Corps de l’article

Des travaux de recherches réalisés au cours des dernières décennies, par exemple les travaux de Lessard et Paradis (2003), de Lessard (2018) ou de Jaffe, Scott, Jenney et Dawson (2014), ont mis en lumière les effets négatifs de l’exposition des enfants à la violence conjugale (EVC). Plusieurs gouvernements ont alors intégré l’EVC comme motif de signalement dans les politiques et législations visant à protéger les mineurs qui sont victimes de maltraitance (Nixon, Tutty, Weaver-Dunlop et Walsh, 2007). Des enquêtes canadiennes et québécoises récentes révèlent d’ailleurs l’ampleur du phénomène de l’EVC, qui constituerait la deuxième forme de maltraitance la plus signalée et retenue par les services de protection (Clément, Bernèche, Fontaine et Chamberland, 2013; Trocmé et coll., 2010). Au Québec, l’EVC est considérée depuis 2007 dans la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) comme une forme de mauvais traitement psychologique pouvant compromettre le développement et la sécurité des enfants. Ceci a pour effet d’obliger les intervenantes qui soupçonnent des situations d’EVC graves et continues à les signaler (Gouvernement du Québec, 2018, RLRQ, chap. P-34.1). Toutefois, nous constatons que peu d’écrits scientifiques ont porté sur l’application et les impacts de ces changements législatifs sur les praticiennes, ce qui nous paraît préoccupant étant donné la prévalence de l’EVC et le nombre d’interventions qui doivent être touchées par le phénomène.

Cet article vise à pallier en partie ce manque au niveau des connaissances. Il expose certains des résultats d’une étude réalisée auprès de 30 intervenantes psychosociales du Grand Montréal qui pratiquent auprès de femmes victimes qui ne mettent pas fin ou retournent dans une relation marquée par la violence conjugale. L’objectif général de cette étude était d’obtenir le point de vue des intervenantes quant au potentiel de l’approche de la réduction des méfaits pour diminuer les conséquences de la violence vécue par ces femmes. Parmi les objectifs spécifiques figurait l’identification des difficultés liées à l’intervention auprès de ces femmes ainsi que de moyens pour les réduire. Dans cette perspective, l’étude a révélé que le signalement des enfants victimes d’EVC au Directeur de la protection de la jeunesse (DPJ) posait des difficultés éthiques aux intervenantes. En vue de les soutenir, cet article propose d’analyser les difficultés éthiques rencontrées en mettant en lumière les enjeux qui les sous-tendent, puis suggère quelques pistes pour amoindrir les tensions qu’elles engendrent.

La première partie de cet article est composée d’une recension des connaissances disponibles au sujet de l’EVC, de la présentation du cadre légal qui régit cette forme de maltraitance et d’une mise en contexte de l’intervention psychosociale auprès des femmes et enfants victimes de violence conjugale au Québec. L’étude dont sont issues les données utilisées dans cet article est ensuite décrite et ses résultats sont présentés. En troisième lieu, les enjeux éthiques ayant émergé des propos des participantes sont discutés et quelques recommandations sont proposées.

Recension des écrits

Définition, ampleur et conséquences de l’exposition des enfants à la violence conjugale

L’EVC se définit comme le fait de vivre dans une famille qui est affectée par une dynamique de violence : « […] que la violence soit exercée envers un parent ou un beau-parent et qu’elle se produise avant, pendant ou après la séparation » (Lessard, 2018, p. 136), que les enfants soient ou non présents lors des événements violents. Par exemple, l’EVC pourrait consister à être directement témoin de ces événements, à entendre parler d’événements ayant eu lieu dans le contexte familial, à évoluer dans l’atmosphère tendue qui fait suite à l’événement violent, etc. (Lessard, Damant, Hamelin-Brabant, Pépin-Gagné et Chamberland, 2009). Ce qui caractériserait particulièrement l’expérience des enfants qui en sont victimes est le climat de tension et de peur avec lequel ils doivent composer (Lessard, 2018).

