Corps de l’article

Qui est Jean-Pierre Issenhuth ? Un poète, un critique, un écrivain ; un pédagogue rebelle ; un jardinier et un éleveur de canards ; un mathématicien du dimanche ; un fils d’ouvrier ; un passionné de Bach ; « le Thoreau de Laval-Ouest[1] » et l’ermite québécois des Landes de Gascogne ; un collectionneur d’outils ; un lecteur et un récupérateur compulsif ; un homme de foi. Je pourrais allonger cette liste encore, mais elle suffit pour l’instant à rendre sensible la nature orchestrale d’Issenhuth, nature qui dénote non seulement les multiples champs de sa personnalité, mais aussi, et surtout, leur synthèse et leur harmonie à travers un rapport amoureux au monde. L’image du touche-à-tout ébauchée ici donne à voir une dispersion qui, j’en suis sûr, n’aurait pas déplu au principal intéressé, dans la mesure où elle suppose une exploration quelque peu anarchique des choses, c’est-à-dire radicalement libre. Je tiens néanmoins à dissiper un malentendu possible : il n’y a aucune superficialité, au sens d’une minceur d’âme ou d’un manque d’acuité intellectuelle, corrélative à cette dispersion. Celle-ci fait en vérité croître l’étendue à travers laquelle Issenhuth, « plante humaine » comme tant d’autres, plonge ses racines pour être bien « branché[2] » sur l’univers. Si j’emploie la métaphore de Gracq, c’est parce qu’elle convoque naturellement l’idée de Simone Weil, figure fraternelle dans l’imaginaire d’Issenhuth, selon laquelle l’épanouissement de l’individu dépend de son enracinement dans la vie. Une « participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité » permet, quand on agit au sein de « milieux très différents », d’avoir les racines nécessaires pour combler ce besoin d’ancrage logé profondément dans l’âme humaine. Selon Weil, « le lieu, la naissance, la profession, l’entourage[3] » sont autant de terreaux où se construisent les liens essentiels à notre complicité avec le vivant.

Issenhuth abonde dans le même sens quand il dénombre les appartenances développées durant sa vie, que ce soit en travaillant dans les écoles publiques de Montréal, en étant membre de la revue Liberté, en vivant à Laval, en ayant fondé une famille ou en écrivant seul dans son coin. Tout cela constitue selon lui des « mondes ». Les carnets en sont un « cinquième […], celui des ruminations à part[4] ». Issenhuth les a habités simultanément pendant plusieurs années, laissant pousser ses racines dans plusieurs directions, au prix d’un certain malaise parfois. Il recommande tout de même « sans hésitation à quiconque en a la possibilité de vivre à cheval sur deux ou plusieurs mondes. La diversité est féconde, écrit-il, elle incline à la quête d’unité » (CM, 61). Ses carnets forment sous cet angle un monde intégrateur, car ce qu’ils racontent émane de sa « participation réelle et active » à la vie physique, aux autres « mondes ».

En 2003, Jean-Pierre Issenhuth s’installe dans les Landes de Gascogne et consacre le plus clair de son temps à cultiver la terre, à élever des canards, à construire une petite grange[5] et à réaliser toutes sortes d’opérations manuelles connexes. Il donne alors libre cours à une passion[6] qui l’avait auparavant poussé à entreprendre toutes sortes de travaux potagers non loin de sa cabane à Laval-Ouest. La tenue des carnets coïncide avec son arrivée dans la forêt des Landes. Ils sont ainsi nourris par les hasards et les nécessités d’un quotidien essentiellement gouverné par les soins que le sol exige et, par conséquent, ils se contentent d’une « évolution chaotique » (CM, 10) pareille à celle de la vie. En 2011, la mort d’Issenhuth met fin à cette évolution, fixant les limites d’un chantier qui, autrement, serait resté inépuisable. Voilà pourquoi il semble désormais plus simple de définir le « mouvement général[7] » des carnets, publiés en trois temps : Le Cinquième Monde en 2009, Chemins de sable en 2010 et Géométrie des ombres, de manière posthume, en 2012. Cet ensemble composite de notes, volontairement privé de but par l’auteur, ne se résume pas facilement. Mais l’arborescence des pensées, si l’on examine comme il faut ses ramifications, me semble se rapporter à l’idée que j’évoquais en ouverture : l’enracinement. Cette idée forme un point de convergence qui, sans atténuer l’éclectisme des propos, confère une unité à leur ensemble. Elle éclaire sans contredit le besoin, diversement exprimé par Issenhuth, d’adhérer au monde et de collaborer avec lui. Aussi variés soient les sujets abordés, ils finissent pour la plupart par consonner avec ce besoin.

