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Introduction

Le contexte français d’accueil des mineurs non accompagnés

Les mineurs non accompagnés (MNA) répondent à une définition administrative, celle du mineur étranger sans représentant légal en France. Souvent, ces jeunes fuient la guerre et/ou la misère. Souvent venus d’Afrique, du Moyen-Orient, d’Asie, et du Maghreb à l’aide de passeurs payés par la famille, ils rejoignent un ailleurs assimilé à un « eldorado européen ». La mobilisation des ressources psychiques est alors indispensable pour faire face à la fois aux difficultés sur le plan matériel et au défi de la migration avec la confrontation à un monde qu’ils ne connaissent pas et qui bouscule l’identité. En France, l’État répartit les MNA dans les départements, qui les répartissent ensuite dans les associations de la Protection de l’enfance, qui les répartissent à leur tour en foyer, famille d’accueil (le plus souvent en province ou banlieue) ou à l’hôtel. La prise en charge n’est pas homogène en fonction du type d’accueil et du lieu et peut engendrer en soi de la vulnérabilité (Chabier, 2019). Un dispositif national de mise à l’abri, d’évaluation et d’orientation a été mis en place suite à la circulaire du 31 mai 2013 entre l’État et les départements pour évaluer en 5 jours la minorité et l’isolement du jeune en s’appuyant sur un faisceau d’arguments (documents d’état civil, cohérence du récit, parfois expertise médicale).

Un constat : les paradoxes de l’accompagnement d’un MNA

Les motifs de départ et parcours des MNA sont hétérogènes (Etiemble, 2010) ; néanmoins ces jeunes partagent certaines problématiques communes. Le même paradoxe pèse sur chacun d’eux puisqu’il y a contradiction entre les politiques publiques de protection de l’enfance et de contrôle de l’immigration. Après plusieurs années passées sous la bienveillance du système de protection de l’enfance, ils peuvent en effet se voir refuser le droit au séjour sur le territoire français lorsqu’ils atteignent la majorité. Les professionnels qui les ont en charge décrivent des sentiments de conflits entre les représentations de l’étranger, les représentations politiques et l’empathie éprouvée envers ces jeunes au passé souvent pluritraumatique (Radjack, 2015). Du côté du jeune, comment s’inscrire dans une filiation et laisser place à de nouvelles affiliations lorsqu’on doit être considéré comme isolé pour être protégé et bénéficier des services de protection de l’enfance ? Ces jeunes sont soumis en permanence à l’« épreuve du soupçon » c’est-à-dire à une sorte de présomption de culpabilité de faire un récit construit et répété pour obtenir les papiers (Bricaud, 2006). Comment parviennent-ils alors à nouer un lien de confiance avec les professionnels qui les entourent ?

La recherche-action NAMIE (Nouvel Accueil Mineur Isolé Etranger)

Au sein de la maison des adolescents de l’Hôpital Cochin à Paris a été menée sur 4 ans une étude qualitative, nommée NAMIE. L’objectif a été de transmettre aux éducateurs participants des « compétences transculturelles » (Domenig, 2007, Althaus, 2010, Oppedal, 2015), c’est-à-dire un savoir-faire pour prendre en compte l’impact de la dimension culturelle sur l’accompagnement de ces jeunes. La nécessité de créer un dispositif transculturel adapté s’est imposée pour répondre aux souffrances psychiques et à un « accordage » dysharmonique du binôme éducateur/MNA. Dans cet article, notre objectif est d’illustrer, par l’analyse d’une situation détaillée et paradigmatique des difficultés que peuvent rencontrer les jeunes et les éducateurs, les apports de ce dispositif.

La méthodologie de cette recherche se base sur l’empathie narrative (Ricoeur, 1984) combinée à une méthode transculturelle complémentariste (Devereux, 1978).

