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Un tour d’horizon des réformes du gouvernement métropolitain dans le monde occidental débouche régulièrement sur une situation assez critique pour l’esprit réformateur (Stephens et Wikstrom, 2000 ; Heinelt et Kubler, 2005). En pratique l’État, en tant qu’acteur, se révèle structurellement ambivalent sur cet enjeu (Marcou, 2012). D’un côté, il affiche une volonté de pilotage sur ce qui reste une prérogative propre, faiblement touchée par l’européanisation des politiques publiques. De l’autre, la mise en oeuvre de cette volonté — par la constitution d’institutions métropolitaines à la hauteur des enjeux de solidarité urbaine et de mondialisation économique — se heurte à des difficultés plus sérieuses qu’attendu (Lefèvre, 2009 ; D’Albergo 2010). Il ne s’agit pas simplement de milieux d’affaires désireux de mettre en compétition les gouvernements locaux, en maintenant leur fragmentation. Il ne s’agit pas seulement non plus des niveaux de pouvoir qui verraient dans toute réforme une menace pour leur intégrité politique (Faure et al., 2007). Il s’agit aussi de l’État lui-même, traversé en son sein par des courants contraires (Borraz et Négrier, 2007). S’il est question pour lui de faire naître de telles institutions, il convient aussi d’en limiter la portée, la puissance politique, pour ne pas voir naître un rival, ou un partenaire trop influent. Le destin variable de la gestion du Grand Londres, les hésitations grecques à propos du Grand Athènes (Hlepas, 2002 ; Hlepas et Getimis, 2012), l’affrontement entre projets à propos du Grand Paris (Gilli et Offner, 2009) n’ont d’égal que les conflits qui marquent la question à Montréal (Tomàs, 2012), l’inachèvement des projets métropolitains à Rome (D’Albergo 2002 ; Calafari et Veneri, 2010) ou Barcelone (Négrier et Tomàs, 2003). Les réformes sont toujours inspirées par ces deux tendances contradictoires où la métropolisation se présente comme dessein national et impasse étatique à la fois.

Si tous les États ne bricolent pas leur ambivalence de la même façon, comme nous allons le voir dans la première partie, on peut observer des similitudes dans deux directions complémentaires. La première est le développement de différenciations internes à chaque pays, qui tiennent certes à l’histoire des villes, mais aussi aux dynamiques de distinction entre elles au sein d’un espace de compétition. Celle-ci, en Europe, reste relativement limitée par rapport à ce qui s’observe depuis longtemps dans le contexte nord-américain. Le marché des qualités urbaines, avant d’être une réalité stratégique, a longtemps été un principe rhétorique et médiatique. Mais aujourd’hui, les espaces et pouvoirs métropolitains, lorsqu’ils existent, sont au centre de cette acclimatation compétitive et de cette internationalisation.

La seconde observation est la mise en question de la capacité des États à soutenir, au-delà de ces différences, une perspective de solidarité métropolitaine, c’est-à-dire un principe efficient et crédible de régulation des inégalités interterritoriales. Le défi est d’autant plus clair que l’urbanisation s’affirme comme le mode dominant de la vie sociale. La solidarité métropolitaine appelle en effet la régulation d’inégalités qui résultent de trois enjeux complémentaires : la distribution des ressources économiques sur le territoire ; les disparités d’accès aux biens collectifs (équipements culturels, sociaux, infrastructures de transports, etc.) ; la capacité d’acteurs institutionnels à s’exonérer d’une contribution au développement collectif qui soit proportionnelle à leurs ressources. Cette régulation est aujourd’hui l’enjeu de positionnements contradictoires. Certains considèrent qu’elle doit demeurer l’apanage de l’État et reposer sur une logique de péréquation territoriale (Gauchet, 2010). Ils butent sur le constat de l’essoufflement des capacités étatiques de redistribution. D’autres estiment que la solidarité repose désormais sur des formes plus circonscrites et efficientes, à des échelles plus réduites (Vanier, 2009). Mais plusieurs niveaux aspirent concurremment à être celui de la nouvelle solidarité. Et face à ces controverses d’échelles, d’autres encore évoquent le principe d’une solidarité sociale plus concrète, reposant moins sur les institutions que sur les ménages (Davezies, 2008 ; Charmes, 2009). Ces débats mettent en évidence un malaise sur le projet politique métropolitain[1]. Une première tendance considère que celui-ci traduit la domination d’un système politique territorial qui s’est affirmé au cours des trois dernières décennies. Le projet métropolitain serait, selon elle, la consécration d’une gouvernance territoriale où les organisations politiques seraient devenues majeures, au prix d’un effacement de leur idéologie propre (Guéranger et Desage, 2009). C’est le paradoxe d’une dépolitisation du contenu des politiques, portée par les agents politiques eux-mêmes. Une seconde tendance s’observe, qui considère à l’inverse que ce projet est le signe d’un déplacement des enjeux de pouvoir économique, qui gouvernerait en dernière analyse (Jessop, Brenner et Jones, 2008) ou dont l’emprise serait une claire menace (Hamel, 2010). Dans cette seconde perspective, le politique organise son propre effacement, au profit d’autres formes de pouvoir sur l’espace urbain. Si ces deux thèses sur la dépolitisation correspondent à des tendances empiriquement vérifiables, elles font cependant l’impasse sur les différences qui affectent, selon les territoires, le jeu de ces forces. Au concret, les métropoles sont le théâtre de rapports de forces, conflits et connivences de longue durée entre des acteurs qui appartiennent à ces différents champs de pouvoir : politique, économique, culture, mouvements sociaux. L’évolution de ces rapports de force, des compromis auxquels ils donnent lieu, gagne à être pensée en termes politiques, pour trois raisons : a) ces rapports concernent les représentants politiques, dans leur interaction avec d’autres groupes sociaux ; b) ils portent des intérêts coalisés sur les territoires métropolitains, même si leur dimension « idéologique » est ambiguë ; c) ils sont d’une nature différente selon les configurations institutionnelles locales et les relations politiques multi-niveaux, comme nous allons le voir à présent. Les deux premiers termes de cette évolution peuvent être rapprochés des traditions d’analyse des régimes urbains (Stone, 1993). Le troisième met l’accent sur une dimension que ce dernier n’évoque pas, mais s’avère crucial dans le contexte européen : les relations entre niveaux d’action publique (Jouve et Négrier, 2009).

Dans ce papier, notre propos est de cerner l’influence de la variable politique dans la production d’une solidarité métropolitaine.

Nous l’abordons selon une double comparaison entre la France et l’Espagne, c’est-à-dire deux pays qui ont connu, dans des conditions historiques et politiques très différentes, des phases de centralisation et de décentralisation de la question métropolitaine. Une première comparaison, du point de vue national, nous permet de cerner la nature politique des ambivalences métropolitaines de l’État. Une deuxième comparaison, cette fois entre deux récits métropolitains distincts (Montpellier en France et Barcelone en Espagne), nous permet de mieux identifier le poids de cette variable politique lorsqu’on observe, dans le temps et dans la pluralité des échelles de pouvoir, les atermoiements du projet et les limites de la solidarité métropolitaine. En cela, nous entendons montrer que la variable politique ne doit pas être surestimée, au sens où tout serait politique dans les métropoles, et où l’économie en serait le simple jouet. Mais elle ne doit pas non plus être sous-évaluée, au sens où la politique, cette fois, ne serait que la traduction immédiate du pouvoir économique. Nous proposons, en quelque sorte, de remettre la politique à sa place[2].

La différenciation métropolitaine : la solidarité nationale en péril ?