L’EVC est la deuxième forme de mauvais traitement à la source d’enquêtes en protection de l’enfance et la principale forme de mauvais traitement psychologique signalée et retenue dans les populations cliniques canadienne et québécoise, représentant respectivement 34 % et 21 % des cas retenus (Clément, Gagné et Hélie, 2018; Trocmé et coll., 2010). En ce qui a trait à son ampleur dans la population générale, une étude récente a révélé que 25 % des enfants québécois auraient été exposés à au moins une forme de violence (verbale, psychologique ou physique) et ce, au moins une fois au cours de l’année 2012 (Clément et coll., 2013). Force est de constater qu’il s’agit donc d’un phénomène répandu dans les sociétés canadienne et québécoise. Il est par ailleurs à noter que les travaux sur l’EVC ont démontré que les enfants sont rarement victimes d’une seule forme de maltraitance au sein de leur famille et que la présence de violence conjugale est souvent accompagnée de violence parentale (Clément et coll., 2018; Lavergne, Hélie et Malo, 2015). Par exemple, selon l’étude populationnelle québécoise évoquée plus haut, 12 % des enfants composant avec l’EVC étaient aussi victimes d’agressions psychologiques et 10 % d’agressions physiques mineures (Clément et coll., 2013).

De nombreuses études ont démontré que l’EVC a des conséquences sur la santé physique, sur la santé mentale et sur le fonctionnement social des enfants et ce, à tous les stades de développement (voir notamment Lessard (2018) et Jaffe et coll. (2014) pour une synthèse exhaustive de ces conséquences). La nature et l’ampleur de ces conséquences varient d’un enfant à l’autre et engendrent des trajectoires développementales diversifiées (Doucet et Fortin, 2014; Lessard, 2018; Paradis, 2012). Toutefois, les enfants chez qui on relève le plus de conséquences négatives sont généralement ceux qui sont victimes de plusieurs formes de maltraitance (Clément et coll., 2013; Lessard, 2018). Enfin, certains éléments comme le soutien social positif, les réussites de l’enfant et son attachement à la personne victime peuvent agir comme facteurs de protection (Doucet et Fortin, 2014; Paradis, 2012).

Contexte légal canadien et québécois au sujet de l’exposition des enfants à la violence conjugale

Au Canada, il n’y a pas de législation nationale encadrant la protection des enfants, ce domaine étant de prérogative provinciale. Depuis les années 2000, la plupart des lois provinciales et territoriales de protection de l’enfance reconnaissent l’EVC comme motif valable d’intervention des services de protection de la jeunesse (ministère de la Justice du Canada, 2016). Cette reconnaissance s’est matérialisée par divers changements législatifs visant la sensibilisation des intervenantes à ce phénomène et favorisant une intervention rapide qui élargirait le filet de sécurité autour des enfants exposés (Jaffe, Crooks et Wolfe, 2003; Nixon et coll., 2007).

Au Québec, l’EVC a été intégrée à la LPJ en 2007 et y est considérée comme une forme de mauvais traitement psychologique, lequel est défini comme suit :

[...] lorsque l’enfant subit, de façon grave ou continue, des comportements de nature à lui causer un préjudice de la part de ses parents ou d’une autre personne et que ses parents ne prennent pas les moyens nécessaires pour mettre fin à la situation. Ces comportements se traduisent notamment par de l’indifférence, du dénigrement, du rejet affectif, de l’isolement, des menaces, de l’exploitation, entre autres si l’enfant est forcé à faire un travail disproportionné par rapport à ses capacités, ou par l’exposition à la violence conjugale ou familiale.

Gouvernement du Québec, 2018, RLRQ, chap. P-34.1, art. 38c

Selon les dispositions de la LPJ, les intervenantes et professionnelles qui sont directement ou indirectement témoins des divers comportements reconnus par la loi comme motif de compromission ont l’obligation de signaler ces situations au DPJ de leur région (Ibid., art. 39). La rétention du signalement dépendra notamment de la « capacité et la volonté des parents de mettre fin à la situation qui compromet la sécurité et le développement de l’enfant » (Ibid., art. 38.2c). Selon Dupuis et Dedios (2009), cela se traduirait dans les situations de violence conjugale par l’attente de la part des institutions que la victime, généralement la mère, quitte le conjoint violent.

