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Douala est la première agglomération du Cameroun à subir le processus d’occidentalisation. En 1884, à la signature du traité germano-douala par les rois Akwa et Bell, les Doualas ne comptaient probablement guère plus de cinq mille personnes, répartis dans un groupe de huit villages avoisinants. Environ dix mille autres Doualas vivaient dans un périmètre de 32 à 80 km de la ville de Douala (Le Vine 1984 : 80)[1]. De manière singulière, la ville s’est construite à partir de villages. Elle est traversée de multiples artères (avenues, esplanades, rues) déterminant son urbanité et illustrant sa trajectoire historique et socio-économique (Gouellain 1973).

Des plaques pour identifier les rues et quartiers de la ville de Douala attestent de leur appellation officielle et structurent leur espace. La ville se construit par ailleurs autour de ses légendes, mythes, rumeurs, mots et non-dits. Les mots et les paroles deviennent des éléments d’assignation de sens, et le langage s’inscrit comme un label social (Javeau 2001). La ville se pense et s’invente par des processus idéomoteurs dans diverses dimensions, de manière séquentielle et dans la temporalité de sa mobilité. À cet égard :

[L]e monde de la vie quotidienne n’est pas seulement considéré comme donné en tant que réalité par les membres d’une société dans la conduite subjectivement chargée de sens de leur vie. C’est aussi un monde qui trouve son origine dans leurs pensées et leurs actions, et est maintenu en tant que réalité par ceux-ci.

Berger et Luckmann 2003 : 32

S’intéresser à l’imaginaire que présente le nom d’une rue ou d’un quartier, ou à sa place dans le paysage symbolique, ne consiste pas seulement à faire un décryptage anachronique et factuel des images et des sens que restitue ce symbolisme. Cela donne à analyser les sociabilités nouvelles et la production des identités urbaines permettant de saisir les groupes et leurs pratiques en s’interrogeant sur l’espace planifié, vécu et approprié dans une approche des pratiques de la ville par ses habitants. Les stratégies de dénomination et de « réappropriation » des rues et des quartiers, par-delà les appellations officielles, appellent à relire le rapport à la puissance publique et les manières de penser des individus « d’en bas » pour se créer des espaces de liberté. Ces symbolismes mettent en évidence les valeurs profondes dissimulées derrière les tournures idiomatiques et les conformismes rituels (Hoggart 1970 : 40). Les transformations de l’espace résultant d’une production sociale et culturelle particulière à travers les dénominations des rues et des quartiers de Douala permettent de saisir le sens du pouvoir entre l’avoir et l’agir. Cette dynamique met en résonnance différents niveaux de sens pour comprendre comment les gens font la ville aujourd’hui, et de quelle manière les parcours démultipliés des citadins la redéfinissent constamment en tant que dispositif culturel, en combinant savoirs produits, espaces d’action et situations analytiques (Agier 2009).

La « construction de l’objet » et sa description passent inévitablement par l’observation des pratiques et des représentations citadines, les modalités de (dé)formation d’une identité urbaine étant en lien avec l’environnement (Hilgers 2005). Les perspectives ouvertes par l’interactionnisme symbolique marquent les processus par lesquels les objets, les édifices, les personnes ainsi que d’autres dispositifs de l’environnement deviennent significatifs (Lofland 2003). L’analyse porte à inscrire le langage et le sens des mots dans l’histoire construite et définie autour des pratiques sociales se donnant à voir dans la factualité et la normalisation des relations sociales (Bourdieu 1982 : 90). La sémiotique de la mythologie populaire révèle un univers que les individus décomposent et qu’ils s’attachent à recomposer. En empruntant un point de vue symbolique et une procédure d’observation discursive (Orlandi 2001), et en laissant les trajectoires agir comme révélateurs des objets dans une approche de la méthode des parcours commentés (Thibaud 2001), cette épistémologie mentale et socio-anthropologique démontre que la citadinité se joue aussi dans la dialectique du langage. En restituant l’agir social des citadins, la catégorisation ne consiste pas seulement à attribuer un prédicat à un sujet, et par extension, à prendre une dimension d’accusation publique. Catégoriser, c’est structurer qualitativement un espace en y introduisant un ordre qui différencie et organise des positions relationnelles (Ogien et Quéré 2005 : 16). Cette attitude peut être valorisante ou dévalorisante, mais elle comporte toujours, pour le sujet agissant, un sens qui l’interpelle et qu’il interprète en fonction des rapports attachés à sa sociabilité. Les collisions issues de postures identitaires ou politiques produisent des communautés de mouvement à travers différentes situations rituelles ou extraordinaires témoignant d’un « collectif d’appartenance » (Hilgers 2009 : 55). Cela permet à l’individu de voir la ville comme une réalité partagée par tous les urbains, d’y projeter sa différence et de s’y intégrer. Une telle lecture autorise une problématisation des corrélations entre lieux, langues, identités et espace urbain, la ville se concevant comme un lieu de pouvoir, de domination, de hiérarchisation et de gestion des tensions communautaires (Bulot 2004). L’urbanité se révèle dans de multiples identités particulières consécutivement à la dénomination de l’espace, identités que l’appartenance à la ville subsume sans les détruire.

