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Pour la critique littéraire féministe, le début des années 1960 marque un tournant dans l’histoire de la littérature des femmes : en plus d’une hausse significative du nombre de publications[2], s’amorce, dans la fiction, une réflexion sur l’émancipation des femmes qui trouvera sa pleine expression durant la révolution des années 1970. Anne Brown affirme que les autrices font émerger un nouveau sujet féminin qui, au lieu d’être le « simple faire-valoir du mari et des enfants », devient « un être consistant qui donne au récit son sens et son intensité[3] » ; ce changement se traduit notamment par la remise en question de la maternité, la dénonciation des violences conjugales ou la représentation de sexualités minoritaires. Dans la même veine, Lucie Joubert montre qu’avec les années 1960 vient un nouveau recours à l’ironie qui révèle souvent de la colère, de l’agressivité et un désir de transformation par l’écriture : l’ironie exprime « l’assurance d’une certaine supériorité chez une catégorie de personnes traditionnellement maintenues à l’écart du pouvoir[4] ». Pour Isabelle Boisclair, enfin, l’année 1961 constitue une date charnière : la tension entre silence et parole (les protagonistes étant « tiraillées entre l’habitude de se taire et le désir de crier leur malaise et leur désarroi[5] »), le désir d’autonomie des personnages et la remise en question de l’institution du mariage sont à la source d’une production riche et cohérente, qui peut enfin tendre à la légitimité.

Ce moment d’éclosion ferait contraste avec la décennie précédente : Isabelle Boisclair qualifie les années 1948-1959 de période « chaotique », notamment en raison de la décroissance du nombre de parutions et d’un important contrôle moral autour des oeuvres publiées[6]. Plus encore, le roman psychologique du milieu du siècle, qu’il soit masculin ou féminin, est aujourd’hui considéré comme le « mal-aimé de notre modernité romanesque » ainsi que comme une « enclave dont on fait aisément le tour[7] » par de nombreux critiques. Marqués du sceau de leur époque en plus d’un préjugé critique défavorable, les écrits des femmes ne pourraient donc être qu’insipides. À l’exception de quelques oeuvres aujourd’hui consacrées par l’institution littéraire, telles Le torrent et Les chambres de bois d’Anne Hébert, Alexandre Chenevert de Gabrielle Roy ou La belle bête de Marie-Claire Blais[8], les années 1950 formeraient pour les femmes une décennie de « chuchotements[9] », de transition, si ce n’est de recul. Très rares sont les lectrices d’aujourd’hui qui connaissent les oeuvres de Charlotte Savary, Lucile Vallières, Marie-Anne Guy, Lyse Longpré, Béatrix Boily, Olivette Lamontagne ou Ghislaine Reid.

Pourtant, indubitablement, quelque chose se prépare et se transforme : à lire plusieurs romans de la décennie, à plonger dans des oeuvres évincées du canon littéraire et jamais réhabilitées, même par les lectrices féministes, on remarque déjà une critique des normes sociales et des rôles dévolus aux femmes. Ne faudrait-il donc pas penser le passage aux années 1960 sur le mode de la continuité plutôt que sur celui de la rupture ? Dans quelle mesure les écrivaines des années 1950, outre les renommées Hébert, Roy et Blais, ont-elles pavé la voie à ce tournant ? Vastes et stimulantes questions, auxquelles je souhaite ici apporter un élément de réponse.

Un premier survol de la décennie laisse croire que les innovations formelles dans les oeuvres sont timides : sans surprise, les trames narratives sont souvent édifiantes, les conclusions, moralisatrices, et les personnages féminins, punis pour tous leurs écarts à la norme. Mais il y a tout lieu de réévaluer la portée des stratégies narratives employées par les autrices : ce qui est traditionnellement apparu peu intéressant à la critique cache potentiellement une part de nouveauté. Du reste, certaines audaces thématiques sont évidentes. On remarque ainsi la prolifération de couples malheureux et haineux, les discussions didactiques sur le divorce ou encore la dénonciation explicite de la subordination des femmes, tous thèmes qui seront abordés par les romancières des années 1960 et 1970.