Adieu à la poésie

Le carnet représente un compromis négocié avec l’écriture après que de lentes transformations ont détourné Issenhuth de la poésie. C’est comme poète qu’il s’est joint au comité de Liberté durant les années 1980 et c’est là qu’il est devenu critique littéraire, discutant principalement d’ouvrages poétiques. Il l’a plus tard reconnu, les poèmes ont trouvé en lui un lecteur « sur la défensive, attendant d’être persuadé[8] ». Ses réticences ont influencé son passage vers le carnet, alors qu’elles se muent en une véritable répulsion.

C’est entre autres sur la base de son abandon de la poésie que Patrick Tillard voit en Issenhuth « un écrivain tenté par la voie des écrivains négatifs[9] », c’est-à-dire ceux qu’une recherche d’anonymat encourage à se taire. L’apostasie littéraire d’Issenhuth ne se solde toutefois pas par un silence définitif, puisque la tenue des carnets se substitue plus ou moins rapidement à l’écriture de poèmes. Issenhuth croit tout de même pouvoir passer plus inaperçu grâce à ce changement et se soustraire ainsi « à la société du spectacle littéraire » (CM, 131) qu’il déteste par-dessus tout. Il choisit le carnet comme un résistant prend le maquis, émettant de la sorte une protestation discrète, « sans animosité » (CM, 131), contre l’exhibitionnisme qui circonscrit à ses yeux le milieu des lettres. Ce choix satisfait en outre une aspiration plus profonde, qui est de donner la priorité à « l’expérience, même la plus quelconque et la plus infime, de la réalité extérieure immédiate » (GO, 108) plutôt qu’à toute visée littéraire. En effet, s’il équivaut au maquis, le carnet permet de se terrer, c’est-à-dire de se rapprocher du sol, de la nature, du monde physique. Même s’il paraît parfois misanthrope, Issenhuth n’adopte pas ce comportement sauvage par haine des autres, mais bien parce que les animaux lui enseignent, comme le suggère Jean-Christophe Bailly, que « la cachette est la règle d’or de l’habitation du monde[10] ». Ce désir d’un effacement qui favorise l’adhérence aux choses sillonne l’ensemble des carnets. Voilà pourquoi Issenhuth est perplexe devant son étiquette d’écrivain négatif :

Je peux me voir « négatif » dans le fait que je laisse de côté le monde des gens de lettres, pour la simple raison que, dans l’incapacité de participer à tous les mondes, je lui en préfère d’autres. Serais-je également « négatif » par ma préférence pour le dehors ?

GO, 27

Si l’on se fie à l’empirisme des carnets, la réponse est non, car il montre qu’Issenhuth s’intéresse d’abord et avant tout aux faits et aux expériences tangibles, bref à la vie positive.