Les entretiens ont lieu en 3 temps espacés d’un mois : un premier entretien de rencontre, un deuxième entretien central avec emploi des supports de narration pour la construction d’un récit de vie, puis un dernier entretien interrogeant le vécu de la recherche-action. Des entretiens semi-dirigés sont menés par un binôme de 2 chercheurs (psychologue et pédopsychiatre) qui ont l’habitude de manier des leviers transculturels (Devereux, 1978). Il peut s’agir de valoriser le parcours migratoire et les capacités de résilience, lever les malentendus culturels, travailler sur le métissage culturel (Moro, 2002). Ou encore, de faire avec des traumas multiples et permettre un éclairage culturel, en s’appuyant sur l’aide d’un interprète-médiateur. L’éducateur est mis en position active du début à la fin dans ce dispositif. Nous demandons au jeune d’apporter 3 objets : chacun représentant son passé, son présent et son futur. Les objets sont employés à visée narrative, pour rencontrer l’histoire autrement que dans un espace administratif : par le jeu, la poésie, la métaphore, et engager à une conversation créative (Touhami, 2015). Le jeune doit dessiner un circle test au 1er et au 3e entretien (Cottle, 1967) pour représenter de nouveau sous la forme abstraite de cercles son passé, son présent et son avenir.

Une approche phénoménologique descriptive et narrative est utilisée pour l’analyse (Smith, 2008) : l’IPA (Interpretative Phenomenological Analysis). Les entretiens sont tous enregistrés, retranscrits, et analysés par 2 chercheurs pour un double codage. Le matériel collecté a été riche, car les entretiens étaient productifs (6 heures d’entretien pour la situation ci-dessous).

Nous choisissons de décrire une des situations de recherche portant sur un des jeunes au parcours d’errance (un harraga) et présentant une problématique d’addictions. L’accompagnement des jeunes errants déjà en rupture depuis leur phase prémigratoire est souvent réputé difficile dans notre expérience parisienne que cela soit vers le soin ou par l’abord éducatif.

Le parcours d’Abdel : « Excusez-moi, j’ai besoin de parler »

Abdel, 17 ans, est un jeune d’origine marocaine, errant le jour et enfant des bidonvilles de Casablanca le reste du temps. Il bénéficie d’une double prise en charge par la protection de l’enfance et la protection judiciaire après avoir commis un délit mineur. Il vit dans un hôtel, disant ne pas supporter la contrainte des foyers. Grâce aux leviers utilisés pendant la recherche, il nous relate son récit de vie, marqué par une enfance carencée et un vécu abandonnique à répétition : un père qui buvait, le frappait et le dévalorisait. La famille vivait dans un logement insalubre d’un bidonville. Dernier d’une fratrie de 5, il était identifié comme celui qui « créait les problèmes ». Ses grandes soeurs subvenaient à ses besoins matériels jusqu’à leur mariage. À partir de là, Abdel s’est déscolarisé, a fui le domicile, puis s’est retrouvé en un an, enfant des rues du port de Casablanca, ne revenant au domicile familial que pour les fêtes et le ramadan. Il y a développé ses addictions à la colle, au silicium, aux diluants de peinture, au cannabis et aux psychotropes. Son objectif comme ceux d’autres jeunes qu’il a rencontrés : prendre le risque de partir clandestinement. Le temps de cette errance « le rendait fou » : il a commencé à se scarifier, parfois le visage. Il a ensuite été pris en charge par un centre de protection de l’enfance au Maroc qui s’est révélé maltraitant, et l’a conduit à fuguer. Il est arrivé en France en passant par l’Espagne.

Abdel explique qu’arrivé en France, dans un pays étranger, il met du temps à comprendre le « fonctionnement ». Il a pu se débrouiller grâce à d’autres, mais aussi en volant dans une logique de survie. Il se retrouve 3 mois en prison, puis à sa sortie, il est impliqué dans un incident violent où des policiers lui fracturent les deux jambes. Pour lui, c’était « insupportable » non seulement par le fait d’être immobilisé, mais avec un sentiment de solitude profond face à cette accumulation de difficultés dans un pays étranger. Il tente à 2 reprises de se donner la mort et continue ses conduites à risque.

Récit de vie autour des objets

C’est autour de 2 chansons de Cheb Bilal, chanteur qui a vécu 12 ans en exil dans un pays étranger, qu’il réactive son passé et relate avec émotion son vécu du présent. Pour Abdel, Cheb Bilal évoque « des paroles engagées, il parle des personnes qui subissent, qui sont dans la précarité, ont vécu des choses difficiles dans la vie ». Il écoutait déjà ses chansons à Casablanca, lorsque « la vie qu’il menait était insupportable » jusqu’au point déjà de penser à la mort. Il fait alors le lien entre l’envie de se tuer et l’envie de tuer l’autre qui se mélangent lors d’une bagarre lorsqu’il s’est retrouvé dans un centre de rétention en France.