La représentation de la maternité attire tout particulièrement l’attention. Un nombre important de récits sont structurés autour de mères protagonistes et sujets de focalisation, ce qui constitue une nouveauté de taille en littérature québécoise : pour la critique littéraire féministe, l’émergence du personnage maternel prenant la parole et étant déterminé par et pour lui-même — et non par ses enfants — est généralement située au tournant des années 1980, avec la parution d’oeuvres comme La cohorte fictive (1979) de Monique LaRue ou La maison Trestler (1984) de Madeleine Ouellette-Michalska. Dans Le nom de la mère, Lori Saint-Martin montre que La chair décevante (1931) de Jovette Bernier constitue dans l’histoire de la littérature québécoise l’« exception éblouissante[10] » qui confirme la règle : revendiquant haut et fort, bien avant l’heure, son statut de mère célibataire, le scandaleux personnage de Didi Lantagne est unique dans le paysage littéraire d’avant la révolution féministe.

Pourtant, tout en étant moins explosives sur le plan formel que La chair décevante (dont la modernité, comme le souligne Saint-Martin, étonne encore aujourd’hui), certaines fictions des années 1950 prolongent les thématiques abordées par Jovette Bernier : défiant la loi, posant des gestes extrêmes pour leur époque (avortement, maternité hors mariage, etc.), plusieurs mères fictives font de la maternité une expérience à transformer et à réaffirmer. En parcourant l’ensemble des titres de la décennie, on se trouve bien loin du lieu commun critique selon lequel les mères des années 1950, gardiennes des traditions, exerceraient une « domination tyrannique[11] » sur leurs enfants, et plus particulièrement sur leurs fils, dont elles entraveraient le bonheur et l’épanouissement. Cette image figée, monolithique, relayée par de nombreux spécialistes au fil du temps (de Jean Le Moyne à Maurice Arguin), tient très peu compte de la production littéraire des femmes — si on excepte « Le torrent » et La belle bête[12]. Au contraire, les mères protagonistes qui tentent de subvertir leur statut sont nombreuses : on pourrait croire que la fiction des femmes, contrairement à celle des hommes, représente des mères qui n’en peuvent plus de porter l’idéal de conservation de la société canadienne-française et cherchent à établir de nouveaux modèles, de nouveaux scénarios. Mères épuisées rêvant de s’échapper d’un mariage désastreux (Isabelle de Frêneuse [1950] de Charlotte Savary ; La magie des ruines [1953] de Lyse Longpré), mères célibataires à la recherche de légitimité (Mademoiselle et son fils [1956] d’Olivette Lamontagne), mères qui refusent leur rôle (Une femme [1957] de Lucile Vallières ; Autour d’un rêve [1958] de Marie-Anne Guy) ou qui, inversement, prennent la parole pour dire leur désir d’accompagner leurs enfants au meilleur de leurs capacités (Les fous de l’île heureuse [1952] de Jeanne Desjardins-Rivest) : les personnages sont bien plus complexes que l’a laissé entendre la critique jusqu’ici. Chez de nombreuses autrices aujourd’hui oubliées, la maternité devient le lieu privilégié d’une renégociation des valeurs symboliques entre hommes et femmes.

C’est à cette renégociation que je m’intéresserai ici. Je propose une étude de L’héritier, premier roman de Simone Bussières, publié en 1951[13], dont l’intrigue s’articule autour d’un personnage de mère porteuse et dévoile l’exercice d’une sexualité hors mariage. Il s’agira d’observer la manière dont le texte, à travers son personnage maternel inconvenant, critique avant l’heure l’instrumentalisation du corps des femmes et le pouvoir des hommes dans la reproduction. Très sévèrement reçu à sa parution, notamment en récoltant la cote « Mauvais » dans la revue Lectures, ce roman a rapidement sombré dans l’oubli. Dans une notice consacrée à L’héritier dans le Dictionnaire de la censure au Québec, Isabelle Boisclair rappelle que la défense des mères célibataires échappe alors à la critique, qui retient plutôt, avec irritation, l’aspect moral de l’oeuvre[14]. Alors que Louis-Philippe Roy, dans L’Action catholique, reconnaît le talent de Bussières tout en lui suggérant de se vouer « à une oeuvre véritablement chrétienne[15] », Jean-Paul Pinsonneault, dans Lectures, ne mâche pas ses mots :

[Les personnages principaux] émouvront peut-être le lecteur taré en quête de fadaises poisseuses, mais ils n’inspireront que mépris et dégoût aux esprits assoiffés de lumière […]. Parce que l’amour dont vit l’héroïne de Simone Bussières est une contrefaçon odieuse, il viole chez le lecteur une pureté secrète dont les exigences s’enracinent dans la vocation inaltérable de tout être humain à un Amour supérieur[16].

