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La littérature portant sur les liens entre temps et coopération n’a que peu été investiguée, sauf indirectement, par exemple pour mettre en évidence l’importance du temps dans l’établissement d’un lien de confiance entre membres d’une équipe propre à faire progresser la coopération (Mc Allister, 1995). Cependant, ces recherches s’appuient sur une acception objective du temps, compris comme chronologique, mesurable et opposable à l’équipe projet (Pham et Antoine, 2012). Or, le temps comporte une dimension subjective, davantage métaphysique car liée à l’interprétation des évènements par les individus, et rendant son appréhension plus complexe. Plusieurs recherches ont établi un lien entre réussite du projet et management de ce temps subjectif, notamment dans le domaine de la création de connaissances (Orlikowski et Yates, 2002).

Nous choisissons dans notre recherche, et dans la continuité des travaux d’Alioua et al. (2017) de nous intéresser plus précisément à la convergence des temps subjectifs entre membres d’une équipe, et de son impact sur la dynamique du projet, dimension temporelle qui a jusqu’à présent été peu étudiée. Nous chercherons à comprendre si des liens peuvent être établis entre temps subjectif et coopération au sein d’une équipe projet. Notre question de recherche sera la suivante : dans quelle mesure la convergence ou la divergence des temps subjectifs des individus ont-ils une incidence sur la coopération ?

Dans cette optique, nous étudierons la réalisation d’un projet de fusion de deux unités médicales au sein d’un CHU marqué, à l’image du secteur de la santé, par un resserrement des budgets et une volonté de responsabiliser les acteurs de terrain. L’étude de cas longitudinale analysera comment les évènements affectant le projet influencent la perception du temps de l’équipe, et modifient les formes de coopérations mises en place. Nous aborderons dans une première partie les concepts de coopération et de temps, afin de proposer des pistes de recherche liant ces deux notions. La seconde partie reviendra sur notre terrain de recherche, la méthodologie de recherche développée, puis les résultats obtenus, tandis qu’une troisième partie les replacera dans le contexte de la gestion de projet.

Des liens entre temps et coopération : une revue de littérature

De l’influence du temps sur les formes de coopérations développées

Selon Ferron (2001), la coopération devient cruciale dès lors que les processus à maîtriser deviennent complexes, et impliquent une co-dépendance des acteurs dans la réalisation d’un objectif. Elle est donc primordiale dans le contexte du management de projet. Définie par Dejours (1993) comme « l’ensemble des liens que construisent entre eux les agents en vue de réaliser, volontairement, une oeuvre commune », la coopération s’appuie sur le partage d’aspirations profondes formalisées par un but et des règles de fonctionnement élaborés communément. En cela, elle se distingue de la coordination, fondée sur l’établissement de règles émanant d’une entité supérieure censée faciliter le fonctionnement collectif (Kenis et Provan, 2009). La coopération englobe ainsi aussi bien les objectifs visés (atteinte d’un objectif commun) que les règles de coordinations développées (Dameron, 2004).

En s’appuyant sur la littérature sociologique, Dameron (2004, 2005) montre que deux formes de coopérations peuvent émerger au cours d’un projet et se juxtaposer. La première forme de coopération, construite sur une logique opportuniste, repose sur l’arbitrage entre gains et pertes retirés par les individus de la poursuite de la coopération. Caractérisée par une solidarité organique (Durkheim, 1893), bâtie sur la différenciation des individus et sur la division du travail, elle se matérialise par une formalisation contractuelle, centralisée et dotée de contrôles, et une confiance cognitive (Mc Allister, 1995), relative à la croyance en l’honnêteté, la compétence et la fiabilité du partenaire. La seconde forme de coopération répond à un besoin partagé d’identification sociale (Dameron, 2004). Motivée par une solidarité mécanique (Durkheim, 1893/1967) basée sur le développement d’une confiance affective (Mc Allister, 1995), empreinte d’attachement émotionnel, elle se manifeste par l’adhésion à des valeurs communes et un développement décentralisé et informel. Dameron (2005, 2004, 2002) met en évidence trois dimensions constitutives des coopérations, permettant d’appréhender leur spécificité. Toute coopération se construit autour d’une finalité (pourquoi coopérer ?), d’une forme d’interdépendance préférée (comment s’organisera le partage des tâches et qui en décidera ?), et d’engagements en définissant les cibles (à qui sont destinées les règles mises en place ?). Le tableau 1 reprend cette analyse :

Tableau 1

Les formes de coopération dans l’organisation

Les formes de coopération dans l’organisation
Source : Dameron, 2004

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L’influence du temps sur la coopération a été étudiée mais seulement de façon indirecte, notamment pour montrer comment le développement du projet influence les formes de coopérations développées.

Un premier courant considère que chaque projet est marqué à ses débuts par une coopération communautaire (Ingham et Mothe, 2007; Nooteboom et al. 1997), se justifiant par la nécessité de trouver un cadre d’entendement commun au sein de l’équipe et de s’approprier le projet. Par la suite, l’établissement collectif de règles de fonctionnement conduit au développement d’une coopération complémentaire. Dameron (2005, 2004, 2002) montre ainsi que la coopération au sein d’un projet évolue selon trois stades. Le premier stade, dit « d’initialisation » se caractérise par une coopération communautaire, fondée sur « l’absorption de l’intérêt individuel dans les objectifs communs » (Dameron, 2004 : 142), et s’achève à l’identification du périmètre d’action et des partenaires externes. La « transformation », marquée par les difficultés rencontrées au fur et à mesure de l’avancement dans le projet et une hiérarchisation des savoirs entre métiers spécialisés et fonction support correspond à une coopération complémentaire. Elle s’achève à la concrétisation du projet. Enfin, la « cristallisation » débute à la renégociation des objectifs une fois le projet réalisé (prototype), et donne lieu à une coopération communautaire, le groupe redéfinissant « son identité dans la matérialisation du projet » (Dameron, 2005, p. 111) par la redéfinition des engagements entre partenaires, et l’arrivée de nouveaux partenaires externes.