La poésie lui a semblé de moins en moins propice à sa prise de contact avec la « réalité rugueuse », pour reprendre la fameuse expression de Rimbaud. Au début du Cinquième Monde, il avoue avoir « cessé de [la] fréquenter depuis des années » (CM, 12). Elle demeure cependant un sujet récurrent de ce premier livre de notes, alors que les suivants la passent pratiquement sous silence, comme s’il avait dû faire le point sur sa cassure avec la poésie pour bien s’expliquer sa nouvelle pratique d’écriture. Un peu comme chez André Major, le passage d’Issenhuth au carnet s’effectue sous le signe de l’adieu[11], à condition qu’on reconnaisse que ce renoncement ne se fait pas à contrecoeur. Issenhuth prend volontairement ses distances, moins avec la poésie en soi, qui dans ses meilleures expressions rapproche de l’inconnu sans perdre de vue les réalités matérielles du monde, qu’avec les travers qui lui font prendre la pose : « […] la redondance, l’emphase, l’esbroufe, la décoration, la préciosité, le truisme, le solécisme, tout ce que Tchekhov et Dadelsen […] ont rangé sans se concerter sous le nom de “hâbleries” » (CM, 69). La dimension polémique de son travail de critique découle de cette aversion pour la surenchère, dont la menace plane sur toute entreprise littéraire, mais qu’il a vue pour sa part sévir régulièrement dans la poésie québécoise. Devant « l’hypertrophie de l’institution littéraire québécoise et les outrances de la modernité[12] », Issenhuth ne s’est pas gêné pour dégonfler certaines gloires locales qui, en somme, ressemblaient à des perroquets captifs de leur charabia. C’est précisément l’enfermement textuel auquel aboutit la poésie, par une propension peut-être plus naturelle à ce genre, qu’Issenhuth n’accepte pas, puisque pour lui, les mots doivent demeurer une voie d’accès au monde, une médiation efficace qui l’aide à mieux se situer au milieu des choses. Avec les années, il s’est ainsi lassé de faire du « slalom entre les écueils » (CM, 69) de la poésie et il a cessé d’en lire comme d’en écrire.

La prose du carnet est conçue à l’inverse pour éviter les louvoiements du langage. Un commentaire plutôt banal éclaire cet aspect de la poétique du carnet :

À la lecture, le mot lorsque ne me dérange pas, mais en écrivant, je l’évite. Je choisis toujours quand sans m’en rendre compte. Pourquoi ? Par rapport à lorsque, quand est un raccourci. De même c’est, voici, voilà, il y a, autres accélérateurs, qui font moins obstacle à la présence ou y conduisent plus vite[13].

Compte tenu de la nature même de l’écriture, Issenhuth sait qu’elle le place en marge du réel, à une distance où celui-ci s’évapore en représentations, concepts ou projections de toutes sortes. Cette distance n’induit pas chez lui un sentiment de liberté comme chez le créateur qui, soudainement délivré des contraintes de la réalité, éprouve sa toute-puissance. Elle produit au contraire, lorsqu’elle est entretenue, voire accentuée, un mouvement de contrariété qu’il combat en faisant de l’écriture une voie capable de le remettre directement en présence du dehors.

Dépourvus d’intentions esthétiques, ses carnets sont soutenus par une ambition que je qualifierais de pragmatique, car ils recentrent autant que possible l’écriture sur des faits concrets, indissociables de la vie ordinaire et de ses ressources prosaïques. Écrivain récalcitrant, Issenhuth ne se laisse pas atteindre par le dédain pour « l’universel reportage » dont se nourrissent tant de lettrés et de beaux parleurs. À tout prendre, il préfère « mille anecdotes » aux « jérémiades intarissables » et aux « variations sur de grands mots » qui constituent le fonds de commerce de « la “grande littérature” » (CS, 180). L’anecdote n’est pas cernée d’insignifiance à ses yeux, du moins pas forcément, puisqu’elle représente un échantillon positif grâce auquel le vaste mouvement de la vie s’appréhende. Aucun glacis littéraire ne peut dans ce contexte être appliqué sur les faits présentés, expliqués ou interrogés sans que soit altérée la sensation de ce mouvement. L’économie de ses poèmes rappelle qu’Issenhuth craint depuis longtemps l’esthétisation inutile. Après tout, « Le nid terrestre jamais / N’implora le secours des contes[14] » pour manifester vraiment ce qu’il est. Mais la prose des carnets prend plus ouvertement le contre-pied des artifices littéraires en faisant sien un idéal scientifique fondé sur

la sobriété, l’équilibre, la précision, la minutie, la clarté, l’exactitude, le plus court chemin (dont la ligne droite n’est qu’un cas très particulier), la nécessité et la suffisance — toutes choses qui, en mathématiques et en sciences, contribuent à une élégance qu’on ne saurait confondre avec l’élégance littéraire, souvent marquée d’académisme et de préciosité.

