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Tous les travaux de Louis-Jacques Dorais possèdent des qualités rares et précieuses : la largeur de vue, l’esprit de synthèse et la limpidité de l’expression. Ce livre, qui s’ajoute à une très longue liste de publications, ne fait pas exception. Cette fois, Dorais entreprend de guider le lecteur dans l’univers symbolique des Inuit, principalement ceux de l’Arctique oriental canadien, en explorant la « signification sous-jacente » de leurs mots. L’espoir de l’auteur est que la connaissance de cet univers symbolique « aidera les Inuit à se reconnecter avec leur identité la plus profonde, et les non-Inuit à mieux comprendre une fascinante culture du Nord » (p. 18).

Words of the Inuit: A Semantic Stroll Through a Northern Culture s’ouvre avec une préface élogieuse de Lisa Koperqualuk, ancienne étudiante de Dorais à l’Université Laval, aujourd’hui conservatrice au Musée des beaux-arts de Montréal et vice-présidente du Conseil circumpolaire inuit. Vient ensuite un texte de remerciements, dans lequel l’auteur présente la genèse de son livre. Puis l’introduction pose le cadre théorique utilisé pour explorer le sens des mots inuit et fournit quelques informations sur les langues eskaléoutes et les dialectes inuit. Le coeur de l’ouvrage est constitué de six chapitres portant chacun sur un vaste domaine sémantique : l’environnement et le territoire (chap. 1) ; les animaux et les activités de subsistance (chap. 2) ; les humains et les esprits (chap. 3) ; la famille, la parenté et les pratiques de dénomination (chap. 4) ; le corps humain (chap. 5) ; les interactions sociales (chap. 6). La conclusion intègre le tout dans un « schéma hypothétique de la vision du monde » révélé par l’analyse des mots inuit (p. 203). Des citations d’Inuit du Nunavik (Taamusi Qumaq, Mitiarjuk Nappaaluk, Markoosie Patsauq, Louisa Kululaaq, Eva Deer) et des anecdotes personnelles ajoutent au plaisir de la lecture. L’ouvrage se termine par un appendice sur la structure du mot inuit, une riche section de notes, un glossaire d’environ 1400 mots et une bibliographie. Chaque entrée du glossaire renvoie à la page où le mot est discuté. Seuls quelques termes nous paraissent transcrits d’une manière discutable : ammalukitaq pour ammalukitaaq (« cercle, sphère ») ; atuartuq pour atuarsijuq (« il/elle lit ») ; niritsivik pour niqitsivik (« vendredi ») ; tungasugit pour tunngasugit (« sois le bienvenu ») ; unikkatuq pour unikkaatuq (« il/elle raconte quelque chose »).

Il est exclu de relever ici tous les points pouvant faire l’objet d’un débat intéressant. Nous nous limiterons à une question générale. La démarche de Dorais repose sur l’idée que les mots inuit ont généralement deux sens : un sens de surface, « immédiat », et un sens sous-jacent, « caché » derrière le premier, dont il serait la définition ou le commentaire. Le sens caché serait mis à jour par l’analyse « morphosémantique », soit le découpage des mots en unités de signification plus petites. Il nous semble que cette approche englobe trois types d’analyse aux résultats inégaux, et que la notion de sens « caché » est superflue dans les trois cas.

Le premier type d’analyse est l’étude synchronique de la construction des mots dans la langue actuelle. Par exemple, le nom qullisajaq, qui désigne une roche souvent utilisée par les sculpteurs, résulte de l’assemblage des morphèmes qulliq, -tsaq et -jaq. Il signifie littéralement « matériau pour (fabriquer une) lampe ». En français, la roche en question s’appelle stéatite ou pierre à savon. C’est la traduction qui pousse à dire que qullisajaq a un sens immédiat, « stéatite », et un sens caché, « matériau pour lampe ». Le mot qullisajaq n’a qu’un seul sens, c’est-à-dire un seul mode de donation du référent, obtenu par l’assemblage de trois morphèmes. De même, le mot composé pierre à savon a un seul sens, le sien, qui n’est pas celui de stéatite, avec lequel il partage le même référent.

Le deuxième type d’analyse est la reconstruction du sens originel des mots. Pour les langues eskaléoutes, ce travail d’étymologie savante est l’oeuvre de Michael Fortescue, Steven Jacobson et Lawrence Kaplan (Comparative Eskimo Dictionary With Aleut Cognates [2010]). Par exemple, la base verbale kajusi-, qui signifie aujourd’hui « continuer », semble provenir diachroniquement de kajuq- (« être fort ») et -si- (« commencer à »). Cela étant posé, il est difficile de dire que le sens caché de kajusi- est « commencer à être fort », comme de dire que le sens caché de continuer est « tenir ensemble » (con- tenere).

Le troisième type d’analyse consiste à tenter d’expliquer le sens de certains mots à partir de corrélations potentiellement fortuites. On peut par exemple imaginer que le sens de piunngituq, « mauvais », se réduise à « il/elle n’est pas quelque chose » (pi-, -u-, -nngit-, -tuq) et celui de arnaq, « femme », à « ce qui porte à s’agiter » (aq- -naq). Mais cela reste douteux. Comme Dorais le souligne avec prudence, les significations qu’il met à jour sont avant tout une invitation à la réflexion.