Corps de l’article

1. Introduction

La cogestion est un modèle émergent de la gouvernance actuelle des pêcheries mondiales (Cohen et al., 2021 ; Evans et al., 2011 ; Berkes, 2009 ; Garcia, 2010 ; Pomeroy et Rivera-Guieb, 2006). Elle exprime l’abandon de la gestion centralisée au profit d’une approche participative dans un contexte de surexploitation des ressources et de crise du secteur halieutique (Dème et al., 2021 ; Mbaye et al., 2018 ; Belhabib et al., 2017). Le Sénégal a adopté ce système depuis deux décennies en élargissant l’espace de décision. La gestion des pêches n’est plus l’affaire exclusive de l’État. Elle concerne également les acteurs des filières de la pêche et des partenaires de développement et de recherche dans un cadre circonscrit à l’échelle locale (Dème et al., 2019). Avec la mise en place de vingt-sept conseils locaux de pêche artisanale le long du littoral sénégalais, les autorités publiques, par l’entremise de ces entités locales, tentent d’afficher un objectif organisationnel durable pour le secteur. Les CLPA sont alors perçus comme des cadres propices à une gouvernance locale de la pêche artisanale qui se fonde sur une approche ascendante (Beuret et Cadoret, 2021 ; Cinner et al., 2012). Conçus comme une délégation des pouvoirs (Jentoft, 1989) jadis détenus par les services étatiques aux acteurs de base, les CLPA sont censés instaurer la concertation et la promotion d’initiatives locales en matière de gestion rationnelle et durable des ressources. Le coût de la mise en oeuvre de cette approche, portée par le ministère des Pêches et de l’Économie maritime et bénéficiant de l’accompagnement de divers bailleurs de fonds dans le cadre de multiples programmes, est estimé à au moins une quarantaine de milliards de francs CFA (XOF) sur la période 2004-2018 (Dème, 2019). Bien qu’elle soit établie depuis maintenant plus d’une vingtaine d’années comme modèle de gouvernance de la pêche artisanale, la cogestion tarde à être évaluée au Sénégal. Ainsi, l’impact des CLPA sur la gouvernance participative et durable du secteur est méconnu.

L’objectif de cet article est de faire une évaluation qualitative de la cogestion des pêcheries artisanales sénégalaises. D’abord, il s’agira d’évaluer la capacité des CLPA à se constituer comme des cadres de gouvernance de rechange par rapport à l’approche centralisée dite descendante (Carassus et Baldé, 2020). Ensuite, il s’agira de voir si les CLPA sont suffisamment outillés pour offrir un accompagnement dans le cadre de la mise en place d’une gestion durable des pêcheries et de l’amélioration des moyens d’existence des acteurs. Nos résultats sont issus de travaux de terrain menés auprès des acteurs, de l’administration, des experts, et des membres et des dirigeants des CLPA. Pour ce faire, nous avons opté pour une approche qualitative où sont mis en lien les indicateurs intrinsèques de la cogestion tels que conceptualisés par Cohen et al. (2021) et Evans et al. (2011). La cogestion au Sénégal, comme ailleurs, est confrontée à l’absence d’évaluation (Evans et al., 2011). Cet article met en lumière l’émergence de la cogestion au Sénégal, mais aussi les potentialités et les limites de cette approche locale.

Ce travail apporte un éclairage nouveau sur un pan ignoré de la gouvernance de la pêche artisanale sénégalaise. En effet, les rares études portant sur la cogestion des pêcheries artisanales sénégalaises se limitent à des rapports descriptifs, présentant essentiellement des généralités, commandités par l’État et/ou les bailleurs de fonds (Weigel et al., 2012 ; WWF, 2011). Au-delà de l’aspect descriptif, ces rapports se limitent le plus souvent à la dimension bioécologique, faisant ainsi abstraction de la dynamique institutionnelle, organisationnelle et économique engagée dans cette nouvelle configuration du système de gouvernance (Thiaw et al., 2021). Le présent travail offre ainsi une nouvelle lecture de la dynamique participative de gestion des ressources halieutiques. Il contribue, par ailleurs, à la formulation de recommandations visant à renforcer le système de gestion participative au Sénégal.

L’article est structuré en quatre parties. La première partie contextualise la recherche. La deuxième partie présente la méthode adoptée. La troisième partie analyse les résultats de la recherche à travers les catégories d’indicateurs retenus et la grille de notation élaborée. La quatrième et dernière partie présente une discussion axée sur une lecture systémique de la dynamique de cogestion. Elle pose les potentiels et les limites de la cogestion des pêcheries artisanales sénégalaises. Ce travail se conclut par des recommandations de politiques publiques pour améliorer le système de gouvernance des pêches au Sénégal.

2. Contexte de recherche : de la théorie à la pratique

Depuis quelques décennies maintenant, à l’échelle mondiale, un intérêt nouveau s’est développé pour les rapports entre les pouvoirs publics et les utilisateurs des ressources. C’est ce qu’on appelle la cogestion. Si on se réfère à la définition de Berkes (2009, p. 3 « traduction libre »), la cogestion est « un accord de partenariat dans lequel la communauté des utilisateurs des ressources locales (pêcheurs) et le gouvernement, avec le soutien et l’assistance nécessaires d’autres parties prenantes (propriétaires de bateaux, marchands de poissons, transformateurs de poissons, hommes d’affaires…), des agents externes (ONG), institutions de recherche et des universités partagent la responsabilité et l’autorité pour la gestion de la pêche ».