Dans les paroles qui le marquent particulièrement, il peut citer « je parle tout seul, ce sont les circonstances qui ont fait ça, je n’ai plus de famille, ni une source de tendresse » ou encore « je suis loin d’eux alors qu’ils sont tout près de moi ». Abdel peut énoncer que « même dans sa propre famille, il se sentait loin d’eux, comme s’il n’avait pas de famille ». Il relate alors un moment douloureux où son père l’a frappé et mis dehors au retour de la boucherie où il était censé acheter de la viande pour la famille : Abdel était rentré sans rien, car on lui avait volé l’argent nécessaire pour l’achat. Il a fallu l’intervention de ses soeurs et de sa mère pour retourner chez lui. Et il y revenait pour la « tendresse de sa mère ». C’est autour des paroles de la chanson qu’il parvient aussi à évoquer ces thématiques sans débordement émotionnel alors qu’habituellement, précise-t-il, il préfère garder les souvenirs douloureux pour lui, car ils lui appartiennent. Il décrit le désaccord de « mentalités » entre son père et lui, à l’image du gap générationnel qui se creuse entre les adolescents et les parents marocains en pleine restructuration familiale dans une société à transformation rapide (Peraldi, 2009). Ainsi cite-t-il son père : « les gens achètent un mouton et toi, tu achètes une mobylette, c’est ça le mouton que tu veux élever » ?

Une chercheure réagit en s’appuyant sur sa propre culture d’origine : « dans les quartiers populaires chez les familles maghrébines, la question du mouton, la race du mouton, s’il est grand, s’il est petit, s’il a des cornes ou pas, est particulièrement importante. La valeur d’une famille, la place du père, se voient aussi sur l’achat obligatoire du mouton pour la fête de l’Aïd. Il y a des gens qui peuvent contracter des crédits parce que c’est une obligation pour rendre hommage à la famille. Il y a plein de rituels autour. Pour Abdel, c’était la moto, mais pour ton papa, il y avait la question du mouton qui était importante ». Cette intervention a pour fonction de réactiver les représentations culturelles d’origine, et d’inscrire la position du père dans une dimension culturelle collective et générationnelle (marquant la différence de génération et son lot d’incompréhensions intergénérationnelles). D’autres interventions ont pour objectif de légitimer les aspirations personnelles d’Abdel qui relèvent, elles, d’aspirations de sa génération, afin de le réinscrire dans un groupe de pairs, le sortir de la culpabilité et la solitude.

Abdel raconte avoir bravé la mort en volant le cannabis délaissé par un dealer réputé violent, afin de s’acheter sa mobylette, comme celles des copains qu’ils auraient reçues de leurs parents. Il évoque également l’importance de son apparence, de porter des habits de marque, trouver son identité dans l’adversité et la rivalité.

Autour d’une autre chanson de Cheb Bilal choisie pour l’objet du présent, Abdel cite quelques paroles qu’il aurait voulu transmettre à son père : « Personne ne subvient à mes besoins, personne ne me remplit mon panier de courses et ils osent parler ces visages de misère. Mon copain, mon compagnon, les gens parlent. L’âge est traître. Les gens parlent, dans le sens des mauvaises langues. » Il enchaîne sur son sentiment d’être à un carrefour pour le temps présent, comme, dit-il, « s’il avait un chemin qui est droit, à savoir faire une formation, faire un apprentissage, construire sa vie, pour pouvoir ramener ma mère et l’extraire de là-bas. Ou, au contraire, un chemin plutôt déviant qu’il pourrait emprunter, avec des larcins, vols, partir dans un autre pays, relarcin, revol, etc. ».

Il cite encore d’autres paroles « La vie m’a appris que les ennemis peuvent apparaître » qui montrent sa méfiance, son bousculement dans le sens des valeurs entre ce qui est bien et mal, et la difficulté à repérer les personnes bienveillantes et malveillantes.

L’objet du futur est représenté par un diplôme. Sinon, dit-il : « sans formation, sans diplôme, je continuerai toujours dans les bêtises, les larcins ».

Figure 1

Circle test d’Abdel au premier entretien

Circle test d’Abdel au premier entretien

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Les cercles sont posés sur une même ligne imaginaire. Le passé est rabougri et colorié en noir. Le présent, au milieu, est hachuré, comme noyé par le passé et le futur. La « recollection » des temps extrêmes dans le présent et le rapetissement du passé est une stratégie défensive face à l’adversité et aux événements traumatiques (Minassian, 2015). Le blanc du futur est signe de bon présage et porte chance dans la tradition religieuse musulmane. Abdel émet un souhait : « pour le futur, je voudrais me rassembler », c’est-à-dire, se stabiliser, pouvoir se poser.

