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Nous sommes en guerre. En guerre sanitaire certes, nous ne luttons ni contre une armée ni contre une autre nation, mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, qui progresse.

Emmanuel Macron, 16 mars 2020

Les traits de leadership tels que la compassion, l’humilité et la collaboration ne sont pas uniquement l’apanage des femmes. En fait, un leadership efficace requiert un large éventail de traits de caractère et de compétences qui transcendent le genre.

Tsai Ing-wen, 16 décembre 2020

Cet article résulte de plusieurs années de réflexions théoriques sur les répercussions ontologiques et épistémologiques des « nouveaux rapports à la guerre » dans le champ des études critiques de sécurité[1] (Mouton et Anctil Avoine, 2019). La crise sanitaire provoquée par la propagation de la COVID-19 a normalisé la rhétorique « guerrière » comme stratégie argumentative, ce qu’atteste l’extrait du discours du président Macron. Outre la spécificité du cas français où le président est « en même temps » le chef des armées[2], l’effort de guerre contre le virus (Branicki, 2020) renvoie principalement aux enjeux sanitaires – « la guerre pandémique » (Sèze et Lebrun-Frenay, 2020) et « la guerre des vaccins » (Wise, 2021) –, et les analogies nourrissent un climat d’anxiété en associant la pandémie à une « guerre de l’information » (Schiavo, 2020) ou en l’envisageant comme une occasion de réinterpréter les travaux de Sun Zi (孫子) sur « l’art de la guerre » (Maxwell, Perl et Cutrell, 2020).

Les crises sanitaires du xxe et du début du xxie siècle (SRAS, Ebola, Zika, etc.) témoignent de la portée de tels enjeux mondiaux sur le plan de la sécurité, certains observateurs allant jusqu’à définir la pandémie actuelle comme un « point tournant pour les études de sécurité », voire l’équivalent d’un « 11 Septembre de la sécurité sanitaire » (Daoudi, 2020). Alors que les femmes dirigeantes d’un pays sont minoritaires parmi l’ensemble des États reconnus par l’ONU (17 sur 193 en 2021), le traitement médiatique de la crise de COVID-19 et des actions publiques menées pour y répondre a, d’une certaine manière, normalisé les analogies guerrières, reflétant ainsi une vision masculine des relations internationales. Comme le soulignait déjà Ann Tickner en 1988, « les relations internationales sont un monde d’hommes, un monde de pouvoir et de conflits dans lequel la guerre est une activité privilégiée » (429). Aussi, ce traitement médiatique de la pandémie de COVID-19 a eu pour effet que la « sécurité » et ses différents domaines d’application et valeurs rattachées sont compris au prisme de la masculinité et de la féminité, renforçant les analyses dichotomiques des relations internationales (RI) largement critiquées par les féministes (Sjoberg, 2009).

Pourtant, dans un article publié par The Guardian (Mahdawi, 2020), la journaliste remarque que l’Allemagne, l’Islande, le Danemark, la Finlande, la Norvège, la Nouvelle-Zélande et Taïwan – des États gouvernés par des femmes – ont apporté des réponses efficaces contre la propagation du coronavirus. Même si la journaliste prête à ces dirigeantes des qualités étiquetées comme « féminines », telles que l’honnêteté et l’empathie – véhiculant ainsi un biais essentialiste qui renforce l’idée que les femmes éprouvent, de manière innée, plus de compassion, et sont plus coopératives –, leurs discours et leurs pratiques posent des questions théoriques importantes pour les études de sécurité. En effet, des analyses féministes ont montré que les cheffes d’État ont pris des mesures proactives, rapides et préventives dans ces pays, allouant des budgets considérables aux soins de santé et à diminuer les impacts économiques de la pandémie (Anderlini, 2020).

Ces biais genrés ayant été identifiés dans le domaine des RI, il faut voir s’ils sont également reproduits dans le champ des études de sécurité et dans un contexte spécifique de crise sanitaire. Or, la littérature francophone traitant la santé humaine comme objet d’étude de la politique mondiale demeure restreinte (Basty, 2008). Plus encore, à l’exception de quelques publications anglophones récentes (Mohammed et al., 2021; Rashid, 2020; Wenham, 2021), très peu d’analyses féministes poststructuralistes ont été publiées sur les discours guerriers/sécuritaires liés à la COVID-19. Cet article propose de répondre à cet angle mort théorique.

Par conséquent, les questions qui guident notre réflexion sont les suivantes : depuis le début de la pandémie, les discours prononcés par les femmes dirigeantes en Islande, en Nouvelle-Zélande et à Taïwan prennent-ils le contre-pied des mythes qui associent l’autonomie, la rationalité et l’intérêt national aux hommes et à la masculinité ? Dans quelle mesure les discours de ces dirigeantes politiques mobilisent-ils des analogies guerrières dans la gestion de la crise sanitaire de COVID-19 ? Plutôt, leurs discours sont-ils cadrés par la compassion et l’empathie ?