CM, 100

L’alignement sur le modèle scientifique atteste le besoin d’établir un rapport sans tricherie avec la vie concrète. « Il me semble, dit Issenhuth, que le monde existe et que les mathématiques et les sciences peuvent dire sur lui quelque chose de vrai, même si c’est toujours une vérité incertaine. » (CS, 63-64) La littérature peut-elle en faire autant ? La question hante ses carnets, tandis que la nature, la vie en plein air, le jardinage, les métiers manuels, les phénomènes physiques et le génie animal mobilisent sans cesse son attention. La vérité qu’il cherche est là, elle se noue et se dénoue dans le double vertige auquel la permanence et la versatilité de l’univers confinent. Il ne fait aucun doute qu’un élan amoureux le tourne continuellement vers le dehors, ce qui me permet à nouveau d’affirmer la corrélation avec l’enracinement weilien. « La vérité est l’éclat de la réalité, écrit la philosophe. L’objet de l’amour n’est pas la vérité, mais la réalité. Désirer la vérité, c’est désirer un contact direct avec la réalité[15]. » Issenhuth répond de ces postulats à chaque entrée de carnet, tenant le pari d’une écriture qui déréalise le moins possible l’existence dont elle émane et vers laquelle elle doit reconduire.

Relations d’identité

Le principe d’authenticité qui se fait jour, entièrement aiguillé par la relation avec le monde extérieur, se démarque de celui du journal et de la poésie intimes, où la sincérité tend plutôt à s’établir sur le dévoilement de la vie intérieure. « La passion du dehors s’accommode mal de l’introspection » (CM, 10), précise d’entrée de jeu Issenhuth, qui n’a pas l’intention, avec le carnet, de faire comparaître son âme devant les lecteurs. Il se montre encore plus catégorique à l’égard du privilège accordé à l’intériorité dans la littérature lorsqu’il affirme que « [l]e dedans est un réservoir de brouillard, d’illusions, de lubies nuisibles, qui ne mérite pas d’attention » (CM, 174). Cela ne signifie pas qu’il renonce à mieux se connaître, mais sa conception du moi, réfractaire à l’idée de sa souveraineté, est irriguée par l’impression qu’il existe, entre les choses et lui, une identité de nature :

Il m’a toujours été (et me resterait) assez difficile de vivre sans animaux de ferme ni cultures. J’ai le sentiment d’être ces animaux et ces cultures, autant que de les avoir, comme si j’étais moi-même un animal d’élevage ou une plante cultivée sur la ferme expérimentale de la Terre.

CS, 50

Il entre, on l’entend, un soupçon de raillerie dans ce commentaire. Issenhuth n’en affirme pas moins, sur ce ton rieur, une conviction profonde. Celle-ci suppose en dernier lieu que pour se connaître, il n’a pas à plonger en lui, il n’a qu’à scruter ce qui l’entoure. C’est pourquoi, au fil de ses carnets, « il s’agit constamment de sortir de soi plutôt que d’y trouver une vérité plus essentielle[16] ». L’analyse de soi est donc évacuée, les confidences et les récits de rêves aussi. Si des souvenirs sont évoqués, ils ne remorquent pas de regrets. Issenhuth est immunisé contre une nostalgie qui, pour le reste, ferait obstacle à sa résolution d’être simplement présent au monde. C’est l’écriture comme telle qui, tout compte fait, représente dans son imaginaire un certain exil. Et c’est peut-être pour contrer cet effet de déportation qu’il manifeste autant d’attachement envers les animaux, ses compatriotes.