Abdel est placé en garde à vue le jour du troisième entretien. Un entretien long sera réalisé avec les deux éducatrices présentes, lesquelles évoquent en détail l’accompagnement actuel du jeune, et rapportent de la part du jeune un investissement manifeste du dispositif.

Discussion

Les thématiques qui ressortent de l’analyse longitudinale des entretiens retranscrits pour ce jeune mettent en évidence 4 dimensions dans les actions utiles pour son accompagnement : comprendre le parcours et les objectifs d’un harraga en prenant en compte les aspects contre-transférentiels politiques et historiques, l’élaboration autour des éléments traumatiques, la création d’un lien de confiance, l’engagement des intervenants.

Les harraga : ces jeunes qui interrogent la loi et la politique

Les harraga sont de jeunes migrants sans papiers issus de pays maghrébins. Venant étymologiquement du terme « brûler », le terme désigne celui qui décide de brûler ses papiers et les frontières maritimes, et qui est sans nom. Abdel le dit bien, il ne veut pas de passeport, qu’il soit marocain, français, anglais. Il veut « rester quelqu’un d’inconnu, c’est comme sous x, sans identité. » Par ailleurs, il est persuadé à tort qu’en étant anonyme, il ne peut pas être renvoyé au Maroc. 

On retrouve chez les harraga une manifestation vitale de transgresser les limites, vécues comme trop contraignantes. Il s’agit de « brûler » les interdits et la loi. Les entretiens menés auprès de harraga lors de procès (Souaih, 2016) montrent que ces jeunes connaissent la loi, mais sans que celle-ci ait un effet dissuasif. Ces jeunes risquant leur vie pour quitter le pays, la peine de prison n’est pas toujours une crainte majeure. Cette nouvelle forme de contestation du système découlerait à la fois d’un déséquilibre dans les structures familiales au Maroc, en Algérie, ou en Tunisie (passage de la famille clanique, traditionnelle ou communautaire à la famille nucléaire), et d’un retour du refoulé colonial avec la question de la dette (Boucebci, 1978, Touhami, 2016). La répétition du délit pour eux prend l’allure d’une conduite de dépendance. Pour ces jeunes, il n’y a ni réponse familiale, ni réponse sociétale, comme s’ils devenaient « hors-jeu socialement ». Ainsi les harraga tunisiens incarneraient la migration comme acte politique en soi, avec des demandes de dignité et d’égalité avancées pendant la période postrévolutionnaire (Giusa, 2018).

Selon Benslama (2014), le harraga peut représenter dans sa quête de liberté et son défi des lois, un engagement politique, en passant par l’extrême : il serait une « figure de la mort volontaire ». Le sujet est soumis à une injonction interne qui pourrait être résumée par « la vie ou le pays », dans laquelle la perte est en jeu, l’exil n’étant qu’un moyen d’aller vers la mort.

On retrouve dans la situation d’Abdel un environnement familial violent, comme pour beaucoup de jeunes harraga (Bernichi, 2015). Le Maghreb devient alors le pays qui représente l’ennui, la misère, la peur, l’étouffement, la souffrance psychique et physique, et l’errance. Tout y est défavorable à la réalisation de soi et représente un frein pour réussir à rembourser la dette de vie pour rendre à la mère, à laquelle un amour inconditionnel est voué et pour dépasser le père. À l’inverse, l’Europe représente le pays de leur rêve, et la France va représenter la liberté, l’accès aux soins, l’amour et l’accès à la réalisation de soi (Touhami, 2016). Devenir harraga figure l’une des rares possibilités pour ces jeunes de construire leur identité et tenter de se réaliser en tant qu’homme (Khaled, 2013). À travers ce rite de passage à l’âge adulte, il y a la tentative de se forger une identité et une individualité.