Pour répondre à ces questionnements, nous précisons d’abord notre cadre méthodologique et théorique en exposant la pertinence de la combinaison des approches féministes et poststructuralistes pour l’analyse discursive et politique de la crise sanitaire. Nous soulignons les limites du paradigme traditionnel androstatocentré (Shepherd, 2010), qui cloisonne les cadres d’analyse du concept de sécurité sanitaire et perpétue les discours guerriers au sein des RI. Enfin, nous analysons les discours des trois dirigeantes depuis mars 2020 afin d’y repérer (ou non) une « rhétorique guerrière ».

1. Approches féministes poststructuralistes : cadres théorique et méthodologique

Cadre théorique féministe poststructuraliste

À la suite des travaux fondateurs de Jean Bethke Elshtain (1987) et de Cynthia Enloe (1989), les approches théoriques féministes en RI ont offert des avenues scientifiques variées en se basant sur différents présupposés épistémologiques et ontologiques. Mentionnons entre autres les approches plus mainstream, comme le féminisme réaliste ou libéral, et les perspectives postpositivistes, comme le féminisme postcolonial, poststructuraliste ou encore l’écoféminisme (Sjoberg, 2009). Nous nous inscrivons dans cette deuxième épistémologie. En dépit de ces différences, les approches féministes en RI partagent une cohérence dans leur volonté d’améliorer les cadres d’analyse pour mieux saisir la complexité des défis politiques internationaux (Zalewski, 2007). Dans un manuel consacré aux méthodologies féministes en RI, Brooke Ackerly, Maria Stern et Jacqui True affirment que « le programme de recherche féministe peut être vu comme un effort collectif de mieux armer les théories en RI face aux questions de justice internationale » (2006 : 245-246).

Les recherches féministes poststructuralistes s’intéressent particulièrement aux manières dont le genre est construit, à travers la construction de récits (politiques), et à quel dessein (Stern, 2016 : 34). Dans le cas qui nous concerne, ce programme éclairera les discours, pratiques et normes qui constituent la politique internationale (Aggestam et True, 2021; Martin de Almagro, 2018). En privilégiant des éléments ontologiques inusités en RI – comme le langage, les discours, les corps et les émotions – et en adoptant une posture réflexive en rupture avec le positivisme des théories dominantes dans la discipline, les approches féministes poststructuralistes se révèlent propices à discuter de sujets pertinents en temps de crise sanitaire, qu’il s’agisse de l’éthique du care, de la démilitarisation ou encore de la place des émotions dans la politique mondiale (Shepherd, 2021; Wibben, 2016; Van de Velde et Perriard, 2021).

Les approches féministes poststructuralistes ont en commun de s’inscrire dans une épistémologie postpositiviste des RI et de contester les vérités fondationistes de ce champ (Sylvester, 1994 : 13). En études critiques de sécurité, ces approches visent toutes deux à élargir, à approfondir et à contester les approches traditionnelles de la sécurité en démontrant que celle-ci ne devrait pas être uniquement comprise au prisme de sa relation avec un État « protecteur », ce dernier étant bien souvent générateur d’insécurités (D’Aoust et Anctil Avoine, 2019). Les féministes poststructuralistes ont non seulement mis l’accent sur d’autres objets-référents que l’État, mais ont aussi analysé d’autres types d’insécurités largement invisibilisées par les cadres traditionnels en RI (Fierke, 2007) – insécurités corporelles, émotionnelles, sanitaires, étatiques, structurelles, etc.

Ces approches ont une normativité explicite et une méthodologie politique qui prend souvent la forme d’une déconstruction des énoncés du discours sur la sécurité, où sont révélées les relations de pouvoir que le discours est susceptible de (re)produire. Les féministes poststructuralistes visent donc à déconstruire les dichotomies par lesquelles le savoir/pouvoir se construit, fixe le sens, produit des sujets, des conduites, etc. Dans le champ des RI, ces dichotomies (rationalité/émotion, faible/fort, coopération/agression, guerre/paix) sont associées à des caractéristiques genrées – comme « femmes » et « paix » (Sjoberg, 2009). Les féministes poststructuralistes tentent donc de retracer les constructions genrées et leurs impacts sur la constitution des sujets et sur la circulation du pouvoir dans un but explicite de transformation sociale. Ces analyses s’avèrent particulièrement pertinentes pour les cas à l’étude puisqu’elles corroborent une pratique répandue des médias, qui, dans la couverture de la pandémie de COVID-19, opposent de manière binaire l’action politique des chefs d’État selon leur genre. Ainsi, à une forme de « masculinité héroïque » qui « combat le virus » s’opposerait une « féminité de compassion » qui se distinguerait de la version masculiniste du leadership (Aggestam et True, 2021) en combinant des attitudes de coopération et de lutte face à la crise sanitaire.