Quel est le rôle de l’État dans la gouvernance métropolitaine ? L’Espagne aussi bien que la France ont connu des processus de décentralisation pendant les années 1980. La décentralisation du système politique espagnol, plus intense que la française, a été parallèle à la transition démocratique, sans pour autant mettre en place un système fédéral. Le projet métropolitain s’y est traduit par une multiplicité de formes, d’intensités, sans obéir à une véritable cohérence nationale. En France, la création des régions a mis fin à l’État jacobin, même si les compétences de ces instances sont plus limitées qu’en Espagne. La promotion de nouvelles institutions de coopération métropolitaine, pour conjurer l’émiettement municipal des 36 700 communes, fait l’objet d’appréciations diverses quant à son efficience, sa signification réelle et sa cohérence à l’échelle nationale. Les différences de modèle d’organisation étatique signifient-elles des approches différentes de la gouvernance métropolitaine ?

La différenciation de la question métropolitaine en Espagne

La transition démocratique en Espagne a été parallèle à la décentralisation de l’État. La décentralisation s’applique de façon très différenciée sur le territoire, puisque la carte des Communautés (CCAA) autonomes n’est pas homogène. Certaines communautés ne comptent qu’une seule province : La Rioja, par exemple. D’autres en comptent jusqu’à sept, comme l’Andalousie. Il existe des députations provinciales forales (Navarre, Pays basque) qui conservent une capacité de collecte fiscale à la base, et d’autres qui ont plus ou moins de pouvoir à l’intérieur d’une communauté (Aja, 2006). Les Communautés autonomes disposent d’un vrai pouvoir législatif sur beaucoup de domaines : éducation, santé, culture, développement économique, commerce, environnement, travaux publics et infrastructures. L’État central conserve plus de compétences directes et entières dans les domaines régaliens : affaires étrangères, police, justice, fiscalité. Il dispose aussi de compétences substantielles dans des domaines clefs de l’État-providence : grands droits sociaux, sécurité sociale, retraites, droit du travail, etc. Le modèle espagnol est donc très spécifique, à la fois centraliste dans son origine et dans sa tradition constitutionnelle, et décentralisé dans l’exercice de ses compétences (Négrier et Tomàs, 2009).

La création des instances métropolitaines n’a pas été prévue dans la Constitution espagnole de 1978. Celle-ci a reconnu les communes, les provinces et les Communautés autonomes comme étant les niveaux ordinaires d’administration[3]. La loi organique du gouvernement local (Ley Reguladora de las Bases del Régimen Local, LRBRL) établit que ce sont les CCAA, à travers leur statut d’autonomie, qui sont chargées de créer, modifier ou supprimer une autorité métropolitaine. De l’autre côté, cette même loi accorde aux communes le droit à s’associer volontairement sous forme de mancomunidades et consortiums. La coopération intercommunale est en effet très répandue dans toutes les CCAA, surtout entre petites communes, dans la gestion mutuelle de services[4]. L’absence de politique nationale portant sur l’échelle métropolitaine se repère jusqu’à la statistique : contrairement aux États-Unis, au Canada ou même à la France, il n’existe pas de définition statistique espagnole pour définir ce qu’est une aire métropolitaine. L’absence de catégorie de référence — pour saisir et encadrer le phénomène — ouvre sur des définitions très diverses du fait métropolitain.

La mosaïque métropolitaine

La création d’autorités métropolitaines est donc dans les mains des gouvernements des 17 CCAA. On pourrait alors penser que le paysage espagnol serait quadrillé d’une pluralité de modèles de gouvernance métropolitaine, comme dans les États fédéraux tels que l’Allemagne (Heinelt et Zimmermann, 2011). On doit pourtant constater une tendance commune : la réticence des gouvernements régionaux à accorder une reconnaissance politique et institutionnelle au phénomène métropolitain (Rodríguez-Álvarez, 2002). Pendant les années 1980, ceux où se trouvent les plus grandes villes espagnoles ont aboli les structures métropolitaines héritées de la dictature. Celles-ci, conçues dans les années 1940 comme outils de contrôle de la part du régime franquiste, étaient totalement déconsidérées, à cause de leur caractère antidémocratique. L’alternative régionale a plutôt consisté à mettre en place des politiques métropolitaines ad hoc, que l’on peut regrouper en deux options principales (Tomàs, 2011). D’une part, il y a eu la mise en place d’instances de gestion d’un service urbain, lié aux hard policies (production et distribution de l’eau, gestion des déchets et recyclage, transport en commun). C’est le cas de Valence, qui compte trois autorités monofonctionnelles de gestion de services couvrant un nombre différent de communes à chaque fois. Cette fragmentation est survenue après l’abolition d’un conseil métropolitain qui a existé entre 1986 et 2000. Elle n’est pas sans rappeler le système français des syndicats intercommunaux à vocation unique (Kerrouche, 2008). D’autre part, certaines autorités métropolitaines, créées pendant la dictature, ont été reprises en main de facto par le gouvernement autonomique, comme à Madrid. En effet, la CCAA de Madrid correspond, dans ses limites, à la région urbaine[5]. Dans ce cas, l’institution métropolitaine s’est effacée et les politiques d’échelle métropolitaine (autant soft que hard) sont conçues et implémentées par la CCAA madrilène elle-même. Entre ces deux extrêmes, les agglomérations de Bilbao et de Séville conjuguent un certain leadership autonomique sur les affaires métropolitaines et l’existence d’agences sectorielles pour la prestation de services métropolitains. Ici, la création d’agences pour la gestion de l’eau et du transport public n’exprime pas seulement la fragmentation métropolitaine, à la manière de Valence. Elle exprime un authentique leadership autonomique sur ces enjeux ; une manière pour la CCAA de gouverner la métropole. L’exception à ce portrait reste le cas de Barcelone, qui témoigne de diverses tentatives de création de gouvernements métropolitains et de différentes initiatives de coopération métropolitaine (cf. supra seconde partie).

La présence plus marquée de la question gouvernementale dans la trajectoire barcelonaise ne cache cependant pas la faible reconnaissance, voire l’illisibilité de l’enjeu métropolitain. On peut l’explique par deux processus contemporains l’un de l’autre et qui contraignent cet enjeu par le haut et par le bas : l’affirmation de l’État des autonomies, d’une part et la municipalisation d’autre part.

La concurrence par le haut et par le bas

D’une part, la transition démocratique s’est appuyée sur la transformation de l’État, un processus qui ressemble à un work in progress à cause de son évolution constante selon les rapports de force politiques (Aja, 2007). La première décentralisation des années 1980 a été le fruit d’un compromis où les forces « centralisatrices » étaient délégitimées politiquement (car trop associées au régime antérieur). Ces élites ont donc dû accepter des dispositions (politiques, juridiques) qui allaient au-delà de leurs propres conceptions du pouvoir et concéder un modèle décentralisé. Dans certains cas (Catalogne, Pays basque), la création d’un pouvoir infranational s’est appuyée sur une tradition historique antérieure et a constitué une sorte d’évidence (Moreno, 2008). Dans d’autres cas, il a fallu plus de temps pour consolider ces nouvelles institutions, à une échelle artificielle, sans réelle antériorité. Après cette première période, les élites centralisatrices ont repris de l’influence, notamment à travers le jeu de l’alternance politique et la bipolarisation de la vie politique espagnole (gouvernements du Parti populaire et du Parti socialiste). On a donc assisté à une stratégie de recentralisation des compétences de la part du gouvernement central, à laquelle ont correspondu les tentatives autonomiques de renforcement de leur pouvoir, notamment à travers les réformes de leurs statuts d’autonomie. Les épisodes récents en Catalogne (pression pour tenir un référendum sur la souveraineté) illustrent le fait que la question autonomique est toujours ouverte. Cette instabilité et cette conflictualité politico-institutionnelle, auxquelles participe pleinement la jurisprudence du Tribunal constitutionnel, expliquent pourquoi la décentralisation politique vers les CCAA continue de dominer la question territoriale espagnole, au détriment d’autres dimensions comme la métropolisation.