Le second courant démontre au contraire que l’émergence d’une coopération complémentaire en tout début de projet peut favoriser sa dynamique, car elle permet de formaliser le rôle de chaque membre, et de l’inciter à s’investir dans le projet (Lee et Cavusgil, 2006; Mayer et al., 1995). Par la suite, une coopération communautaire, basée sur le développement d’une confiance affective entre membres peut plus facilement se mettre en place (Mc Allister, 1995), donner lieu à l’élaboration d’un cadre commun de référence et à une progression rapide du projet.

Bien que ces deux courants traitent du lien entre temporalité et coopération, elles ont une acception du temps plutôt objectivante (Hautala et Jauhiainen, 2014), le concevant comme une « forme objective mesurable et invariante » (Alioua et al., 2017). Or, les membres d’une équipe de travail peuvent avoir différentes perceptions du temps, qui influencent le développement de telle ou telle forme de coopération.

Perception d’un évènement externe et influence sur le temps subjectif

L’étude du temps en sciences sociales se décompose en deux types de temps. Le premier temps, linéaire; défini et mesuré en termes objectivables, relève du temps mécanique. A ce temps « objectif », défini en termes d’échéances et opposables à tous ses participants d’un projet, se juxtapose un temps « subjectif », lié à la perception de chaque individu des évènements affectant le projet (Orlikowski et Yates, 2002). Ces derniers, par leur activité cognitive, largement dépendante de leur vécu (Von Krogh et al., 2000), se forgent une représentation des évènements contribuant à façonner leur environnement. Ce faisant, ils « décrètent » une réalité dans laquelle inscrire leurs actions (Vidaillet, 2003), qui va à son tour modifier leur environnement à cette image (Weick 1979). Cette perception de la temporalité n’est pas forcément partagée, car elle dépend pour une grande part du niveau d’expérience personnelle, de la nature de la tâche confiée et des émotions déclenchées (Alioua et al., 2017; McGrath et Kelly, 1986). Larson (2004) identifie ainsi six perceptions subjectives du temps, provoquées par des situations spécifiques :

  • Le temps prolongé, marqué un temps semblant s’étirer en longueur. Cette sensation caractérise les situations inhabituelles provoquant un fort investissement émotionnel (tristesse ou surprise). Le nombre et l’ambigüité des informations reçues sont difficilement gérés par l’individu, mis en situation non routinière.

  • Le temps synchrone, correspondant à une égalité entre temps subjectif et temps objectif, et se rapportant à des situations confortables et attendues.

  • Le temps compressé, matérialisé par un temps subjectif plus court que le temps objectif, et qui accompagne les situations peu intéressantes, relevant de réponses automatiques.

  • Le temps en flux, coïncidant avec des situations de transcendance, l’attention étant portée uniquement sur les informations nécessaires à la réalisation de la tâche. Ces situations comportent un niveau élevé de difficulté que l’individu se sent capable de surmonter.

  • Le temps interstitiel, matérialisé par un temps d’attente entre deux temps d’action, et susceptible de générer de l’inconfort, ou au contraire un temps de respiration.

  • La rupture temporelle, se référant à une destruction de la temporalité habituelle, car liée à un évènement déstructurant les routines (coupe budgétaire importante) et amenant à la modification des objectifs et des règles de fonctionnement.

Il revient à Gersick (1991) de mettre en évidence l’influence du temps objectif sur le temps subjectif. Elle démontre que tout projet se caractérise par de longues phases d’inertie, entrecoupées de courtes périodes de changements décisifs engendrés en grande partie par les échéances fixées, et souligne l’importance du temps subjectif dans le déclenchement d’une action organisée. Par la suite, de multiples recherches indiquent l’importance du temps subjectif dans le processus organisationnel. Aliou et al. (2017) présentent son incidence sur le processus de création de connaissances, Maier et Branzei (2014) son lien avec la créativité, et Ramö (2002) son importance dans la création d’opportunités d’actions.

Si ces recherches (Eisenhardt et Tabrizi, 1995; Söderlund, 2004) montrent qu’une concordance entre échéances du projet (temps objectif) et évènements pouvant en modifier la dynamique (temps subjectif) favorise sa réalisation, en revanche peu de travaux se centrent sur la convergence des temps subjectifs de ses membres dans la facilitation de l’action organisée. Or, selon Alioua et al. (2017), l’action organisée et le type de connaissances produites dépendent pour une grande part de cette convergence. Par exemple, une équipe de projet soumise à un évènement extérieur unanimement vécu comme une rupture temporelle modifiera ainsi plus rapidement ses routines afin de s’adapter. De ce fait, le manager semblerait confronté à un défi de taille : faire suffisamment converger les temps subjectifs individuels pour développer une vision partagée de l’action à entreprendre.

La convergence ou divergence des temporalités comme déterminant des formes de coopérations ? Définition du cadre de recherche

L’étude de l’influence du partage de représentation (ici le temps subjectif) entre membre d’une équipe sur l’action organisée a été étudiée sous deux prismes. L’approche cognitive (Jodelet, 1989; Schein, 1985) situe les racines de l’action organisée dans le partage de mêmes représentations, permettant l’établissement de schémas mentaux et de répertoires d’actions communs. Dans cette première acception, l’établissement d’une action organisée n’est possible que si ses membres en ont la même compréhension, et partagent une même façon d’y répondre. Ce premier courant comprendrait donc la convergence des représentations, et dans notre cas la convergence des temporalités subjectives comme un préalable à l’établissement d’une dynamique de projet, voire à l’établissement d’une coopération. Ce premier courant offre de fait des similitudes avec la coopération communautaire, dont les ressorts reposent sur l’identification sociale de l’individu au groupe et son assimilation par le partage de traits communs. L’établissement d’une action organisée (ici d’une coopération) ne reposerait pas tant sur les pratiques développées que sur le partage d’une représentation (ici la même lecture subjective du temps dans le projet) de l’organisation et son environnement.