Face à la préoccupation et au défi de gestion durable des stocks halieutiques à l’échelle mondiale, la cogestion semble se positionner comme une approche courante et privilégiée de gouvernance des systèmes socio écologiques tels que les pêcheries exploitées sur les côtes, les lacs et les rivières (Cohen et al., 2021 ; Jentoft, 1989). Ainsi, on constate à l’échelle mondiale un abandon progressif de l’approche centralisée, au profit d’une gestion décentralisée et participative impliquant les différentes parties prenantes de l’activité de la pêche (Dème et al., 2019). L’approche est d’autant plus recommandée par les engagements mondiaux en matière de pêche, y compris les Directives volontaires visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale et de l’éradication de la pauvreté (Cinner et al., 2012). Plusieurs exemples de cogestion sont répertoriés à travers le monde. Une des premières descriptions détaillées d’une expérience de la cogestion a été faite par Kearney en 1984 (Pomeroy et Berkes, 1997), qui a rendu compte de la gestion de la pêche dans la baie de Fundy. Pinkerton (1989) fournit par ailleurs de nombreux autres cas d’application de la cogestion, principalement entre les organismes gouvernementaux et les acteurs autochtones. Plus récemment, les travaux de Evans et al. (2011) présentent les impacts de la cogestion dans plusieurs pêcheries en Afrique, en Asie et en Europe, et ceux de Cohen et al. (2021) se focalisent essentiellement sur les performances de la cogestion en Asie, avec comme cas d’étude le Bangladesh, le Cambodge, les Philippines et le Sri Lanka (Rahman et al., 2020 ; Torell et al., 2020 ; Sok, 2014). C’est ainsi que la cogestion des pêcheries s’est positionnée comme une solution de rechange à la gestion centralisée des ressources (Jentoft, 1989 ; Pomeroy et Rivera-Guieb, 2006a). Toutefois, elle n’a pas encore atteint le statut de paradigme, représentant plutôt une volonté de procéder à une recontractualisation de la gestion entre le gouvernement et les utilisateurs. Il s’agit en effet de recontractualisation, car il existait implicitement ou explicitement une forme de contrat entre les deux entités (institutions publiques et utilisateurs : communautés de pêche, armement, pêcheurs artisans, etc.). Cette volonté est bien sous-tendue par les intérêts des parties contractantes, mais aussi et surtout par un souci d’efficacité.

De l’avis de Berkes et al. (2009), la cogestion présuppose que les parties se soient mises d’accord, de manière officielle ou semi-officielle, sur un processus de partage des droits et responsabilités de gestion (Sok, 2014). Cela sous-entend qu’il n’y a pas de formule type de cogestion ou de stratégie standard. La cogestion est plutôt un processus adaptatif (Garcia, 2010). Globalement, la pratique de la cogestion diffère d’un espace à l’autre. Sont présentées ici les modalités de mise en oeuvre de la cogestion des pêcheries artisanales sénégalaises ainsi que son fonctionnement.

2.1. Contours sociohistoriques de la mise en oeuvre de la cogestion au Sénégal

L’émergence de la cogestion des pêcheries artisanales au Sénégal se justifie par trois faits : le constat de l’environnement halieutique en crise un peu avant les années 2000, l’intervention des projets de développement à partir des années 1990 avec la participation des acteurs au coeur du dispositif, et la demande sociale des acteurs de la pêche de s’impliquer dans la gestion de leur secteur (figure 1).

Figure 1

Contours sociohistoriques de la mise en oeuvre de la cogestion au Sénégal, sur fond de crise écologique et d’intervention des partenaires techniques et financiers du développement dans un fort contexte de demande sociale qui émane des acteurs

Contours sociohistoriques de la mise en oeuvre de la cogestion au Sénégal, sur fond de crise écologique et d’intervention des partenaires techniques et financiers du développement dans un fort contexte de demande sociale qui émane des acteurs
Source : Auteurs

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L’analyse des politiques publiques des pêches au Sénégal montre que de l’indépendance (1960) jusqu’en 2000, le secteur de la pêche a été exclusivement géré par l’État (Dème et Thiao, 2021 ; Diédhiou et Yang, 2018). Cette gestion centralisée de la pêche a été axée sur la croissance de la production. C’est cela qui a justifié les campagnes de modernisation du secteur de la pêche artisanale (Dème et Thiao, 2021). Afin d’inciter les acteurs à investir davantage dans le secteur, des mesures incitatives ont également été développées, notamment le régime d’accès libre aux ressources, la détaxe sur les produits de pêche[4] et la subvention sur le carburant[5] (Dème et Thiao, 2021). Cette stratégie de développement du secteur de la pêche artisanale a débouché sur une croissance largement incontrôlée des unités de pêche et du nombre d’acteurs. Cette situation est à l’origine de la surcapacité des pêches, de la raréfaction de certaines espèces et de la crise du secteur de la pêche au Sénégal (Dème et Thiao, 2021).

Depuis maintenant trois décennies, on observe une vague de protectionnisme visant les ressources biologiques (Poteete, 2019 ; Schaer et al., 2015). Ainsi, les conventions internationales se succèdent avec comme principal objectif le développement de pratiques responsables et l’implication des acteurs locaux, en vue de garantir la conservation et la gestion participative et durable des ressources halieutiques (Godard, 1994). C’est dans cette mouvance que le Sénégal va mettre en place en 1998 un Code de la pêche pour être en phase avec ces nouvelles orientations internationales de durabilité et de cogestion des pêcheries (Belhabib et al., 2017). Ce nouveau code définit le cadre sectoriel d’intervention des projets de développement à sensibilité environnementale. Désormais omniprésents dans le secteur de la pêche artisanale, les projets de développement lancés par des multinationales vont se positionner au fil des années comme des acteurs incontournables, en engageant d’importants financements ayant comme modalité d’intervention la gestion participative et durable des ressources halieutiques (Gutierrez et al., 2011 ; Kaczynski et Fluharty, 2002). D’ailleurs, cette modalité demeure la condition préalable permettant de bénéficier des crédits des bailleurs de fonds (Valette et al., 2011 ; Berkes, 2009). Sous ce rapport, l’approche ascendante va apparaître comme un nouveau paradigme scientifique de gestion des ressources halieutiques (Dème et al., 2019 ; Belhabib et al., 2017).