Bien que tous s’accordent sur l’importance de protéger les enfants victimes d’EVC, certains émettent des réserves à l’égard de l’actualisation des législations en place au Québec et au Canada. De façon générale, on soulève que, malgré leurs intentions louables, de telles mesures peuvent être la cause de conséquences négatives. Parmi ces conséquences, on retrouve notamment le fait que le signalement des enfants victimes d’EVC aux services de protection de l’enfance peut mener à la victimisation secondaire des femmes victimes. À ce sujet, il a été constaté que la majorité des interventions réalisées dans ce cadre ont pour cible les mères, qui seraient généralement tenues responsables de la protection de leurs enfants (Lapierre et Côté, 2011; Nixon et coll., 2007). Qui plus est, aux dires de certaines mères touchées par ces interventions, leur capacité à prendre soin de leurs enfants deviendrait le point de mire des intervenantes en protection de la jeunesse et ce, au détriment de l’accompagnement pour se sortir de la situation de violence dans laquelle elles se trouvent (Lavergne et coll., 2015). Ainsi, ces mères seraient souvent perçues comme ayant de faibles habiletés parentales et étant peu conscientes des impacts de la violence sur leurs enfants (Nixon, 2002). Des interventions et des représentations de ce type peuvent constituer un frein à la divulgation de situations de violence conjugale par les mères victimes, qui craignent une intervention punitive de la part des services de protection (Jaffe et coll., 2003).

Contexte québécois de l’intervention visant les femmes et enfants victimes de violence conjugale

Au Québec, à l’instar de nombreux autres États, les ressources d’aide en matière de violence conjugale et de maltraitance des enfants se sont constituées en parallèle (Lessard et coll., 2017). De ce fait, des divergences culturelles, conceptuelles, organisationnelles et juridiques rendent difficiles les collaborations et l’intégration de ces services (Hester, 2011; Lavergne et coll., 2015; Lessard, Alvarez-Lizotte, Germain, Drouin et Turcotte, 2017). Voici les principales divergences rencontrées.

Du côté des services offerts aux femmes victimes, on retrouve généralement des ressources psychosociales ancrées dans l’intervention féministe (Brunetti, 2012; Poupart, 2012). Cette intervention se caractérise par l’adhésion à « une éthique et à un ensemble de valeurs axées sur les notions d’égalité, de justice sociale et de solidarité » (Corbeil et Marchand, 2010, p. 9) et par la remise en question du rapport traditionnel thérapeute-cliente au profit d’un lien plus égalitaire (Corbeil, 2001). Cette approche poursuit par ailleurs divers objectifs d’intervention tels : créer une alliance et un lien de confiance avec les femmes victimes, les soutenir et les respecter dans leurs démarches, favoriser la reprise de pouvoir sur leur vie, briser leur isolement et favoriser la solidarité entre elles (Corbeil et Marchand, 2010).

Du côté des ressources déployées dans le cas de maltraitance des enfants, les services de protection de la jeunesse réalisent des interventions sociojudiciaires, souvent non volontaires, qui sont chapeautées et encadrées par une loi d’exception, la LPJ et qui relèvent exclusivement du principe de protection des enfants (Lambert, 2013). L’application précise de ce principe va comme suit :

La protection d’un enfant consiste à apporter une réponse à ses besoins fondamentaux. La notion de besoins étant très large, la LPJ n’a pas pour objectif de satisfaire tous les besoins d’un enfant. Elle a pour but de corriger les situations où la sécurité ou le développement de l’enfant est compromis, parce que ses besoins fondamentaux ne sont pas satisfaits. Ainsi, la LPJ ne vise pas toutes les situations d’enfants pouvant avoir besoin d’aide ou de services particuliers. L’intervention d’autorité de l’État dans la vie des familles doit être réservée à des situations graves et exceptionnelles prévues dans la LPJ.

Gouvernement du Québec, 2010, dans Lambert, 2013

Présentation de l’étude

L’étude dont il est question dans ces pages poursuivait l’objectif général de recueillir le point de vue d’intervenantes psychosociales quant au potentiel de l’approche de la réduction des méfaits pour diminuer les conséquences de la violence vécue par des femmes qui demeurent ou retournent dans la relation conjugale en cause. Un de ses objectifs spécifiques était de proposer des moyens pour réduire les difficultés de l’intervention auprès de ces femmes. En vue d’atteindre ces objectifs, des entrevues individuelles semi-dirigées ont été réalisées avec des intervenantes qui pratiquent auprès de femmes victimes de violence conjugale.

