger sur une transformation de l’école, ou la précipitation d’une transformation qui s’annonçait déjà. Cette expérience sans précédent est envisagée par certains comme un accélérateur d’innovations, un appel à revoir les pratiques enseignantes habituelles. D’autres mettent en avant les limites de ce qui s’est passé, notamment en termes d’accès aux apprentissages pour les élèves les plus éloignés de la culture scolaire et, donc, les moins bien armés pour faire preuve de l’autonomie que cette école à distance présuppose. Entre ces deux positions, on peut s’interroger sur les modifications des manières de faire habituelles par la continuité pédagogique.

Une continuité qui n’a pas le même visage selon les territoires

Depuis 2018, nous menons une recherche collaborative sur l’enseignement de la résolution de problèmes dans le cycle 33, avec des enseignantes dans deux territoires socialement contrastés. L’un des territoires (T1) est un réseau d’écoles prioritaires en périphérie parisienne, en zone urbaine. De grandes barres d’habitations à loyer modéré accueillant principalement des élèves d’origine populaire encerclent les écoles. L’autre territoire (T2) est constitué d’écoles situées dans une zone périurbaine à environ quarante kilomètres de Paris, accueillant un public socialement mixte, voire favorisé. Chaque territoire possède ainsi des caractéristiques sociodémographiques propres. T1 est plus dense et plus marqué par la précarité que T2. Ces différences expliquent en partie pourquoi l’expérience du confinement n’a pas été la même ni pour les élèves ni pour les enseignantes.

À la date du confinement, cela faisait donc deux ans que nous travaillions avec les équipes des deux territoires. Nous avions l’habitude de travailler ensemble et, malgré les contraintes, nous avons continué d’échanger notamment via la messagerie instantanée. Les enseignantes des deux territoires se sont interrogées sur ce qu’elles allaient pouvoir proposer à leurs élèves. Celles de REP+ (T1) se sont davantage questionnées sur la dimension matérielle, en se demandant si leurs élèves avaient du matériel pour écrire ou s’ils avaient des ordinateurs et une imprimante. Elles souhaitaient avant tout maintenir le lien et proposer des activités de révision ou de consolidation des contenus déjà enseignés, avec l’objectif de ne pas pénaliser les élèves qui ne seraient pas en mesure de suivre les cours à distance pour diverses raisons, qu’elles soient matérielles ou liées à la difficulté de travailler en autonomie. En zone périurbaine (T2), ces préoccupations matérielles sont moins présentes notamment parce que les conditions de vie sont bien plus favorables, voire aisées. Les enseignantes s’appuient aussi sur la plus grande connivence entre l’école et les parents. La population adulte de ces territoires a une plus grande proximité avec la culture scolaire et est plus à même d’accompagner la scolarité de leurs enfants.

Les inégalités culturelles et socio-économiques des élèves ont impacté la continuité pédagogique (Delès et al., 2021), y compris en ce qui concerne le travail des enseignants (Chauvel et al., 2021). Une dimension reste néanmoins moins interrogée, celle des contenus d’enseignement effectivement proposés aux élèves pendant cette période. Au-delà de la seule question de savoir si les élèves ont pu réaliser les activités proposées, se pose celle de savoir ce qu’ils ont effectivement appris et, donc, de ce qui a été enseigné.

Étant donné que notre étude se déroule en partie dans des classes de double niveau (CM1-CM2), les élèves de CM1 lors du confinement étaient encore dans les mêmes classes l’année suivante (2020-2021), en CM2. Avec l’accord des enseignantes (3 dont 2 en REP+) et des inspections respectives, nous avons soumis un questionnaire aux élèves avec le but d’objectiver les écarts en termes de contenus enseignés, à partir d’une liste de contenus/activités mathématiques à cocher : calcul posé, résolution de problèmes, géométrie, longueurs/mesures, proportionnalité, fractions, nombres décimaux et jeux/énigmes mathématiques. Nous nous sommes ensuite entretenues avec eux au sujet du confinement pour chercher à saisir la manière dont ils ont vécu la continuité pédagogique. Étant donné le nombre de répondants (37 élèves dont 23 en REP+, avec 3 salles concernées), cette enquête n’a pas de valeur représentative, mais ouvre des pistes intéressantes, tant les écarts sont saisissants.