La camaraderie avec les canards et les vers de terre décrite dans les carnets fait notamment ressortir l’esprit de dérision d’Issenhuth, qui ne manque pas une occasion de remettre l’homme à sa place en se moquant de lui-même avant tout. Enorgueilli de son savoir et d’un humanisme grâce auquel il surplombe toute la planète, le spécimen humain incarne, sous la loupe du carnettiste, comme dans la méditation de Clément Roux, le personnage de Yourcenar, un « parvenu de la nature[17] » à côté de qui l’animal impose sa dignité. Car c’est bel et bien la perte de l’usage du monde, entendu ici comme une manière organique d’y être et d’y agir, qu’Issenhuth déplore chez l’homme moderne. Weil attribuait ce déracinement aux contrecoups d’une « culture […] développée dans un milieu très restreint, séparé du monde[18] ». Issenhuth a pu constater comme elle durant sa carrière en enseignement que l’éducation, dictée par un « pédagogisme » (CM, 206) dont l’une des principales promesses demeure ironiquement l’ouverture sur le monde, « arrache [l’élève] à l’univers qui l’entoure[19] » en s’évasant dans l’abstraction. Il se rappelle ainsi l’effet desséchant d’une telle formation :

On aurait dit que connaître le mot, c’était connaître la chose. Cette façon de tout vaporiser dans la langue avait un effet pervers que personne ne semblait soupçonner : elle éloignait le monde. Je reste persuadé que, pour bien des gens, la séparation d’avec l’univers a commencé là.

CM, 34

La curiosité d’Issenhuth envers les animaux neutralise en quelque sorte le sentiment d’élévation qui accompagne l’acquisition de la culture. C’est sur ce plan qu’il s’accorde, un peu à son insu car il avoue la connaître mal, avec la pensée orientale, notamment avec l’immanence à laquelle les haïkus se bornent. Il ne fait aucun doute que leur « faculté de se situer naturellement en deçà de la littérature[20] » s’assimile aux visées d’Issenhuth. Les bestioles qui peuplent ces courts poèmes ont justement une puissance de dérision comparable à celle que certains commentaires à propos des vers ou des canards mettent en jeu. Il s’agit alors de présenter le « [m]onde vu d’en bas[21] » et de ramener l’homme à sa petitesse, non pas par méchanceté, mais par souci d’entretenir une vision juste de soi : « Par rapport à l’univers, ne suis-je pas infiniment plus insignifiant qu’un ver ne l’est par rapport à moi ? » (CS, 157) L’adoption d’un point de vue cosmique est une manière récurrente de pratiquer l’humilité dans les carnets. À l’échelle de la création, l’activité humaine n’est rien de plus qu’un grouillement d’insectes. Issenhuth n’en souffre pas. Au contraire, il prend plaisir à passer pour un moins que rien, que ce soit en parlant de ses « frères estimés » (CS, 158) les vers de terre ou en se présentant comme un « pelleteur de fumier » (CS, 181) aux notables du village qu’il a l’occasion de rencontrer. Ainsi, il fait sienne l’attitude narquoise du sage taoïste qui « aime à porter sur son visage et dans son extérieur l’apparence de la stupidité[22] ».

À la lumière des carnets, d’autres parallèles s’établissent entre Issenhuth et le sage taoïste, « l’amour de la retraite » ou le renoncement à « exercer une autorité[23] », par exemple, mais leurs pensées se départagent nettement sur la question du non-agir. En effet, à l’inverse de « l’apologie […] de l’inactivité totale, de l’incuriosité totale, pour atteindre l’illumination[24] », Issenhuth privilégie une morale de l’action à travers un éloge du travail disséminé au fil de ses notes. D’ailleurs, son admiration pour les vers de terre n’est certainement pas étrangère au fait qu’ils sont d’infatigables ouvriers essentiels à la fertilité des sols. Voilà pourquoi ce petit animal obscur, qui suscite habituellement le dégoût, forme pour lui une inspiration aussi forte, qui plus est un modèle que tout individu devrait imiter pour contribuer vraiment à l’harmonie de la planète.