Les féministes poststructuralistes s’attachent à analyser la constitution discursive de l’identité et la performativité des actes de langage, en se basant notamment sur les travaux de Michel Foucault (1969, 1975) et de Judith Butler (1988, 1990), qui ont remis en cause l’idée du « sujet » comme étant extérieur au discours. L’idée principale est que chaque individu, en tant que « sujet », n’existe pas avant le régime discursif auquel il est soumis ni en dehors de lui. De ce point de vue, la subjectivation renvoie au processus par lequel les individus sont produits en tant que sujets spécifiques à travers les mécanismes du pouvoir, les règlements qui définissent les normes et le pouvoir disciplinaire qui contrôle ces normes. De plus, les sujets investissent les « positions » qui leur sont attribuées. Butler explique comment le discours dominant sur le genre « enferme » certaines personnes dans certaines positions, comme celle de « bonne femme », ou simplement de « femme ». Ainsi, le fondement du féminisme poststructuraliste réside dans un examen critique des catégories binaires (homme/femme, masculinité/féminité) et de leur rôle dans les processus de subjectivation (Stern, 2016 : 38).

Finalement, adopter une approche féministe poststructuraliste pour étudier la gestion de la pandémie en Islande, en Nouvelle-Zélande et à Taïwan revient à examiner les discours des trois dirigeantes à l’aune du caractère performatif des actes de langage. Plus précisément, il s’agira d’analyser comment le genre attribué à ces cheffes d’État a influencé les processus discursifs par lesquels le coronavirus a été construit comme l’ennemi à combattre et, de la même manière, quelles insécurités réelles ou perçues liées à la pandémie ont été mises en avant dans leurs discours.

Méthodologie

Sur le plan méthodologique, parmi les multiples contributions des féministes et des poststructuralistes en RI, nous retenons non seulement la pertinence des émotions et du genre comme catégories d’analyse discursive (Åhäll, 2018; Smith, 2021), mais aussi la démarche d’investigation qui consiste à décloisonner le champ des cadres rationalistes et constructivistes (Hansen, 2006). Notre méthode s’applique à trois cas d’étude : l’Islande, la Nouvelle-Zélande et Taïwan (République de Chine). Ce choix se justifie par le fait que la gestion de la crise sanitaire dans ces pays traduit en filigrane les « bonnes pratiques » adoptées par des gouvernements dirigés par des femmes. Ces États partagent aussi des caractéristiques géographiques communes, telles que l’insularité (une variable déterminante durant la pandémie car facilitant le contrôle [ouverture/fermeture] des frontières), et sont considérés comme des systèmes politiques démocratiques (Islande : régime parlementaire; Nouvelle-Zélande : monarchie parlementaire; Taïwan : régime présidentiel). La sélection des cas a aussi été guidée par une volonté de comparer des situations nationales contrastées. De l’Asie de l’Est à l’Océanie, en passant par l’Europe du Nord, les trois pays étudiés se trouvent plus ou moins éloignés de l’épicentre de Wuhan. Tsai Ing-wen (蔡英文), Jacinda Ardern et Katrín Jakobsdóttir ont donc vécu la crise sanitaire suivant des temporalités distinctes, selon l’évolution de l’épidémie dans leurs pays. De nombreuses différences peuvent également être relevées entre les contextes d’énonciation des discours de ces trois dirigeantes.

La sélection du corpus répond à divers critères parmi lesquels : 1) l’inscription des discours dans un contexte de crise sanitaire, soit celui de la COVID-19; 2) la présence d’un cadre officiel d’énonciation des discours (à la tribune de l’Organisation des Nations unies [ONU], dans le cadre d’une commission parlementaire, lors d’un rassemblement politique ou d’une conférence de presse); 3) la capacité des agentes (Jakobsdóttir, Ardern et Tsai) à convaincre leur audience grâce à leur « compétence linguistique[3] »; 4) la volonté d’incarnation nationale des agentes – ce qui relève de la dimension performative des actes de langage[4]; et, enfin, 5) des objets communs aux discours, à savoir des enjeux relatifs à la gestion de la crise sanitaire.

Notre analyse qualitative s’est matérialisée autour de deux volets : 1) une revue de la littérature grise et scientifique sur les approches féministes poststructuralistes de même que la consultation de certaines sources journalistiques[5]; et 2) une analyse thématique des discours des trois dirigeantes. L’analyse thématique consiste en une « transposition d’un corpus donné en un certain nombre de thèmes représentatifs du contenu analysé, et ce, en rapport avec l’orientation de recherche (la problématique) » (Paillé et Mucchielli, 2021 : 270).

La première étape reposait sur la sélection des discours, tous disponibles en anglais sur les sites officiels des gouvernements islandais, néo-zélandais et taïwanais[6]. Les limites temporelles d’énonciation des discours débutent le 11 mars 2020 – lorsque l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a officiellement reconnu la situation de pandémie – et se terminent le 31 juillet 2021. Le tri initial du corpus s’est opéré à partir des mots clés suivants (en anglais) : COVID-19, pandémie, sécurité, crise sanitaire, virus et coronavirus. À partir de cette sélection préliminaire, 34 discours ont été retenus : 1) Katrín Jakobsdóttir, 5 discours; 2) Jacinda Ardern, 19 discours; et 3) Tsai Ing-wen, 10 discours.