Les élèves hors REP déclarent avoir vu deux fois plus de contenus différents que ceux de REP, avec le plus grand écart observé sur la proportionnalité. La grande majorité des élèves (12/14) indiquent l’avoir vue, tandis qu’en REP ils sont très peu nombreux à le faire (2/23). La proportionnalité est en effet un contenu considéré par les enseignants comme difficile à enseigner (Note d’information de DEPP, no 21.10). Compte tenu de l’approche soutenue par les enseignantes de REP+, il n’est pas surprenant qu’il soit évité dans le travail à distance. Si les enseignantes en REP ne l’ont pas fait, c’est qu’elles ont estimé que les conditions n’étaient pas réunies pour tester une nouvelle séquence, sur un contenu qui n’était pas habituellement proposé en CM1. Cependant, la proportionnalité était prévue dans la programmation faite dans le cadre du travail collaboratif avec les enseignantes de cycle 3. Carole, l’enseignante en zone périurbaine, a décidé de le maintenir et a été la seule à avoir fait ce choix.

Nous avons décidé de nous focaliser sur une situation où les obstacles majeurs à la continuité pédagogique n’étaient pas présents pour analyser justement ce qui relève des enjeux propres aux aménagements de la forme scolaire afin de l’adapter à l’école hors les murs.

Les pratiques ordinaires de Carole

Dans un premier temps, nous nous appuyons sur les dimensions de la forme scolaire pour décrire les pratiques habituelles de Carole. Elles participent, d’après nous, à la compréhension des choix faits par l’enseignante lors de la mise en œuvre de la continuité.

Un lieu de vie

Carole est une des enseignantes du LéA 2 TEM4, elle exerce dans une école à classe unique de CM1-CM2 dans un regroupement pédagogique intercommunal (RPI). Depuis 2018, nous l’avons observée de nombreuses fois dans sa classe, une dizaine de fois par an, lorsqu’elle enseigne des mathématiques. Nous avons pu ainsi dégager des régularités de sa pratique de classe. Étant la seule enseignante de l’école, elle a en charge la surveillance des entrées et sorties des élèves et celles de toutes les récréations. L’enseignante explique que ces moments sont importants, car elle observe ses élèves et apprend à les connaître en dehors de l’espace de la classe. La grande attention qu’elle leur porte lui permet de les connaître aussi bien du point de vue des apprentissages que d’après des éléments plus personnels comme leurs activités extrascolaires, leurs amitiés, leurs relations familiales… Sa classe est grande, et organisée de façon à inclure son bureau de directrice et son coin repas. La présence d’un lapin, mascotte de la classe, donne à son lieu de travail une atmosphère familiale.

Dimension collective des apprentissages

Enseignante depuis cinq années au moment du confinement, après une reconversion professionnelle depuis le monde de la gestion financière, Carole est animée par l’envie de transmettre des connaissances, particulièrement soucieuse de permettre à tous les élèves d’apprendre. Elle organise le plus souvent possible des activités communes aux élèves de CM1 et de CM2. Par ailleurs, le double niveau impose à la classe des moments où les élèves sont en autonomie. Les interactions entre élèves et avec elle sont nombreuses, Carole les encourage à justifier leurs réponses. Les élèves sont invités au moins une fois par jour à réaliser des travaux de groupe et à argumenter sur leurs choix et leurs résultats.

Des choix didactiques

Les tâches proposées en mathématiques sont variées tant au regard du matériel que des modalités de travail. Elle s’appuie sur ce que disent les élèves pour décontextualiser les savoirs en jeu. Le processus d’institutionnalisation est visible grâce à un carnet de problèmes et de calculs dans lequel les règles établies sont écrites. Les énoncés produits sont assez généraux et décontextualisés. D’autres écrits tapissent les murs de la classe : des affiches qui rappellent à la fois le contexte d’émergence du savoir et des éléments plus décontextualisés tels que « une addition à trou est une autre écriture de la soustraction ».

Lorsqu’on analyse ses pratiques à partir des éléments de la forme scolaire, l’enseignement simultané dans la classe se traduit par une alimentation du collectif par les échanges avec les élèves et l’analyse de leur activité. La relation entre individuel et collectif est particulièrement visible, et appuyée sur sa capacité à analyser les difficultés des élèves et à réagir en temps réel pour ajuster son étayage. Les échanges individuels avec les élèves sont pour Carole un moyen d’identifier les difficultés d’apprentissage qui donnent lieu systématiquement à des aides en direction de toute la classe.