Participantes

Trente intervenantes psychosociales du Grand Montréal pratiquant auprès de femmes victimes de violence conjugale depuis au moins deux ans ont été rencontrées en 2011. Ces intervenantes ont été recrutées sur une base volontaire par le biais d’affiches distribuées dans leur organisme respectif. Elles n’ont pas été rémunérées pour leur participation et étaient libres de se soustraire du projet de recherche à n’importe quel moment. Les résultats présentés dans ces pages proviennent de 21 des 30 entrevues réalisées, soit celles où des difficultés éthiques concernant le signalement des enfants victimes d’EVC ou à risque de l’être ont été mentionnées. Parmi les 21 intervenantes dont les entrevues ont été retenues pour cet article, 11 portent le titre de travailleuse sociale et 10 n’ont pas de titre professionnel; 12 pratiquent en centre de santé et de services sociaux[2] (CSSS), huit en maison d’hébergement et une dans un centre de femmes. Elles ont en moyenne 13,3 années d’expérience d’intervention dans le domaine de la violence conjugale.

Méthode de collecte des données

L’instrument de collecte privilégié pour cette étude est l’entrevue individuelle semi-dirigée. Différents thèmes y ont été abordés, dont celui des difficultés d’intervention auprès des femmes qui ne quittent pas l’auteur de violence ou retournent auprès de lui. En regard de ces difficultés, trois séries de questions ont été posées aux participantes afin de déterminer : (a) si elles vivent des dilemmes éthiques de façon générale lorsqu’elles interviennent auprès de ces femmes; (b) si elles vivent des dilemmes éthiques lorsqu’elles interviennent en vue de réduire les conséquences de la violence vécues par ces femmes; et (c) si elles vivent des dilemmes éthiques lorsqu’elles interviennent en vue de diminuer les conséquences vécues par les enfants de ces femmes. Il leur a également été demandé de donner des exemples de ces dilemmes éthiques, de partager les moyens utilisés pour les gérer et de préciser les éléments pris en considération pour décider des interventions à mettre en place.

Méthode d’analyse

Les entrevues ont été analysées selon les principes de l’analyse de contenu (Miles et Huberman, 2003) à l’aide du logiciel NVivo (version 10). Dans un premier temps, une grille de codification de premier niveau a été élaborée selon les objectifs de la recherche afin de procéder à une première réduction des données, puis une codification thématique composant les « codes parents » a été effectuée de façon inductive afin de faire émerger les thèmes pertinents qui ont permis de répondre aux questions et objectifs de la recherche (Mucchielli, 2009).

Enjeux éthiques des intervenantes relativement au signalement

L’analyse des 21 entrevues faisant mention de difficultés éthiques concernant le signalement au DPJ dans le cadre d’interventions auprès de femmes qui restent ou retournent auprès du conjoint violent a permis de mettre en lumière que certaines de ces difficultés prennent la forme de dilemmes : les intervenantes hésitent entre le signalement ou le non-signalement des enfants victimes ou à risque d’EVC, aucune de ces deux options n’étant pleinement satisfaisante. Dans d’autres situations, les difficultés s’apparentent plutôt à des malaises éthiques[3] sans toutefois que les intervenantes doutent de l’action à poser. Ces deux types de difficultés seront toutefois traités indifféremment puisqu’il a été constaté que des enjeux[4] similaires les suscitent.

Quatre catégories d’enjeux éthiques ont été identifiées lors de l’analyse des données, soit les enjeux se rapportant au lien de confiance entre l’intervenante et la femme, les enjeux liés aux valeurs des intervenantes, les enjeux concernant le bien-être de la femme et des enfants victimes de violence conjugale et, enfin, les enjeux relatifs au respect des normes institutionnelles et organisationnelles. Ces quatre types d’enjeux sont exposés dans les lignes qui suivent.