Le monde se transforme et les créatrices explorent des avenues inédites, mais les critiques semblent attachés à un ordre ancien qui leur glisse graduellement des mains. Dans Montréal-Matin, Roger Duhamel affirme ainsi sèchement que « L’héritier n’aura pas de descendants[17] », manière efficace de réduire Bussières au silence. De fait, celle-ci ne renouera avec la fiction pour un public adulte qu’à la fin des années 1990, avec La pyramide des morts, aux éditions du Septentrion. Pendant 50 ans, elle se consacrera plutôt à l’enseignement, à la radio et à l’édition. Institutrice de formation, elle participera, dans la foulée de la Révolution tranquille, à la mise sur pied des maternelles publiques, développera une méthode d’apprentissage de la lecture (largement utilisée par le système scolaire québécois jusqu’aux années 1980) et deviendra une pionnière de la pédagogie de l’enseignement. Elle animera également des émissions éducatives à CHRC, écrira des contes pour enfants et fondera Les Presses laurentiennes, destinées notamment à l’édition d’anthologies[18]. La réception biaisée de L’héritier ne doit cependant pas empêcher les lectrices du xxie siècle d’observer la révolte féministe qui se profile dans l’oeuvre : ce roman mérite réhabilitation non seulement pour sa représentation audacieuse de la maternité, mais aussi pour sa forme singulière.

L’HÉRITIER ET L’APPROPRIATION DU CORPS DES FEMMES DÉNONCÉE

À l’âge de 25 ans, Louise Breton est tombée éperdument amoureuse de Pierre Laurent, mais celui-ci a choisi d’épouser une autre femme, Jeanne Simard. Inconsolable, Louise a fait le serment de rester célibataire toute sa vie et de mener une existence solitaire. Cinq ans plus tard, Pierre et Jeanne tentent de fonder une famille, mais Jeanne ne parvient pas à devenir enceinte. Pierre souhaite à tout prix avoir un fils biologique pour perpétuer son nom, sa lignée et son patrimoine ; il refuse d’adopter un enfant « né on ne sait de qui ni de quoi » (H, 30). Il revient vers Louise et lui demande secrètement de concevoir un enfant avec lui. Les conditions du pacte sont abusives : si l’enfant à naître est une fille, Pierre refusera sa paternité et laissera Louise vivre avec le scandale d’être mère célibataire ; s’il s’agit d’un garçon, il l’élèvera avec Jeanne — il l’adoptera sans dire à son épouse qu’il en est le père biologique — et ne donnera aucun droit de visite à Louise. Aucune rémunération ou compensation n’est prévue : l’amour que Louise porte toujours à Pierre justifierait son abnégation et son sacrifice. Louise devient immédiatement enceinte, mais les choses ne se déroulent pas comme prévu : au cours de sa grossesse, elle prend progressivement conscience de l’injustice de la situation, s’attache à l’enfant à venir et espère accoucher d’une fille pour éviter d’en être séparée. D’abord convaincue qu’elle doit rendre Pierre heureux malgré les interdits moraux (« Faire que son bonheur fût aussi près que possible de celui qu’elle avait rêvé lui donner, voilà ce qui comptait » [H, 51]), elle comprend au fil du temps qu’il n’a aucune réelle considération pour elle. Elle accouche d’un garçon, Pierre l’adopte et lui interdit de le voir. Désespérée d’avoir un contact avec son bébé, elle échafaude un plan pour s’immiscer dans la demeure des Laurent. Sous les traits d’une vendeuse à domicile, elle dévoile à Jeanne sa maternité et le projet injuste de Pierre. Ce sursaut de révolte — et l’amour pour Pierre qui se transforme peu à peu en « haine farouche, sauvage » (H, 156) — trouve sa contrepartie dans une punition finale : Louise meurt « d’anémie pernicieuse » (H, 184) peu après cette scène de confrontation. Le bébé, quant à lui, souffre d’un handicap intellectuel sévère ; on comprend à la toute dernière page que la lignée masculine tant souhaitée par Pierre ne se perpétuera pas[19].