Dans le même temps, les communes espagnoles ont dû aussi s’affirmer et trouver leur place dans la nouvelle architecture démocratique, et spécialement dans les régions urbaines. L’absence de planification urbaine pendant la dictature a légué aux grandes villes un énorme déficit d’infrastructures (égouts, routes asphaltées, transport public, espaces publics) et d’équipements (garderies, écoles, bibliothèques, etc.). Dès les premières élections municipales en 1979, les élus locaux (souvent issus des mouvements sociaux et associations militant contre la dictature) ont dû répondre très rapidement aux besoins des citoyens avec très peu de ressources[6], et ont contribué ainsi à la transformation des grandes villes espagnoles (Iglesias et al., 2011). Dans ce contexte, les élus locaux ont investi beaucoup sur l’échelle locale, d’où procède leur mandat, au détriment de l’échelle métropolitaine. Dans le contexte actuel de crise économique et des ressources municipales, on pourrait imaginer que l’échelle métropolitaine soit mobilisée pour opérer une mutualisation des moyens d’action publique. Il n’en est rien. La pression qui s’exerce sur les autres niveaux d’action (CCAA et État) concerne la mise en oeuvre d’une meilleure fiscalité municipale et d’une nouvelle étape de décentralisation qui, cette fois, concernerait le transfert de compétences et de moyens depuis le niveau autonomique vers les municipalités. La pression pour renforcer l’échelle métropolitaine demeure au second plan.

En somme, la construction de l’État postfranquiste se caractérise par une légitimation des gouvernements régionaux qui subit les aléas de la conjoncture politique et par la lutte des instances communales pour conserver et amplifier leur reconnaissance politique. Dans ce cadre des luttes multi-niveaux, il reste peu de place à l’émergence d’un pouvoir métropolitain. Ni les gouvernements autonomiques ni locaux ne veulent céder le pouvoir à une autre échelle, c’est pourquoi l’institutionnalisation du fait métropolitain demeure si rare, même si elle donne lieu à des expériences différenciées selon les configurations métropolitaines.

La différenciation de la question métropolitaine en France

L’échelle étatique est-elle, en France, en mesure d’incarner un projet métropolitain singulier, porté par une philosophie centrale et déclinée sur le territoire ? Il existe un certain paradoxe français (Baldersheim et Rose, 2010) qui tient dans la succession de réformes ayant eu pour objet, plus ou moins direct, la constitution de métropoles, et l’échec récurrent de telles tentatives sur le plan local (Négrier, 2005). Il ne s’agit pas, principalement, de constater ou de déplorer la fin du centralisme. La France jacobine avait pareillement échoué à constituer des « métropoles d’équilibre » là où la métropolisation physique semblait l’exiger le plus (Marseille, Lyon, Toulouse, par exemple). Si quelques institutions se réclamant de cet esprit furent constituées dans les années 1960 (à Bordeaux, Lille ou Strasbourg, des agglomérations urbaines parfois assez modestes), elles ont été fortement contenues dans le développement de leurs capacités d’action publique (Kerrouche, 2008). Les tentatives n’ont pourtant pas manqué, et se sont même accélérées à partir des années 1990. Celle du 12 juillet 1999 — dite « Loi Chevènement », du nom du ministre de l’Intérieur qui la promut — est sans doute la plus symptomatique de ce paradoxe français (Négrier, 2012).

En apparence, la réforme présente un habile cocktail d’incitations et d’injonctions pour dépasser, notamment à l’échelle métropolitaine des principales villes françaises, les frontières municipales et ouvrir sur la solidarité métropolitaine. Partage des ressources fiscales, agglomération de communes voisines aux profils socioéconomiques contrastés, gestion commune de politiques publiques (infrastructures, logements, stratégies économiques et culturelles). L’État semble avoir, en France, déjoué le piège de l’impuissance métropolitaine. Treize années après, la mise en oeuvre de cette réforme s’est traduite par la création de près de 200 institutions de coopération intercommunale qui partagent les ressources fiscales, élaborent des politiques publiques à leur échelle et bénéficient de transferts d’équipements et de compétences depuis les niveaux municipaux. On évoque une réussite inespérée, acquise au prix d’une transformation des mentalités locales et de la pertinence du modèle incitation/injonction : incitation financière et injonction principalement axée sur les compétences exercées de façon obligatoire et sur l’intégration « de force » (mais finalement assez rare) de communes dont l’appartenance métropolitaine ne pouvait être contestée. Cette réforme, et toutes celles qui l’ont suivie pour lui apporter des correctifs, marque-t-elle pour autant l’achèvement d’un cycle de fragmentation institutionnelle ? Est-elle réellement la parade française à l’émiettement municipal des 36 700 communes ?

En réalité, alors que l’on prête à l’État, en France, un large pouvoir de prescription, l’examen de la mise en oeuvre de ses réformes fait une place au doute. Examinons les faits, avant d’en rechercher les causes.

La solidarité métropolitaine et l’espace

En théorie, la réforme métropolitaine a pour finalité de faire converger l’espace des solidarités ordinaires (parcours domicile-travail ; extension de l’urbanisation ; interdépendances économiques locales) avec le territoire des institutions. La mise en oeuvre de la réforme aura démontré, à tous les niveaux, sur l’ensemble du territoire national, que les espaces de la « solidarité institutionnelle » sont beaucoup plus étroits que ceux de la solidarité ordinaire (Portier, 2011). En moyenne, les frontières sont établies à 50 % du total de l’espace métropolisé. La volonté de produire de l’institution intercommunale a conduit à la multiplication de structures à la taille infra-métropolitaine, se disputant les ressources collectives plutôt que de les agréger au sein d’un gouvernement.

La solidarité métropolitaine et les intérêts sociaux

En théorie aussi, le changement d’échelle a pour finalité de réguler, au niveau où s’établit l’urbanisation, les inégalités de développements que la métropolisation engendre. Cette régulation s’opère, dans la réforme, par le partage de ressources fiscales prélevées sur les entreprises, ainsi que, de plus en plus, sur les habitants. Mais les solidarités spatiale et sociale sont interdépendantes. Les nouvelles institutions, qui incarnent plus une fragmentation à un niveau un peu plus élevé qu’une consolidation métropolitaine, ont créé des îlots de solidarité partielle, à défaut d’être situées à la bonne échelle. La meilleure illustration est sans doute donnée par les travaux de Philippe Estèbe sur la région parisienne (Estèbe, 2008). Les municipalités qui la composent se sont regroupées de façon limitée, par affinité économique et sociale. Ainsi naissent des clubs de communes riches, qui partagent entre elles cette richesse, ne laissant plus aux communes pauvres voisines que le choix de s’unir entre elles pour tirer tout de même parti des incitations nationales. Ainsi et paradoxalement, l’instrument de solidarité métropolitaine joue un rôle strictement opposé à celui qui était attendu : il permet de maintenir séparés des espaces de solidarité ordinaire, et de donner à cette séparation une identité et une légitimité institutionnelle.

Quelles explications donner à de tels paradoxes ? On peut en évoquer trois : l’ambivalence de l’État sur la question métropolitaine ; la montée en puissance des intérêts scalaires ; l’importance des configurations territorialisées du pouvoir.