Carole en continuité pédagogique

De quelle manière Carole s’y est-elle prise pour mettre en œuvre la continuité pédagogique ? Nous allons dans un premier temps présenter les conditions qui ont permis la mise en route de la continuité pédagogique. Ensuite, nous décrirons ce qu’elle a effectivement mis en œuvre pour enseigner à ses élèves.

Du côté des élèves : l’importance de l’équipement numérique et du cadre de vie

Les différentes familles de cette classe unique vivent en maison individuelle et ont accès à un espace extérieur. Carole indique aussi que ses élèves pouvaient compter sur un espace au calme pour pouvoir travailler, la plupart du temps leur propre chambre. Ils disposaient par ailleurs d’une connexion internet et de l’équipement numérique nécessaire pour faire la classe à distance (ordinateurs, tablettes et imprimantes), à une exception près, élève à qui Carole a envoyé les supports de travail par la poste. Carole n’a jamais eu de difficultés pour réaliser des classes virtuelles ou eu connaissance d’élèves ayant rencontré, par exemple, des problèmes d’impression ou d’envoi par photo de travaux réalisés par les élèves. Malgré ces bonnes conditions matérielles, les élèves ne savaient pas créer un fichier de texte ni accéder seuls à la classe virtuelle. Cependant, Carole témoigne d’une prise en main rapide par ses élèves de toutes ces nouvelles manières de travailler, soit parce que pour certains cela faisait déjà partie de leurs compétences acquises en dehors de l’école, soit parce que les parents ont su leur montrer comment s’en servir.

Du côté des parents : l’importance de leur disponibilité et de leurs connaissances sur les usages du numérique

Lors de cette période du premier confinement, il n’était pas possible de faire l’école à la maison sans la participation des parents. La présence de ces derniers apparaît comme une condition pour installer la continuité pédagogique. Cependant, cette participation pouvait se faire de différentes manières, avec des variations en fonction du type de demande des enseignants, de la manière dont les parents envisagent leur participation et du degré d’autonomie de l’élève. Dans le cas des parents de la classe de Carole, il y avait toujours au moins un des deux parents disponible (parent au foyer ou chômage partiel) ou qui pouvaient se rendre disponibles à certains moments de la journée (en cas de télétravail). Deux élèves, dont les parents ont dû continuer à travailler à l’extérieur, ont été envoyés chez d’autres membres de la famille pendant la période.

Du côté de l’enseignante : l’importance des compétences et de la disponibilité de l’enseignant dans les usages du numérique

Nous rapprochons les conditions matérielles des enseignants de celles des élèves et pointons qu’il existe de véritables inégalités sur le territoire en fonction des volontés des municipalités et des revenus des ménages des enseignants. En effet, l’institution ne fournit pas aux enseignants du premier degré un ordinateur professionnel portable, c’est à la charge des municipalités de doter les écoles en équipement informatique. Pour assurer une continuité pédagogique via le numérique, les enseignants ont besoin d’un ordinateur, d’une bonne connexion, éventuellement d’une webcam. S’ils ont des enfants ou un conjoint en télétravail, il doit également y avoir plus d’un ordinateur ou tablette dans leur foyer. Dans le cas de Carole, son conjoint est à la retraite si bien qu’il se rend disponible pour leurs deux enfants scolarisés. Ils sont suffisamment bien équipés pour que Carole puisse travailler et s’occuper de ses élèves pendant que ses enfants travaillent de leur côté. Enfin, Carole est à l’aise avec les usages du numérique : elle a créé un blog sur la plateforme dédiée et dit avoir bénéficié d’un accompagnement de sa circonscription pour le démarrage. Elle a aussi réalisé des classes virtuelles sur la même plateforme.

Ces conditions minimales étant remplies, regardons maintenant ce que Carole a mis en place pour faire l’école à la maison.