En plus de donner voix à une mère porteuse, personnage parfaitement nouveau dans la fiction d’alors, L’héritier expose un phénomène tabou dans le Québec des années 1950 : l’appropriation du corps des femmes par le patriarcat[20]. Comme le souligne Isabelle Boisclair, apparaît entre ses pages une critique, dont on verra les détails plus loin, qui se déploiera avec vigueur vingt-cinq ans plus tard, avec l’émergence de la pensée féministe matérialiste[21]. Pour les féministes matérialistes, l’exploitation économique et physique de la classe des femmes par la classe des hommes est identifiable par le travail ménager et familial gratuit, le temps de disponibilité illimité à consacrer aux membres de la famille et, plus important pour le propos ici, par le contrôle des « produits du corps[22] », c’est-à-dire des enfants. C’est précisément ce qui est en jeu dans L’héritier : au nom de l’amour qu’elle porte à un homme, une femme est sommée de donner son corps et son temps pour mettre au monde un enfant sur lequel elle n’aura aucun droit. La conclusion moralisatrice, qui condamne Louise d’avoir eu une relation sexuelle sans être mariée, n’empêche pas la présence d’un sous-texte appelant les femmes à reprendre possession de leur corps et de leurs maternités, et d’une dénonciation de l’injustice du pacte conclu entre les deux personnages. À de nombreuses reprises, la narration souligne (avertit) que ce pacte portera irrémédiablement atteinte à la vie et à la dignité du personnage. Malgré la mort qui clôt le roman, il y a dans la tentative de Louise de retrouver son fils et de se sauver avec lui un désir d’autonomie et de bouleversement de l’ordre familial traditionnel : la jeune femme brise le contrat qui efface les mères derrière l’autorité des pères et tente d’exister en dépit du regard indigné que la société pourrait porter sur elle. La mère porteuse aurait dû rester invisible, cachée derrière son secret et sa grossesse interdite ; elle choisit plutôt de revendiquer jusqu’au bout le lien qui l’unit à son enfant.

À ce sujet novateur se greffe une forme à première vue plus conventionnelle. Comme plusieurs de ses contemporaines et de nombreuses romancières québécoises de la première moitié du xxe siècle, Bussières construit une intrigue proche du mélodrame, dans laquelle se multiplient les hasards, les malentendus et les rebondissements invraisemblables. La rencontre fortuite entre les deux personnages (« S’excusant de son erreur, [Pierre] demanda quelques indications. Par un capricieux hasard, il se trouvait que Louise avait précisément à parcourir le bout de chemin qui menait chez l’ami de Pierre » [H, 16]), le mensonge de Pierre pour faire croire à Jeanne que l’enfant est né d’une mère inconnue, le plan farfelu échafaudé par Louise pour entrer chez les Laurent sous les traits d’une vendeuse à domicile et le retour inopiné de Pierre chez lui — obligeant une confrontation finale entre les personnages — sont autant d’indices d’une intrigue où le trait est grossi jusqu’à l’exagération. Le récit s’articule autour du secret de la maternité de Louise menaçant d’éclater, de l’outrance de drames et de la surenchère des sentiments : le désir de Louise de retrouver son fils est voué à rendre public, de manière hyperbolique et spectaculaire, le projet de Pierre. Bien qu’elle ne triomphe pas à la fin du récit, comme c’est généralement le cas dans la fiction mélodramatique, Louise a tous les attributs d’une héroïne vertueuse : orpheline, elle est définie comme une « créature de douceur et d’infinie charité » (H, 55) et doit traverser une histoire extraordinaire où sont testées sa résignation et son innocence.

Nos critères de lecture et notre horizon d’attente font généralement rimer invraisemblance avec maladresse, et mélodrame, avec conformisme — ce qui expliquerait l’évacuation de nombreuses oeuvres du canon littéraire : le mélodrame existerait pour faire pleurer, et non réfléchir[23]. D’ailleurs, les critiques de L’héritier n’ont pas manqué de justifier leur dépréciation du livre en invoquant ses nombreuses invraisemblances et sa « sentimentalité facile[24] ». On pourrait donc croire que les correspondances de L’héritier avec l’esthétique mélodramatique viennent altérer la nouveauté du projet romanesque de Bussières. Et pourtant.