Le monde faisant sens et le langage se réalisant comme discours dans une optique des « espaces de représentations », selon l’expression d’Henri Lefebvre (1974 : 53), l’espace est vécu à travers les images et les symboles qui l’accompagnent. Les représentations sociales ayant cours au sujet des espaces urbains ne sont considérés ni comme de purs reflets de la réalité, ni comme des producteurs idéologiques destinés à manipuler les dominés, mais comme des faits sociaux, qui doivent répondre au questionnaire historique sur leur apparition, leur constitution et leurs usages (Whyte 1995). Ce discours sur les dénominations des rues et des quartiers donne accès à un ensemble de propos, dont le sujet dépasse la matérialité même de la ville. Saisir dans un contexte donné les systèmes de valeurs, les représentations, discours et symboles donne aux groupes de population une conscience de leur identité et de leur force, qui induit un questionnement sur le mode de constitution et d’articulation des collectifs (Mattelart et Neveu 2003 : 38). Dans le rapport social entre individus, les espaces de vie déterminent les catégories des noms de rues et quartiers dans une perspective sociohistorique, illustrent les stratégies de dénominations comme prise de parole et mettent en évidence les jeux et les enjeux sociopolitiques de cette territorialité.

La nomenclature des rues et des quartiers de la ville de Douala : Trajectoire sociohistorique

La genèse des noms diffère d’un quartier à l’autre, d’une rue à l’autre, et présente des limites territoriales extrêmement poreuses. Cela relève en premier lieu de l’histoire des peuples, premiers occupants du territoire formant aujourd’hui la ville de Douala ; puis de l’histoire coloniale ; enfin des signifiants induits par les situations urbaines.

La segmentation historique de la ville de Douala[2] se perçoit dans la dénomination des quartiers. Dans la spatialisation des peuples, les préfixes Log, Ndog, Bona, selon le regroupement ethno-identitaire, renvoient au village, à la tribu, au clan ou à la famille. Log correspond aux populations Bakoko, identifiant les quartiers comme Logpom (« Le terroir » ou « Le village de Pom ») ou Logbaba. L’expression Ndog détermine les populations Mba n’saa Wouri (les Bassa du Wouri), d’où les quartiers comme Ndogkoti, Ndogsimbi, Ndogbong. Le préfixe Bona fait référence aux populations Douala situant les quartiers tels que Bonapriso, Bonanjo, Bonamoussadi, Bonabéri. Cette identification est fonction des sédimentations issues de guerres tribales pour l’occupation des terres et l’élargissement du clan. Dans la cosmogonie sawa, l’aîné des garçons avait la possibilité, une fois adulte et marié, de quitter la case paternelle pour fonder sa propre famille tout en gardant un lien avec son clan d’origine, d’où la proximité entre ces différents villages-quartiers. Dans cette dynamique traditionnelle, certains quartiers s’identifient aux clans : Akwa[3], Deido[4], Bonabéri[5]. Le quartier Mboppi, par contre, tire son nom de la rivière qui le traverse et se jette dans le Wouri.