La deuxième étape a reposé sur une recherche par mots clés afin de procéder à une réduction des données, un processus nécessaire pour identifier les éléments du corpus pertinents à notre analyse en lien avec la pandémie. Ces mots clés étaient les suivants : guerre, sécurité, soin, nation/nationalisme, santé, solidarité, coopération, combat, lutte, femmes, genre, sacrifice.

La troisième et dernière étape s’est caractérisée par des dynamiques itératives, de multiples relectures de corpus d’une part, et un effort de thématisation de l’autre. Pour la thématisation, nous avons regroupé chaque énoncé contenant les mots clés identifiés pour les systématiser dans des fiches qui nous ont permis d’identifier des thèmes récurrents dans les discours des trois dirigeantes, qu’il s’agisse de la manière dont la pandémie a affecté différemment la population selon le genre, ou encore des enjeux de coopération régionale ou internationale.

Notre analyse pose évidemment, comme toute approche méthodologique, quelques limites. Premièrement, si nous disposions d’un nombre beaucoup plus élevé de discours pour le cas néo-zélandais que pour les cas taïwanais et islandais, nous avons équilibré la répartition finale du corpus (Islande : 4; Nouvelle-Zélande : 5; Taïwan : 6). Deuxièmement, considérant la pluralité des contextes des discours et des audiences visées, qu’ils soient nationaux ou internationaux (à la tribune des Nations unies, lors d’un sommet multilatéral, dans une commission parlementaire, etc.), l’exercice de comparaison s’est avéré d’autant plus difficile. Troisièmement, les « adresses solennelles à la nation » dans les trois pays étudiés ont été relativement rares entre les mois de mars 2020 et de juillet 2021. Il n’était donc pas possible d’évaluer, à partir d’un échantillon suffisamment représentatif, les effets des actes de langage des trois dirigeantes sur leur population respective. Aussi, pour remédier partiellement aux limitations mentionnées, nous avons eu recours aux sources secondaires (journaux, blogues).

2. Analyse des cas d’étude

Cette section présente les résultats de l’analyse des trois cas d’étude, soit les discours de Katrín Jakobsdóttir (Islande – 2.1), de Jacinda Ardern (Nouvelle-Zélande – 2.2) et de Tsai Ing-wen (Taïwan – 2.3).

2.1 Islande : l’égalité de genre menacée durant la pandémie

La pandémie ayant exacerbé le phénomène des violences domestiques, la première ministre islandaise s’insurge contre « l’escalade alarmante de la violence sexiste à l’égard des femmes » et regrette que « la pandémie fasse reculer les victoires précédentes en matière de santé et de droits sexuels et reproductifs des femmes » (Ja.1). Dans ce discours prononcé en novembre 2020, Katrín Jakobsdóttir aborde un thème communément associé à la vie privée, la question de la parentalité, pour l’englober dans la sphère publique, montrant ainsi que « le genre est l’une des principales lignes de fracture dans les relations internationales contemporaines[7] » (Aggestam et True, 2021 : 385). L’objectif politique consiste ici à promouvoir, en temps de pandémie, la lutte contre les inégalités de genre tout en impliquant les hommes dans un projet de justice sociale de genre :

[I]l est plus probable qu’un père s’absente plus tard pour s’occuper d’un enfant malade et assumer davantage de responsabilités domestiques. L’égalité parentale change la façon dont nous pensons modifier les rôles traditionnels et les stéréotypes de genre dans la société.

Ja.1

Le brouillage qui s’opère à plusieurs reprises entre la sphère publique et privée dans les allocutions de la première ministre d’Islande rejoint un argument central fait par les féministes en RI, soit que la féminité, la masculinité, la « maison » et le système international sont des espaces politiques, et qu’ils sont intimement liés (Enloe, 1989). Ce brouillage contribue à renforcer ses arguments en faveur de l’égalité de genre. Au-delà de sa personne, c’est bien une « identité nordique[8] » que Katrín Jakobsdóttir met de l’avant pour souligner le caractère pionnier des politiques publiques mises en place dans son pays et chez ses voisins en matière de protection des droits des femmes et des filles. Dans un texte d’opinion publié sur CNN à l’occasion de la Journée internationale de la femme le 6 mars 2020, la première ministre islandaise, aux côtés de ses homologues danoise, finlandaise, norvégienne et suédoise, fait valoir que

[d]epuis plus de 40 ans, les pays nordiques ont travaillé collectivement pour promouvoir l’égalité de genre. […] [C]es politiques permettent aux femmes de participer au marché du travail et aux processus décisionnels publics, tout en laissant aux hommes un espace pour partager les responsabilités domestiques. […] Cela a un impact positif sur l’égalité des sexes au travail et à la maison, et conduit également à une plus grande égalité des sexes dans la prise de décision publique et à un meilleur équilibre entre les sexes parmi les dirigeants

Ja.2

D’un point de vue rhétorique, ces va-et-vient répétés entre les domaines privé et public permettent à Katrín Jakobsdóttir de traiter l’égalité femme-homme sur le terrain des valeurs, faisant d’ailleurs de celle-ci une boussole politique de premier plan : « tous les pays nordiques ont placé les droits des femmes au coeur de leur politique étrangère et de développement » (Ja.2). Comme nous l’avons mentionné précédemment, les discours de la première ministre islandaise durant la crise de COVID-19 dessinent un projet sociétal où l’égalité de genre est interprétée comme « la fondation d’une société inclusive, prospère » (Ja.3).