Enjeux liés au lien de confiance entre l’intervenante et la femme victime

Des enjeux relationnels sont parfois impliqués dans les difficultés éthiques entourant le signalement d’enfants victimes d’EVC. Ils s’articulent principalement autour de la notion de confiance entre l’intervenante et la femme qui reçoit des services et se manifestent dans deux cas types. Le premier consiste en la perte de confiance de la femme envers son intervenante qui peut survenir lorsque l’obligation du signalement se présente :

C’est que souvent la femme, elle ne veut pas qu’on le fasse [le signalement]. On a créé un lien de confiance [...]. C’est pour ça que je le fais de façon ouverte, parce que si je le faisais en cachette ça serait encore pire. Ça briserait encore plus mon lien de confiance avec elle. Mais comme elle me fait confiance, elle, elle veut rester, mais en même temps si ça dépasse trop les limites… la question c’est toujours où est la limite.

Entrevue 10, intervenante en CSSS

Le deuxième cas met plutôt en cause la confiance de l’intervenante dans la capacité de la femme à protéger ses enfants :

J’ai eu une situation où une dame retournait avec le conjoint. C’est une femme qu’on avait de la misère à croire à son potentiel pour protéger les enfants. Donc, dilemme éthique étant deux options imparfaites, on avait la femme qui retournait avec les enfants à la maison, qui est une option imparfaite, sachant qu’elle était plus ou moins apte à les protéger et nous a fait des confidences extraordinaires. On s’est dit : « My God, on sait ça, il faut qu’il se passe quelque chose ». Donc l’autre option était : est-ce qu’on lui fait confiance ou on appelle la DPJ ?

Entrevue 30, intervenante en maison d’hébergement

Enjeux liés aux valeurs des intervenantes

D’autres enjeux reliés au signalement au DPJ sont de nature axiologique : des valeurs chères aux intervenantes sont en tension et c’est le renoncement à une ou plusieurs de celles-ci qui est identifié plus particulièrement comme source de malaise. Les valeurs mises en péril sont la transparence (par exemple lorsque la décision de signaler est prise à la suite d’une rencontre avec la femme), l’unité mère-enfant (par exemple lorsque le signalement risque d’être suivi d’un placement) ou encore le respect du rythme de la femme. Voici les propos d’une intervenante qui témoignent de cette dernière catégorie :

Intervieweuse : C’est quoi ces deux choix-là qui sont devant vous ?

Participante : Parce que ça pourrait être de dire « un moment donné, elle va s’en rendre compte », [privilégier le rythme de la femme et d’ici là] tolérer que l’enfant soit exposé à cette violence-là. [...] Mais il y a un bout où si tout a été évalué, tout a été regardé, la priorité n’est plus ça. La priorité est la protection des enfants. Donc ça peut arriver au niveau dilemme.

Entrevue 20, intervenante en CSSS

Enjeux liés au bien-être des femmes et des enfants victimes de violence conjugale

Dans le troisième type d’enjeux relevé, ce qui est à risque est le bien-être des femmes et des enfants victimes de violence conjugale. C’est ce qu’ont dit craindre quelques-unes des intervenantes rencontrées, anticipant des effets négatifs de ce côté à la suite du signalement. Par exemple, quelques-unes ont souligné que le signalement peut occasionner de la violence institutionnelle de la part du système de protection de l’enfance; d’autres craignent que la situation de la femme s’envenime lorsque le conjoint sera avisé de l’implication des services de protection de la jeunesse, ou encore que le signalement entraîne une perte de contrôle de la femme sur sa vie, tel qu’illustré dans l’exemple suivant :

I. : Dans ce cas-ci donc, si je comprends bien, quand vous voyez qu’il y a des enfants qui sont témoins de violence conjugale, avant d’appeler la DPJ vous allez y penser 3, 4, 5, 6 fois.

P. : Oui, je vais plutôt parler avec des intervenants ici des équipes Jeunesse ou Enfance pour voir qu’est-ce qu’il y aurait possibilité de faire, une action concertée, parce que des signalements à la DPJ, c’est un processus, c’est judiciarisé. On prend en charge… Moi des fois j’ai peur de l’impact sur la femme aussi là-dedans, qui peut être complètement dépossédée de son pouvoir, invalidée totalement, quasiment blâmée, n’a pas été capable de protéger... Mais ce n’est quand même pas évident.