Le second courant ne considère pas qu’il soit nécessaire que les individus développent un sens partagé des situations ou évènements auxquels ils sont confrontés pour établir une action organisée (Weick, 1979, 1995, 1998). Selon Vidaillet (2003), « la similarité des représentations des participants des problèmes à résoudre n’est ainsi pas nécessaire à l’élaboration et au maintien d’un système d’actions organisés ». Ainsi la communication, notamment l’utilisation de métaphores et d’argumentations logiques, permettrait de transcender les différences d’interprétation pour parvenir à un accord non sur le sens à attribuer aux choses, mais sur le comportement et les pratiques à adopter face à la situation. Ce second courant comporte des similitudes avec la coopération complémentaire, dont la mise en oeuvre repose sur l’agrégation des intérêts individuels dans une organisation collective. L’établissement d’une action organisée (ici la coopération) ne naîtrait pas du partage de l’interprétation d’une même situation (ici des lectures subjectives différentes du temps dans le projet), mais de l’accord portant sur les actions à mener. La figure suivante (figure 1) synthétise ces deux pistes de recherche :

FIGURE 1

Liens entre convergence des temporalités subjectives et types de coopérations développées

Liens entre convergence des temporalités subjectives et types de coopérations développées

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Nous verrons au cours de la partie empirique si les liens établis grâce à la revue de littérature entre convergence ou divergence des temporalités subjectives et types de coopérations développées se vérifie.

Etude de cas

Exposé du cas et de la méthodologie employée

Le projet étudié consiste en la fusion de deux unités de soins au sein du pôle abdomen d’un centre hospitalo-universitaire français. Il s’inscrit dans le contexte plus large du New public management, paradigme d’action publique née dans les années 1980 aux Etats-Unis et au Royaume uni, et visant à davantage d’efficacité. Les différentes réformes affectant le secteur hospitalier français depuis les années 1980 ont plus particulièrement pour objet de contrecarrer les « effets de concentration bureaucratique […] et la parcellisation des tâches qui en découle » (Boutinet, 1990, p.103). Glouberman et Mintzberg (2001) le décrivent d’ailleurs comme une bureaucratie professionnelle, fortement cloisonnée par métier tout en étant centralisée. Les pouvoirs publics visent à modifier la structure de l’hôpital, la faisant progressivement évoluer d’une « organisation à projet » (Boutinet, 1990) dotée d’un projet stratégique vers une « organisation par projet », mue par un ensemble d’activités « à promouvoir et à développer » (p. 101). La loi HPST de 2009 qui découpe l’établissement en pôles d’activités autonomes facilite ainsi une architecture par projets, en donnant plus d’autonomie aux équipes par rapport à la direction générale.

Cette dernière décide de faire se regrouper les services maladies de l’appareil digestif et du foie pour le premier trimestre de 2015. Ce changement vise trois objectifs : économiser du personnel en rapprochant géographiquement les hôpitaux de jour, de semaine et le service ambulatoire de gastroentérologie, étendre les horaires d’ouverture (les deux infirmiers travaillant désormais l’un à la suite de l’autre) afin de stimuler l’activité de gastroentérologie, et favoriser son attractivité pour les internes en décloisonnant l’enseignement. 150 personnes sont concernées par ce regroupement. La fusion a été annoncée au sein du pôle lors d’un conseil de pôle, en Avril 2014, et le chef de pôle a créé un groupe de projet, constitué de représentants de chaque un corps de métier (médecins, soignants) et services (hépatologie, gastro-entérologie) concernés. Le chef de pôle, coordinateur du projet, bénéficie d’une marge d’autonomie réduite en termes financiers : des objectifs de suppression des lits (de 24 à 22 lits) lui ont été assignés, basés sur une comparaison entre le pôle étudié et d’autres CHU. Théoriquement, cette dernière ne devrait pas être préjudiciable, car compensée par un meilleur taux d’occupation des lits. Le groupe de projet est cohérent avec l’organisation matricielle du pôle (figure 2).

FIGURE 2

Composition du groupe projet

Composition du groupe projet

Légende : HS hôpital de semaine, HJ hôpital de jour, PT plateau technique

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Chaque membre du groupe projet est en interaction avec son groupe professionnel, et réciproquement. Notre analyse a duré de Juin 2014 à Octobre 2015, et correspond à quelques mois près à la période du projet, qui a débuté en Avril 2014 (annonce officielle en conseil de pôle) s’est achevé en Décembre 2015, à la validation des objectifs d’actes par la direction générale adjointe.

Mode de recueil de données et justification d’une étude de cas par analyse longitudinale

Afin d’étudier ce rapprochement, l’étude de cas, définie comme « une recherche empirique qui étudie un phénomène contemporain dans son contexte réel, lorsque les frontières entre le phénomène et le contexte n’apparaissent pas clairement, et dans laquelle de multiples sources d’information sont utilisées » (Yin, 2008, p. 23), a été privilégiée. Les données ont été recueillies pour les réunions non participantes sous forme de compte-rendu, pour les observations non-participantes du service sous forme de journal de bord, et les entretiens ont été retranscris. Nous avons opté pour une analyse longitudinale (Forgues et Vandangeaon-Derumez, 1999), se caractérisant par trois éléments : les données sont collectées pendant au moins deux périodes distinctes, les thématiques étudiées sont comparables d’une période à l’autre, et l’analyse vise à comparer les données entre elles, afin de retracer leur évolution. 

Méthodologie d’identification et traitement des dimensions étudiées

Afin de comprendre la nature des liens entre temporalités subjectives et formes de coopération, nous avons demandé aux personnes interviewées lors des vagues d’entretiens de décrire l’état d’avancement du projet à travers les évènements ayant eu une incidence sur la dynamique du projet. Cela nous a permis de le scinder en étapes successives, chacune étant caractérisée par l’identification d’un évènement considéré comme majeur (car relaté par la majorité des interviewés), ayant entraîné une modification de la dynamique de travail (changement de forme de coopération dominante).