Travailler accorde

Issenhuth ne cesse de l’affirmer, rien ne l’intéresse autant que le dehors. Cet intérêt ne se traduit pourtant pas chez lui, comme on aurait pu s’y attendre, par un goût particulier pour l’ekphrasis. Il ne se fait pas arpenteur-géographe au même titre, par exemple, que Julien Gracq dans certaines pages de ses carnets. Son crayon n’est pas hanté à ce point par la précision du détail, la finesse de la ligne, l’épaisseur des textures. Il n’est pas non plus manié à la manière du peintre dessinant sur le motif, avec allégresse et expressivité. En fait, Issenhuth n’a aucune « volonté de paysager », si tant est qu’une pareille volonté, écrit Alain Roger, « se présente d’emblée comme un équivalent de l’art, ou plutôt comme un art[25] ». En effet, un paysage, même réaliste, altère la nature : il trace un cadre exclusif, définit une perspective et opère une sélection qui organise le dehors en le fragmentant. La composition d’un paysage dévoile ultimement l’artiste lui-même, un peu comme le découvre Saint-Denys Garneau à la fin d’un très beau poème racontant la transition de la réalité vers la représentation poétique. Le poète bricole en quelque sorte avec les éléments foisonnants de la nature et s’étonne d’être face à lui-même au terme de son projet :

  • Moi j’en prends un ici

  • J’en prends un là

  • Et je les mets ensemble pour qu’ils se tiennent compagnie

  • Ça n’est pas la fin de la nuit,

  • Ça n’est pas la fin du monde !

  • C’est moi[26].

Il est clair, comme on l’a vu, qu’Issenhuth ne veut pas entretenir ce jeu de miroir qui ramène l’immensité du dehors aux contours de la personnalité. Soit dit en passant, ce n’était pas le but de Garneau non plus, qui prend peut-être ici la mesure de l’impasse où il se trouve, étant donné que son « dessein [est] de sortir en plein air[27] », non de revenir à lui, ce qui le rapproche d’Issenhuth sur ce plan. Mais là où Saint-Denys Garneau suppose un dehors a priori désolidarisé que l’artiste parvient à faire tenir ensemble, le carnettiste postule pour sa part un monde intègre dont l’homme fait partie, ni plus ni moins que « [l]e minéral, le végétal et l’animal » (CS, 16), et à qui il revient de s’y fondre en participant à son équilibre.

Le fait que la nature ne réveille chez lui aucun réflexe artistique ne signifie pas qu’Issenhuth regarde passivement le monde dans l’attente que sa vérité se révèle à lui. La démarche dont ses carnets font état est à l’opposé de la contemplation. C’est le travail qui, « en tant que contact avec l’univers » (CM, 35), lui semble offrir la meilleure voie pour approcher le mystère des choses. Sur ce point, sa sympathie pour Simone Weil ne pourrait être plus grande et fortifiante. Rien ne paraît mieux s’accorder avec ses convictions que la réciprocité dont elle parle au terme de L’Enracinement : « L’univers ne se donne à l’homme dans la nourriture et la chaleur que si l’homme se donne à l’univers dans le travail[28]. » Voilà pourquoi Issenhuth sacrifie autant de ses forces et de son temps à jardiner et à bricoler : il est convaincu qu’on entre en état d’harmonie de cette façon. Il s’agit au fond d’être à la hauteur de l’univers, car comme le dit encore Weil, « il n’y a pas d’équilibre entre l’homme et les forces de la nature environnantes qui le dépassent infiniment dans l’inaction[29] ». Les origines ouvrières d’Issenhuth l’ont sans doute rendu sensible à la grandeur des besognes modestes et journalières. Aussi, il est amusant de constater, à mesure qu’on parcourt ses carnets, qu’il bâtit une collection personnelle d’outils, seuls objets qu’il juge dignes d’être contemplés. Les « deux haches à équarrir » (CS, 136) héritées de son grand-père en sont les pièces fondatrices. Songeant à ses amis vivant entourés de tableaux, il s’aperçoit que pour sa part, « [l]a vue d’un compas, d’un bout de ficelle ou d’une fourche [lui] suffit » (CM, 182). Sa grange des Landes devient progressivement un « musée de l’outil » (CS, 205), espace quasi spirituel en ce qu’il permet d’apprécier la « beauté […] des choses fixées dans leur être » et que cette beauté « inspire la paix » (CM, 182).