Entrevue 4, intervenante en maison d’hébergement

Enjeux liés au cadre normatif

Enfin, un quatrième type d’enjeux porte sur le cadre institutionnel et organisationnel de l’intervention en violence conjugale et peut être lié au respect de la LPJ. Bien que plusieurs des intervenantes rencontrées disent se conformer à leur obligation légale malgré les nombreux enjeux soulevés par le signalement, certaines mettront de l’avant leur propre jugement clinique pour justifier leur décision de ne pas signaler une situation :

P. : [Q]uand souvent il y a des enfants puis un signalement à la DPJ s’impose, je sais qu’il y a grand risque que je la perde comme cliente, parce que j’aurais recréé ce que le mari, le conjoint, fait avec elle et que la DPJ ça tombe en cul-de-sac. Là ça vient tout bousiller. Avant qu’elle ne se décide de demander de l’aide, ça va prendre longtemps. [...]

I. : Puis d’un autre côté, ce qui est paradoxal, c’est qu’il y a un moment donné où est-ce que l’intervenant n’a même pas le choix parce que c’est la loi.

P. : On a toujours le choix.

I. : Oui, vous avez toujours le choix, mais vous risquez, s’il y a un incident, c’est vous qui allez vous faire taper sur les doigts. Ce n’est pas évident.

P. : Oui, mais le jugement clinique est fort. La décision et le jugement clinique portent beaucoup de pouvoir aussi. Parce que des fois on peut voir des choses que quelqu’un d’autre ne verra pas […].

Entrevue 14, intervenante en CSSS

Des enjeux normatifs peuvent également avoir trait au respect du mandat de l’organisme :

[E]n premier lieu on est là pour aider les femmes. Notre mandat premier ce n’est pas les enfants, ce sont les femmes. Mais quand on n’a pas de choix que de constater [qu’il y a matière à signaler], donc à ce moment-là, comme j’ai dit, on essaie de privilégier le lien en l’informant.

Entrevue 17, intervenante en maison d’hébergement

Discussion

Lorsque ces résultats sont considérés dans leur ensemble, il est possible de constater que du point de vue des intervenantes psychosociales qui pratiquent auprès des victimes de violence conjugale qui ne quittent pas leur conjoint violent ou retournent auprès de lui, le devoir de protection des enfants peut mettre en tension la confiance entre elles et ces femmes; des valeurs professionnelles qui leur sont chères; le bien-être de certaines femmes et de leurs enfants; et le respect du cadre normatif qui balise leurs interventions. De surcroît, ces différents enjeux peuvent se chevaucher, rendant les situations d’intervention d’autant plus difficiles à dénouer.

La crainte de perdre la confiance de la femme victime à la suite d’un signalement est sans contredit l’enjeu éthique le plus souvent évoqué par les intervenantes rencontrées. De fait, plus du tiers des participantes de l’étude ont fait état de cet enjeu dans les situations rapportées. Alors que tous s’accordent sur l’importance du lien de confiance dans les différents domaines de la relation d’aide, celui-ci est d’autant plus crucial dans le contexte d’intervention discuté dans ces pages. En effet, la perte de confiance dans un suivi pour violence conjugale peut avoir des conséquences particulièrement dommageables puisque selon les participantes de notre étude, les femmes qui se sentent trahies et qui décident de mettre un terme aux services qu’elles reçoivent risquent de ne plus s’engager volontairement dans un processus d’aide psychosociale. Or, considérant le risque que ces femmes vivent de nouvelles agressions, il est impératif que des intervenantes qualifiées soient en mesure de les aider à surmonter les impacts de la violence et d’instaurer des mesures de protection pour assurer leur sécurité et celle de leurs enfants.

Toujours dans une perspective relationnelle, lorsque les intervenantes doivent juger de la capacité des femmes à protéger leurs enfants et donc de leurs aptitudes parentales, celles qui s’inscrivent dans une approche féministe font face à des malaises éthiques. En effet, de telles situations et le signalement aux services de protection qui peut en découler impliquent pour ces intervenantes d’adopter une posture qui correspond à une forme de prise en charge, ce qui est aux antipodes des valeurs et principes du féminisme préconisant plutôt l’autodétermination, la reprise du pouvoir des femmes sur leur vie et le respect de leurs choix (Corbeil et Marchand, 2010). Il n’est donc pas surprenant de constater que pour certaines des participantes rencontrées, le signalement peut mettre en tension des valeurs professionnelles qui leur sont chères.