Le mélodrame, s’il « est souvent le signe d’un manque de métier », peut aussi marquer « l’expression d’une colère ou d’une révolte voilée[25] » ; conventionnel, il peut aussi, parfois, être stratégique. En effet, depuis les travaux pionniers de Nancy K. Miller au début des années 1980, la critique féministe a montré que l’invraisemblance propre au mélodrame permet aux créatrices pionnières de s’approprier un nouvel ordre symbolique : si les autrices proposent des intrigues grandiloquentes, pleines d’exagérations, c’est parfois pour contester le grand récit masculin traditionnel, un récit où le protagoniste, en contrôle de son histoire, cherche à triompher d’épreuves diverses[26]. Suivant la typologie d’E. Ann Kaplan, on pourrait parler de L’héritier comme d’un mélodrame « résistant ». Au contraire du mélodrame traditionnel, le mélodrame résistant expose les codes fictionnels dominants tout en les critiquant[27]. Dans L’héritier, c’est précisément par l’intégration des codes du mélodrame qu’une subversion de la maternité traditionnelle est possible : l’enchaînement invraisemblable des événements permet une subtile contestation des discours dominants. Qui plus est, cette contestation apparaît préméditée. Louise est en effet lucide quant aux implications de sa maternité secrète. Avant d’accepter le pacte de Pierre, elle s’adresse à lui dans ces mots : « Après m’avoir possédée… simplement comme machine à reproduction, tu vas retrouver [Jeanne]… » (H, 54) Une telle affirmation et un vocabulaire aussi direct pour décrire la relation entre les deux personnages (« machine à reproduction » connote la possession et la déshumanisation du corps) montrent bien la démarche volontaire de Bussières. Tout en faisant usage d’une forme conventionnelle, et donc acceptable, l’écrivaine cherche à énoncer un propos subversif sur la place des femmes et des mères dans la société.

COUPS DE THÉÂTRE ET RÉPÉTITIONS

De Louise, on ne sait presque rien : sa personnalité, ses aspirations sont brossées rapidement et sans détail. Son statut d’orpheline, les très rares relations amicales qu’elle entretient ou le peu d’intérêt qu’elle porte à son travail ont tôt fait de l’emprisonner dans un important vide existentiel. Pour la cerner revient le déterminant motif de la solitude, qui imprègne tout le roman et que l’incipit dévoile éloquemment :

Je reviens de la gare où, pendant vingt minutes, j’ai attendu. Une femme seule dans une gare attend toujours quelque chose… C’est plutôt ça, j’attendais quelque chose. Quoi ? je l’ignore. S’il s’était produit quoi que ce fût, je saurais. Mais voilà, je suis revenue comme ça, sans rien ! […] Je suis revenue seule.

H, 9

On croirait ici lire une solitude typique des romans sentimentaux : entièrement disponible, Louise serait en attente d’une rencontre amoureuse épanouissante et réparatrice. Sa solitude serait précisément ce qui donne l’occasion à Pierre de s’immiscer dans sa vie et de mettre son projet à exécution. Pourtant, la persistance du motif au fil des pages exige qu’on lui reconnaisse une fonction plus large. Qu’elle camoufle une joie intérieure (« Désormais sa solitude ne serait qu’apparente. Désormais [Louise] avait deux coeurs » [H, 89]), qu’elle permette une forme de protection (« La future mère […] voulait s’envelopper dans une solitude plus profonde encore afin d’éviter tous les regards indiscrets » [H, 101]) ou qu’elle soit ressentie comme une douleur atroce (« [Louise] était revenue affreusement seule, tragiquement seule, et voilà que devant la layette amoureusement brodée, tricotée pour “elle”, sa solitude jadis si pleine, lui devint hideuse et vide » [H, 131]), la solitude investit tout le récit et apparaît déjà comme une manière d’exposer, de manière détournée, la sexualité interdite. Au début du roman, le patron de Louise la met en garde contre les dangers de la solitude, qu’il décrit comme « foyer de tentations » (H, 20). On devine bien sûr que ces tentations sont de nature sexuelle. L’insistance sur la solitude permet alors de mettre l’accent sur le tabou sexuel qui structure l’intrigue. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Louise quitte son emploi, seule activité qui la relie au monde extérieur, dans la foulée de sa rencontre avec Pierre. Dans la mesure où la relation entre Louise et Pierre est vouée à l’échec et où le lien qui les unit est de l’ordre de l’emprise, la solitude de Louise crée un vide narratif qui doit être comblé absolument : tout doit être mis en place pour que la jeune femme succombe aux fameuses tentations…