Abdel, la médiatrice-interprète remarque que même s’il semblait avoir massivement investi les éducatrices et le dispositif, le fait qu’il ait subi une interpellation le jour du troisième entretien l’a mis en grande insécurité et il s’est sauvé, seul mode de survie connu de lui. Comment construire des liens et accueillir hors institution ces jeunes pour lesquelles la seule identité est la désaffiliation ? Ils sont brûleurs de leur passeport, ils sont mineurs isolés étrangers en France et désaffiliés pour devenir des hommes tout en maintenant un lien symbiotique avec leur mère, encore un paradoxe selon Pestre (2015).

Soigner le psychotrauma, l’écouter, le partager, le transformer dans le cadre du dispositif

Face à ce jeune marqué par de multiples traumatismes encore enkystés et actifs, et exposé régulièrement à un risque de traumatophilie, la fonction accompagnante des éducatrices revêt une dimension réparatrice, voire soignante, au sens du care : elles sont des caregivers qui apportent du soin de première ligne (Mitra, 2019, Oppedal, 2015). Les assises narcissiques d’Abdel ont été mises à mal par la cassure dans ses liens familiaux en particulier la relation à son père, et la place qu’il n’avait pas dans la famille. Les harraga fuient souvent un environnement familial défaillant, insécure et traumatique, où l’autre maltraitant et rejetant ne peut répondre à leurs demandes et besoins (Khaled, 2013, Bernichi, 2013). La continuité et l’investissement dans l’accompagnement constituent alors une base sécurisante. Abdel maintient consciemment ou inconsciemment l’inquiétude autour de lui allant parfois dans des détails sordides de son récit, et suscite l’empathie, probablement pour s’assurer que l’on continue à s’occuper de lui. Il rejette le cadre et semble à la fois en être rassuré. Il peut adopter des positions régressives suscitant une empathie maternelle des éducatrices (Winnicott, 1969). Ainsi, précisent-elles, « il peut très vite faire des passages à l’acte, mais en même temps, comme un petit enfant, peut pleurer quand il est touché ». Ce contre-transfert maternel est régulièrement retrouvé chez les éducatrices ayant participé à la recherche (Radjack, 2020). Au départ, vécu comme gênant et chargeant trop la relation éducative, il devient au contraire un allié au fur et à mesure des entretiens, s’apparentant à une position maternelle assumée et partagée par l’équipe au 3e entretien. Ce contre-transfert fait probablement écho à la représentation centrale chez les harraga de la mère, souvent seul lien entretenu avec leur famille (Chobeaux, 1996). Cet attachement à la mère permet à ces garçons de se « fabriquer » une image de « bon objet », « bon parent » pour éviter un certain éclatement de la personnalité. Ce clivage permet ainsi d’isoler le bon du mauvais objet, car la perte brutale de la croyance en la protection du parent peut s’avérer aussi traumatique que les événements eux-mêmes.

Les chercheurs se sont basés durant ces entretiens sur des tentatives de reconstruction identitaire. Un travail d’historisation a été amorcé afin d’inscrire les événements de vie (passés et actuels, individuels et collectifs) dans l’histoire du sujet, pour qu’il puisse à son tour les subjectiver et leur donner du sens. Face aux traumatismes, les chercheurs incitent à adopter non pas une position qui oscille entre la fascination et l’effroi, mais plutôt de se laisser affecter par le trauma et transformer ses effets en leviers thérapeutiques, au sens de Devereux (1980), en tuteur de créativité ou de résilience pour ces jeunes. Pour employer une métaphore transculturelle, il ne s’agit pas de taper sur la fourmilière et ne rien faire des fourmis, mais d’orienter celles-ci. « Nommer l’atroce, c’est aussi se souvenir, c’est-à-dire pouvoir oublier et fabriquer un passé, donc un présent et un futur », disait Saglio-Yatzimirsky (2018). Nous avons proposé comme elle de se déplacer avec le patient pour tenter de lier les échos du trauma à son histoire.

Un dispositif de recherche qui permet de dépasser la méfiance

Dans la situation d’Abdel, au 3e entretien, les éducatrices révèlent avoir eu accès à une partie importante de l’histoire qu’Abdel n’avait pas encore délivrée, et de permettre ainsi « d’accélérer un peu la compréhension de son milieu, d’où il venait et ce qu’il avait pu vivre avant d’arriver en France ». En effet, précisent-elles, « bien souvent, on a accès à ce qui se fait là, sur le territoire, et avant le territoire français c’est parfois plus long et plus compliqué pour y accéder ». Le fait d’avoir envie de l’aider déjà bien présent s’est renforcé avec ces entretiens. Pour l’autre éducatrice, les entretiens « ont fait tomber un peu le côté pénal » et permis un lien de confiance mutuelle.