S’il est vrai que le travail garantit l’épanouissement mutuel de l’homme et de l’univers, il est alors une expression tangible de la bonté qu’Yvon Rivard conçoit comme la « clé » de l’éthique développée par Issenhuth : « […] la bonté est ce qui fait que la partie ne peut exister que si elle tend vers une autre partie, et que toutes les parties tendent vers le tout[30] ». Les carnets témoignent de la tension dynamique qui unit Issenhuth à l’univers. D’une part, Issenhuth revient plusieurs fois sur le fait qu’il laisse « la pression […] du monde extérieur » (CS, 215) agir sur lui afin de mieux s’adapter à la réalité supérieure de son environnement. Il accepte que la vie soit maître de lui, contrairement à ce que l’individualisme ambiant s’applique à défendre sous diverses formes, de la doctrine politique (libéralisme) aux discours de la croissance personnelle (comment devenir maître de son destin ?). Avec un brin de malice, il se questionne :

Être dans le monde, est-ce changer en fonction du moment et du lieu, comme je me surprends à le faire ? Je ne suis pas le même quand il pleut, avec ou sans vent, dans la chaleur ou dans le froid. […] Il y a quelque chose d’animal, de végétal que je peux juger dérisoire, regrettable, et considérer aussi comme un franc succès.

GO, 65-66

Issenhuth n’aurait pas refusé, sans doute, d’être comparé au caméléon, en admettant que l’analogie souligne non pas une duplicité trompeuse, mais le comportement primordial qui pousse toute forme de vie à évoluer en conformité avec son milieu. D’autre part, les carnets montrent que c’est plus que jamais en orientant ses forces vers l’entretien du dehors qu’Issenhuth éprouve le sentiment de participer à l’univers : « En bêchant ces jours-ci, je pensais à la possibilité de m’en abstenir, mais il y a une beauté dans le labour, il y a une satisfaction à renverser la terre pour en changer le visage. » (GO, 57) L’émotion esthétique naît chez Issenhuth de l’accomplissement du devoir éthique, c’est-à-dire au moment où la portée du travail réalisé se manifeste. C’est pourquoi le rapport avec la nature est traversé par un souci constant d’efficacité. Les listes de ses initiatives et les inventaires de ses récoltes dressés au fil des carnets prouvent que le rendement de ses activités le préoccupe. Nulle ambition commerciale derrière cette comptabilité, bien sûr, seulement un désir de perfectionner ses méthodes dans le but de tirer tout ce qu’il peut du sol cultivé. Cela ne se résume pas à une obsession de performance. Son acharnement maraîcher cache une visée plus profonde, en ce qu’il converge vers une qualité de présence, un épanouissement. En effet, il jardine à l’exemple de Bach qui « tord[ait] un morceau jusqu’à la dernière goutte d’harmonie » (CS, 151). Il entrevoit au moyen de sa bêche et de sa pelle, comme le compositeur avec son clavier, ce que serait « la plénitude permanente » (CS, 151).

Comme une cabane

Le conflit d’Issenhuth avec la littérature est étroitement lié à la trame des carnets. Il provient du fait qu’à son avis, le travail de l’écrivain n’en est pas un :

Pourquoi ne suis-je jamais parvenu à considérer le fait d’écrire comme une action, et donc une justification possible de l’existence ? Je n’ai réussi à y voir qu’un pis-aller, une faiblesse tolérable uniquement à titre d’activité subalterne, et je n’aurai été qu’un écrivain malgré lui.