Du reste, Bussières réécrit plusieurs fois la même scène, la même séquence. Derrière les péripéties abracadabrantes et l’importante tension narrative, on lit, dans les deux premiers tiers du roman, une intrigue curieusement figée : c’est le même discours réitéré sans fin, de toutes les façons possibles, qui permet sa progression. Lorsqu’il expose son projet à Louise, Pierre répète : « Un fils. Je veux un fils ! » (H, 50-51) En guise de réponse, Louise insiste sur l’amour et l’admiration qu’elle lui porte (« Il était là ! » [H, 48]), malgré le rejet dont elle a fait l’objet et malgré les années qui ont passé depuis leur rupture. Ces déclarations pauvres et inéquitables (je veux un enfant d’un côté, je lui ferai un enfant parce que je l’aime de l’autre) annoncent l’essentiel des interactions entre les deux personnages. Tels deux automates, Louise et Pierre répètent continuellement le même discours, chacun de son côté ; il n’y a jamais de véritable rencontre entre eux, et tout se passe comme s’ils se trouvaient sur une scène à réciter deux monologues en parallèle. Au fil des pages, Pierre a beau révéler les doutes qui l’assaillent, il insiste sur la nécessité de mener son projet à bien, au détriment de la vie de Louise, tandis que celle-ci, pour se convaincre du bien-fondé de sa décision de s’investir dans cette maternité illégitime, répète qu’elle peut, qu’elle doit participer à le rendre heureux. Tout comme Pierre exprime de fausses hésitations, Louise fait régulièrement référence au dilemme moral qui l’habite, puis persiste à affirmer que l’amour justifie tous les gestes, tous les « écarts » de conduite. Un tel scénario, on en conviendra, s’épuise vite. Pour faire durer l’intrigue, il faut donc recommencer, rejouer la même scène, redire les tergiversations.

L’essentiel du texte consiste ainsi en une volonté, de la part de chaque personnage, de légitimer sa démarche. Jusque sur son lit de mort, Louise explique son choix par un devoir d’amour : « Mais je n’ai pas péché ! J’ai aimé ! » (H, 191) Ce dispositif narratif reproduit à la lettre les tropes du mélodrame tout en mettant de nouveau en évidence la transgression sexuelle qui motive le roman. Bien que la scène de conception de l’enfant soit très pudique, les fausses hésitations de Pierre et de Louise agissent à leur tour comme révélateur de la sexualité interdite : plus ils réitèrent la nécessité de leur démarche, plus les deux personnages attirent l’attention sur leur rencontre sexuelle. À une époque où le contrôle moral autour des oeuvres littéraires est important, où l’évocation d’un rapport sexuel hors mariage dans la fiction peut encore soulever l’ire des critiques, il y a fort à parier que l’insistance de Bussières à dire et à redire le conflit intérieur des personnages (et donc, justement, à mettre l’accent sur les conséquences du rapport sexuel) ne relève pas exclusivement d’une maladresse. Au contraire, les répétitions dans le canevas narratif montrent le caractère feint, ritualisé de la relation entre les protagonistes : la lectrice comprend au fil des pages qu’elle assiste à un scénario monté de toutes pièces, dans lequel, du reste, Louise avoue elle-même « jouer un rôle » (H, 44, 129). C’est au coeur de cette patiente mise en scène que la maternité illégitime est dénaturalisée et qu’elle a le potentiel de devenir dangereuse : elle bouleverse l’ordre familial traditionnel[28] en plus de mettre en évidence, de manière limpide, la structure qui rend possible l’exploitation de Louise. L’insistance sur la solitude de Louise et la répétition des hésitations des personnages permettent, malgré les limites de l’époque, de faire entendre un subtil discours d’émancipation corporelle et sexuelle.

On peut en effet concevoir que ces stratégies permettent à Bussières de révéler le caractère inacceptable du pacte qui unit les deux personnages : insister équivaut à dénoncer. Même si elle dit prendre part au projet de Pierre de plein gré, Louise sait qu’elle portera seule le poids de l’interdit sexuel et verra sa vie chamboulée par sa maternité scandaleuse. Elle perçoit parfaitement la déshumanisation à laquelle elle s’expose en devenant la « machine à reproduction » silencieuse et efficace évoquée plus haut. Le pacte a beau tenir de la caricature, il met surtout en mots une réalité à transformer, celle du contrôle absolu des pères sur la reproduction et sur la filiation — et de la réduction des mères au rôle de simple « terrain où [l’enfant] se développe de lui-même[29] ». La forme sentimentale recouvre ainsi une cassure, une critique. Les insistances et répétitions soutiennent un discours nouveau sur la maternité : tout se passe comme si le texte appelait subtilement les femmes à en prendre le contrôle, à refuser les lois écrites par et pour les hommes. À outrepasser les limites, en somme.