Les enchevêtrements entre le traditionnel et le moderne, le politique, le social et l’économique, ainsi que les perceptions symboliques relatives au déploiement spatial amènent à penser la ville dans sa dimension de transnationalité consécutivement à la pénétration coloniale. À cet effet, l’émigration amène les populations allochtones accédant à « la modernité étatique » à s’installer « derrière » les autochtones. Au regard du projet colonial de sédentarisation des indigènes venus de l’arrière-pays, et puisque le migrant appelle le migrant, les logiques d’occupation de l’espace dévoilent une lecture fondée sur les particularismes identitaires (Éla 1983 : 57). Le grand quartier New-Bell[6] illustre ce rapport entre autochtones et allochtones[7]. À l’aube de la pénétration coloniale, il constitue un no man’s land entre les Sawa et les autres tribus. Ce quartier représente un véritable microcosme des populations allochtones avec des subdivisions comme New-Bell Mbam-Ewondo (New-Bell terroir des Ewondo)[8], New-bell Bassa (New-Bell des Bassa)[9], New-Bell Bamiléké (New-Bell des Bamilékés)[10], New-Bell Haoussa (New-Bell des Haoussa)[11] (Gouellain 1961). La valorisation identitaire tenant compte du regroupement des peuplades donne également naissance à des quartiers comme Bamenda[12], le camp Yabassi[13], le quartier Bafia[14]. De même, certains groupes ethniques catégorisent ces espaces en fonction de leur attachement à ce « nouveau terroir » désormais le leur. La juxtaposition des quartiers Nkolmintag (« La colline de la joie ») et Nkololoum (« La colline de la colère ») et la rue Njong mebi (« La route des défécations »), en langue Ewondo, en sont une illustration. À l’époque coloniale, cette rue très insalubre était empruntée par les populations béti qui l’ont nommée ainsi[15]. Loin de se fondre dans l’agglomérat de l’urbanité, la ville se forme au travers des poches de résistance, vestiges de la segmentation ethnique caractérisant les populations.

Par-delà les réappropriations de la ville par les populations de l’arrière-pays, le colonisateur, dans un esprit de marquage social, attribue des noms à des rues et à des quartiers : le Camp Bertaud, la Cité des douanes ou la Cité des enseignants, qui, dans les années 1950, représentent des pôles de modernité sociale. Les rues s’inscrivent explicitement dans un processus d’occidentalisation de la société. À ce titre, la rue Ivy, la rue Pau[16] et la rue Foch rendent compte du rapport colonial de Douala, de même que la Place Leclerc.

Par ailleurs, la dénomination des quartiers et des rues relève d’une affectation de sens par les populations. Les schémas mentaux se construisent à partir de l’observation du contexte et de la perpétuelle interaction avec les évènements déterminant une nouvelle réalité, en triant les informations recueillies postérieurement à leur constitution (Saunier 1996).

Nous nous sommes installés ici grâce à la générosité des gens de Bonanloka qui sont les autochtones. Je suis là depuis plus de cinquante ans alors je me considère aussi comme un autochtone. Les Espagnols venus de Barcelone ont construit ici un dispensaire, c’est pourquoi le quartier s’appelle Barcelone. Pour la MAETUR[17], c’est la zone Nylon.

J.B. Jacob, chef de bloc Nylon 4, Douala, juillet 2011

De même, les dénominations et la localisation relèvent d’une transmutation de la figuration, à l’instar de la Rue de la joie, du Carrefour J’ai raté ma vie, du Carrefour Trois voleurs, du Carrefour des Trois boutiques, du Carrefour Trois bordels[18], de Bépanda double balle[19] ou encore de Bonabéri grand baobab, de Nkongmondo[20], de Koumassi[21]. À cet effet, les stations-services et les ventes-à-emporter créent des stigmates dans la spatialisation[22]. Il arrive que plusieurs années après leur disparition, l’appellation de la rue ou du quartier leur survive[23]. Ainsi en est-il de B.P. Cité, Shell New-Bell, Elf village, Texaco Aéroport, ou encore des ventes-à-emporter célèbres dans les années 1960 comme Ange Raphaël, Douala Bar, Source du quartier, et tout récemment Bépanda An 2000. De plus, sans qu’il n’y ait aucune officialisation, les populations attribuent aux rues et quartiers des noms de sportifs, artistes et hommes politiques, du fait de leur proximité résidentielle ou de l’existence d’un fan club alentour : Carrefour Roger Milla, Rue Thomas Nkono, Carrefour Eto’o fils, Makepè Petit Pays, Carrefour Andem Williams, Rue Koloko, Rue Njo-Njo. À l’évidence :

[S]i les villes ont une histoire, celle de [Douala] se fait en même temps que s’y font et s’y défont des histoires d’hommes, de peuples, d’États. Milieux d’abord rêvés avant d’être des lieux vécus où s’entrecroisent matériellement les trajectoires des individus et des groupes divers, [une ville comme Douala] et un État comme le Cameroun sont d’autant plus des territoires d’intégration qu’ils encadrent, rapprochent physiquement, mettent en relation ou en tension sociale et politique. Au fur et à mesure qu’elles brassent de plus en plus de monde d’horizons divers et s’offrent à tous comme des sas donnant sur la modernité et le monde, les villes camerounaises sont certes des infrastructures du pouvoir, mais en même temps des endroits où, au quotidien et dans le long terme, se relève le défi de la double construction d’une citoyenneté à la fois nationale et mondiale.