Outre le contexte de crise du secteur de la pêche et l’intervention des bailleurs de fonds, la mise en oeuvre de la cogestion se justifie aussi par la demande sociale des acteurs de la pêche de participer à la gestion de leur secteur. En effet, la décennie 1990-2000 a connu une floraison de mouvements sociaux dans le milieu de la pêche, mouvements organisés selon divers formats et échelles (Le Roux et Noël, 2007). Les plus visibles restent, à l’échelle locale, les groupements d’intérêt économique (GIE) et les associations de pêcheurs et, à l’échelle nationale, les organisations professionnelles et interprofessionnelles du secteur circonscrit (Le Roux et Noël, 2007). Les mouvements sociaux du milieu de la pêche sont caractérisés par la fragilité de leur cadre institutionnel, juridique et organisationnel, laquelle limite leur champ d’action et leur portée sociopolitique (Dème et al., 2019). Par conséquent, ils n’ont pas réussi à véritablement développer des mécanismes permettant d’améliorer les conditions socioéconomiques des pêcheurs, ni la qualité écologique et environnementale permettant la préservation des ressources halieutiques de leurs localités (Dème et al., 2019 ; Cinner et al., 2012). Dès lors, le besoin de mettre en place un cadre local de gestion des pêches artisanales chapeautant les multiples organisations locales et regroupant toutes les parties prenantes du secteur est devenu une exigence (Cinner et al., 2012). Au Sénégal, ce processus participatif de gestion de la pêche s’est matérialisé par la mise sur pied d’institutions locales de cogestion, notamment les conseils locaux de pêche artisanale (CLPA) annoncés par le Code de la pêche de 1998.

2.2. Émergence et fonctionnement des institutions de cogestion

En réaction à la crise de la pêche, l’État du Sénégal annonce dans le Code de la pêche de 1998[6] l’institutionnalisation des CLPA. Fondés sur l’implication active de la profession, les CLPA se présentent comme des organes qui regroupent toutes les parties prenantes de la pêche sur une échelle géographique pouvant atteindre le niveau départemental. Leur rôle est de promouvoir la gouvernance locale. La mise en place de la cogestion traduit une volonté de fédérer les acteurs autour de la gestion durable des ressources halieutiques dans les eaux sénégalaises.

De ce changement de cap, on peut retenir plusieurs choses. Tout d’abord, l’État, à travers ses démembrements, reconnaît les limites de l’approche directive de la gestion des pêches et veut regagner la confiance du public. Ensuite, la cogestion est considérée comme complémentaire à des objectifs plus généraux de réduction des capacités de pêche et de gestion durable des ressources (Dème et al., 2019). Enfin, la politique de cogestion a répondu à l’appel des bailleurs de fonds en faveur d’une implication des acteurs de la base dans le processus de décision.

Du point de vue du fonctionnement, le CLPA est structuré autour de deux instances, à savoir le Bureau exécutif et l’Instance de coordination et de conseil (ICC). L’ICC a pour objectif de valider les initiatives proposées par les commissions à l’issue d’une consultation des collèges. Quant au Bureau exécutif, il est chargé d’animer le CLPA, d’organiser les rencontres, de mettre en oeuvre les initiatives de l’ICC et d’assurer la gestion managériale et comptable de l’instance. Les commissions jouent également un rôle important dans cette configuration organisationnelle. Elles sont structurées autour de la gestion de l’environnement et des ressources, de la surveillance et du règlement des conflits. Les commissions sont composées des représentants des différents collèges qui sont eux-mêmes constitués des différents corps de métiers[7] de la pêche. Le renouvellement des instances doit se faire tous les deux ans conformément aux statuts juridiques des CLPA, par voie d’élections, une méthode qui privilégie le consensus par rapport au vote. Le modèle organisationnel reste similaire dans tous les CLPA, tout comme les mécanismes de financement, notamment le Fonds d’appui au fonctionnement (FAF). Le FAF est défini par les autorités publiques comme mécanisme de financement devant accompagner la dynamique. Le FAF constitue à allouer à chaque CLPA 60 % du montant des permis de pêche[8] et 30 % de cartes mareyeurs achetées par chaque localité à son CLPA (Sénégal, 2014).

3. Méthodes

3.1. Cadre de l’étude

Les eaux sénégalaises sont réputées poissonneuses (Dème et al., 2019). Le pays dispose d’un littoral marin d’environ 700 km qui se prolonge par un plateau continental couvrant une superficie d’environ 27 600 km2 (figure 2). De par cette position géographique (sur la façade ouest-africaine), le Sénégal bénéficie d’un des grands systèmes de remontée d’eau, notamment du grand écosystème du courant des Canaries (Ndoye et al., 2017 ; Auger, 2016). Deux types de pêcheries, les pêcheries artisanales et les pêcheries industrielles, exploitent les ressources halieutiques au Sénégal. Les principales espèces capturées sont les pélagiques et les démersaux. L’activité de la pêche artisanale domine très largement celle de la pêche industrielle en termes d’unités de pêche et de production. Ainsi, les unités de pêche artisanale sont présentes sur tout le littoral sénégalais et occupent l’ensemble des centres de débarquement du pays.

Figure 2

Distribution le long du littoral sénégalais des 27 conseils locaux de pêche artisanale mis en place par le gouvernement et les acteurs locaux de 2004 à 2018

Distribution le long du littoral sénégalais des 27 conseils locaux de pêche artisanale mis en place par le gouvernement et les acteurs locaux de 2004 à 2018
Source : Auteurs

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Ainsi, pour gérer plus efficacement les pêcheries artisanales à l’échelle locale, 27 CLPA ont été institués par l’État du Sénégal dans l’ensemble du territoire national (figure 2).