Tableau 2

Types de données utilisées et phases de recueil

Types de données utilisées et phases de recueil

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L’étude de la perception du temps en fonction des évènements marquants a été réalisée grâce à un codage a priori des entretiens. Quatre des six catégories de temps mises en évidence par Larson (2004), telles que le temps prolongé, le temps synchrone, le temps en flux tendu et le temps interstitiel ont été mises en évidence, et reliées par les interviewés aux évènements ayant déclenché cette perception. Afin de coder ces catégories, nous nous sommes axés sur deux dimensions de leurs récits : leur perception du temps (leur a-t-il semblé long ou au contraire trop court ?) et leur perception de la situation (inhabituelle et provoquant des émotions intenses, routinière, intéressante). Le tableau suivant synthétise ces codages :

Tableau 3

Codage de la temporalité subjective par individu et par évènement cité

Codage de la temporalité subjective par individu et par évènement cité

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Nous avons ensuite rassemblé par évènement les différences temporalité, et regardé si elles étaient convergentes (nous avons considéré que plus de la moitié des perceptions étaient concordantes pour le même évènement cité), ou divergentes (moins de la moitié).

L’analyse de la coopération a été établie à l’aide de la grille d’analyse de Dameron (tab. 1). Afin d’identifier les formes de coopération, nous avons lors des vagues d’entretiens demandé aux individus, suite aux évènements cités ayant modifié la dynamique de travail, de décrire quelles actions ils avaient mis en place et ce qu’ils en escomptaient. Par exemple, le planning du personnel et sa mise en débat est considéré comme un « objet » de coopération impliquant plusieurs métiers. 56 objets de coopération ont ainsi été mis en évidence au cours de cette recherche (aménagement physique avant déménagement, planning du personnel, règles de fonctionnement du groupe projet, règles de programmation des lits, etc…). Nous avons ensuite utilisé la grille de Dameron afin de distinguer les formes de coopération apportées, selon leurs trois dimensions (finalité, interdépendance et engagement). Ainsi, l’élaboration des règles de fonctionnement du groupe de projet a été analysée comme une coopération communautaire, ayant pour finalité le partage d’un projet, créant une interdépendance entre métiers, et créant un engagement envers l’extérieur (production de canaux de communication entre la direction générale et le groupe). A contrario, le fonctionnement de la nouvelle unité après le déménagement relève d’une coopération complémentaire, car elle a pour finalité de reprendre ses missions habituelles dans un cadre nouveau, s’appuie sur la division traditionnelle des tâches entre métiers (afin d’accueillir au mieux les patients dans les nouveaux locaux), et crée un engagement entre corps de métiers (répartition des rôles). Le tableau suivant synthétise les codages concernant la coopération :

Tableau 4

Codage par évènement cité, par individu et par type de coopération

Codage par évènement cité, par individu et par type de coopération

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Nous avons pu observer que dans le même temps, la coopération pouvait prendre les deux formes étudiées, et comptabilisé les actions relevant d’une forme ou d’une autre, afin de relever la forme de coopération revenant le plus souvent sur une même période de temps, que nous avons qualifié de forme dominante. L’exposé des résultats scinde ainsi le projet en quatre étapes, chacune étant caractérisée par un type de coopération dominante et illustrée par une synthèse des actes coopératifs énoncés en présentant la dynamique.

Présentation des résultats

Une corrélation entre changement de temporalité et forme de coopération

L’étude montre une corrélation entre perception du temps par l’équipe projet et enchainement des formes de coopération. Plus précisément, nous décelons quatre phases successives.

L’initialisation du projet : divergence de temporalités et coopération complémentaire

Cette première phase, nommée initialisation car elle correspond à la première étape du projet de Dameron (2005) a duré 6 mois. Elle a débuté dès l’annonce de la fusion auprès des deux unités par le chef de pôle et a pris fin à l’obtention d’un lit supplémentaire dédié à l’hépatologie et à la décision de ne plus mutualiser les lits d’hépatologie et de gastroentérologie. La fusion est assortie d’objectifs indicatifs de niveaux d’actes médicaux à atteindre. Les prévisions affichées sont d’autant plus incompréhensibles pour les deux unités qu’elles s’accompagnent de la mutualisation des lits et de la suppression de deux lits d’hépatologies. Cette défiance est amplifiée par le mode de diffusion de la suppression des deux lits : la nouvelle circule de façon informelle avant d’être officiellement (et tardivement) présentée sur Powerpoint lors d’une réunion regroupant l’ensemble du personnel soignant et médical. Ce support visuel, très chiffré, peu lisible, manque son objectif d’enrôlement du personnel (Bourgoin et Muniesa, 2012). Le chef de pôle décide de mettre en place un groupe de projet (figure 1) qui aura pour mission de préparer et mener à bien l’opération. Dans une volonté d’autonomisation du groupe projet, il décide de le laisser maître du calendrier des réunions à tenir et se met volontairement en retrait. Le groupe ne se réunira jamais durant cette étape d’initialisation.

Cette décision, qui n’aboutit dans un premier temps à aucune action organisée témoigne d’une forte divergence de temporalité auprès des membres du personnel, encore aggravée par des stéréotypes par métiers. Pour les médecins, les soignants seraient davantage disposés qu’eux à préparer ce changement car : « ils sont gentils avec leur réunion [allusion aux réunions du groupe de travail] mais nous on a pas que ça à faire, eux [les soignants] ils ont le temps, pas nous. Alors qu’ils s’en occupent » (Médecin hépatologue, groupe de projet). Les stéréotypes entre corps de métiers, et ici concernant la temporalité ressortent, et ne facilitent pas l’établissement d’un esprit de groupe. Les hépatologues, dont le périmètre est amputé de deux lits, interprètent cette décision comme un camouflet pour la spécialité, réputée moins rentable que la gastro-entérologie, car nécessitant un temps d’hospitalisation plus long, en raison d’actes médicaux plus lourds (suites et bilans de greffe de foie, ponction du foie). L’annonce a pour effet de les plonger dans un temps prolongé. « C’est que nous en termes de lieu, de façon de travailler etc. on considère qu’on travaille bien actuellement, qu’on ne peut pas optimiser notre façon de travailler, […] rien à gagner à cette mutualisation en termes pratiques. […] et puis au départ de ce qu’il avait proposé on perdait des lits nous [les hépatologues] » (médecin hépatologue, groupe de projet).