Bopda 2003 : 10

Les stratégies de dénomination comme prise de parole : La citoyenneté revisitée

La valorisation des noms de rues et de quartiers relève à la fois d’une dérision et d’une acceptation symbolique de la simplicité du quotidien. L’accès à la civilité se fait par la transformation du langage populaire en effet de réalité. Le citadin témoigne de son refus de la raison étatique par la codification des signes, des lieux, et par un pouvoir de relecture des cadres de l’expérience quotidienne[24]. Son vécu n’a de sens que dans la mesure où il s’octroie des espaces de liberté en « obligeant » les autorités publiques à aller dans son sens tout en s’inscrivant en marge de la société. Le fait pour les autorités publiques de parler de ces lieux en utilisant, non pas le codage officiel des dénominations, mais le repérage social à travers les « dénominations informelles » traduit une acceptation de l’importance de la quotidienneté dans la construction d’une citoyenneté.

À la Communauté urbaine, quand il n’y a pas de nom, nous utilisons un adressage par numéro pour les rues et nous disposons des panneaux pour l’identification. Si les gens ne veulent pas lire, c’est leur problème. Nous sommes obligés d’utiliser ces « noms vulgaires » pour nous rendre sur le terrain et même sur les cartes pour bien spécifier la ville. Nous avons des problèmes de jalonnement des quartiers. Par exemple, le quartier Tractafric est à Douala III, alors que la mairie de Douala II et les habitants de ce quartier le considèrent à Douala II. Cela est dû au phénomène de Ngonsoa/Kassalafam.

Daniel E., responsable de l’adressage, Communauté urbaine de Douala, mars 2011

En fait, ces « espaces de représentation » expriment des symbolismes complexes, liés au côté clandestin, souterrain et subversif de la vie sociale. Le « citadin » ne se laisse pas enfermer par le cadre normatif des « représentations de l’espace » créées par les autorités publiques de la ville de Douala. Il se donne pour objectif de transformer par le discours, la symbolique de la spatialisation. En effet, « les conditions de vie y sont pour beaucoup, et on peut admettre qu’une expérience commune génère des valeurs partagées et même des structures normatives plus ou moins stabilisées » (Merklen 2006 : 127).

Ainsi se justifient par exemple les dénominations Carrefour J’ai raté ma vie, Carrefour Trois bordels, Rue de la joie. De plus, les tentatives des pouvoirs publics de changer ces noms ou de fermer les maisons closes qui ont stigmatisé cette dénomination de l’espace n’ont pas connu de suite[25]. Le pouvoir se joue entre l’autorité publique investie de la faculté de commander et de se faire obéir, et les populations dans une légitimation locale de l’altérité. En fait,

[L]es villes sont des lieux où se posent de profondes questions d’appartenance et d’identité. C’est à l’échelle de la ville que l’idée de communauté et de culture partagée devient particulièrement problématique comme base de la citoyenneté.

Rogers 1998 : 228

L’allégeance citoyenne des populations se construit dans la capacité des autorités publiques à permettre un mode de vie souterrain justifiant la construction sociale d’une contre-hégémonie[26]. L’acquiescement des « dominés » aux valeurs de l’ordre social est dans l’acceptation par l’autorité publique du volume discursif et des symboliques déterminées par la logique populaire. Dans cet ordre, la Rue de la joie abrite deux vestiges de l’histoire sociopolitique de Douala, à savoir la chefferie Deido et le premier bureau de poste de la ville, qui se trouvent au milieu de maisons closes, clubs de nuit, restaurants et autres ventes-à-emporter.