CM, 64

Il manque évidemment à l’activité littéraire cette prise directe sur la réalité qu’Issenhuth recherche à tout prix. Qui plus est, il plane sur celui qui s’y adonne le spectre d’une oisiveté et d’une inutilité dont il se défie particulièrement. Tout au long des carnets, il se garde bien d’en faire une priorité : « […] je note à temps perdu ce qui me vient à l’esprit, surtout quand le mauvais temps m’empêche de travailler dehors, ou en attendant que ma cuisine soit prête » (CS, 64). Or même si elle est présentée comme secondaire, son activité littéraire demeure prépondérante, spécialement parce qu’il est atteint depuis l’adolescence d’une « maladie incurable » (CS, 104) : la lecture. La propension à citer en est un syndrome. Les carnets se changent ainsi en une chambre d’écho qui, en répercutant la voix des autres, participe à la « remise en question de l’intériorité[31] », selon François Dumont.

On pourrait dire que les carnets d’Issenhuth, avant d’être l’oeuvre d’un écrivain, sont celle d’un lecteur, mais pas n’importe lequel : un lecteur actif, c’est-à-dire quelqu’un qui lit le crayon à la main. Il se rapproche de l’archétype que George Steiner définit à partir d’un tableau de Chardin. Ce lecteur modèle met en évidence que « tout acte de lecture complète » suppose une « réplique[32] » écrite. Jusqu’à un certain point, on peut considérer les carnets d’Issenhuth comme un assemblage de « marginalia, indices immédiats de la réponse du lecteur au texte, du dialogue qu’il entretient avec le texte[33] ». En ce sens, Issenhuth est demeuré un critique, même après qu’il a cessé d’en assumer la fonction de manière professionnelle. Il se tient toutefois loin de l’érudition et de l’industrie des clercs qui élèvent au carré l’art du commentaire. Il envisage ce qu’il fait sous un angle beaucoup plus besogneux, celui d’un ramasseur fouillant le « gigantesque dépotoir » (CS, 241) de la littérature à la recherche de « l’élément inspiré », que ce soit « un détail, une phrase, un paragraphe » (CS, 57) capable de le désaveugler, de rénover ses perceptions et sa pensée. Il récupère ainsi à gauche et à droite, du côté de la littérature autant que du côté des sciences naturelles, les éléments qu’il utilise pour construire ses carnets. Il s’y prend exactement de la même manière que pour bâtir ses cabanes, glanant au milieu des rebuts les matériaux qui peuvent encore servir. Et en fin de compte, c’est bien ce que les carnets tendent à être, soit un modeste abri où Issenhuth se réfugie temporairement, moins pour fuir le monde que pour l’apprécier d’un tout petit peu plus loin, car la distance des mots laisse apercevoir les ponts qui existent secrètement entre des choses que l’expérience commune amène à considérer séparément. Au fond, Issenhuth mise sur « [l]a valeur inspiratrice de l’analogie [à laquelle il] aspire chaque fois que s’impose un rapprochement entre des domaines éloignés » (CS, 218) pour mettre au jour la plénitude harmonieuse qu’il pressent dans l’univers. Cette démarche fait penser aux « sciences diagonales » de Roger Caillois, qui étudient les « démarches transversales de la nature[34] » dans le but de définir l’unité sous-jacente aux classifications habituelles de la réalité. La démarche d’Issenhuth ne vise toutefois pas une systématisation comparable à celle dont rêve Caillois. Elle s’en tient aux intuitions que le croisement des lectures et de la collaboration avec la nature fait naître, et s’assure que la réflexion cultive l’étonnement plutôt que de se lancer dans l’élucidation. Il y a là une manière de rester humble, de préserver une fraîcheur, aussi, dans l’approche du monde. Il est permis de penser, en somme, que les carnets ont servi la cause de sa symbiose avec le dehors, de son enracinement. Ils ont peut-être apaisé un peu le conflit entre Issenhuth et la littérature. En tout cas, il me semble légitime de conclure avec une ultime analogie puisée chez Charlotte Melançon. Issenhuth ne l’aurait peut-être pas revendiquée, mais ce faisant, il aurait jusqu’à un certain point contredit le vaste témoignage que laissent ses carnets :

  • J’aurai trouvé

  • Dans les arbres et les livres

  • De justes raisons de vivre :

  • C’est qu’elles sont de même nature,

  • Ces feuilles — libres, fraternelles —

  • Qui donnent ombre et lumière[35].