3.2. Recherche préliminaire

3.2.1. Choix des études de cas

Un échantillonnage raisonné a permis de faire le choix sur les cas d’étude parmi les 27 CLPA du Sénégal (figure 2). L’échantillonnage a tenu compte des critères suivants : l’ancienneté du CLPA, la disponibilité des informations, l’existence d’un plan local de cogestion et, enfin, l’importance de l’activité de la pêche en termes d’acteurs, d’unités de pêche mobilisées et de volume de poissons débarqués. Ce sont donc les institutions suivantes qui ont été choisies : le CLPA de Saint-Louis (situé au nord du Sénégal), le CLPA de Joal (situé au sud du Sénégal) et le CLPA de Dakar-Ouest (situé au centre). Le choix de ces trois sites répond au souci d’avoir une représentativité de l’espace halieutique sénégalais en couvrant les trois régions maritimes les plus importantes du pays (Cap-Vert, Grande Côte et Petite Côte). Le choix de ces cas est aussi à mettre en rapport avec leur statut de laboratoire d’expérimentation de la cogestion avec l’appui du Programme de gestion intégrée des ressources marines et côtières (GIRMaC) et du Projet régional des pêches en Afrique de l’Ouest (PRAO) financés par la Banque mondiale. Ils ont aussi reçu l’appui du projet de gestion concertée pour une pêche durable au Sénégal (Comfish) financé par l’Agence américaine de développement (USAID), et de l’accompagnement du Fonds mondial pour la nature (WWF).

3.2.2. Cadre d’analyse de la cogestion

Dans le cadre de ce travail, nous avons adapté la grille d’indicateurs proposée dans les travaux de Cohen et al. (2021) et Evans et al. (2011). Ainsi, Evans et al. (2011) proposent 40 indicateurs pour évaluer la performance de la cogestion des pêcheries. Ces indicateurs sont organisés en trois catégories qui reflètent les principaux types d’impacts de la cogestion dans les dimensions critiques d’un système de pêche (Cohen et al., 2021). Ces trois catégories sont les systèmes naturels, les personnes et les moyens de subsistance, et les institutions et la gouvernance. Aux 40 indicateurs proposés par Evans et al. (2011), Cohen et al. (2021) intègrent un 41e indicateur pour prendre en compte la dimension du genre dans la catégorie des institutions et de la gouvernance. De même que Cohen et al., nous considérons aussi que cette dimension est importante et l’avons donc prise en compte dans notre étude. Par ailleurs, certains indicateurs proposés par les auteurs sont difficilement adaptables au système pêche sénégalais. Ainsi, les indicateurs « couverture de corail » et « diversité des oiseaux » dans la catégorie des ressources naturelles ne sont pas pris en compte dans cette étude parce que leur gestion ne relève pas des CLPA ni du ministère des Pêches au Sénégal. Par ailleurs, nous avons ajouté l’indicateur « suivi et évaluation organisationnelle » dans la catégorie « Institutions et gouvernance ». Cet indicateur constitue un outil pertinent dans le processus d’évolution de la cogestion au Sénégal. Globalement, les potentiels et limites de la cogestion au Sénégal ont pu être évalués à partir des 40 indicateurs énumérés dans le tableau 1. L’étude a particulièrement insisté sur la catégorie « Institutions et gouvernance » en partant de l’hypothèse qu’elle conditionne la performance des deux autres catégories, soit « Systèmes naturels » et « Personnes et moyens de subsistance ».

Tableau 1

Indicateurs de processus et de résultats de l’efficacité de la cogestion au Sénégal

Indicateurs de processus et de résultats de l’efficacité de la cogestion au Sénégal
Source : Repris des travaux de Cohen et al. (2021) et de Evans et al. (2011)

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Pour rendre compte des 40 indicateurs retenus dans le cadre de cette étude et les alimenter, nous avons combiné deux approches de collecte d’information, à savoir les enquêtes de terrain et le recours à la littérature scientifique.

3.3. Collecte des données : enquêtes de terrain et recherche documentaire

L’ensemble des indicateurs retenus a été abordé sur le questionnaire soumis aux acteurs de la pêche, et sur le guide d’entretien soumis aux dirigeants des CLPA sur les sites choisis, aux experts et aux acteurs de l’administration publique des pêches. Une fiche d’information a été mise à profit dans une approche monographique pour la constitution de bases d’information et la caractérisation des CLPA. Ces outils d’enquête qualitative ont permis de disposer, à l’issue de nos différents séjours sur le terrain, d’un corpus d’entrevues individuelles et de groupe assez conséquent. La phase de collecte d’information s’est réalisée sur trois ans, de 2016 à 2019. Au total, plus de 200 acteurs des différents segments de la pêche (pêche, mareyage, transformation artisanale) ont été interviewés sur les potentiels et les limites de la mise en oeuvre de la cogestion au Sénégal au moyen des 40 indicateurs retenus. Plus d’une dizaine de rencontres en groupes de discussion ont été tenues avec les dirigeants et membres des CLPA à Saint-Louis, Dakar et Joal. Nous avons pu rencontrer l’ensemble des présidents des CLPA de Saint-Louis, Joal et Dakar-Ouest et le président du réseau national des CLPA du Sénégal, en plus des ONG présentes sur les sites pilotes de cogestion.

Quant à la recherche documentaire, la littérature scientifique sur la cogestion des pêcheries artisanales sénégalaises est très peu fournie. Ainsi, il a fallu minimiser le biais de publication et inclure dans cette étude des évaluations de rapports d’étude souvent non publiés, mais fondés sur des informations appropriées, vérifiées et pouvant être analysées (Weigel et al., 2012). Ces rapports, pour l’essentiel, caractérisent la cogestion des pêcheries artisanales au Sénégal et renseignent sur les initiatives mises en place. Au-delà des rapports d’étude, des publications scientifiques ont été exploitées pour l’élaboration des indicateurs d’analyse (Cohen et al., 2021 ; Evans et al., 2011). De plus, des publications sur la cogestion à l’échelle régionale ont été exploitées pour les comparer à nos résultats de terrain et alimenter la discussion (Rahman et al., 2020 ; Cinner et al., 2012 ; Valette et al., 2011 ; Njifonjou et al., 2010). Globalement, ces données secondaires viennent renforcer les données primaires. Elles ont permis de faire un état des connaissances sur le contexte de mise en oeuvre et d’évolution de la cogestion au Sénégal.