L’Assemblée générale de l’ONU, le 22 septembre 2020, a représenté une occasion unique pour Katrín Jakobsdóttir d’exprimer, en présence des dirigeants internationaux, sa propre vision politique. Alors que la pandémie a creusé partout sur la planète les inégalités, ce discours valorise le modèle égalitariste islandais. L’approche poststructuraliste rappelle que la construction identitaire exclusive repose sur une codification morale de Soi et de l’Autre, où le Soi est jugé supérieur à l’Autre (ce que confirme d’ailleurs l’autoperception des pays nordiques comme étant les plus avancés sur le plan de l’égalité femme-homme[9]). Ce processus d’inclusion/exclusion de la (re)construction identitaire de l’État produit et reproduit les identités politiques (Beier, 2005). La stratégie discursive de Jakobsdóttir associe l’identité islandaise à l’idéal d’égalité et, par extension, c’est l’égal accès aux soins de santé qui apparaît dans son discours comme l’objet-référent de sécurité :

En reconstruisant et en réimaginant le monde après la COVID-19, nous devons garder les questions d’égalité de genre et d’égalité raciale au premier plan. L’accès universel aux soins de santé est essentiel, non seulement en tant que problème de santé publique, mais aussi en tant que problème de sécurité.

Ja.4

Lors de cette allocution à l’ONU, qui célébrait les 25 ans de la Conférence mondiale sur le droit des femmes de Beijing, une phrase en particulier a attiré notre attention : « Nous sommes préoccupés par la politisation accrue des droits de la personne – et nous nous engageons à les défendre. » (Ja.3) Loin d’être neutre, l’utilisation du terme « politisation » témoigne de la reconnaissance du recul des droits des femmes, accéléré in fine par la pandémie, car celle-ci « a réuni les conditions dans lesquelles ceux qui cherchent à restreindre les droits des femmes peuvent le faire » (Ja.3). L’attention portée aux femmes durant la pandémie n’est toutefois pas unique à l’expérience islandaise, comme le montre le cas d’étude suivant.

2.2 Nouvelle-Zélande : une gestion de crise sanitaire axée sur le care

Très dépendante des marchés extérieurs, l’économie néo-zélandaise s’est trouvée particulièrement vulnérable avec l’irruption de la crise sanitaire. Toutefois, dès la découverte du premier cas de COVID-19 dans le pays le 26 février 2020, le gouvernement de Jacinda Ardern a fait preuve de réactivité, décrétant l’état d’urgence un mois plus tard, ce qui a eu pour effet de contenir l’épidémie (au 31 août 2021, seulement 3569 cas confirmés et 26 décès depuis le premier cas, pour une population de près de 5 millions d’habitants [Ministère de la Santé de la Nouvelle-Zélande]). Se concentrant depuis le début de la pandémie sur la relance économique de son pays, Jacinda Ardern a participé (parfois virtuellement) à de nombreux sommets avec ses partenaires d’Asie-Pacifique. C’est ainsi que la première ministre reconnaît « le travail essentiel de l’APEC pour amener une solution régionale collaborative aux impacts économiques de la COVID-19 » (Ar.1).

Dans un discours annonçant la signature d’un partenariat économique régional, Jacinda Ardern insiste sur l’occasion que représente la pandémie de penser un « monde meilleur » : « Il s’agit de prendre une crise et de la transformer en une occasion unique de reconstruire en mieux. » (Ar.2) Cette insistance sur l’idée de progrès vient également du fait qu’elle situe la pandémie dans un changement de paradigme à l’échelle mondiale : « Dans un monde [post-] COVID-19, la recherche de ces solutions nécessitera des modes de pensée nouveaux et différents. » (Ar.1) Ce faisant, elle inscrit son discours sur la postpandémie dans une logique distincte de celle de plusieurs de ses homologues qui insistent sur un retour à la normalité. Sa posture converge, par conséquent, vers celle de certaines écoféministes qui critiquent l’éventualité du retour à une « normalité » patriarcale, raciste et insensible aux changements climatiques (Anctil Avoine et Coenga-Oliveira, 2020).

Explorant les émotions et les affects, notre approche féministe poststructuraliste s’avère utile et pertinente dans l’analyse des discours de la première ministre néo-zélandaise. En effet, celle-ci constate, tout comme son homologue islandaise, que « les femmes, […] les populations autochtones et les jeunes ont été économiquement touchés de manière disproportionnée par la pandémie » (Ar.1). Autrement dit, la gestion de la crise sanitaire par Jacinda Ardern illustre une approche centrée sur le care et les populations historiquement marginalisées[10]. La première ministre démontre ainsi que le care est un « enjeu politique international » et que sa prise en compte est essentielle pour une compréhension plus complète de la « survie et de la sécurité ». « Plus qu’un simple “enjeu” de la politique mondiale » (Robinson, 2011 : 3), le care devient, dans les discours de Jacinda Ardern, une approche politique en soi.