L’ambivalence de l’État est historiquement située. On peut en effet estimer, sur la moyenne durée, que la période au cours de laquelle l’État, en France, a su imposer un ordre territorial de façon relativement autonome dans un contexte démocratique est finalement assez limitée à la période gaulliste des années 1960 (Le Lidec, 2001). Auparavant, mais aussi ensuite, la lecture des politiques étatiques sur les enjeux métropolitains est placée sous l’angle du compromis, de la volonté ou de la nécessité de satisfaire des intérêts contradictoires entre eux : souci de lutte contre l’émiettement mais préservation des notables locaux ; renforcement des métropoles mais sauvegarde de l’échelon départemental ; maintien d’une singularité politique de la capitale : Paris, etc. Cette ambivalence peut être schématisée par un gouvernement central qui souhaite renforcer ses pôles métropolitains, mais sans trop leur donner d’assise politique.

Cependant, cette image donnerait trop de cohérence à l’expression d’une « volonté » étatique unique, même tournée vers le compromis et l’ambivalence. En réalité, si l’État, comme acteur, apparaît ambivalent, c’est que, comme espace politique, il est profondément divisé entre des tendances qui pousseraient au projet métropolitain le plus intégré et d’autres plus sensibles aux avantages d’une fragmentation institutionnelle. L’État est ambivalent car il est sous la pression d’intérêts scalaires antagoniques, dont la puissance n’a cessé de croître à la faveur des politiques françaises de décentralisation, entre les communes, départements, régions, grandes et petites villes. Chacun de ces niveaux dispose, au sein de l’État (du gouvernement au Parlement), de puissants relais qui sont, au-delà des clivages partisans, dans une lutte de tous les instants (Le Lidec, 2011).

Mais cette seconde cause de l’ambivalence métropolitaine de l’État serait incomplète si on n’ajoutait pas l’importance des configurations territorialisées du pouvoir, que nous aborderons par l’exemple dans la seconde partie. Ces configurations nous permettront d’aborder autrement la dimension politique de l’enjeu métropolitain.

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Le chiasme métropolitain

Les cas français et espagnol sont, au-delà de leurs différences, de bonnes illustrations des difficultés à passer du diagnostic métropolisé au projet métropolitain. On peut distinguer trois niveaux de comparaison : les convergences de fond ; les convergences de fait ; les divergences politiques.

Les divergences géographiques et politiques sont bien identifiées. La géographie de l’Espagne en fait un pays où l’enjeu métropolitain correspond à des villes de grande importance, dans un cadre d’urbanisation et de périurbanisation plus rapide qu’en France. L’enjeu d’une gestion métropolitaine de ces espaces y est donc plus crucial. Dans le même temps, c’est dans ce pays que l’institutionnalisation des gouvernements métropolitains est le plus erratique, si l’on exclut le cas de Madrid et son double statut de communauté autonome et de métropole-capitale. La France ne présente pas le même type de pression urbaine, et ne cesse pourtant, depuis les années 1970, de rechercher la bonne formule institutionnelle. C’est ce que nous pouvons appeler le chiasme métropolitain.

La seconde divergence est historique et concerne le rapport à l’État. Dans le cas français, au-delà des différentes étapes de décentralisation, la légitimité de l’État à promouvoir un nouveau cadre demeure importante. Si elle ne lui garantit pas le succès dans la mise en oeuvre, même négociée, des règles, elle lui assure une capacité à prescrire la réforme dont on ne trouve pas l’équivalent en Espagne. Sur cet enjeu, l’histoire politique a une influence particulière. La métropole, comme échelle franquiste de gestion locale, est un objet qui a subi une forte délégitimation, à l’image du régime qui la portait. La relégitimation du projet métropolitain passe moins par l’État que par des formules politiques ad hoc. Rien de tel en France, où la phase la plus centraliste du xxe siècle (le gaullisme) a accouché de quelques projets métropolitains (Lyon ou Bordeaux, par exemple), qui n’ont pas eu à subir la même crise d’identité dans les années 1980. Si la géographie et l’histoire distinguent les deux expériences nationales, les échelles politiques et les dynamiques de mise en oeuvre les rapprochent.

Deux convergences relatives concernent le positionnement des enjeux métropolitains dans un contexte de décentralisation. Dans les deux cas, le dessein réformiste, lorsqu’il existe, est simultanément remis en question par les niveaux infra- et supra-métropolitains. Cependant, le jeu multi-niveau est différemment structuré : les communautés autonomes disposent d’un véritable pouvoir organisationnel sur leurs cadres métropolitains — qu’elles les dotent d’institutions ou qu’elles se satisfassent de leur fragmentation — tandis que leur équivalent français, les conseils régionaux, est très loin de pouvoir y prétendre. La maîtrise politique de l’émergence des métropoles s’organise donc davantage à l’échelle nationale (dans le processus législatif ; par le biais d’associations nationales représentant les niveaux territoriaux) en France qu’en Espagne.

Ensuite, si l’on s’écarte des oppositions formelles en s’intéressant à l’impact comparé des deux modèles, force est de constater que ce qui semblait être une divergence de fond depuis 35 ans (un système sans projet global / un continuum d’innovations nationales), conduit à une convergence relative. La profusion institutionnelle française aboutit, in fine, à des formules transitoires, dont la pertinence spatiale est discutable, et dont les formes de solidarité sociale sont limitées quand elles ne sont pas paradoxales. Souvent, la dimension politique du projet métropolitain s’efface derrière la gestion de secteurs techniques. La modestie réglementaire espagnole, elle, conduit à des formules de coopération locale aux ambitions certes limitées, mais qui assurent pourtant une certaine adaptation des politiques sectorielles aux nouveaux territoires urbains. On s’éloigne fortement de l’opposition de principe entre deux modèles, pour aboutir à des constats comparables dans l’implémentation.

Enfin, la véritable convergence touche à la complexité des formes d’identification politique et stratégique des acteurs entre l’échelle municipale et celle de la métropole. Le municipalisme français demeure difficile à dépasser, même si — voire surtout lorsque — il montre toutes ses limites en termes d’efficience et de solidarité. Cela est sans doute dû à une donnée de très long terme qui a à voir avec les fondations de l’esprit républicain en France. Mais cela est également dû à la dynamique de décentralisation, qui a conduit à doter ces pouvoirs locaux, dont certains sont de très petite taille, de pouvoirs considérables sur leur communauté. Dans le cas espagnol, la reconquête démocratique, à peu près contemporaine de la décentralisation française, a focalisé les forces politiques et sociales sur l’échelle communale. Si les logiques restent différentes, les conséquences en sont très comparables : la vocation métropolitaine demeure souvent affaire de transaction, de compromis discret, d’idéalisme technocratique, au lieu d’être la nouvelle frontière de l’action publique urbaine et du projet politique. Pour mieux cerner cette convergence au sein de configurations métropolitaines concrètes, nous allons maintenant aborder deux d’entre elles, où la politique métropolitaine a fait l’objet d’une élaboration spécifique.

Les impasses de la solidarité métropolitaine : remettre la politique à sa place

La difficulté qu’affrontent toutes les analyses nationales sur les questions métropolitaines est liée à l’un des éléments que nous avons mis en lumière au cours de la première partie : la différenciation interne de chaque modèle national. Cela signifie que ce dernier n’est que l’expression de certaines tendances propres (les schémas législatifs, les controverses sur le rôle de l’État, par exemple), sans pour autant traduire la variété des dynamiques et freins qui se situent au sein même des configurations territoriales. Le but que nous poursuivons ici est donc d’explorer la politique métropolitaine par le bas. Les cas de Barcelone et de Montpellier peuvent sembler assez distants l’un de l’autre, par l’envergure démographique, le statut géopolitique ou le contexte national. Ce n’est pas le moindre intérêt de cette comparaison que d’observer les convergences entre deux configurations que tout semble opposer. Nous allons voir qu’elles sont assez substantielles. Elles nous informent, chacune à sa manière, de l’importance — mais aussi des limites — de la variable politique dans la construction métropolitaine. Elles nous permettent aussi de discuter une thèse, souvent proposée pour sortir de la « morosité » ambiante, qui est celle de la progression incrémentale, lente mais linéaire, du projet réformateur. Nous ne pensons pas, ici, que la déception des réformateurs soit une simple erreur de focalisation, sur une trop courte durée, qui s’inverserait en observant avec plus de recul les petits pas de l’institutionnalisation. En replaçant la politique au coeur de l’observation, nous critiquons à la fois le pessimisme du réformiste éconduit, et l’optimisme du néo-fonctionnaliste métropolitain.