3.4. Analyse des données

Il convient de souligner l’approche exclusivement qualitative de cette étude. En effet, elle se justifie par le postulat que la visée globale et explicative de l’approche qualitative de la dynamique de la cogestion semble plus expressive qu’une tentative de réduction statistique de l’expérience.

Au-delà des informations obtenues de la littérature grise, l’analyse s’est essentiellement basée sur la perception des acteurs lors des phases d’enquête de terrain. La perception a permis d’appréhender les connaissances in situ des parties prenantes essentielles à l’amélioration du savoir. Les enquêtes de perception ont laissé les répondants exprimer librement leur appréhension des différents indicateurs à évaluer, afin d’obtenir des réponses construites selon une argumentation critique. Pour chaque indicateur, il a été demandé aux interviewés d’étayer leurs propos par des exemples et des détails concrets. Puis, pour la catégorie d’indicateurs « Institutions et gouvernance », qui nous intéresse le plus dans ce travail, on a demandé aux répondants de donner une note à chaque indicateur de l’étude. Le (+) renvoie à une tendance positive de l’indicateur, et le (-), à une tendance négative. La notation devait être accompagnée d’arguments concrets et vérifiables. En l’absence d’arguments, nous avons considéré que la réponse était neutre (N) ou que le répondant ne possédait pas de connaissances sur la question. L’analyse croisée des discours a permis de vérifier les réponses des répondants. Les rapports de réunion, les procès-verbaux des assemblées nationales ainsi que les rapports de formation et de suivi-évaluation ont été des sources d’information importantes pour crédibiliser les propos des membres et des dirigeants des CLPA. Cette approche de vérification, au moyen de l’analyse croisée des discours des acteurs sur le terrain et du recours aux rapports administratifs existants, a permis de valider les réponses issues de la grille de notation.

4. Résultats

4.1. Évaluation du CLPA comme cadre de gouvernance locale

Il ressort des discussions avec les acteurs que l’implantation de la cogestion a permis aux acteurs locaux de participer activement à la gestion des ressources halieutiques. La cogestion a permis la cohabitation d’une multiplicité d’acteurs dont certains étaient jusque-là exclus du système de gestion des pêches. Ainsi, trois catégories d’acteurs interviennent dans cette recomposition institutionnelle. Il s’agit des acteurs locaux qui occupent les différents postes des CLPA, des acteurs des organisations socioprofessionnelles de la pêche et des acteurs classiques, notamment l’État et les organisations non gouvernementales. Cette configuration a favorisé la prise de décision collective à l’échelle des centres de pêche du Sénégal et la coopération entre l’État, à travers ses démembrements, et les CLPA.

Figure 3

Appréciation des indicateurs (tendance positive « + » /négative « - ») des indicateurs de la catégorie « Institutions et gouvernance » des acteurs interviewés

Appréciation des indicateurs (tendance positive « + » /négative « - ») des indicateurs de la catégorie « Institutions et gouvernance » des acteurs interviewés
Source : Enquêtes de terrain

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Il est établi avec les interviewés que cette participation et cette collaboration avec les acteurs internes et externes des institutions de cogestion n’a pas mené au contrôle ni à l’amélioration de la qualité des ressources halieutiques. En effet, de l’avis des acteurs, les CLPA au Sénégal sont confrontés à une importante fragilité organisationnelle qui compromet in fine la dynamique de préservation durable des ressources. Les principaux dysfonctionnements évoqués par tous les CLPA étudiés portent sur le non-respect des statuts juridiques des CLPA par les membres, plus précisément le non-renouvellement du leadership local et des organes de gouvernance et l’absence de tenue des réunions statutaires. À cela s’ajoute le déséquilibre de fonctionnement inter-organe qui se traduit souvent par un bureau exécutif dynamique et une léthargie totale des commissions techniques. Les acteurs interviewés avancent que le poids incontestable des leaders locaux constitue une entrave au renouvellement des instances de gouvernance. Les leaders qui ont contribué à mettre en place l’institution restent inamovibles. À titre d’exemple, les CLPA de Joal et de Saint-Louis, après plus d’une dizaine d’années de fonctionnement, sont toujours dirigés par les mêmes présidents. Cela va à l’encontre des statuts juridiques, qui stipulent que le mandat de deux ans n’est renouvelable qu’une seule fois. Une telle situation génère un climat conflictuel permanent entre les acteurs. Ainsi, beaucoup de membres démissionnaires des CLPA rencontrés évoquent ces dysfonctionnements organisationnels comme causes de leur abandon. Ils ajoutent que la gestion managériale et financière des CLPA n’est pas des plus transparentes. Les rapports d’activités, le bilan comptable des activités génératrices de revenus et des financements reçus, et les procès-verbaux des rencontres ne sont jamais disponibles pour consultation.

Les pêcheurs sont conscients des failles organisationnelles des CLPA et du système de surveillance participative défectueux, qui se heurtent à des problèmes de logistique et de moyens financiers. Cette situation a encouragé la non-conformité aux règles de gestion établies. Ainsi, les pêcheurs continuent de pêcher frauduleusement dans les aires de pêche protégées. De l’avis des acteurs, au-delà de la défaillance du système de surveillance, les amendes ne sont pas dissuasives et le balisage des zones protégées fait défaut. Cette pêche illicite compromet la dynamique de gestion durable des ressources dans les aires de cogestion.