Dans un discours adressé à l’association du gouvernement local de Nouvelle-Zélande en juillet 2021, la première ministre précise la gestion de la crise sanitaire à différents paliers gouvernementaux car, en Nouvelle-Zélande, « le système [de gouvernance] permet à toutes les branches du gouvernement de répondre aux besoins des communautés […] – localement, régionalement, nationalement » (Ar.3). Si, à première vue, l’approche holistique de cette gouvernance multiniveaux fait écho à une protection contre le virus de « tous les Néo-Zélandais » (Ar.3), l’insistance sur les communautés et le local montre non seulement comment est conçu l’État, mais aussi comment est représentée la réalité dans ses relations dynamiques, contingentes et subjectives (Pettman, 2000). Ainsi, l’enjeu de la gouvernance politique pour Ardern répond à une logique communautaire, en dehors du cadre ethnonational, parce que le sujet se trouve construit par les structures externes du langage, du pouvoir et du discours (Newman, 2005).

L’efficacité de la gestion de la crise sanitaire en Nouvelle-Zélande s’est traduite par l’allégement, voire la levée progressive, dès la fin de l’année 2020, des mesures de quarantaine pour les personnes entrant sur le territoire. Or, les rapports entre la Nouvelle-Zélande et ses voisins soulèvent de fait des questions d’appartenance, d’identité insulaire et de solidarités communautaires. L’analyse des discours de Jacinda Ardern montre que son champ d’action politique durant la pandémie et l’audience visée dépassent les frontières néo-zélandaises pour englober les peuples du Pacifique. La première ministre s’est par exemple félicitée de ce que l’île de Niué (relevant de la souveraineté néo-zélandaise) « n’ait enregistré aucun cas de COVID-19 durant l’année 2020 […], ce qui est une preuve de notre travail acharné pour nous protéger ainsi que le Pacifique » (Ar.4). Les discours de Jacinda Ardern mettent aussi en avant les enjeux de coopération régionale : « [L]a Nouvelle-Zélande et l’ANASE [Association des Nations d’Asie du Sud-Est] partagent un important héritage de collaboration pour faire avancer la paix et la prospérité dans la région […]. Nos pays ont travaillé ensemble pour soutenir les efforts mondiaux de gestion de la pandémie et assurer un accès juste et équitable aux vaccins. » (Ar.5)

Finalement, les allocutions d’Ardern sur l’idée d’une « communauté du Pacifique » durant la crise de COVID-19 révèlent l’une des plus anciennes métaphores, celle où s’opposent « nous » et « les autres ». D’un point de vue discursif, cette dichotomie offre un éclairage intéressant sur la construction identitaire que défend la première ministre. Comme élément ontologique de base des approches poststructuralistes, rappelons que le discours est une « matrice plus large des pratiques sociales qui donnent une signification à la compréhension que se font les gens d’eux-mêmes et de leur conduite » (George, 1994 : 29). Ainsi, à travers la séparation entre « nous » (nations d’Asie-Pacifique) et « les autres », le discours d’Ardern associe la Nouvelle-Zélande et ses voisins à l’oikos (la « maisonnée »; Peterson, 1992), c’est-à-dire à la sphère où il faut assurer l’ordre et la sécurité en évitant les intrusions des forces extérieures, en l’occurrence le virus. L’ordre et la sécurité sont indissociables de la coopération, c’est en substance le discours de Jacinda Ardern; une posture également partagée par son homologue taïwanaise.

2.3 Taïwan : l’esprit « combatif » de Tsai Ing-wen au service de l’expertise et de la coopération sanitaires

Interrogée en décembre 2020 sur la spécificité du modèle taïwanais, en particulier en matière de gestion d’épidémie, Tsai Ing-wen (élue en janvier 2016 et réélue quatre ans plus tard) confie qu’« [u]ne leçon de leadership majeure de la pandémie de COVID-19 est l’importance de créer un objectif commun. […] Le leadership, c’est inspirer l’unité, ce qui a été la vraie clé de notre succès dans le combat contre la COVID-19 » (Ts.2). La stratégie discursive de Tsai s’est également axée sur l’expertise du pays dans le domaine épidémiologique depuis la crise du SRAS en 2003 (Soon, 2020).

Les termes de « combat » et de « lutte » apparaissent comme les principales occurrences dans les discours de la présidente taïwanaise depuis le début la pandémie. L’esprit « combatif » qui caractérise donc ses discours se reflète dans la pratique avec l’établissement anticipé (dès le 5 janvier 2020) de mesures sanitaires strictes (dépistage systématique avec les outils moléculaires, repérage des personnes avec les nouvelles technologies, etc.). L’efficacité de la gestion de la crise sanitaire à Taïwan s’expliquerait ainsi selon la formule suivante : « action prudente, réponse rapide et déploiement précoce » (Ts.2). Afin d’illustrer cette approche, Tsai précise notamment qu’« avant que le monde ne sache qu’une pandémie pourrait survenir, [le pays avait] mis en place une quarantaine à bord de tous les vols provenant de Wuhan vers Taïwan » (Ts.1).