Le fait que le médecin chef de pôle, chef du projet, soit un gastro-entérologue, ajoute à ce découragement « Mr X [responsable du projet] a un projet en tête, mais il ne le communique pas. On pourrait quand même nous informer des dates, ça serait un minimum […] de toute façon tout est déjà joué » (Médecin hépatologue responsable de l’HJ et de l’HS). Par la suite, les médecins hépatologues membres du groupe projet tentent de négocier la réouverture des deux lits d’hépatologie avec la direction centrale, mais ces diverses tentatives se soldent par un refus.

A contrario, les médecins gastro-entérologues interprètent plutôt ces objectifs comme allant dans le sens des patients, car la demande en gastroentérologie va croissante, tandis que celle en hépatologie est amenée à diminuer en raison des progrès réalisés dans la détection et les soins d’hépatites. Le blocage de la fusion initié par les hépatologues les plongent dans un temps interstitiel, c’est-à-dire une période d’inertie entre deux actions : « après on attend que les collègues [hépatologues] avalent la pilule, après je les comprend on travaille ensemble mais on nous demande de faire des économies tout le temps » (médecin gastro-entérologues).

Les équipes soignantes quant à elles ont une perception de cette période comme relevant d’une temporalité synchrone, caractérisant une situation pouvant être résolue par l’expérience accumulée : « J’ai commencé un premier mardi en disant voilà, on va travailler sur l’hospitalisation de semaine, et le mardi d’après je faisais une autre réunion mais sur les hospitalisations de jour… Et voilà » (cadre infirmière, responsable de l’HJ et de l’HS, groupe de travail). Plus précisément, les cadres infirmiers, ayant pour mission d’être agents du changement, sont ici en accord avec leur fiche de poste, et trouvent là un moyen de valoriser leur compétence « Il faut savoir dire non aux médecins, et leur montrer qu’on y a réfléchi et parfois mieux qu’eux ». (Cadre infirmière). Ainsi, le personnel soignant a commencé à se réunir toutes les deux semaines pour discuter de ce changement, alors même que l’équipe projet refusait de se réunir.

Le médecin chef de pôle, également chef de projet, vit cette première phase à la fois comme un temps prolongé et un temps interstitiel, ce qui peut s’expliquer à la fois par l’inconfort personnel de la situation pour lui, et pour la difficulté qu’il éprouve à se positionner comme chef de projet. « Mr X [Le chef de projet], il est souvent un peu en retrait, pour ne pas s’imposer … et je trouve que ce n’est pas facile [du point de vue de l’avancement du projet] » (médecin gastroentérologue). Ce n’est qu’après que les hépatologues aient finalement fait appel à lui pour qu’il intercède en leur faveur, qu’il prend de façon effective la tête du projet. Sa demande conduit à ne supprimer qu’un seul lit d’hépatologie au lieu de deux, et à garder les lits séparés, qui resteront fléchés par spécialité médicale. Cette situation trouve ainsi une issue, permettant le déblocage de la situation et la première réunion du groupe de projet. Les compte-rendu de réunion des cadres infirmiers montrent également que les demandes adressées aux médecins du groupe projet n’aboutissent qu’à l’issue de la suppression unique du lit.

Cette première phase se caractérise par le développement d’une coopération complémentaire largement dominante (les seules manifestations de coopération communautaire s’effectuant entre équipes soignantes des deux unités afin de se former chacune dans l’autre spécialité). Nous relevons 17 actes de coopération complémentaire (liées essentiellement à l’appropriation du changement par le corps soignant et aux démarches des hépatologues afin de conserver les lits appelés à être supprimés) contre 3 de coopération communautaire (liés à l’implication des gastro-entérologues et du chef de projet pour aider les hépatologues). Cette coopération se manifeste à trois niveaux (Dameron, 2004) :

  • La finalité de cette coopération se caractérise par la recherche d’une reconnaissance des deux spécialités médicales dans le projet. Ce regroupement n’a de sens que si leur spécialité n’est pas lésée.

  • Elle s’illustre en termes d’interdépendance par une spécialisation du travail par métiers, qui empêche l’élaboration de règles communes. Ainsi, le corps soignant, plutôt favorable à ce changement se réunit régulièrement dès Juin 2014 jusqu’en Septembre pour l’organiser, alors même que l’équipe de projet ne s’est toujours pas réunie. Chaque équipe (hospitalisation de jour et hospitalisation de semaine) se voit toutes les deux semaines, et soulève une multitude de questions, touchant notamment à la gestion des lits, et pour lesquelles les médecins ne donnent pas de réponses : « nous entre nous [les infirmiers] on est au clair, on s’est fait un retro-planning, on s’échange des protocoles de soins pour que chaque équipe soit prête à prendre en charge des patients de l’autre bord […] par contre, je n’ai pas de nouvelles des médecins, et ça c’est vraiment inquiétant, car c’est à eux de décider des règles de programmation, moi je ne peux pas décider ça pour eux » (cadre de santé responsable des HS et HJ en Hépatologie).

  • L’engagement du groupe de projet se fait plutôt en interne. Les soignants tentent par exemple d’associer les médecins du groupe de travail au changement en les rassurant, même en cas de mutualisation des lits, idée à laquelle les médecins sont farouchement opposés : « J’ai été assez étonnée que Mr X [le médecin chef de pôle] soit opposé à la mutualisation des lits. Il me disait « Mais comment je reconnaitrai mes patients ? ». Ça m’a fait rire, je lui ai répondu « mais ne vous inquiétez pas, avec les filles, nous mettrons des gourmettes de couleur différentes sur les lits afin que vous puissiez reconnaître vos patients ! » (Cadre de santé responsable des HJ et HS en Gastro-entérologie).

La transformation du projet avant le déménagement : convergence de temporalités et coopération communautaire

Cette deuxième phase, d’une durée de 11 mois débute avec la première réunion du groupe de projet, en Novembre 2014, et finit à l’installation dans les nouveaux locaux en Octobre 2015. Cette étape, marquée par une convergence des temporalités au sein de l’équipe projet, se caractérise par le développement d’une coopération communautaire dominante, la première réunion du groupe de travail en annonçant d’autres.

