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Ludovic Frobert s’est engagé depuis maintenant une dizaine d’années dans l’étude de la presse ouvrière qui se développe au début des années 1830 en France. L’Echo de la Fabrique, premier journal des « canuts » lyonnais, publié entre 1831 et 1834, a fait l’objet de ses premières investigations [2], avant qu’il n’étende celles-ci aux écrits des « utopistes », notamment ceux de Philippe Buchez, de Pierre Leroux, de Louis Blanc ou encore de Constantin Pecqueur [3].

Cet ouvrage est une biographie originale de Pierre Charnier, ouvrier de la soie, mais aussi journaliste et prud’homme, qui n’a cessé tout au long de sa vie de recourir à l’écrit (articles de journaux, correspondance, notes personnelles) pour témoigner, exprimer sa position sur les événements en cours et exposer ses projets de réforme. Il comprend trois grandes parties et huit chapitres au total, entrecoupés par des textes et des témoignages (intitulés « battements ») de Pierre Charnier, qui permettent de donner corps aux thèses exposées. Figurent en annexe un historique de la Fabrique et un lexique des termes utilisés dans l’industrie de la soie.

Ce nouveau travail de Ludovic Frobert et George Sheridan s’inscrit clairement dans la continuité des analyses de Fernand Rude (1910-1990). C’est ce dernier, historien des canuts, qui avait fortuitement découvert les archives de Pierre Charnier chez un libraire lyonnais. Jusque-là, le mouvement social ouvrier lyonnais avait été analysé essentiellement dans une perspective marxiste, qui dépeignait les ouvriers comme incapables de structurer leur mouvement et commençant tout juste au début des années 1830 à prendre conscience de leur appartenance de classe. Fernand Rude a montré au contraire la capacité politique des ouvriers tisseurs [4]. Ces travaux ont ainsi permis de revisiter les insurrections de 1831 et de 1834, fondatrices du mouvement social ouvrier.

Le modèle de la « manufacture dispersée » (putting-out system), où le chef d’atelier (le canut) est propriétaire des moyens de production et fixe les tarifs en accord avec les négociants qui lui passent commande, fut longtemps considéré comme archaïque et non adapté au développement industriel contemporain. Les travaux les plus récents, en particulier ceux d’Alain Cottereau (sur lesquels s’appuient Ludovic Frobert et George Sheridan), montrent en revanche que, dans la fabrication de la soie durant cette première moitié du xixe siècle, le modèle lyonnais semble plus performant que le modèle anglais.

L’organisation de l’économie de la Fabrique rend indispensable une régulation par les corps intermédiaires. C’est la raison pour laquelle la suppression des corporations et des associations à la suite de la Révolution française (décret d’Allarde et loi Le Chapelier en mars et en juin 1791) provoque rapidement des problèmes. Afin d’y répondre, dès 1806, les pouvoirs publics créent le premier tribunal des prud’hommes.

Pierre Charnier et le devoir mutuel

Pierre Charnier, à la fois défenseur de la cause des canuts, républicain modéré, légitimiste et catholique, impute la responsabilité des insurrections et des problèmes de la Fabrique au libéralisme économique, qui se développe après la révolution de juillet 1830 avec l’arrivée au pouvoir de Louis-Philippe. Sans entrer ici dans le détail de toutes les idées développées par Pierre Charnier et exposées dans cet ouvrage très riche (en particulier sa doctrine politique croisant le légitimisme et le républicanisme modéré, abordé dans la troisième partie de l’ouvrage), son projet de « démocratie d’ateliers » (Alain Cottereau) mérite examen. L’amélioration de la situation des canuts requiert, selon Pierre Charnier, le développement du mutuellisme et des prud’hommes.

Dès 1827-1828, des chefs d’atelier sous l’égide de Pierre Charnier et de Joseph Bouvery décident de se rassembler au sein d’une association, le Devoir mutuel. Afin de contourner le Code pénal (1810) interdisant les associations de plus de vingt membres, ils fragmentent celle-ci en sections de vingt membres au maximum et organisées sous forme pyramidale. Cette association mutuelliste se développe rapidement et rassemble environ 2 500 membres avant l’insurrection de 1834. Parmi ses objectifs, figurent l’assistance et les secours mutuels, mais l’objectif prioritaire est le partage d’informations entre les canuts et la réforme des abus industriels. Le négociant peut en effet profiter de la relation asymétrique entre lui et le chef d’atelier et ne pas inclure certains coûts dans le tarif (frais de montage du métier à tisser…), ce qui conduit à une perte de richesses pour le chef d’atelier.

Les prud’hommes constituent le deuxième volet du projet réformiste de Pierre Charnier. Le premier conseil de prud’hommes, établi en mars 1806 à Lyon, est alors composé de cinq négociants-fabricants et de quatre chefs d’atelier, composition des prud’hommes qui évolue au cours des décennies suivantes. Son but est la résolution des conflits à l’amiable entre négociants et chefs d’atelier après discussion devant les juges prud’hommes (élus par leurs pairs). Pierre Charnier y participe activement. Il est élu au printemps 1832 et reconduit en tant qu’élu jusqu’à sa mort en 1857. Il souhaite produire, grâce à l’action du mutuellisme et des prud’hommes, un « code de la Fabrique » ou une « jurisprudence fixe », résultant « des négociations et des conciliations entre négociants et chefs d’atelier ».

Selon Pierre Charnier, la dispersion, et donc la plus grande vulnérabilité des chefs d’atelier, peut être neutralisée grâce aux interventions de l’association mutuelliste et ils peuvent collectivement utiliser les prud’hommes dans l’objectif de former un « espace public » avec les négociants, afin de négocier et de tenter de résoudre les conflits afférents à l’économie de la Fabrique.

Cet ouvrage, qui peut-être complété par les travaux précédents de Ludovic Frobert, déplace et renouvelle à la fois l’histoire du mouvement ouvrier, mais aussi celle du mutuellisme sur au moins deux points :

  • les « utopistes » ou associationnistes ont certes joué un rôle indéniable dans le développement des premières organisations ouvrières (en particulier Philippe Buchez), mais il ne faut pas en exagérer l’importance, car les premiers concernés peuvent se montrer assez critiques à l’encontre des projets utopistes et expérimenter des projets en décalage par rapport aux « modèles » des utopistes ou associationnistes ;

  • l’exemple des canuts lyonnais montre une assez grande hétérogénéité dans les idées et les projets défendus par les acteurs qui de près ou de loin ont participé au mouvement social ouvrier. Pierre Charnier, « légitimiste rouge », se situe au croisement du premier catholicisme social, du républicanisme et du légitimisme. Son positionnement politique n’est pas sans conséquence sur les valeurs du mutuellisme qu’il défend, comme son refus de la violence et de l’action politique, par les grèves en particulier. L’hostilité à l’encontre du libéralisme économique semble partagée par la majorité des acteurs, mais les alternatives proposées au sein même du mouvement ouvrier sont plurielles. A l’image de l’union du légitimisme et du républicanisme, elles questionnent les catégories d’analyse contemporaines à partir desquelles nous appréhendons l’émergence du mutuellisme.