Montpellier : leadership politique et fragmentation métropolitaine

Montpellier est l’un des projets métropolitains les plus emblématiques des perspectives françaises de construction métropolitaine. On y retrouve les enjeux de niveaux d’action, de solidarité métropolitaine, d’extension spatiale et sectorielle des politiques publiques. Ce qu’offre un regard monographique, c’est plus de précision sur la dimension politique de cette construction. Nous allons d’abord voir comment celle-ci est inséparable de la construction d’un leadership politique, à bien des égards singulier à ce territoire. Nous verrons ensuite la politique métropolitaine au miroir des conflits qu’elle suscite entre échelles de pouvoir. Nous prendrons enfin ce cas comme l’illustration des impasses d’une lecture institutionnaliste de la métropolisation. Le projet métropolitain n’est pas incrémental ni ne bénéficie automatiquement d’effets d’engrenage institutionnel. Il est politique, et ceci constitue à la fois sa force et sa faiblesse.

La construction métropolitaine comme construction de leadership

Montpellier, 250 000 habitants, a connu depuis les années 1960 une croissance record en France. Elle a donc vécu de façon particulièrement vive les enjeux d’un espace métropolisé de plus de 500 000 habitants : périurbanisation, rénovation urbaine, fragmentation, institutionnelle, politique et sociale (Volle et al., 2010). La mise en place d’un district urbain dans les années 1960[7], regroupant 6, puis 9, puis 15 communes, a correspondu, sans vraiment répondre, à ces enjeux. Il s’agissait de gérer en commun certains secteurs techniques, sans toucher aux prérogatives municipales.

Les années 1980 ont cependant marqué une rupture qui coïncide avec une alternance politique : la gauche succède à la droite à Montpellier en 1977. Du même coup, le développement métropolitain devient synonyme d’affirmation politique, en double rupture avec les pouvoirs établis. Il se distingue de la droite par une stratégie d’intervention néo-keynésienne, en pariant sur l’investissement public sur les infrastructures et équipements sociaux, culturels, financée en partie par l’institution métropolitaine. Il s’écarte du référentiel de la gauche régionale, traditionnellement fondée sur la préservation du modèle viticole et de ses réseaux de coopératives, et sur un certain malthusianisme urbain. Georges Frêche, le maire de Montpellier — qui le restera pendant 27 ans et qui présidera l’institution métropolitaine pendant 33 ans — fait de celle-ci une base de consolidation et d’extension du pouvoir (Négrier, 2001). L’échelle métropolitaine permet de faire de la politique autrement. Non plus entre alliés du même parti, mais au-delà des partis eux-mêmes, selon une double logique de projet global (l’action publique métropolitaine) et de clientélisme local dans la distribution des ressources. Le leadership métropolitain s’apparente ainsi à un modèle de type transformationnel, selon la distinction de Burns (1978)[8]. Il s’agit à la fois de déplacer le regard que pose une certaine élite conservatrice sur le pouvoir exercé par la gauche et développer des ressources rivales à celles des réseaux classiques (parti, syndicalisme viticole, cercles de notables traditionnels). L’espace métropolitain permet à la fois de semer le désordre dans l’électorat adverse — ainsi des élites médicales et commerçantes, marquées à droite, et enrôlées au sein de projets ou d’événements de prestige — et de prendre le pouvoir sur l’appareil partisan, par l’injection de nouvelles ressources. Pour parvenir à ces deux fins, les politiques publiques métropolitaines doivent être fortement développées. C’est ainsi que, dans un contexte national dont on a vu les fortes ambivalences à l’égard du projet politique métropolitain, une stratégie de croissance peut se mettre en place selon une logique bel et bien politique — même si elle emprunte à un apolitisme de façade, au-delà des clivages partisans. Cette croissance de l’appareil métropolitain se traduit par la mise en commun, sur cet espace, de politiques et de ressources telles que les équipements culturels, les infrastructures de transport, les politiques de logement et autres. Ils résultent de transferts de compétence municipale, définis en partie par la loi, en partie par un commun accord local. Le budget de la Communauté d’agglomération de Montpellier, qui met en oeuvre ces politiques, représente près du double de celui de la ville de Montpellier, ce qui traduit un changement majeur de polarité de l’action publique. On peut donc affirmer qu’elle conduit à l’émergence d’une solidarité métropolitaine. Celle-ci, nous allons le voir, demeure cependant limitée.

La consolidation métropolitaine et les jeux politiques d’échelle

Le leadership que nous avons identifié ne s’accomplit pas sans obstacle. Il n’est pas seul à peupler de pouvoir l’espace métropolitain. On y compte en effet celui de l’État et ses subdivisions sectorielles, très importantes en France. Leur identité politique est difficile à établir, car elles sont à la fois dépendantes des alternances politiques à l’échelle nationale, et de l’enracinement des administrations dans de multiples réseaux de politique publique qui penchent, selon les cas, plutôt à gauche ou à droite. On y compte les autorités départementales, qui jouent directement leur rôle dans des pans entiers de l’action publique : éducation, action sociale, culture, transports, logements, etc. Leur identité politique reste plutôt fidèle aux anciennes légitimités viticoles et corporatives. On y compte aussi les autorités régionales qui, elles aussi, ont des prérogatives qui touchent à l’espace métropolitain dans les domaines économique, éducatif et culturel notamment. La droite gouverne cette institution jusqu’en 2004, avec le renfort de l’extrême-droite par intermittence. L’espace métropolitain compte 31 communes au sens institutionnel, mais l’aire urbaine, celle qui désigne l’espace optimal des interdépendances urbaines autour du centre montpelliérain, est composée de… plus de 100 communes. Près de 80 communes, qui font « objectivement » partie de l’espace métropolitain, se sont exonérées de participer à son territoire institutionnel, celui des politiques publiques et de la gestion solidaire des ressources urbaines. Bien entendu, comme dans d’autres cas, on trouve dans cette sécession métropolitaine (Jouve et Négrier, 2009) l’expression d’intérêts sociaux. Les communes où se trouvent les ménages les plus riches, ou bien la fiscalité économique la plus favorable, sont souvent réfractaires. Mais ce n’est pas toujours le cas. Certaines communes riches ont joué le jeu métropolitain, tandis que d’autres, qui y auraient eu intérêt, ne l’ont pas fait. Cela s’explique par les interdépendances et compétitions politiques entre échelles. L’extension de la métropole, c’est celle d’un leadership particulier, nous l’avons vu. Celui-ci concurrence à la fois l’influence de la droite et celle de la gauche traditionnelle. Chacune dispose d’appuis au sein des institutions de niveau supérieur, et l’État oscille, au gré des majorités, entre la confortation du projet métropolitain (période de gauche, jusqu’en 2002) et soutien à la résistance à son égard (période de droite, à partir de 2002). Le résultat en est une formule institutionnelle à la fois très puissante dans ses limites intérieures, comme nous l’avons vu, mais aussi incapable de s’étendre au niveau où se situent les enjeux essentiels de la solidarité métropolitaine.