En ce qui a trait à la crainte que l’intervention de la protection de la jeunesse ait des répercussions sur le bien-être des femmes ou des enfants, nous constatons qu’elle résulte en partie d’un manque de confiance envers ces services. Certains des propos des participantes de notre étude font écho à des réserves formulées dans les écrits et selon lesquelles des interventions du système de protection de la jeunesse pourraient être à la source de victimisation secondaire des femmes victimes de violence conjugale (Dupuis et Dedios, 2009; Lapierre et Côté, 2011; Nixon, 2002). Ce phénomène de victimisation secondaire s’expliquerait notamment par le manque de formation et de connaissances sur la violence conjugale des intervenantes pratiquant en protection de la jeunesse (Jaffe et coll., 2003; Lapierre et Côté, 2011). Que cette hypothèse soit fondée ou non, la confiance entre les différents acteurs impliqués dans les interventions doit être rétablie puisque tant et aussi longtemps que le signalement sera considéré comme étant potentiellement nuisible aux victimes de violence conjugale, celles qui ont pour mandat d’aider ces femmes et leurs enfants seront portées à résister à l’obligation de signaler (Côté, 2016).

La peur que la violence augmente à la suite d’un signalement doit aussi être considérée. Peu de données sur le sujet sont toutefois disponibles. Une étude américaine portant sur le signalement obligatoire des situations de violence aux services sociaux tend à infirmer cette crainte : la majorité des femmes victimes rejointes par l’étude n’a rapporté aucune hausse de violence (Antle, Barbee, Yankeelov et Bledsoe, 2009). D’autres études doivent cependant être menées afin d’établir avec certitude les conséquences possibles d’un signalement sur la sécurité des femmes. Dans le cas où l’hypothèse d’une augmentation de la violence s’avérerait fondée, les intervenantes seraient alors en proie à un dilemme déchirant qui opposerait la sécurité des enfants et celle des femmes victimes.

Enfin, en ce qui concerne les enjeux normatifs, il faut certainement se questionner sur la portée d’une loi à laquelle certaines hésitent à se conformer. Selon les dispositions actuelles de la Loi, le signalement des enfants victimes d’EVC est obligatoire lorsque le problème se manifeste de façon grave et continue. Or, dans la perspective où la définition de l’exposition des enfants à la violence est très large (Lessard, 2018; Lessard et coll., 2009) et que les conséquences sur ces derniers sont variées (Doucet et Fortin, 2014; Lessard, 2018; Paradis, 2012), il est difficile de statuer sur la gravité de l’EVC. S’il est assez intuitif de présumer que le retour dans la relation violente favorise la continuité de l’EVC, il est moins évident de savoir quels contextes d’exposition aux différentes manifestations de la violence conjugale constituent des expositions graves. À notre connaissance, il n’y a pas d’outils actuellement disponibles au Canada qui permettraient d’évaluer ce critère et de statuer sur les actions à prendre (Jaffe et coll., 2014).

Recommandations

À la lumière de ces résultats, nous estimons que le maintien de l’alliance et de la confiance entre les femmes victimes et leurs intervenantes doit être une priorité dans le cadre d’actions menées auprès des femmes qui ne mettent pas un terme à la relation marquée par la violence ou la réintègrent. Les interventions qui fragilisent ce lien doivent porter uniquement sur des situations très spécifiques, c’est-à-dire celles qui constituent des situations d’EVC graves et continues au sens de la LPJ. Nous estimons donc qu’il est nécessaire de poursuivre les travaux de recherche pour mieux circonscrire les situations qui constituent des EVC graves.

Dans le même ordre d’idées, puisque les intervenantes qui travaillent avec les femmes victimes sont souvent les mieux placées pour agir dans les situations où des enfants sont victimes d’EVC, des outils d’évaluation visant à déterminer la gravité, le risque et plus globalement le besoin de protection associés à ces situations devraient être créés afin de les soutenir dans leur processus de prise de décision (Jaffe et coll., 2014). Cela permettrait certainement d’amoindrir les difficultés éthiques qu’elles vivent.