Les populations redéfinissent l’ordre des stratégies nominatives pour en faire un cadre justifiant leur perception de la ville. Qu’une rue s’appelle Njong mebi, ou des bidonvilles marécageux New Town Aéroport et Petit Paris[27], cela traduit cette volonté des populations de voir dans la ville la possibilité d’une assignation ambivalente de sens. Cette inscription sociale par superposition définit le sens de l’autorité. La socialisation urbaine se fait dans l’usage volontaire et la valorisation d’un langage (a)social. La dénomination de l’espace devient un moyen de s’en rendre maître et propriétaire. Ainsi, le 29 janvier 2006, sous le couvert d’une « rébellion morale revalorisant l’histoire héroïque camerounaise », Mboua Massock, leader du Programme social pour la liberté et la démocratie, badigeonne la statue du Général Lerclerc située sur la Place de l’indépendance au quartier Bonanjo de l’inscription « À démolir, nos martyrs d’abord ». Arrêté pour acte de vandalisme et destruction du patrimoine national sur des biens publics et classés, il justifie son action en ces termes :

La France a installé la statue de Leclerc sur l’emplacement où notre indépendance a été obtenue et sous son regard […]. Des héros comme Rudolph Douala Manga Bell, Martin Paul Samba[28] et bien d’autres patriotes ont lutté, se sont sacrifiés pour que nous soyons libres. Ces hommes de valeur doivent mériter une place de choix dans nos coeurs, dans notre vie quotidienne. Ils méritent qu’on érige pour eux des monuments à des endroits significatifs. Il faut honorer les valeurs là où elles doivent être honorées. La place des monuments français est en France […]. Nous voulons mettre un terme à la présence des monuments français au Cameroun tant qu’il n’y aura pas de monuments camerounais en France.

La Nouvelle Expression, 7 mars 2006

Cette attitude de vandalisme met en évidence le rapport entre le citoyen et l’identité sociale des populations dans leur relation à la modernité étatique. De fait, quelques temps après, le Tribunal de Première instance de Douala-Bonanjo va classer l’affaire sans suite dans une espèce de « complicité passive », déterminant une revalorisation du procès des civilisations et des conditionnements sociaux dans la formulation du contrat social entre l’État et la société.

La ville est alors « décrite comme un opérateur qui, sans gommer les différences, articule au contraire dynamiquement de multiples identités intermédiaires sous une appartenance commune » (Hilgers 2009 : 9).

Douala détermine ainsi de nouvelles formes de citoyenneté parallèles à l’État débouchant sur une déconstruction/réconciliation par rapport à celui-ci.

La dévalorisation de soi se campe comme une projection sur le monde. Ainsi s’explique la dénomination du Carrefour de la douche[29] ; de même, le quartier Bonabéri 4 étages fait référence à deux immeubles de quatre niveaux construits dans cet espace. Bonabéri Grand Hangar renvoie simplement au hangar d’un marché. Le quartier Ndogpassi à la sortie sud de la ville s’appelle simplement Village. En fait, les espaces urbains réels et imaginaires sont utilisés, contestés et transformés par différents groupes sociaux de diverses façons (Krase 2007). Le marquage symbolique des lieux permet ainsi aux populations locales de se rendre visibles dans le champ des relations sociales.

Traditionnellement, mon quartier s’appelle Ndoghem, normalement nous l’appelons Cité-Sic et parfois Ange Raphaël. En fait, suivant l’heure de la journée et l’endroit où je me trouve, je choisis l’appellation qui convient afin de faciliter mon transport par taxi.

Serge P., habitant de Douala, juillet 2011

La dimension économique s’invite elle-aussi dans la territorialité. Les quartiers comme Socaver[30], Sic Cacao[31], Quartier CCC[32], Tractafric, Tergal, Nylon[33] traduisent parfaitement cette idée du monde industriel, commercial et marchand. Dans le même ordre d’idées, la volonté coloniale d’extension de la ville le long du chemin de fer, du port vers l’intérieur du pays, a donné le diminutif « PK » (point kilométrique) à certains quartiers ponctuant le trajet des ouvriers travaillant au port. PK 5[34] se situait à cinq kilomètres du port, et il en était ainsi jusqu’à PK 8. De nos jours, par-delà les transformations de la ville et sans rapport avec le tracé du chemin de fer, cette dénomination désigne l’extension de la périphérie par superpositions successives vers l’arrière en direction de la zone forestière (PK 12, PK 13, PK 14, PK 21)[35]. Les populations de ces quartiers se donnent donc à voir comme faisant partie intégrante de la modernité sociale, représentant la dimension économique et industrielle de Douala[36]. Cette extension de la ville au-delà de l’imaginable et de manière « désorganisée » oblige la Préfecture du Wouri à déplacer les limites territoriales de la ville de Douala en redéfinissant son schéma d’urbanisation[37], et fait le lit des modes alternatifs de transport (Amougou 2010).