Échec à l’incrémentalisme

Dans le débat métropolitain, l’analyse incrémentale est souvent dominante. Elle se justifie par la grande complexité des changements engagés, des multiples compromis qui s’opèrent, de l’adaptation d’une multitude d’acteurs à la nouvelle échelle d’action. Les contraintes d’acclimatation expliqueraient à la fois la lenteur des changements, mais aussi la progression par petites touches, presque imperceptibles, vers un changement irréversible (Lindblom, 1979 ; Streeck et Thelen, 2005). Lentement mais sûrement, pourrait-on dire, d’une analyse qui met aussi l’accent sur la linéarité : chaque pas, durement acquis, tendrait à devenir irréversible. Le cas de Montpellier permet de montrer, à partir de la variable politique, que l’implacable logique des chaînages institutionnels est une forme, résistible et contestable, du récit métropolitain. Celui-ci peut connaître des accélérations considérables, comme d’importantes régressions.

En France, le cumul des mandats permet à un président de conseil régional d’être parlementaire, mais pas d’être en même temps maire d’une grande ville. Par contre, il est possible de cumuler la présidence d’une région ou d’un département et celle d’une communauté d’agglomération. C’est ce qui arrive en 2004, lorsque Georges Frêche devient président de région en 2004. Devant abandonner son fauteuil de maire, il conserve celui de président de l’institution métropolitaine. Demeurant leader incontesté du « fief » montpelliérain, où il a pris soin de cloisonner chacun de ses seconds dans une parcelle de pouvoir, il engage une spectaculaire série de transferts de compétences, depuis la ville (qu’il quitte) vers l’échelon métropolitain (qu’il conserve). Par exemple, la quasi-totalité des institutions culturelles passent sous gouvernement métropolitain, ou sont transférées au conseil régional. Les politiques métropolitaines, pendant la période 2004-2010, opèrent une mutation spectaculaire. Le jeu interscalaire est lui-même infléchi : le cumul des niveaux régional et métropolitain, sous gouvernance Frêche, fait face à la résistance du département (gauche) et à un préfet représentant un gouvernement de droite. C’est cette configuration qui explique à la fois la montée en charge de l’institution métropolitaine — l’une des plus puissantes de France en capacité d’action publique — mais aussi, à nouveau, les limites à son émancipation. Le périmètre demeure réduit, même si la force cohésive du projet a brutalement cru. Nous notons ici un premier échec de l’incrémentalisme par la démonstration des effets d’accélération pouvant provenir de changements dans la configuration politique.

Le second échec vise plutôt la linéarité du modèle. Montpellier offre un cas exemplaire de régression du projet, dès lors qu’un événement politique d’ampleur survient. Il s’agit en l’espèce du décès brutal de Georges Frêche, en octobre 2010. En apparence, cette disparition entraîne la promotion des seconds, pour chacun des postes occupés : premier vice-président de Région, premier vice-président d’Agglomération. Et le projet reste tel qu’approuvé en début de mandat, promis à une mise en oeuvre progressive. En réalité, c’est tout l’édifice qui est remis en question. Les seconds disposent, chacun, d’une parcelle de légitimité héritée du patron disparu. La ville elle-même, gouvernée par une ancienne seconde, prétend gouverner l’institution métropolitaine. Les cloisons tremblent, et celui qui assurait la régulation des tensions par sa gouverne n’est plus. Le projet métropolitain, de prioritaire dans l’ancien contexte, est réduit à n’être que l’un des instruments de la légitimation politique locale. On voit par là que la progression, lente mais linéaire, de l’institutionnalisation métropolitaine fait l’impasse sur l’impact des changements politiques de configuration territoriale.

Barcelone : rapports multi-niveaux et luttes politiques

L’histoire récente de la gouvernance métropolitaine barcelonaise confirme que l’agglomération n’est pas un long fleuve tranquille (Négrier, 2005), mais plutôt un chemin fait d’allers-retours. Nous allons voir comment, dans le cas barcelonais, la thèse incrémentaliste se heurte, comme dans le cas de Montpellier, à la logique implacable des jeux d’échelles. Dans cette configuration, la construction politique de l’agglomération est intrinsèquement liée aux enjeux de leadership territorial.

Le long fleuve de l’agglomération

La gouvernance métropolitaine de Barcelone est unique dans le contexte espagnol du fait qu’elle a connu diverses phases marquées par un degré variable d’institutionnalisation (Tomàs, 2010).

La première étape (1979-1987) correspond au degré maximal, avec l’existence de la Corporation métropolitaine de Barcelone (CMB). Cette institution avait été créée à la fin des années 1970 principalement pour développer le plan d’urbanisme métropolitain de 1976. La CMB a également exercé des compétences en matière de transports publics, de distribution et de traitement des eaux, de gestion des ordures ménagères. Elle était dotée d’un conseil métropolitain formé par les représentants des 27 municipalités membres, la plupart gouvernées par la gauche. Pourtant, des tensions politiques existaient entre les deux partis majoritaires (socialiste et communiste), notamment à cause de la figure de Pasqual Maragall, maire socialiste de Barcelone et président de la Corporation. Cette institution a été abolie en 1987 par une loi du Parlement catalan grâce à la majorité absolue du Parti conservateur Convergència i Unió (CiU), dont le leader Jordi Pujol a été le président du gouvernement catalan (Generalitat) entre 1980 et 2003. Ce geste a été interprété « à l’anglaise », en référence à l’abolition par le gouvernement de Margaret Thatcher du Greater London Council, présidé par le red Ken Livingstone (Travers, 2008). Comme à Londres, la Corporation a été remplacée par des agences sectorielles couvrant chacune un ensemble spécifique de communes : L’Entité métropolitaine des transports (18 communes) et l’Entité métropolitaine de l’environnement pour la gestion des eaux et le traitement des déchets (33 communes).

La deuxième période (1987-1999) est celle de l’invisibilité de la question métropolitaine. La fragmentation institutionnelle issue de l’abolition de la CMB a « refroidi » l’esprit métropolitain et ce, malgré l’effort de quelques municipalités membres de la CMB de gauche qui créent en 1988 une association volontaire de coopération, la Mancomunitat. Cette association soutient des projets pour les municipalités membres et coexiste avec les deux autres entités métropolitaines. Mais le profil de ces autorités reste technique. Il s’agit de gestion et de prestation des services et la politisation des enjeux est rare comparée à la première période. Cette « congélation métropolitaine » correspond à une sorte de cohabitation tacite entre deux niveaux : d’une part, Jordi Pujol gouverne sans rivaux sur le plan régional (entre 1984 et 1995, CiU gagne les élections à la majorité absolue) ; d’autre part, Pasqual Maragall s’est affirmé comme le maire des Jeux olympiques et, à ce titre, symbolise la transformation spectaculaire de la capitale catalane.