La dynamique de ces entretiens favorise cette rencontre dès le commencement des entretiens, où on demande à l’éducateur d’énoncer les difficultés dans l’accompagnement, avec une réflexivité, et là, un processus d’humanisation des éducateurs semble opérer auprès des jeunes. Ainsi, dans la situation d’Abdel, une éducatrice exprime son engagement pour travailler auprès des mineurs non accompagnés, qui s’inscrit presque dans une volonté politique : « Il y en a (des éducateurs) qui y croient encore » et s’autorise à partager avec lui un sentiment d’injustice, tout en respectant le système. Il y a eu notamment un questionnement partagé sur une possible bavure policière ayant pu justifier un dépôt de plainte « Au cours de l’arrestation, les policiers l’ont frappé au niveau du crâne alors qu’il était en suspension au-dessus du vide. Du coup, il a un peu perdu connaissance et il est tombé en se fracturant les deux jambes. » Certains éducateurs font aussi des autorévélations sur leurs expériences de décentrage[1] pour mieux connaître le jeune. Dans le même objectif de s’assurer d’une compréhension mutuelle de tous les interlocuteurs, chaque terme compliqué est explicité, parfois psychodramatisé, notamment les sigles pour désigner tel type de structure, ou de mesure judiciaire.

Le cadre d’accueil de cette recherche et l’approche transculturelle font opposition avec le monde extérieur et semblent faire rupture avec ce à quoi le jeune s’attend. La méthodologie des entretiens incite à se raconter autrement, à déconstruire pour rassembler. Cela aide le jeune à trouver son histoire interne avec respect, et aux éducateurs d’accéder à sa poésie interne.

De plus, prendre le temps de montrer que l’on s’intéresse à leur histoire, qu’on prend le temps de se renseigner et de les écouter, et de leur donner une place centrale dans leur thérapie puisqu’on coconstruit, et que l’on s’instruit d’eux, cela participe aussi à leur reconnaître une image positive qui les aide à se reconstruire (Moro, 2002). Partir sur l’idée d’une présomption d’innocence plutôt qu’une présomption de culpabilité sur la question du récit construit peut se traduire dans l’attitude non verbale autant que verbale. L’interprète-médiateur, qui peut faire figure de passeur entre les deux mondes, et de figure d’identification adulte de confiance, participe au caractère bienveillant de ce cadre, ainsi que parfois, d’accepter l’idée d’un récit construit (concernant l’isolement ou le voyage) qui peut être vécu comme protecteur dans un premier temps et n’empêche pas le travail éducatif.

Le chercheur-clinicien agit, dans ce dispositif, comme un « tiers instruit » pour reprendre l’expression de Michel Serres (1992) : au sens d’un passeur de connaissances, facilitant les positions réflexives chez le professionnel. Il met en évidence à la fois les compétences transculturelles des éducateurs acquises au décours de leurs expériences et exprimées devant le jeune dans une position réflexive, et transmet des nouveaux outils transculturels au fur et à mesure de l’entretien. Plusieurs éducateurs ont mis en avant une mixité culturelle qu’offre ce cadre de recherche permettant un enrichissement dans l’échange et une meilleure compréhension des éléments culturels, alors que ces questionnements sur la place de la culture ne seraient pas « instinctifs » dans le travail éducatif, voire « négligés ».

Finalement, la question sur le parcours vient seulement par la suite une fois qu’on a mis en confiance qu’on a authentiquement montré qu’on s’intéressait à « qui est ce jeune », rassuré sur le fait de ne pas être jugé, et qu’on a bien entendu ce qu’il vit au quotidien.

Dans la situation d’Abdel, le lien de confiance est mis à mal par sa capacité à se saisir de l’aide de l’autre, et de par sa traumatophilie (Guillaumin, 2001). Selon la médiatrice-interprète, les éducatrices ont adopté une position proactive. Elle-même n’était pas étonnée de l’absence de ce jeune au dernier entretien. Elle cite l’insistance des éducatrices pour faire ses papiers d’identité et se questionne : « est-ce que lui remettre des contraintes comme ça, avec quelqu’un qui a un fonctionnement en errance, est-ce que cela n’a pas eu l’effet contraire » ? De même, les éducatrices citent qu’« il prenait des cours en maths parce qu’il adorait ça, qu’il en avait redemandé. Et puis, presque du jour au lendemain quasiment, il a tout arrêté ».