Le chef de projet réunit le groupe, qui sera suivi d’un conseil de pôle annonçant le calendrier des travaux et la date de déménagement vers la nouvelle unité. Deux semaines de travaux sont prévues en Avril 2015 afin d’aménager l’hôpital de jour, suivies de trois semaines en Septembre 2015 pour l’hôpital de semaine.

L’échéance du déménagement est une source de tension pour l’équipe de projet, qui la perçoit comme un précipitée par rapport au travail escompté : « ça a été très rapide. On aurait pu être prévenu quand même. » (Médecin hépatologue, groupe projet). Très rapidement, le groupe se réunit afin de s’organiser au mieux. Les membres sont grandement aidés par les cadres infirmiers, qui ont déjà commencé à réfléchir au processus et ont identifié les points pouvant poser problème et qui nécessiteraient la participation des médecins. Le temps est alors perçu comme un flux au sein duquel l’échéance proche comme la nouveauté de la situation agissent comme un catalyseur de l’action : « Et du coup, sur ces comptes rendus là, il y avait plein d’interrogations pour eux et ils se sont dit « oulala mais il faut qu’on se revoit parce que les équipes posent des questions »… donc eux aussi ils ont retravaillé […] alors, on avait aussi été voir tout ce qui existait dans la maison en hôpital de jour, en ambulatoire etc. pour qu’on puisse alimenter notre réflexion » (cadre infirmière, groupe de projet). Le temps est alors ici relégué au second plan, l’accent étant mis sur les changements produits. Si officiellement, le groupe de projet se réunit une fois par semaine, beaucoup de discussions informelles sur le temps du déjeuner ont lieu : « on avait tous, enfin moi j’avais pas osé amené mon sandwich mais ils avaient amené leur sandwich, ils avaient pris du temps les médecins et les autres » (cadre infirmière, groupe de projet). Pendant cette période, de gros changements se produisent : des règles de fonctionnement du groupe de projet sont élaborées (modalités de participation des personnes externes au groupe, règles de communication entre groupe de travail et corps de métier), puis des thématiques propres au regroupement sont traitées (règles de programmation des lits, aménagement des chambres).

Ces questions qui transcendent les métiers caractérisent une coopération communautaire dominante (34 actes de coopération communautaire essentiellement concentrés sur les réunions de travail inter-métier contre 18 actes de coopération complémentaire principalement liés aux réunions par métier et au listage des équipements nécessaires à la nouvelle unité). Cette dernière est orientée dans sa finalité vers la fixation d’objectifs partagés (Dameron, 2004), parmi lesquels la mise au point des règles de programmation des lits, établissant le planning de réservation des lits par type d’acte. Bien que son élaboration reste cloisonnée par métier, la réflexion est collective. Ainsi, « Les filles [cadres de santé] ont rédigé la liste des gestes que nous avions à faire et leur durée, tant pour l’hospitalisation de jour que de semaine, et on a soumis cette grille aux médecins du groupe de travail. Et ce sont eux qui l’ont rempli et validé en réunion de groupe de projet » (cadre de santé responsable des HS et HJ).

Ce travail fait émerger un imprévu : la multiplication des actes en gastroentérologie due à l’élargissement des horaires nécessite d’ouvrir un poste supplémentaire d’infirmier de programmation, chargé de planifier des actes médicaux et de réserver des lits post-acte. Cette demande faite à la DRH par le chef de projet est conduite au nom de l‘équipe, et montre bien le développement d’une appartenance au groupe (seconde dimension de la coopération communautaire) : « si nous n’obtenons pas ce poste, le regroupement tombe à l’eau, il a fallu que Mr X [le chef de projet] fasse bien comprendre ça à la DRH. Et que tout le monde [le personnel des deux unités médicales] était pour, ça c’est important » (médecin hépatologue responsable de l’HJ et HS). La DG accepte leur demande. La coopération communautaire se constate également spatialement (observation participante), les réunions de travail regroupant à la fois le personnel travaillant sur le plateau technique (blocs opératoires et salles de réveil situés au sous-sol) et en hospitalisation de jour (chambres des patients situées au deuxième et troisième étages), secteurs qui ne communique pas beaucoup habituellement. Elle se constate enfin à travers la progression des relations entre membres du groupe de projet et partenaires externes, comme le recours à la cellule informatique pour le paramétrage du logiciel de programmation.

La transformation du projet après le déménagement : divergence de temporalités et coopération complémentaire

Le déménagement et l’installation dans les nouveaux locaux ont lieu en Octobre 2015. Cette phase dure deux mois, jusqu’à la décision de la direction générale d’évaluer les résultats de la nouvelle unité.

L’accueil des premiers patients et la familiarisation avec les nouveaux locaux est vécue par les soignants comme un temps prolongé en raison du stress engendré. Cette tension est d’une part due à l’élargissement des compétences demandé, les infirmières d’hépatologies devant effectuer des gestes de gastro entérologie et inversement : « Sauf que le personnel infirmier, avant il était sur une activité, en hépato ils étaient sur les ponctions d’ascite, ceux qui étaient sur le Remicade faisaient du Remicade […] …et là, donc le personnel a du se frotter à une activité nouvelle » (cadre infirmier). D’autre part, elle est due à une fréquence accrue de patients : « on ne comprenait plus rien, le flux de patient qui arrivait était trop rapide par rapport à ce qu’on avait dit, on voyait des malades [post-acte] qui arrivaient de la salle de réveil alors que les lits étaient encore occupés […] ça a été long » (Cadre infirmière). A contrario, les médecins voient plutôt cette situation dans un temps synchrone, leur activité médicale étant seulement plus étendue en termes d’horaires : « de notre côté [des médecins] ça a été » (Chef de projet). Ce n’est que progressivement que ces derniers réalisent qu’une tension grandit auprès des soignants, qui ne sera apaisée qu’au bout de deux semaines par une réunion entre médecins et cadres infirmiers. Cette dernière révèlera un manque de communication à l’origine de la situation : « il y a quelque chose qui a compliqué l’affaire c’est que finalement… vous savez bien il y avait le groupe de projet et puis ben le groupe ne rendait pas toujours sa copie si bien que l’information n’a pas toujours bien diffusée… […] je ne comprenais pas pourquoi il y avait cet état de tension et ca a été le débriefing de lundi qui n’a duré qu’un quart d’heure mais qui a permis quand même de découvrir ce pot aux roses » (chef de pôle). Le groupe de projet avait ainsi décidé, sans en avertir le reste du personnel que trois vagues d’actes seraient réalisées par jour, quand le personnel avait compris qu’il n’y en aurait que deux. Par la suite, cette divergence évolue vers un temps synchrone. Ça a été quand même un peu chaud mais manifestement c’est en train de se dégonfler là » (Chef de pôle).