La troisième étape (2000-2012) est celle de la coopération métropolitaine. Il existe chez les municipalités la volonté de développer une vision métropolitaine partagée, qui se traduit par l’élaboration du premier Plan Stratégique Métropolitain de Barcelone (2003) et la création du Consortium de l’Aire métropolitaine de Barcelone (2009), une structure de coopération formée par 36 municipalités des trois entités existantes (des Transports, de l’Environnement et la Mancomunitat). Les maires de toute appartenance politique demandent une meilleure articulation institutionnelle en y voyant une opportunité pour profiter de la « marque Barcelone ». Autrement dit, c’est la consécration de la dimension économique du discours néo-régionaliste (Swanstrom, 2001) : « vendre » la métropole à l’extérieur par un discours commun, et être ainsi plus compétitif devient fédérateur et dépasse les rivalités politiques. La réactivation du discours métropolitain s’explique aussi par le changement des rapports de force politiques entre le territoire métropolitain et le gouvernement régional. La victoire du PSC aux élections autonomiques de 2003 et la constitution d’un gouvernement de coalition tripartite facilitent l’investiture de Pasqual Maragall comme président de la Generalitat. Elles donnent l’espoir aux élus locaux de bénéficier de nouveaux pouvoirs métropolitains — et notamment en matière d’urbanisme. Pourtant, la reconnaissance institutionnelle de l’aire métropolitaine n’arrive qu’en juillet 2010, avec un nouveau gouvernement tripartite, cette fois présidé par le socialiste José Montilla, ex-maire d’une municipalité métropolitaine (Cornellà). Nous allons nous expliquer sur ce délai, un peu plus loin. L’Aire métropolitaine de Barcelone (AMB) est créée en éliminant la fragmentation institutionnelle. Formée par les représentants des 36 municipalités du Plan Stratégique et du Consortium, elle récupère les pouvoirs de la défunte CMB et aussi des nouvelles compétences en matière économique.

L’expérience barcelonaise incite donc également à réfuter la thèse incrémentaliste, puisque les différentes phases de l’institutionnalisation métropolitaine n’obéissent ni à une logique linéaire ni à une progression par petits pas irréversibles. L’analyse du jeu d’échelles nous permet de mieux comprendre le chemin serpenté de la gouvernance métropolitaine.

Échelles, politique et leadership

La question métropolitaine à Barcelone est sans doute marquée par sa condition de capitale de la Catalogne, territoire en quête d’une majeure autonomie au sein de l’Espagne. La ville ne représente que 22 % du total de la population catalane, mais cette proportion se duplique si l’on prend la première ceinture métropolitaine et frôle les deux tiers de la population totale si l’on considère la grande région urbaine. On comprend vite que la gouvernance barcelonaise est influencée par un triple rapport multi-niveau : Catalogne/métropole, Barcelone/région urbaine et indirectement Espagne/Catalogne. Ce jeu d’échelle est indissociable des différences dans la couleur politique et de l’exercice du leadership.

Tout d’abord, comme dans d’autres cas, il y a la tension entre le gouvernement régional et la métropole (Lefèvre, 2009). Cette tension a été particulièrement forte pendant les années 1980 et a conduit à l’abolition de la CMB. La puissance politique de l’ensemble des municipalités de gauche de la Corporation, qui représentait à ce moment-là plus de la moitié de la population catalane et qui était incarnée par le maire de Barcelone, a sans doute joué dans cette décision.

En outre, il y avait une grande concurrence de leadership entre Pujol et Maragall. Pourtant, la variable politique n’explique pas complètement la méfiance permanente du gouvernement régional envers sa métropole. Nous en avons eu un exemple lors de la victoire socialiste de Maragall en 2003. Pour la première fois depuis le retour de la démocratie, un gouvernement de coalition de gauche gouverne la Generalitat. Les municipalités métropolitaines — toujours de gauche — attendent enfin une réponse à leurs demandes de mettre fin à la fragmentation métropolitaine. Mais la priorité du nouveau président est, paradoxalement, la réforme du statut d’autonomie catalan. Le gouvernement tripartite s’engage dans un processus de réforme long et conflictuel qui alimente à nouveau le débat sur la place de Catalogne dans l’Espagne des autonomies. Le jeu d’échelles national/régional explique ce geste décalé de Maragall, si l’on fait référence à celui qui était le fer de lance du projet métropolitain.

L’Aire métropolitaine de Barcelone (AMB) n’entrera en vigueur qu’après les élections municipales de 2011, c’est-à-dire en plein tremblement de terre politique : pour la première fois, CiU s’impose comme première force municipale, et conquiert la mairie de Barcelone après 32 ans de gouvernements socialistes. Le nouveau maire de Barcelone, Xavier Trias, est le nouveau président de l’institution métropolitaine. Ce changement suit la victoire de CiU aux élections régionales de 2010 et 2012. Tout l’intérêt est d’observer l’influence sur la question métropolitaine qu’un tel basculement peut avoir. Pour l’instant, on peut constater une certaine continuité : c’est l’enjeu de souveraineté qui domine le débat politique, entre l’Espagne et la Catalogne.

Les atermoiements de la gouvernance métropolitaine barcelonaise se comprennent aussi par l’analyse du leadership interne. Des tensions entre les partis politiques ont eu lieu pendant l’existence de la CMB à cause de la couleur politique mais surtout à propos de la politique du maire de Barcelone, Pasqual Maragall, taxée d’hégémonique dans une période où la ville de Barcelone dessinait son projet politique (la transformation de la ville grâce à la candidature pour les Jeux olympiques de 1992). Cette tension a diminué lorsque Maragall a quitté la mairie en 1999 pour se présenter (et échouer) à la présidence de la Generalitat contre Jordi Pujol. Cela coïncide avec la période de coopération métropolitaine. Les maires qui ont succédé à Maragall, Joan Clos et Jordi Hereu, avaient un leadership moins fort au sein du parti socialiste, en laissant la place à d’autres maires des municipalités voisines (Cornellà, l’Hospitalet, Gavà) qui ont porté le discours métropolitain. Ce discours apparaît aux yeux des municipalités (encore gouvernées en majorité par des partis de gauche) moins dominé par la ville centrale et plus partagé.

Le rapport inégal entre la ville de Barcelone et les autres municipalités marque la gouvernance métropolitaine, qui s’exprime par deux dimensions. La première est le poids démographique de la ville centrale au sein de l’institution, même s’il a diminué au cours des dernières années. Puisque l’institutionnalisation de la gouvernance métropolitaine a été toujours centrée sur un périmètre limité de l’agglomération, cette prédominance demeurait très forte. En effet, les projets institutionnels ont toujours pris en référence un territoire d’une trentaine de municipalités, dans une région urbaine formée de … 164 ou 311 municipalités, selon les méthodes de calcul. Sans doute, un territoire plus petit est plus pertinent aux yeux de la Ville de Barcelone. La seconde dimension est le poids économique de la Ville de Barcelone au sein de l’aire métropolitaine et la richesse financière de la ville, qui a toujours apporté plus d’argent aux institutions métropolitaines que ce qu’elle recevait en contrepartie. À titre d’illustration, le budget de 2012 de Barcelone était quatre fois plus grand que celui de l’AMB.

Quelle autonomie métropolitaine ?

La comparaison entre Montpellier et Barcelone montre des éléments de convergence et divergence que l’on peut rapidement synthétiser. D’un point de vue empirique, nous constatons une autonomisation plus forte de l’échelle métropolitaine à Montpellier qu’à Barcelone. Dans cette dernière, la puissance politique métropolitaine reste limitée par le jeu d’échelles vertical (État vs région et région vs métropole) et horizontal (communes métropolitaines). Ce jeu d’échelle est présent à Montpellier, mais il n’empêche pas que s’implante une institution, dans le cadre d’un dispositif national. L’autre divergence porte sur les capacités normatives. À Barcelone, c’est le gouvernement régional qui intervient directement dans le contenu des politiques de transport, d’eau et de logement. Il prend la place, à Montpellier, d’un écheveau beaucoup plus complexe où l’on compte les autorités de l’État central, celles du niveau infrarégional (le département), et l’autorité régionale est beaucoup plus faible dans ce concert public.

On pourrait aussi indiquer que les deux configurations se distinguent par une envergure géographique distincte, ce qui contraindrait les rapports de force, plus tendus entre la puissante Barcelone et la Généralité catalane, qu’entre Montpellier et sa région. Mais c’est précisément le contraire : une même tension oppose les niveaux institutionnels, même différemment positionnés ou numériquement importants. Et cela signale la première convergence politique.