La forme scolaire confinée : une organisation à distance pensée pour favoriser le plus de proximité avec la classe en présentiel 

Lorsqu’elle parle de son travail pendant le confinement, Carole explique qu’elle a mis en œuvre ce qui était à sa portée pour que le travail des élèves puisse être fait sans solliciter les parents, car ils devaient eux aussi travailler. Elle a pensé des modalités de fonctionnement permettant aux élèves de récupérer le travail et de le réaliser de façon autonome, tout en se rendant disponible pour ceux qui n’y parviendraient pas. La continuité pédagogique a été mise en œuvre par Carole en s’appuyant sur différents outils numériques : un blog, des classes virtuelles et des échanges fréquents par messagerie instantanée et par téléphone. Ces trois outils avaient chacun une fonction spécifique et étaient utilisés de façon complémentaire.

Le blog de la classe a été pensé à partir de l’emploi du temps habituel. Ce n’était pas la première fois que la classe avait un blog, car cet outil était déjà mis en œuvre pour des classes vertes. Pendant le confinement, chaque journée de classe, une nouvelle publication donnait les activités de la journée, selon l’emploi du temps habituel « pour que les élèves puissent s’y retrouver ». En plus de cette publication quotidienne, les activités étaient organisées par des onglets disciplinaires, comme dans un classeur, si bien qu’il était aisé de récupérer des activités selon ce mode de classement. Les fonctionnalités numériques ont été perçues comme intéressantes pour certaines activités, tout particulièrement la dictée : l’enregistrement de la dictée publié sur le blog pouvait être écouté par les élèves, avec des pauses et des retours en arrière selon leur propre rythme d’écriture. Le blog recréait l’espace-temps réglé de classe, notamment en termes de découpage disciplinaire de l’emploi du temps.

Les classes virtuelles ont eu lieu de façon hebdomadaire, en trois sous-groupes constitués selon le niveau de classe, avec une sous-division selon leur niveau d’apprentissage pour les CM1, plus nombreux cette année-là. Avec cette organisation, Carole tenait trois classes virtuelles par semaine, une par groupe. Les groupes étaient stables, si bien que chaque groupe se retrouvait toutes les semaines. Selon l’enseignante, les classes virtuelles visaient à garder le lien avec les élèves. Pour cette raison et parce que les groupes étaient relativement petits, les microphones des élèves restaient activés, par choix de l’enseignante, pour assurer davantage d’interaction avec les élèves et entre eux. Les tours de parole n’étaient pas systématiquement respectés, mais l’étaient globalement, ce qui est à la fois un indice des bonnes conditions matérielles des élèves (ordinateur/tablette pour usage propre et espace pour s’isoler) et des dispositions acquises de participation aux classes virtuelles, avec une fréquence régulière. Les classes virtuelles créaient l’espace partagé de la classe.

Enfin, Carole dit avoir eu largement recours au téléphone et à la messagerie instantanée pour les interactions individuelles avec les élèves. En passant principalement par les téléphones portables des parents, les élèves pouvaient lui envoyer des photos de leurs productions pour correction et la solliciter lorsqu’ils avaient besoin d’aide. Partant de l’idée que ce n’était pas le rôle des parents d’aider les élèves dans les activités scolaires, cela exigeait d’elle une disponibilité assez importante, dans ses propres mots : « il faut aider l’élève quand il est bloqué, sinon il abandonne ». En fonction de leur niveau d’autonomie et de l’aide dont ils pouvaient disposer chez eux, ces échanges n’étaient pas systématiques avec tous les élèves, mais ils étaient assez réguliers avec certains d’entre eux. Ils remplaçaient donc l’aide individualisée que l’enseignante assurait en classe, mais n’étaient, d’après elle, pas toujours suffisants pour comprendre les logiques sous-jacentes aux productions des élèves et les difficultés. Sans la coprésence dans le même espace-temps et sans concomitance de la mise en activité des élèves, il lui était par ailleurs impossible de mettre cette aide individuelle au service du collectif, d’où le caractère chronophage de ce « service après-vente » du blog de classe.

Une autre activité particulièrement chronophage pendant cette période était la recherche de capsules vidéo adaptées à ses élèves. Le matériel disponible sur Internet est certes très varié, mais l’enseignante exprime la difficulté à trouver des capsules correspondant à ses choix didactiques notamment en termes de découpage et approche du contenu d’enseignement, si bien qu’elle a fini par en produire.