Cette convergence des temporalités se traduit par une coopération complémentaire dominante (5 actes de coopération communautaire relatifs au débriefing entre le chef de projet et les cadres de santé contre 19 actes de coopération complémentaire liés à l’ajustement des corps de métiers entre eux), orientée vers la nécessité de faire fonctionner la nouvelle unité, chacun selon son domaine de compétence. Chaque corps de métier semble posséder une idée précise de son périmètre de réflexion et d’action dans le cadre de cet aménagement : « Chacun a géré son domaine. Par exemple, le roulement des équipes de soignants, c’est moi qui m’en suis occupé, parce que c’est mon rôle, pas celui des médecins » (Cadre responsable de l’hôpital de jour et de semaine). Cette répartition par métier se traduit spatialement, les médecins s’occupant essentiellement de l’organisation du plateau technique (où sont pratiqués les actes médicaux) et les soignants de celle des nouveaux locaux. « C’est facile, tout ce qui relève du médical est confié aux médecins, et tout ce qui relève des soins des patients aux soignants », précise sous forme de boutade un des médecins interviewés. Cette coopération complémentaire subsiste même si la situation a un impact sur tous les corps de métier. Ainsi, la décision prise par les médecins d’augmenter le nombre d’actes médicaux sur le plateau technique conduit le corps soignant à réaffecter les lits en conséquence, mais sans que la décision ne soit discutée. Le groupe de projet n’a d’ailleurs pas survécu au regroupement géographique, et aucune réunion de réajustement n’a eu lieu ni en Avril ni en Décembre. Les compte-rendu de réunion du groupe de travail ne mentionnent d’ailleurs aucune réunion d’ajustement à l’issue de la fusion, comme s’il devait naturellement disparaître suite au regroupement.

La cristallisation du projet : convergence de temporalités et coopération communautaire

Cette dernière phase, d’une durée d’un mois est initiée par la direction générale, deux mois après l’aménagement au sein des nouveaux locaux, afin de vérifier l’efficience de la nouvelle unité. Le chef de pôle est chargé par la direction générale d’en présenter un bilan. L’inquiétude au sein de l’unité de soin augmente fortement, car bien que la fusion soit actée, le personnel craint des réaménagements dans les horaires, comme dans le nombre d’actes pratiqués. Le chef de pôle réunit l’équipe de projet et lui présente les conclusions plutôt ambiguës de son entrevue avec le directeur général adjoint, entre chaudes félicitations pour avoir mené à bien le projet et incertitude sur l’approbation du nombre actuel d’actes réalisés. La direction générale pousse à la multiplication des actes, les objectifs escomptés à la fin de la phase de transformation n’ayant pas été atteints. La temporalité est perçue unanimement par le personnel du groupe de projet, comme de la nouvelle unité comme un temps interstitiel, durant lequel toute action est suspendue à la décision de la direction générale : « Tout ce qu’on pouvait faire c’était attendre » (cadre infirmière, chef de projet). La situation pousse le groupe de projet à être proactive, et à réfléchir à comment augmenter le nombre d’actes médicaux à réaliser afin d’être conformes aux attendus. Si l’écueil majeur auquel l’équipe se heurte est d’ordre technique (un nombre plus soutenu d’actes aurait nécessité une plus grande salle de réveil), elle décide d’augmenter le nombre de lits disponibles en mutualisant les lits d’hépatologie et de gastroentérologie, réduisant de fait leur sous-utilisation.

Durant cette phase, une coopération communautaire est observée majoritairement (5 actes liés à la possibilité d’augmenter le nombre d’actes – comme la mutualisation des lits- et à sa justification). En effet, la réaction à l’annonce de cette situation est collective, et dépasse les clivages de spécialité médicale ou de métier. Ainsi, « dès qu’on a su que la direction demandait des aménagements le groupe de travail s’est réuni et on a discuté des possibilités d’augmenter le nombre d’actes par jour, ça a été très constructifs » (cadre de santé en hépatologie). Des discussions émane l’idée de mutualiser les lits entre les deux spécialités médicales. Or, les médecins n’y sont plus rétifs, le regroupement leur ayant permis de réaliser que cela était possible. Le principal des discussions porte alors sur les possibilités de combinaison d’actes d’hépatologies et de gastro-entérologie sur des lits indifférenciés, et de nouvelles estimations sont faites, qui sont finalement validées par la direction.

La figure ci-dessous synthétise les liens entre temporalité et formes de coopération prises.

FIGURE 3

Influence de la temporalité sur les formes de coopération développées

Influence de la temporalité sur les formes de coopération développées

Légende : TP : temps prolongé TS : temps synchrone TF : temps en flux TI : temps interstitiel RT : rupture temporelle

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Discussion

Apports théoriques

Cette recherche montre que l’alternance des formes de coopération coïncide avec le passage d’une convergence à une divergence des temporalités au sein de l’équipe. Le changement de forme de coopération apparait comme étant une réponse à un changement perçu de temporalité.