En troisième lieu, nous croyons essentiel de mettre en place des activités de concertation entre les services de protection de la jeunesse et les intervenantes qui pratiquent auprès des femmes afin de favoriser la connaissance des rôles de chacun et la confiance réciproque. Cela pourrait entre autres permettre de dissiper la crainte que les signalements aient des conséquences négatives pour les femmes et les enfants victimes de violence conjugale. Cette réflexion a déjà été amorcée par d’autres chercheurs (Jaffe et coll., 2014; Lessard, 2018; Lessard et coll., 2017; Potito, Day, Carlson et O’Leary, 2009) qui, comme nous, sont arrivés au constat qu’il est nécessaire que ces deux types de ressources travaillent ensemble pour répondre adéquatement aux besoins des femmes et des enfants victimes de violence. Tout en reconnaissant les défis que cela comporte, ces auteurs suggèrent une approche d’intervention unifiée (Hester, 2011). Une telle collaboration exige notamment une plus grande reconnaissance des biais de genre présents dans les services de protection de l’enfance, lesquels ont pour conséquence la surresponsabilisation des femmes relativement à la sécurité des enfants (Hester, 2011). Il est également suggéré d’identifier des objectifs de travail communs lors des interventions auprès des familles qui reçoivent des services de la part de ces deux types de ressources, de créer des mécanismes pour gérer conjointement les situations où les personnes concernées sont à risque de vivre de nouvelles violences et de développer des stratégies de partage d’information qui respectent le droit à la confidentialité (Potito et coll., 2009).

En quatrième lieu, compte tenu du manque de connaissance sur la violence conjugale qui est évoqué pour expliquer l’inadéquation de certaines interventions du système de protection de la jeunesse (Jaffe et coll., 2003; Lapierre et Côté, 2011) et de l’importance des besoins en termes d’évaluation de l’EVC chez les intervenantes qui pratiquent auprès des victimes, il serait pertinent de développer des formations spécifiques et continues pour ces deux groupes. Ces formations permettraient à chacun de mieux remplir son rôle et d’assurer la sécurité des femmes et des enfants victimes de violence conjugale. Des formations favorisant l’acquisition des compétences nécessaires à la délibération éthique seraient aussi pertinentes pour appuyer la prise de décision et les échanges entre les différents acteurs.

Enfin, il nous apparaît primordial que de nouvelles études portant sur les difficultés liées aux interventions impliquant des femmes et des enfants victimes de violence conjugale soient menées afin d’étayer les résultats de notre enquête. En effet, cette dernière ne permet pas de dégager un portrait neutre ou global des répercussions des modifications de la LPJ sur les praticiennes impliquées dans des situations d’EVC puisqu’elle implique un seul groupe d’intervenantes, celles qui pratiquent auprès des femmes victimes et a été conduite auprès d’un nombre restreint de participantes. Des études auprès des intervenantes qui pratiquent dans les services de protection de la jeunesse permettraient notamment de mieux comprendre leurs expériences et leur point de vue.

Conclusion

Il convient de préciser que malgré toutes les mesures pouvant être mises en place, le signalement d’enfants victimes d’EVC aux services de protection de la jeunesse demeurera délicat et ce, particulièrement dans les situations où les femmes ne quittent pas le conjoint qui les agresse ou retournent auprès de lui. Cette disposition de la LPJ implique que des organisations ayant une histoire, une culture et des assises normatives et axiologiques différentes dépassent ces divergences au nom du bien-être des personnes à aider. Les acteurs qui sont interpellés dans la lutte à la violence conjugale, à l’EVC et à leurs conséquences doivent s’engager à plus de cohérence dans leurs réponses respectives. À cet effet, les intervenantes qui pratiquent dans ces contextes doivent avoir accès à de la formation continue, à des occasions de concertation et à des moyens multiples et variés leur permettant d’évaluer adéquatement les situations qu’elles rencontrent dans leur pratique et ainsi, gérer plus facilement les dilemmes et les malaises qui peuvent émerger. La responsabilité du déploiement de ces outils relève, en grande partie, des organisations et des institutions.