Ce qu’en pensent les acteurs

Les élèves indiquent avoir été contents de reprendre l’école comme avant, car selon eux, « ce n’est pas pareil ». Dès que cela a été possible, Carole et ses élèves sont revenus à l’école : en juin 2020, un barnum a été installé dans la cour pour que les classes aient lieu à l’extérieur jusqu’à la fin de l’année scolaire. D’après ses propos, ils ont repris l’école « comme s’ils ne l’avaient pas quittée ». La question que l’on peut se poser étant : l’ont-ils vraiment quittée ? Les différentes stratégies combinées ont permis de reconstituer la forme scolaire avec quelques aménagements : plusieurs espaces virtuels dans un temps distendu par la combinaison de modalités synchrones et asynchrones. Cela demandait une grande disponibilité sur une amplitude horaire importante, avec des journées de travail qui s’étalaient parfois jusqu’à 22 heures ou 23 heures. Cela n’a pourtant pas suffi à pouvoir mettre à profit les interactions à l’œuvre dans l’espace-temps de la classe ordinaire, où la simultanéité des échanges assure le lien entre individuel et collectif. Par ailleurs, l’enseignante indique avoir eu à ce moment-là l’impression d’être tout le temps au travail, de ne pas réussir à se déconnecter. Même si Carole a pu s’appuyer sur son mari pour la gestion de leur vie privée, et concentrer son énergie sur son travail, elle reconnaît que le système mis en place n’était pas tenable sur la durée, car trop fatigant : « il était temps que cela cesse ».

Bien que ses élèves ne soient pas en situation de précarité ni en grande difficulté scolaire et que son travail ait pu aboutir à de nouveaux apprentissages, l’enseignante n’en sort pas complètement satisfaite. Cette année-là, elle a constitué un dossier pour passer le CAPES interne de mathématiques s’appuyant sur la séquence sur la proportionnalité extraite de l’ouvrage d’Allard et Robert (2022), menée justement lors des classes virtuelles. Dans son écrit, Carole insiste à plusieurs reprises sur les difficultés ressenties, en particulier dans la séance sur l’agrandissement d’un puzzle, inspirée de Brousseau :

En menant cette séance en visioconférence, j’ai dû m’affranchir du travail de groupe et de la possibilité offerte aux élèves de pouvoir s’autocorriger […]

Cette activité s’est révélée compliquée pour les élèves qui étaient seuls face à la tâche demandée. […]

Cette séance a été biaisée par le contexte de sa mise en œuvre. Il m’a été difficile d’analyser précisément les étapes de réalisation de l’agrandissement. (Carole, dossier d’admissibilité au CAPES de mathématiques, p. 8-9)

Cette organisation a permis à Carole et à ses élèves d’avancer dans le programme, comme ces derniers l’ont indiqué dans les questionnaires. Malgré cela, au cours de l’année suivante, les élèves, alors en CM2, ont pu mobiliser des connaissances sur la proportionnalité, construites l’année précédente, attestant que cette école à la maison leur a permis d’apprendre des nouveaux savoirs.

Pour conclure…

Dans cet article, nous nous sommes interrogées sur les adaptations de la relation pédagogique et des choix didactiques dès lors que l’école se trouve dépossédée de son espace-temps spécifique. Les travaux sur les usages du numérique dans l’éducation révèlent que ce qui est en jeu est la capacité des élèves à s’autoréguler (Tricot, 2021) et à gérer donc seuls tout ce que la forme scolaire parvient à instaurer à travers le cadre de la classe, c’est pourquoi certains usages du numérique risquent d’accroître les inégalités (Tricot, Chesné, 2020).

Dans le cas étudié, plusieurs dimensions ont concouru à ce que la continuité pédagogique puisse fonctionner dans le sens où elle aboutit à de nouveaux apprentissages. Seule enseignante de son école à classe unique et de double niveau, Carole accompagne ses élèves pendant deux années scolaires sur l’intégralité de leur temps à l’école, y compris sur des temps considérés comme non scolaires (récréations, repas). Sans aller jusqu’à une personnalisation de cette relation, cela lui donne une meilleure connaissance des élèves, et peut-être aussi un plus grand sentiment d’implication par rapport à leurs apprentissages.

Néanmoins, plutôt qu’une transformation de la forme scolaire, l’enseignante a cherché à recréer un espace commun, construit grâce à une dilatation temporelle, pour assurer sa pérennité : maintenir une relation avec ses élèves pour enseigner les savoirs visés, et rester la principale responsable de l’enseignement. Cela se fait néanmoins au prix d’une très grande individualisation, de l’étayage notamment. Il devient moins aisé d’alimenter le collectif à partir des échanges individuels et la dimension collective qui soutenait les apprentissages n’est pas présente. L’enseignante n’est pas en mesure de prélever des informations sur ce que pensent et font les élèves pendant la mise en œuvre des classes virtuelles et ne peut, de ce fait, ajuster ses pratiques en fonction de leur activité. D’une certaine manière, elle navigue à vue.