4.2. Des initiatives de cogestion pour préserver les ressources

Les CLPA au Sénégal ont mis en place depuis 2004 diverses mesures techniques ayant le double objectif de préservation des ressources et de régénération des stocks halieutiques. Ainsi, dans les différents plans locaux de cogestion des CLPA, les mesures techniques développées sont la fermeture d’une zone de pêche (zone interdite de pêche [ZIP] et zone à exploitation réglementée [ZER]), les campagnes d’immersion de récifs artificiels et de repos biologique, et les plans d’aménagement de différentes espèces (tableau 2). Ces différentes mesures techniques ont pour objectif principal d’améliorer le bien-être des ressources halieutiques. Il est établi avec les acteurs locaux qu’elles relèvent de politiques endogènes.

Tableau 2

Appréciation des cinq indicateurs de résultats la catégorie « Systèmes naturels » par les pêcheurs artisans au Sénégal

Appréciation des cinq indicateurs de résultats la catégorie « Systèmes naturels » par les pêcheurs artisans au Sénégal
Source : Enquêtes de terrain

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Toutefois, les acteurs constatent que ces mesures techniques n’ont jamais fait l’objet d’une évaluation scientifique. Ainsi, la perception a permis de faire une appréciation globale de leur efficacité. Il en ressort que la cogestion et les mesures techniques mises en place n’ont pas permis une augmentation du rendement de la pêche ou de la récolte des ressources. Au contraire, ils ont augmenté les coûts de l’activité en termes de consommation de carburant, puisque les aires de pêche sont de plus en en plus lointaines (au-delà des zones protégées). Les pêcheurs ont constaté une augmentation de la biodiversité et de la densité de poissons seulement dans les aires protégées. À titre d’exemple, le conservateur de la zone protégée de Joal affirme que les espèces sont passées de 36 au démarrage à plus de 79 actuellement. Il avance également que cette évolution se voit aussi dans la taille et le poids des individus. La majorité des pêcheurs interviewés confirment cette augmentation de la biodiversité et de la densité de poissons, mais affirment qu’elle se limite aux aires protégées. Ainsi, la cogestion et les mesures techniques qui en découlent n’ont pas permis à ce jour de renverser la tendance de raréfaction des ressources. Selon les pêcheurs, l’efficacité des mesures techniques reste compromise pour plusieurs raisons : le défaut de balisage des aires protégées, la précarité de la surveillance participative et les fraudes récurrentes.

4.3. Personnes et moyens de subsistance

Les observations et discussions sur le terrain ont montré que les initiatives de cogestion (techniques ou politiques) sont acceptées par la majorité des acteurs locaux avec des réticences mineures. Les acteurs affirment ainsi que la cogestion présente certes des limites, mais qu’elle reste la meilleure formule de gestion des pêcheries artisanales. Ainsi, la cogestion est perçue comme une stratégie exogène englobant des pratiques endogènes. De telles pratiques endogènes sont rendues possibles par la connaissance confirmée des pêcheurs artisans sénégalais des ressources et de leur exploitation.

Par ailleurs, la majorité des acteurs soulignent la défaillance du système de communication des CLPA. De l’avis des interviewés, cela a pour conséquences une faible portée des mesures de cogestion et une faible appropriation de la dynamique. Cette défaillance constitue aussi un frein à l’harmonie communautaire. C’est ainsi qu’il est arrivé de rencontrer des acteurs très réticents à la cogestion parce qu’ils se considéraient comme marginalisés par le système. En plus de compromettre l’harmonie, la défaillance de la communication justifie aussi selon les experts de la pêche la faible dynamique partenariale des CLPA. En effet, à la lecture des documents de financement mis à notre disposition, on constate que les CLPA n’ont pas su diversifier leur partenariat, limité aux seuls acteurs de la pêche. Ils ont ainsi exclu de leur capital socio territorial local des entités structurantes, par exemple des mairies, des communautés rurales et des institutions et entreprises privées du lieu. De l’avis des membres des CLPA, cette situation découle de l’absence d’un plan de communication et de recherche de partenaires. Le profil des membres et des dirigeants des CLPA est revenu très souvent dans les discussions. Les acteurs sont d’avis que les membres et les dirigeants possèdent de faibles aptitudes dans l’élaboration de projets finançables et dans le développement de stratégies de communication et mécanismes de recherche de partenaires.

Enfin, étant bien entendu que la cogestion n’a pas encore réussi à résoudre la question de la surexploitation des ressources halieutiques et de leur préservation, il est clair aux yeux des acteurs qu’elle n’influe pas au stade actuel sur la consommation de poisson à l’échelle locale.

5. Discussion : potentiels et limites de la cogestion au Sénégal

Ici, nous cherchons, en discutant des potentialités, à apprécier la portée de la cogestion des pêcheries artisanales sénégalaises tout en systématisant les initiatives locales. Les limites, quant à elles, représentent les irritants qui bloquent le processus d’émergence de la cogestion. L’imbrication des différentes catégories d’indicateurs nécessite d’adopter dans cette discussion une lecture systémique en posant le postulat que dans le cadre de la cogestion au Sénégal telle que mise en oeuvre, la catégorie d’indicateurs « Institutions et gouvernance » conditionne les deux autres catégories, à savoir « Systèmes naturels » et « Personnes et moyens de subsistance ».