Un premier apport réside dans la mise en évidence des liens existant entre coïncidence des temporalités subjectives et forme de coopération développée. Ainsi, une convergence des temporalités subjectives se traduit dans les pratiques par le développement d’une coopération communautaire, orientée vers l’affirmation de règles communes au groupe de projet (par exemple la fixation des règles de programmation des lits décidée collectivement), et une divergence de temporalité conduit à une coopération complémentaire, axée sur le partage des tâches entre corps de métier (par exemple l’organisation du déménagement confiée aux cadres de santé).

Un deuxième apport tient aux types de temps subjectifs étudiés et aux formes de coopérations développées. En effet, un temps en flux (correspondant à une suspension du temps objectif et une situation intéressante et exigeante en termes de compétences développées), comme un temps interstitiel (temps d’attente entre deux évènements), vécu comme une occasion de modifier le cours des évènements correspondent à une coopération communautaire.

Un temps prolongé (temps subjectif long répondant à une situation inhabituelle et émotionnellement impliquante), synchrone (pas de distorsion du temps objectif coïncidant avec une situation routinière) ou interstititiel (temps d’attente entre deux évènements) vécu négativement, comme une perte de temps, conduisent à une coopération complémentaire.

Enfin, nos résultats montrent que les événements transforment la perception du temps par l’équipe de projet. En effet, l’arrivée d’un évènement non contrôlable par l’équipe projet (annonce du calendrier de déménagement ou annonce d’une évaluation de la performance de la nouvelle unité) peut entraîner une temporalité interstitielle ou en flux, la conduisant à se focaliser sur le partage de connaissances en vue de trouver une réponse à opposer à l’environnement externe (instauration de règles de fonctionnement et recherche de solutions pour augmenter le nombre d’actes). Cette démarche entraînera alors une coopération communautaire. Par conséquent, notre recherche montre qu’au-delà du changement, l’émotion et la perception du temps générées (Alioua et Simon, 2017) devraient être considérés pour comprendre la génération et le partage de connaissances via la coopération.

Implications managériales

Les liens entre temporalité et coopération montrent une dichotomie nette entre convergence et divergence des temporalités, se traduisant par des formes dominantes de coopération assez tranchées sur une même période de temps. Or cette situation ne facilite pas la dynamique de projet, et en tout cas l’enchaînement des étapes du projet au sens de Dameron (2004). Par exemple, le début du projet, marqué par une forte coopération complémentaire, peine à évoluer vers une coopération communautaire en raison d’une appréhension temporelle hétérogène entre membres et de la focalisation de chaque corps de métiers sur son propre fonctionnement. Il apparait important que le chef d’équipe fasse converger ces temporalités, en favorisant l’intercompréhension entre corps de métiers (Chouki et Persson, 2016; Wannenmacher et Antoine, 2016), et ainsi faciliter le dialogue à trois niveaux : syntaxique (relevant d’un vocabulaire commun), sémantique (appelant à un apprentissage mutuel) et pragmatique (visant à l’évolution des savoirs) au sens de Carlile (2002). De même, la coopération communautaire provoquée par l’annonce du calendrier de déménagement devrait faire l’objet d’un retour par les membres de l’équipe de projet auprès des corps de métiers concernés, afin de favoriser les retours variés. Les limitations de nombre d’actes dues à la taille de la salle de réveil auraient ainsi pu être appréhendées plus tôt.

Ils montrent que chaque forme de coopération a des spécificités en termes de temporalité subjective, qui peuvent en grever l’efficacité. Une coopération complémentaire peut être moins efficace si les règles créées reflètent les stéréotypes que véhicule chaque corps de métier l’un par rapport à l’autre, y compris des stéréotypes liés à la temporalité (cas des médecins attribuant un temps synchrone aux soignants – eux seuls étant supposés avoir le temps de faire des réunions liées au regroupement - en opposition à leur temps prolongé ou en flu – rendant impossible leur présence à ces réunions-). Selon Dameron et Joffre (2007), ces stéréotypes peuvent être explicités et contestés par le développement d’une expertise commune, par exemple en établissant dans le cadre du groupe de projet des « couples de travail » choisis parmi deux corps de métier différents (ici le médecin et le cadre de santé).

La coopération communautaire peut être améliorée par l’amoindrissement du sentiment d’iniquité entre corps de métier, y compris d’un point de vue temporel. Ainsi, la préséance ressentie des médecins par rapport aux soignants (le temps de travail des soignants étant compressé par le temps de décision des médecins) peut être neutralisée à trois niveaux, selon Dameron et Joffre (2007) : le partage d’expérience entre corps de métier, la neutralité du management, et la reconnaissance de l’équipe, tant dans l’affirmation du groupe (notamment par le chef d’équipe) par rapport à l’extérieur (direction générale par exemple), que dans son existence interne (priorité accordée à la constitution de règles de fonctionnement par le chef de projet), afin de renforcer l’esprit de corps de l’équipe projet.

Conclusion

L’étude menée apporte de nouvelles perspectives à la littérature sur la coopération au sein d’une équipe de projet, en l’abordant sous un angle inédit : celui de la temporalité subjective, de son incidence sur les formes de coopérations générées à travers sa convergence, et de son influence sur la réussite du projet. En effet, les recherches existantes traitent uniquement des liens entre coopération et temps objectif (Mc Allister, 1995) ou de celui du rythme de fixation des échéances (Söderlund, 2002).

Cette recherche n’étudie cependant qu’un seul projet, et dans un cadre assez particulier, celui d’un projet au sein d’un hôpital, qui reste tout de même fortement piloté par la direction générale. Il faudrait la compléter par des investigations sur d’autres terrains. Sur le plan méthodologique, cette recherche est fortement marquée par le contexte particulier des hôpitaux, dont les restructurations peuvent exacerber les tensions déjà présentes au sein du personnel et venir biaiser la construction d’une coopération au sein d’une équipe projet.

Plusieurs pistes de recherches sont envisageables. La première consiste à l’étendre à d’autres terrains comportant les mêmes caractéristiques, et d’isoler l’effet contexte liée au secteur et à l’histoire de l’organisation de la structuration même du projet. Une seconde piste pourrait consister à élargir cette recherche à d’autres types de projets en faisant varier certaines données (projet inter-organisationnel, international).