L’autre convergence, c’est le leadership que la ville centre exerce sur le territoire aggloméré, et qui est à l’origine de la projection métropolitaine, mais aussi des limites qui lui sont opposées. Les voisines de Barcelone au temps de Pasqual Maragall, comme les première et seconde couronnes de Montpellier, déploient des stratégies de contournement ou de résistance à l’égard d’un tel leadership. Cela entraîne des sécessions à Montpellier, des formules institutionnelles modestes et « dépolitisées » à Barcelone.

C’est la raison pour laquelle la solidarité métropolitaine, qui prétend découler d’une réforme à changement d’échelle territoriale, peut apparaître comme la principale victime du jeu politique, en donnant naissance à des territoires de projet d’autant plus désincarnés et indicatifs lorsqu’ils sont calibrés à la « bonne » échelle ; et d’autant plus efficients et opérationnels lorsqu’ils sont territorialement sous-optimaux ! Le paradoxal rétrécissement métropolitain, opéré par le gouvernement catalan à Barcelone, et par un cadre multi-niveau plus complexe à Montpellier, montre toute l’importance de tenir compte de la variable politique.

Mais l’apport du regard monographique, c’est aussi de pouvoir relativiser le poids de cette variable politique, en la mettant à l’épreuve des territoires. La politisation métropolitaine, c’est le transfert à cette échelle d’enjeux de légitimation, d’institutionnalisation des conflits d’intérêts, d’élaboration des politiques publiques. Mais nos deux exemples nous écartent des interprétations simplistes en termes d’alignement partisan, par exemple, ou de politisation du projet urbain. Sur le premier point, nous avons vu combien des contextes de proximité partisane pouvaient plus envenimer les conditions du partenariat (entre le maire barcelonais et ceux des autres communes ; entre le leader de Montpellier et celui du niveau départemental) que les faciliter. Quant au second, la territorialisation des partis politiques (Lefebvre et Sawicki, 2006), qui a assuré à la gauche française une impressionnante conquête de fiefs électoraux, a pour dommage collatéral une dépolitisation à peu près complète du projet. L’emprise métropolitaine de la gauche française aboutit au même constat, que le cas de Barcelone, dans la période la plus récente de grande alternance politique, est en train de confirmer aussi.

C’est ce cocktail de politisation des configurations de pouvoir et de dépolitisation des projets qui marque la dépendance de la question métropolitaine à l’égard de chacun de ses contextes. Il explique pourquoi, en dépit de la circulation accélérée des modèles et des beaux récits métropolitains, leur construction reste, en dernière analyse, le fruit d’une configuration territoriale singulière, difficilement duplicable.

Conclusion

On peut concevoir la solidarité métropolitaine selon une double perspective. D’une part, la solidarité métamétropolitaine, soit celle exercée par l’État par le biais d’un projet politique global. Nous avons observé une divergence dans les deux pays analysés, l’Espagne et la France. Le premier se caractérise par l’impasse d’une politique nationale, laissant les affaires métropolitaines dans les mains des gouvernements régionaux. Par contraste, la France a tenté de réguler la question métropolitaine par le biais des réformes nationales, au nom de l’équilibre territorial. D’autre part, la solidarité s’exprime à l’échelle des métropoles par la mise en place des politiques publiques. Cette solidarité intramétropolitaine est plus forte à Montpellier qu’à Barcelone grâce à un développement majeur des politiques d’agglomération. Toutefois, l’ampleur de la solidarité est limitée par une échelle territoriale restreinte.

La variable politique joue un rôle clé afin d’expliquer les différences en termes de solidarité. Les approches récentes de la gouvernance métropolitaine, comme le néo-régionalisme et surtout la perspective du rescaling et la re-territorialisation, considèrent que la gouvernance métropolitaine est soumise aux lois de l’économie mondiale (Savitch et Vogel, 2009). Sans sous-estimer les enjeux économiques des espaces métropolitains, nous estimons pourtant que la variable politique a plus de poids, et que des marges de manoeuvre, plus importantes que prévu, en découlent. Mais cette variable induit à la fois la puissance et la faiblesse de l’échelle métropolitaine, en fixant ses potentialités et ses limites. Par variable politique nous incluons les dynamiques partisanes mais surtout le jeu d’échelles et le leadership, ainsi que les cas de Montpellier et Barcelone l’ont montré. Dans le premier, la politisation de l’échelle métropolitaine est un levier considérable du développement institutionnel. Elle s’impose en partie aux acteurs publics et privés du territoire montpelliérain, tout en suscitant des stratégies hostiles à son immédiat voisinage. La disparition du leader montre à quel point cette institutionnalisation demeure dépendante de jeux d’échelles en constant mouvement.

À Barcelone, le double processus de décentralisation politique et de récupération des gouvernements locaux dans la transition démocratique a freiné l’apparition d’un espace métropolitain fort. Certes, la rivalité entre partis politiques et leurs leaders, notamment le président conservateur du gouvernement catalan et le maire socialiste de Barcelone, a influencé le cours serpenté de l’institutionnalisation de l’aire métropolitaine. Celui-ci a connu un dernier bond significatif lors de la création en 2010 d’une nouvelle institution métropolitaine, dont le déploiement coïncide avec une convergence politique d’un style nouveau entre la mairie de Barcelone et le gouvernement catalan, tous deux ayant basculé à droite entre 2011 et 2012. Cependant, l’identité de couleur politique n’a pas conduit, au moins pour l’instant, au renforcement de l’Aire métropolitaine de Barcelone. Cette institution demeure très « discrète » sur la scène publique, notamment dans un contexte de crise économique où l’existence de multiples structures politiques est remise en question par l’opinion publique.

Finalement, l’économisme réformateur connaît, avec la crise qui sévit — particulièrement en Europe du Sud — depuis les années 2008, une nouvelle épreuve analytique. Ici, elle accorderait volontiers à la solidarité territoriale une place prépondérante dans le débat public. En effet, la recherche d’une meilleure efficience des dépenses publiques pourrait remettre au centre de celui-ci l’hypothèse du changement d’échelle. La crise apparaîtrait ainsi comme une opportunité pour le renforcement du projet métropolitain : il pourrait réussir là où les municipalités, faute de ressources, seraient contraintes à l’échec. Les politiques de solidarité métropolitaine ne proviendraient donc pas d’un contexte de prospérité, lorsque les ressources permettent d’amortir les coûts des changements. Elles viendraient au contraire d’un contexte de tension sur les ressources, et de mutualisation contrainte. C’est là une vision bien optimiste, à laquelle on peut opposer des observations actuelles plutôt pessimistes. Face à la crise, les pouvoirs locaux tendent à s’arc-bouter sur leurs fiefs les plus traditionnels, et au besoin les moins pertinents sur le plan territorial. Les États, à leur niveau, recherchent pour eux-mêmes de nouvelles marges de manoeuvre en développant des stratégies de recentralisation des politiques. Mais derrière le discours de solidarité territoriale qu’elles inspirent, il s’agit bien pour les gouvernements centraux de revenir sur certains transferts de ressources aux pouvoirs territorialisés, de s’extraire d’une interdépendance jugée excessive à l’égard des gouvernements locaux, et d’attiser une compétition à distance et peu transparente entre espaces urbains. Démontrer l’impact de la variable politique sur ces enjeux, c’est l’apprécier de façon critique, en identifier les limites, les renonciations, les faux-semblants aussi. Mais c’est avant tout dénoncer le mythe dangereux d’une gouvernance dépolitisée.