5.1. Les potentiels de la cogestion des pêcheries artisanales sénégalaises

La cogestion des pêcheries artisanales s’apprécie tout d’abord par la recomposition institutionnelle locale des pêches au Sénégal. En effet, les CLPA ont été à l’origine de changements à l’échelle locale. Avant leur mise en place, la gestion locale incombait aux services déconcentrés de l’État, notamment l’inspection régionale et départementale des pêches. Avec l’avènement de la cogestion, leur fonction a basculé vers un rôle d’encadrement, laissant ainsi place aux CLPA comme détenteurs du pouvoir local bénéficiant d’une assise juridique et institutionnelle importante. Cette nouvelle configuration institutionnelle a abouti à un changement des modalités de gestion publique de la pêche artisanale sénégalaise. Ainsi, le CLPA apparaît comme le nouveau et l’unique cadre de gestion locale de la pêche, un positionnement qui lui confère un pouvoir non négligeable dans les processus de planification des politiques publiques des pêches. À titre d’illustration, il ressort des entretiens avec les experts que l’élaboration des plans locaux de cogestion à l’échelle des CLPA a vu l’implication active d’une multiplicité de types d’acteurs souvent non institutionnels dans le processus. Ceci témoigne de la reconfiguration du mode de planification.

Il est convenu avec tous les acteurs interviewés que la gestion des pêches à l’échelle locale a permis une affirmation du leadership local. En effet, avec le retrait partiel de l’État, les acteurs de la pêche se sont de plus en plus affirmés (Bouard et al., 2018). De ce fait, le leadership de l’État perd de son poids alors que le leadership local se consolide progressivement. Dans les différentes expériences étudiées, le leadership local est porté par des pêcheurs de profession, dans la plupart des cas d’âge avancé, ayant capitalisé une certaine expérience dans les dynamiques associatives, mais aussi dans le milieu politique, économique et social à l’échelle locale. Ce leadership local a été déterminant dans la phase de mise en place des CLPA, d’abord en permettant de saisir les enjeux locaux, ensuite en atténuant les risques de conflits. Si les aires protégées de cogestion ont pu être mises en place malgré les fortes résistances notées chez certains pêcheurs (les senneurs de plage surtout), c’est grâce à un leadership local qui a porté le projet et établi des compromis avec l’ensemble des acteurs locaux de la pêche autour des enjeux de préservation et de durabilité des ressources.

Au sujet de ces potentialités sur le plan de la gouvernance, il est aussi accepté que la cogestion constitue un bon outil de préservation des ressources halieutiques (Beuret et Cadoret, 2021 ; Dème et al., 2021). En effet, la participation active des acteurs au processus de décision favorise une prise de conscience symbolisée par des actions concrètes visant à changer les comportements individuels et collectifs pour une meilleure préservation des ressources (Noel et Le Sauce, 2014 ; Dahou, 2010). Les connaissances endogènes des pêcheurs artisans sénégalais ont été mises à profit dans l’établissement des mesures techniques de cogestion, notamment le développement des aires protégées, l’immersion des récifs artificiels, l’établissement de périodes de repos biologique de différentes espèces, ou encore la limitation de l’effort de pêche (Mbaye et al., 2018).

La contribution des acteurs locaux à la mise en place de tous ces dispositifs techniques d’aménagement durable des pêcheries de 2004 à aujourd’hui témoigne d’un engouement et d’une volonté manifestes des acteurs de la base à restaurer la biodiversité marine. Ainsi, l’approche de la cogestion vue sous cet angle peut être assimilée à la notion d’écocitoyenneté (Naoufal, 2016). En effet, l’implication des acteurs locaux et leur appropriation de ces mesures malgré leur caractère contraignant (baisse généralisée des rendements) témoignent du niveau de prise de conscience environnementale notée chez ces acteurs dans le contexte de la cogestion (Garcia, 2010). Cette prise de conscience se constate aussi à travers les mesures d’accompagnement multiformes des initiatives locales de gestion durable dont sont porteurs les acteurs locaux. Ces mesures d’accompagnement sont présentes dans tous les sites et concernent, entre autres, les activités d’information, d’éducation et de communication (IEC) [des émissions radio notées à Saint-Louis et à Joal] et les actions collectives de surveillance participative. Mis à part les mesures d’accompagnement des initiatives de cogestion, l’engagement des acteurs locaux dans les activités d’immersion de récifs et de nettoiement des fonds marins est aussi une manifestation de la logique d’écocitoyenneté enclenchée par la cogestion des pêcheries.

La prise en compte de la dimension du genre dans le processus d’émergence de la cogestion mérite aussi d’être soulignée. En effet, dans un Sénégal contemporain marqué par des situations socioéconomiques en plein bouleversement, les rapports de genre ont beaucoup évolué. Des ruptures socioéconomiques et culturelles repositionnent ainsi la place de la femme dans la société sénégalaise ; celle-ci occupe des fonctions plurielles dans l’espace économique. Dans le secteur de la pêche artisanale sénégalaise, les femmes constituent l’écrasante majorité des acteurs du segment de la transformation artisanale. En prenant l’exemple des sites étudiés, les femmes sont regroupées au sein de quatre GIE ou associations (association Dynamiques femmes de Joal, Femmes et coquillages, GIE des femmes transformatrices de Joal et association Mboga Yaye). Dans ces structures très dynamiques, elles se positionnent comme des actrices économiques autonomes et incontournables du système piscicole. Les quatre GIE sont des parties prenantes des CLPA et sont représentés aussi bien dans la base que dans les instances décisionnelles.

Les activités de terrain ont montré que la cogestion par les CLPA ne s’évalue pas seulement en termes de potentiels ; plusieurs contraintes sont également à soulever.

5.2. Les limites de la cogestion des pêcheries artisanales sénégalaises

Des difficultés inhibent les potentialités des institutions locales de cogestion du Sénégal. D’abord se pose le problème de la pérennisation des CLPA. Dans le contexte actuel, la question de la pérennisation des institutions de cogestion demeure cruciale, les CLPA restant marqués par une performance économique fragile liée à l’irrégularité du versement du Fonds d’appui au fonctionnement des CLPA (FAF) par l’État. Cette précarité financière, accentuée par l’absence de recettes financières internes durables, menace gravement la viabilité des institutions et, de ce fait, la pérennisation des initiatives écologiques.