MÈRE EN DEUIL ET EN RÉVOLTE

Par ailleurs, il convient de signaler la curieuse représentation du corps qui traverse le roman. Conformément aux codes de la fiction mélodramatique, Bussières n’hésite pas à mettre en scène des larmes et des gémissements tout au long de son récit. Louise adopte un ton plaintif dès les premières pages, mais l’expérience de la maternité la fait pleurer toujours davantage. La scène suivant son accouchement est évocatrice : « Voici mon rôle à présent ! Les larmes… c’est bien tout ce qu’il me reste ! » (H, 122) Séparée malgré elle de son enfant, Louise est affligée d’une douleur que ses larmes rendent terrible et spectaculaire. Manifestation d’émotion typiquement féminine, les larmes semblent au premier abord dire l’impuissance et la faiblesse : elles paraissent de mise pour exprimer la perte de l’enfant, le deuil de la maternité et l’illégitimité du statut. En bonne héroïne de mélodrame, Louise pleurerait de résignation et de soumission à son sort.

Mais, de nouveau, l’exagération force la critique. Le corps de Louise est si outrancier, si « spectacularisé » dès les premières pages du roman, qu’on peut se questionner sur la réelle fonction de ces torrents de larmes. Tout au long du récit, Louise exagère, devient de l’aveu même de Pierre « extrême en tout » (H, 181), ce qui provoque une autre cassure dans le cours de l’intrigue. Ainsi, lorsque Pierre lui rend visite pour lui exposer son projet, elle se jette littéralement à ses pieds — le geste est assez inusité pour mettre le jeune homme mal à l’aise : « elle l’entoure de ses bras, elle s’attache à lui […] elle le supplie » (H, 43). Au moment de concevoir l’enfant, elle « retombe à genoux » (H, 71) devant un prêtre au nom du sacrifice qu’elle s’apprête à commettre. Son « imagination surexcitée » (H, 70), sa « surexcitation nerveuse » (H, 177), son « coeur qui gonfl[e] et se m[e]t à battre précipitamment » (H, 124), qui veut « éclater » (H, 159), ses implorations, son corps qui s’altère après la naissance de son fils et annonce sa mort (« ses joues creuses et ternes » [H, 156]) sont autant de poses et d’attitudes qui s’inscrivent dans l’esthétique mélodramatique en même temps qu’elles en repoussent les limites. Quand Louise pleure sans fin ou se jette à genoux devant Pierre en gémissant, elle surjoue son rôle de jeune femme dévouée et sacrificielle.

Or, ce jeu outrancier n’est pas sans conséquence pour Pierre. Comme par effet de miroir, ses demandes abjectes, qui révèlent son désir de dominer Louise et de contrôler la situation avec autorité, sont elles-mêmes exacerbées et, de ce fait, tournées en ridicule. En effet, le corps émotif et excessif de Louise dévoile le projet abusif : c’est quand elle est « extrême en tout » que Louise donne une image négative de Pierre. Chaque débordement s’accompagne d’une réflexion qui montre les tentatives du jeune homme de s’aliéner la jeune femme afin de mettre son plan à exécution. Ainsi, lorsque Louise se jette à ses pieds, Pierre songe sans détour à la nécessité de profiter de ses sentiments et de sa vulnérabilité : « Il était homme et une femme éperdue d’amour était à ses pieds ! […] Alors, à quoi bon jouer ? » (H, 54) Les réelles intentions du personnage sont rendues visibles et critiquées : malgré ses fausses hésitations, Pierre sait pertinemment l’abus dont il se rend coupable. Partant, on peut se demander si les larmes et exagérations de Louise ne visent pas à protester contre ces intentions malveillantes : elles agiraient comme moyen de rendre l’intrigue étrange et chaotique, d’imposer un contre-discours révolté.