Si Abdel avait bien repéré et bien investi les éducatrices, elles étaient investies dans cette situation aussi. Le dernier entretien avec les éducatrices seules fut particulièrement long et évoque un contre-transfert en écho à la logorrhée de ce jeune. Abdel voulait probablement témoigner de qui il est, et partager son traumatisme, mais aussi peut-être engendrer une certaine fascination dans le but d’une réassurance nécessaire sur le fait qu’on s’occupe de lui. Le regard et l’intérêt portés sur Abdel comblent peut-être aussi sa quête probable de reconnaissance narcissique. Pestre (2015) décrit dans cette possibilité « d’être nouvellement regardé », et reconnu comme sujet ayant bravé tous les dangers. On connaît l’importance de l’unité temporelle et spatiale pour des jeunes qui, après de multiples ruptures et séparations, sont en quête d’un lieu pour exister psychiquement et physiquement. Cette permanence de l’objet était importante pour pouvoir le contenir.

L’hospitalité – Le sens de l’accueil – un accueil engagé

La clinique transculturelle autorise une dimension politique et créative, fidèle à une éthique de l’accueil et de l’hospitalité, qui se trouve de plus en plus en contrepoint de la posture de plus en plus rigide de l’État français vis-à-vis de l’accueil des migrants depuis une dizaine d’années (Mestre, 2016). Les éducateurs sont aussi des civils par ailleurs. Selon Derivois (2017, 2019), les conflits internationaux et géopolitiques traversent les institutions et s’invitent dans la psyché singulière des professionnels de la protection de l’enfance. Les États et les grandes institutions semblent être confrontés à un traumatisme identitaire. Pour lui, « tout se passe comme si la crise migratoire était en miniature dans chaque psyché singulière, frappée de plein fouet par les aberrations des politiques migratoires » (Derivois, 2019). Le jeune incarne une position d’étranger, cet autre « étrange étranger » qui représente à la fois le tout vulnérable à protéger et le tout manipulateur à renvoyer. L’étranger est-il l’ennemi ou l’hôte ? La figure du harraga renvoie à une forme de subjectivité nouvelle en lien avec la globalisation et témoigne des manifestations actuelles de contestation locale du système politique établi, autant qu’elle rend compte d’un mouvement d’insubordination à une échelle plus globale (Pestre, 2015).

Dans la situation d’Abdel, l’empathie crée par ce jeune ainsi que des clefs de compréhension sur son parcours traumatique, ont permis de maintenir le sens du travail éducatif, malgré certains refus du jeune. Abdel n’était plus un délinquant qui ne se saisissait pas des propositions éducatives, mais un adolescent ayant fondamentalement besoin de liberté pour ne pas s’effondrer et conserver ses rêves. Notamment, Abdel avait refusé tout foyer, les règles pourtant protectrices remettant en question sa liberté individuelle, et réactivant son vécu du foyer au Maroc. Si certains adolescents se sont sauvés en raison de contraintes familiales, ce n’est pas pour se retrouver dans un système de contraintes plus fortes que celui lié à la guerre, les difficultés économiques ou familiales (Radjack, 2015).

Conclusion

Les institutions de la protection de l’enfance sont actuellement particulièrement confrontées à la difficulté de protéger les harraga, ces jeunes Ulysse modernes de la mondialisation, pour lesquels la France n’est parfois qu’un passage dans leur parcours, un eldorado symbolique pour repartir toujours vers un ailleurs. Des nouvelles tentatives entre la prévention spécialisée et l’humanitaire se mettent en place. Pour les quelques harraga reçus lors de la recherche ou dans le dispositif clinique par la suite, ce dispositif d’accueil a toujours été investi comme un lieu d’accueil bienveillant où la parole était entendue autrement. Dans chacune des situations, quel que soit le parcours de ces jeunes, ce dispositif spécifique a pu redynamiser la prise en charge en aidant à percevoir, penser, reconnaître les attentes singulières de chacun d’entre eux. Dans la situation d’Abdel, il s’est agi d’avoir accès à son parcours prémigratoire, de travailler sur les aspects contre-transférentiels culturels et de remettre du sens à l’accompagnement éducatif. La clinique avec ces adolescents ne peut être qu’engagée.