Par ailleurs, l’analyse de la gouvernance des pêches au Sénégal suivant l’avènement de la cogestion fait ressortir des incohérences à l’échelle nationale et locale. En effet, dans la plupart des sites de pêche, on observe une superposition d’entités locales multiformes imbriquées dans le cadre de gouvernance locale des pêches. Ces différentes entités rendent souvent flou le positionnement d’interlocuteur unique des CLPA et influent beaucoup sur leur poids socioéconomique et politique. C’est en partie ce qui explique la difficulté des CLPA à se constituer comme cadre unique local et à bénéficier des avantages financiers qui y sont rattachés. La principale incohérence vient du fait que dans tous les sites de cogestion, la gestion des quais de pêche est déléguée à une commission locale (GIE interprofessionnel) indépendante du CLPA. La gestion de ces quais de pêche, qui implique une importante manne financière, n’a pas été transférée aux CLPA dès leur mise en place. Les gestionnaires de ces quais, souvent des leaders très influents, ont plutôt profité de la léthargie ou de la complicité des pouvoirs publics pour instaurer des logiques de rivalité et de domination des CLPA. Il faut simplement retenir qu’aucune disposition n’a été prise pour assurer la construction d’un cadre local unique de cogestion absorbant toutes les entités locales préexistantes. Voilà autant d’éléments qui sont à l’origine de plusieurs conflits et frustrations entre acteurs locaux, entre pêcheurs et entre institutions. Sur le plan institutionnel, les enquêtes ont montré que la surveillance participative se heurte à la surveillance classique assurée par l’État. Si le premier type favorise, en cas de fraude, une négociation tenant compte de la situation précaire des pêcheurs, les paramilitaires exigent quant à eux le paiement du montant fixé par le Code de la pêche en fonction de la gravité de la fraude. Ce conflit institutionnel fait ressortir la dualité de la gouvernance, partagée entre l’approche ascendante et l’approche descendante. Des conflits d’usage sont aussi notés entre les différentes techniques de pêche. En effet, dans les sites traditionnels de pêche comme Ouakam ou Cayar, les pêcheurs pratiquaient habituellement surtout la pêche à la ligne, mais avec l’évolution des techniques, la pêche au filet a été introduite. Certains pêcheurs très ancrés se sont montrés réticents à cette nouvelle technique. Ils accusent l’utilisation des filets d’être à l’origine de la surexploitation des ressources. Cette opposition entre les techniques de pêche traditionnelles et modernes crée des conflits d’usage importants. Tous ces conflits se sont exacerbés ces dernières années avec les tensions et enjeux actuels autour de la ressource (Dème et al., 2021). Ces tensions sont liées à la raréfaction de la ressource et à la croissance importante de la demande mondiale. Le constat est que les CLPA ne sont pas suffisamment outillés pour résoudre de tels conflits, qui dépassent souvent le cadre local.

Cette situation amène certains acteurs à voir les CLPA comme une délégation partielle de pouvoir, voire une délégation qui n’existe que de nom, mais qui ne fait l’objet d’aucun suivi et qui manque de cohérence. La concurrence à laquelle se livrent les GIE interprofessionnels et les CLPA ne laisse pas de place à une coopération et une concertation constructives. Les dirigeants de ces entités sont en perpétuel conflit à l’échelle des localités de pêche. Outre ce conflit entre entités locales, il existe une autre forme de conflit entre pêcheurs, celui-ci étant lié à la fermeture de zones de pêche dans les sites de cogestion. C’est ce qui fait qu’un bon nombre d’acteurs rencontrés sont très réticents à la cogestion.

Ainsi, la cogestion des pêcheries a certes induit une recomposition de l’architecture institutionnelle en la dotant d’une base juridique solide, mais elle peine à se constituer comme seule forme de gouvernance locale et seul cadre unique de gestion locale de la pêche.

Conclusion

Globalement, il ressort de cette étude que les CLPA peinent à assumer pleinement leur rôle de leader local compte tenu de leur dépendance financière vis-à-vis de l’État et des partenaires de développement. Cette faible position locale doit être mise en relation avec la faiblesse de leur base organisationnelle, qui nuit à leur performance économique et écologique. Vu les réels dysfonctionnements que crée la léthargie des commissions techniques, malgré le dynamisme des bureaux exécutifs, le problème de la démocratisation des organes de décision est à l’origine du non-renouvellement du leadership local et du non-respect des statuts juridiques. Cette difficulté pour les CLPA d’assurer une gouvernance organisationnelle efficace, associée au manque de compétences des leaders, explique la mauvaise gestion des financements reçus. Cette analyse a permis de mettre en évidence la difficulté de la cogestion des pêcheries artisanales à aligner sa base organisationnelle sur ses enjeux économiques et écologiques.

Malgré ces limites, la cogestion de la pêche artisanale regorge de potentiels importants. Ces potentialités s’apprécient au vu de la recomposition de l’architecture institutionnelle locale et du changement des modes de gestion publique de la pêche artisanale. L’autonomisation issue de la cogestion a donné aux acteurs une attitude d’écocitoyenneté. À cet égard, la cogestion peut contribuer à la conservation durable des ressources halieutiques dans un contexte de surexploitation des ressources et de crise du secteur de la pêche sénégalais. La gouvernance de la pêche artisanale au Sénégal semble être en transition : on observe un passage de la forme de gestion directive à une nouvelle forme, soit la cogestion de la pêche artisanale, qui tarde à s’articuler clairement et à s’affirmer efficacement. Pour que les CLPA deviennent plus efficaces, il importe de renforcer leur dynamique institutionnelle en mettant en place un mécanisme visant leur démocratisation. Ensuite, l’éclatement des multiples entités locales existantes donnerait aux CLPA plus de visibilité à l’échelle locale. Enfin, le transfert de la gestion des quais de pêche aux CLPA leur permettrait de se doter de moyens financiers plus substantiels.