Dans Les mères en deuil, Nicole Loraux s’intéresse aux mères de l’Antiquité et à leur deuil fortement réglementé par la cité grecque : lorsque leurs fils mouraient au combat, les mères de la cité de Kéos, au ve siècle av. J.-C., étaient interdites de funérailles ou obligées au silence durant les cérémonies funèbres. Les larmes de ces femmes étaient craintes en raison d’une « contiguïté entre la perte et l’explosion de fureur[30] ». Derrière les larmes et les lamentations se dessinait selon les autorités un désir de soulèvement et de vengeance — d’où la nécessité de les camoufler, voire de les faire taire. De l’Antiquité au Canada français des années 1950, le contexte et les enjeux sont entièrement différents, mais la mise en fiction des larmes et du corps démesuré appelle des questionnements communs : comme celles des mères antiques, les larmes de Louise constituent, il me semble, un mode de protestation. Le corps se dresse — s’insurge — là où aucune contestation ne peut être clairement articulée, là où rien ne peut être dit frontalement. Les larmes et les gémissements agissent comme artifice romanesque pour mieux faire surgir la violence et l’excès contenus dans l’intrigue. Du reste, ils augmentent en intensité au fil de l’intrigue, un peu comme si la révolte grandissait en Louise au même rythme que l’enfant à naître. Autrement dit, le sacrifice du personnage s’accompagne d’une tension corporelle telle qu’une subversion du statut maternel s’impose. Invisible, la mère porteuse choisit d’inscrire son nom, sa subjectivité dans le récit du père : en pleurant, en débordant, elle exige d’exister. De la même manière que les répétitions permettaient d’insister sur la transgression sexuelle et d’en dénoncer les conséquences, les larmes et le corps excessif bouleversent le plan de Pierre et obligent à reconnaître le point de vue de Louise. Les larmes se substituent à la voix : la mère qui aurait dû rester silencieuse et à l’écart, qui aurait dû respecter un pacte injuste et être réduite à l’état de « machine à reproduction », devient plutôt « extrême en tout » pour mieux contester l’appropriation de son corps.

En somme, le mélodrame permet d’appuyer la critique de la maternité formulée par Bussières tout en préservant l’acceptabilité du roman dans son contexte de publication. L’héritier ne propose pas de rupture stylistique franche, mais la forme mélodramatique n’empêche pas la présence d’une révolte et témoigne de la « volonté de déborder le cadre des possibles féminins tels qu’on les percevait à l’époque[31] ». Les insistances et répétitions, de même que la représentation du corps excessif, sont deux indices laissant croire que l’intrigue est critiquée et remise en question au fur et à mesure qu’elle se déploie. Bussières pose un regard contestataire sur les valeurs de son époque sans toutefois s’y opposer explicitement — ou avec véhémence. Et en faisant mourir Louise Breton, elle s’assure de respecter les conventions littéraires de son époque : les torrents de larmes cessent. Mais quelque chose a craqué pour de bon. La figure tragique de la mère porteuse pourrait même apparaître comme allégorie des transformations sociales et littéraires à venir : même si l’enfant lui est enlevé, elle porte en elle les germes d’une puissante métamorphose.

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À qui appartient l’enfant ? Qui contrôle la reproduction ? Comment penser la filiation en abolissant l’autorité absolue des pères et en reconnaissant l’autonomie du corps des femmes ? Quelle subjectivité pour les mères ? Autant de questions auxquelles la révolution féministe des années 1970 a permis de réfléchir et qui ont contribué à un grand bouleversement des valeurs et de l’imaginaire. Si le débat entourant la gestation pour autrui suscite encore aujourd’hui d’épineuses questions, L’héritier a le mérite, dans le contexte canadien-français des années 1950, de poser un regard audacieux sur une problématique encore taboue. Louise Breton choisit de transgresser un interdit, d’inscrire son point de vue de mère illégitime dans la fiction et, un peu à la manière de Didi Lantagne dans La chair décevante, de « revendiquer la maternité au mépris des conventions sociales[32] » : le phénomène est assez rare pour qu’on reconnaisse sa nouveauté. Héroïne aujourd’hui oubliée, Louise est pourtant une figure importante des transformations qui s’annoncent dans la fiction des femmes.

Du reste, l’étude de la maternité offre une incursion dans un corpus encore méconnu et permet d’insister sur ce qui relie les oeuvres : à l’absence de légitimité et de reconnaissance dont les autrices des années 1950 ont été parfois injustement victimes, il y a tout lieu d’opposer les correspondances, les rapprochements foisonnants. Voir quels imaginaires ont été partagés par les autrices, voilà sans doute l’une des manières de leur rendre justice et de les sortir de l’ombre. Plusieurs mères des années 1950 se racontent elles-mêmes et énoncent le désir d’être mères quand et si elles le veulent, selon leurs propres conditions. L’héritier apparaît comme un titre exemplaire de la période dans la mesure où la représentation de la maternité qu’il propose soulève des enjeux inédits. Qui plus est, le roman de Bussières est à même d’enrichir notre compréhension d’une période très peu étudiée de l’histoire de la littérature des femmes au Québec. Lentement, doucement, la révolution féministe se met en marche. Si la décennie 1950 est faite de « chuchotements », il y a tout lieu de tendre l’oreille.