Outre cette approche préventive, le modèle taïwanais de gestion de crise repose aussi sur « l’échange d’expertise sur le contrôle des maladies pour affronter les défis de la COVID-19 » (Ts.3). Cette association montre à la fois la consolidation d’une figure d’exception – Taïwan se présentant comme à l’avant-garde de l’expertise scientifique et technologique, liant ainsi le combat à la fierté nationale – et une association directe entre le contrôle technologique et le contrôle des corps. Ce double discours lui permet de justifier les politiques de lutte contre la COVID-19, tout en réaffirmant une identité singulière qui vient interpeller son audience (Benziman, 2020) :

Taïwan a mis au point un modèle très efficace pour lutter contre la COVID-19, et [je suis] convaincue que ce modèle garantira la santé et le bien-être des citoyens.

Ts.6

Heureusement, à Taïwan, nous nous appuyons sur l’expertise professionnelle, la confiance mutuelle et l’unité sociale pour combattre le virus ensemble.

Ts.1

L’analyse des discours de Tsai dans le contexte de la crise sanitaire révèle aussi l’importance qu’accorde la présidente aux dynamiques collaboratives non seulement au sein même du pays, mais surtout avec les autres États. On remarque par exemple de très nombreuses références au « lien » (bond), à l’assistance mutuelle et au travail commun dans le « combat » que représente la propagation de la COVID-19 : « [L]a pandémie a mis en relief l’importance de la coopération internationale » (Ts.6); « Durant cette pandémie, Taïwan et le Royaume-Uni ont largement collaboré pour les dons de fournitures et l’achat de vaccins. Notre assistance mutuelle tout au long de la pandémie témoigne de la force de nos liens. » (Ts.4)

Bien que la thématique des partenariats soit évoquée dans les discours des trois cas d’étude, la particularité du cas taïwanais repose sur le fait que le gouvernement de Tsai a déployé une diplomatie sanitaire sur des bases essentiellement bilatérales, n’étant pas membre de l’OMS. En effet, depuis la perte de son siège à l’ONU en 1971, Taïwan a tenté sans succès d’adhérer à l’agence de santé onusienne, sa candidature se voyant entravée par la République populaire de Chine. Cette dernière a toutefois autorisé Taïwan – alors dirigé par le Kuomintang[11] (parti nationaliste pro-Pékin) – à assister à l’Assemblée mondiale de la Santé en tant qu’observateur sous le nom de « Taipei chinois » de 2009 à 2016.

Le Japon est également apparu comme un partenaire privilégié de Taïwan durant la crise sanitaire. Les deux pays « ont entretenu leur amitié grâce à une préoccupation et à une assistance mutuelles […] bien que temporairement séparés par la pandémie » (Ts.3). Si la notion « de préoccupation et d’assistance mutuelles » est utilisée par Tsai durant la crise sanitaire pour s’adresser à ses alliés européens comme asiatiques, le rôle structurel de l’amitié renvoie néanmoins à des implications politiques différentes. Tandis que la coopération avec le Royaume-Uni concernant les vaccins et les dons d’équipements médicaux s’étend aux questions de « démocratie, de droits de la personne et de libre-échange » (Ts.4), la relation entre Taïwan et le Japon concerne plutôt des enjeux de sécurité humaine. Ces deux États ont en effet collaboré lors de la pandémie pour rapatrier leurs citoyens (« cooperating to bring citizens of both our countries back home » [Ts.3]). Tout comme Jacinda Ardern, le discours de gestion pandémique de Tsai renvoie à l’image de la maisonnée (oikos), dont les occupant·es (les citoyen·nes) représentent les objets-référents de sécurité.

Conclusion

Plusieurs similarités apparaissent entre les pratiques discursives des trois dirigeantes durant la pandémie. Ainsi, à l’instar de son homologue néo-zélandaise, Tsai Ing-wen a adopté une approche centrée sur la bienveillance en insistant sur le care. La construction du virus comme ennemi vise, dans la pratique, à identifier les personnes les plus vulnérables afin de combattre les dynamiques d’exclusion et de marginalisation :

Bien que la pandémie ait entraîné l’annulation de la plupart des rassemblements et activités dans le monde, elle n’a pas perturbé les efforts humanitaires de Taïwan pour soutenir les personnes vulnérables. Je pense que l’exclusion et la marginalisation sont les plus grands ennemis d’une culture du care et les plus grands obstacles à la poursuite de la paix. La gouvernance internationale ne doit pas être poursuivie selon la loi de la jungle, où les forts s’attaquent aux faibles.