La crise sanitaire l’a contrainte à recourir au numérique pour faire classe, et Carole a relevé ce défi de façon très engagée, comme sans doute de nombreux enseignants. Dans son cas, les conditions socio-économiques et culturelles de ses élèves ne constituaient pas un obstacle supplémentaire à son travail. Pourtant, il ne nous est pas possible de dire que cette parenthèse a transformé fondamentalement ses pratiques, bien au contraire. Le recours à des innovations technologiques ne signifie pas nécessairement des innovations pédagogiques (Fluckiger, 2017). L’usage que l’enseignante en a fait cherchait plutôt à retrouver les caractéristiques de ses pratiques ordinaires, auxquelles elle était attachée et qu’elle a été contente de se réapproprier une fois de retour en classe, de même que ses élèves.

Si certains travaux (Netter, 2022) mettent en avant, à juste titre, que les élèves les plus fragiles scolairement ont été davantage pénalisés par cette période, il ne faut pas en conclure que les modalités trouvées conviennent nécessairement aux élèves les mieux armés scolairement, notamment ceux qui peuvent s’appuyer sur les ressources familiales (culturelles) pour apprendre. Comme Ria et Rayou (2020), il nous semble hâtif de considérer que la crise sanitaire a transformé la forme scolaire. Sa stabilité depuis le xvie siècle nous incite plutôt à penser qu’elle ne peut pas être abandonnée aussi facilement, que sa cohérence interne tient à la nature de la relation pédagogique entre un enseignant et un groupe d’élèves, qui n’est pas la simple addition de plusieurs interactions individuelles. Dès lors, de notre point de vue, la continuité pédagogique semble constituer plutôt une invitation à redonner du sens à cet espace-temps partagé, à la relation entre individuel et collectif et au rôle de l’enseignant dans les apprentissages.

Bibliography

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JOIGNEAUX, Christophe (2008). « Forme scolaire ». Dans van Zanten, Agnès (dir.). Dictionnaire de l’éducation. Paris : Presses universitaires de France.

NETTER, Julien (2022). « Quelques effets du confinement sur la construction des inégalités scolaires ». https://doi.org/10.4000/ree.11158

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VINCENT, Guy, LAHIRE, Bernard, THIN, Daniel (1994). « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire ». https://doi.org/10.4000/books.pul.9552

Notes

1 Cet article a été réalisé dans le cadre du LéA 2 TEM (http://ife.ens-lyon.fr/lea/le-reseau/les-differents-lea/2tem-reseau-decoles-de-champigny-94-et-beynes-78) portant sur la résolution de problèmes en cycle 3. Cette recherche a bénéficié d’un soutien financier du ministère français de l’Éducation nationale (GTnum) et de la Fondation de soutien à la recherche de l’État de São Paulo – Brésil (Fundação de Amparo à Pesquisa do Estado de São Paulo) FAPESP dossier no 2021/08719-0. Return to text

2 À ce titre, voir l’appel 4e Programme d’investissements d’avenir (PIA 4), https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/contenu/piece-jointe/2022/02/cma_fiche2_enseignement_et_numerique_vf.pdf Return to text

3 LéA 2 territoires en mathématiques : http://ife.ens-lyon.fr/lea/le-reseau/les-differents-lea/2tem-reseau-decoles-de-champigny-94-et-beynes-78 Return to text

4 LéA 2 tem : lieu d’éducation associée 2 territoires en mathématiques. Return to text

References

Electronic reference

Maíra Mamede and Cécile Allard, « Interroger la forme scolaire à partir de l’expérience de la continuité pédagogique : analyse comparative des pratiques d’une enseignante avant et pendant le confinement », Diversité [Online], 200 | 2022, Online since 03 octobre 2022, connection on 30 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/diversite/index.php?id=1653

Authors

Maíra Mamede

MCF, UPEC, CIRCEFT-ESCOL.

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Cécile Allard

MCF, UPEC, LDAR.

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