Ts.5

Ce sont surtout des valeurs de compassion et d’empathie qui sont mobilisées dans les discours de Tsai Ing-wen dans sa gestion de la pandémie. L’adoption d’une « rhétorique positive » ne peut toutefois résumer à elle seule la gestion de crise mise en place dans les trois pays étudiés. En Nouvelle-Zélande par exemple, une stratégie discursive axée sur la bienveillance s’est pourtant combinée avec des mesures restrictives. Le 18 août 2021, Jacinda Ardern a annoncé le reconfinement total de la population à la suite de la découverte d’un seul cas déclaré de COVID-19 (BBC, 2021), réaffirmant ainsi une approche préventive forte (« be strong[12] ») et orientée vers la protection des frontières. Entre le début de l’année 2020 et le mois d’août 2021, le leadership politique en Islande, en Nouvelle-Zélande et à Taïwan s’est illustré par des capacités d’anticipation et de prévention efficaces, dont témoigne le faible taux d’incidence comparativement aux autres pays développés[13].

La pandémie de COVID-19 a exacerbé les insécurités relevant normalement du privé ou de l’intime, qu’elles soient de nature corporelle – contact, contagion, fragilité, vulnérabilité – ou affective – confinement, distanciation, deuil, souffrance (Anctil Avoine et Coenga-Oliveira, 2020). L’analyse de ces insécurités est au coeur des postulats féministes poststructuralistes en RI. L’objectif de cet article était de préciser si, dans un contexte de crise sanitaire, les dirigeantes politiques en Islande, en Nouvelle-Zélande et à Taïwan ont cadré leurs discours sur ces insécurités ou si, à l’inverse, elles ont reproduit les analogies guerrières comme certains de leurs homologues masculins. En effet, une récente étude consacrée aux discours de Donald Trump et de Vladimir Poutine durant la pandémie de COVID-19 souligne qu’ils ont mobilisé des narratifs genrés et un imaginaire patriarcal dans leur définition de la menace afin de se présenter comme les « protecteurs » de leurs nations respectives (Kuteleva et Clifford, 2021).

L’analyse de notre corpus montre d’abord que le registre de l’affrontement et de la lutte est convoqué seulement dans les discours de Tsai Ing-wen. Cela étant, aucune occurrence du mot « guerre » n’est apparue dans les textes des trois dirigeantes et, notamment en ce qui concerne la présidente taïwanaise, cette posture de « combat » s’équilibre avec « un esprit de compassion et d’empathie, montrant que Taïwan peut aider, car [il a] partagé [son] expérience réussie de la maîtrise du virus avec les pays du monde entier » (Ts.5). La bienveillance représente également une thématique centrale dans les discours de Jacinda Ardern, au même titre que l’inclusion (à travers la défense de l’égalité de genre) dans ceux de Katrín Jakobsdóttir.

La pandémie de coronavirus a mis en relief la nécessité de réorienter les lourds budgets militaires – politique d’agression – vers des investissements dans la santé, l’éducation et les services publics – politique du care (The Care Collective, 2020). L’adoption d’une posture théorique féministe post-structuraliste nous a permis d’approfondir les répercussions discursives du caractère performatif du genre. Nous constatons donc que les discours de Jakobsdóttir, d’Ardern et de Tsai durant les 18 premiers mois de la pandémie ont « subjectivé » leur position de « femmes » sur la scène nationale et internationale. Aussi, il faut se demander si, en inscrivant leur gestion de la crise sanitaire dans des thématiques d’action publique étiquetées comme « féminines » (compassion, empathie, coopération), leurs discours n’ont pas in fine renforcé l’agentivité genrée de ces cheffes d’État.

Les apports scientifiques d’une lecture féministe poststructuraliste de la pandémie s’apprécient sur plusieurs plans. D’abord, les différents cas d’étude ont mis en évidence le caractère systémique des relations de pouvoir inhérentes au cadrage des discours politiques, en particulier la manière dont la reproduction des binarités genrées influence les récits (narratives) de gestion de crise et les constructions/représentations des insécurités. Ensuite, les trois cas d’étude ont souligné que les identités politiques (re)produites par les dirigeantes durant la crise sanitaire (modèle égalitariste, société bienveillante et pays partenaire-ami) sont intrinsèquement liées à leur « position assujettie » dans la gouvernance globale, en raison précisément des relations systémiques de pouvoir dans la politique mondiale[14]. Si les politicien·nes ne peuvent jamais être « libres » du discours dominant et de son pouvoir, les féministes poststructuralistes nous rappellent qu’ils et elles peuvent négocier, contester et transformer les positions qu’ils et elles occupent. En effet, à l’intérieur même des normes de genre qui façonnent la politique globale, les trois dirigeantes ont montré qu’elles pouvaient défier certains stéréotypes des discours dominants sur les femmes politiciennes. Surtout, elles ont contesté les narrations dominantes en mettant à l’ordre du jour politique des problèmes sociaux majeurs tels que la violence conjugale, la nécessité du care collectif ou encore les inégalités structurelles. Nous revenons ainsi à la problématique ontologique de l’agentivité qui, de différentes manières, informe la plupart des projets théoriques en RI et en études de sécurité.

Une annexe du corpus des discours cités dans l’article est consultable à l’adresse https://lsp.inrs.ca/article-mouton-et-anctil-avoine-annexe/.