Les dénominations et la réappropriation de l’espace font ressortir des phénomènes matériels et immatériels portés de manière séquentielle. Le « citadin » opère intentionnellement et interactivement un tri sur l’imaginaire social. En cela, la valeur attachée aux stratégies de dénomination des rues et des quartiers introduit le politique et le culturel au coeur de la spatialisation. Le pouvoir politique des classes sociales se découvre dans l’aménagement de micro-espaces d’autonomie reflétant un « succès provisoire » sur l’autorité et conduisant à une réadaptation politico-sociale de l’espace.

La dimension sociopolitique des « espaces de représentation »

L’appropriation de l’espace par les populations locales pose des problèmes aux autorités en termes de gestion administrative. D’abord, l’administration de la ville relève d’un découpage qui va des chefs traditionnels aux chefs de blocs en passant par les chefs de quartiers selon la nomenclature locale[38]. La distinction entre quartiers, villages et blocs rend hétéroclite une telle administration. Ensuite, la dimension cosmopolite de la ville démontre la structuration politique et les options prises par les partis politiques pour asseoir leur électorat consécutivement à cette dénomination de l’espace. Enfin, les capacités de mutation identitaire de certains quartiers déterminent les réappropriations y découlant.

Dans certains villages-quartiers, le chef traditionnel (autorité autochtone) est aussi chef de quartier, il exerce ainsi un pouvoir d’ordre cosmogonique sur les hommes et se trouve dans une position de subordination vis-à-vis de l’autorité publique. Du fait de la minorité autochtone et du cosmopolitisme des résidents, la dimension cosmogonique du pouvoir du chef se trouve diluée et affaiblie. Elle est apprivoisée par les réalités sociales. Se dire résidant de Ndoghem, Logbaba ou Bonamikano renvoie plus à un lieu d’habitation qu’à la soumission à une quelconque autorité traditionnelle. La valeur attachée aux noms de quartier réévalue paradoxalement le pouvoir des autorités traditionnelles et induit de manière transversale le passage à une modernité locale. Ainsi dans l’imaginaire de Douala, Bonapriso fait référence au premier quartier résidentiel de la ville. Habiter Bonapriso, c’est faire partie des « en haut d’en haut ». Bonanjo renvoie au centre administratif et au quartier des banques. Bonamoussadi traduit la montée de la nouvelle bourgeoisie de Douala alors qu’Akwa est simplement synonyme de quartier des affaires (Priso et al. 2000). Toutefois, pour montrer leur emprise sur la ville, les populations locales n’hésitent pas à occuper la voie publique pour toutes sortes de manifestations socioculturelles (deuils, mariages, rite traditionnel du Ngondo, etc.), et ce, parfois sans aucune autorisation officielle des autorités publiques. De même, à la suite d’une agression mortelle impliquant l’un des leurs, les jeunes Sawa de Deido ont interdit l’accès des motos-taxis aux rues de leur quartier[39].

La ville existe dans cette « capacité » des autorités traditionnelles à accepter de manière évidente les mutations sociales qui leur enlèvent le contrôle sur une bonne partie de leurs sujets, à savoir les allochtones. Les chefs sont toutefois consultés pour donner leur avis sur les litiges fonciers, du fait qu’ils sont censés connaître l’occupation des sols : être « apprécié comme autochtone » permet de prétendre légitimement par « des droits historiques » à la terre urbaine. D’ailleurs, au plus fort des villes mortes en 1991, des voix se sont élevées parmi les élites sawa pour demander aux Bamilékés industriels et commerçants possédant les grands immeubles de Douala de restituer les terres volées et de retourner chez eux.

De plus, dans cette relation à l’administration de la ville, les chefs allochtones portent également le titre de chef de 1er, 2e ou 3e degré. Par exemple, le chef béti qui habite le quartier Nkololoum est chef supérieur de 1er degré, stade le plus élevé, alors que son quartier n’est ni très vaste, ni essentiellement composé de populations béti, mettant en valeur le rapport ambigu entre « représentations de l’espace » et « espaces de représentation ».

Les noms de quartiers participent, au regard des éléments de composition des populations, d’une fracture sociale, et redéfinissent le schéma de figuration des habitants de la ville de Douala. À titre d’illustration, le quartier Kassalafam[40] permet de voir la mutation entre diverses populations allochtones pour l’appropriation de l’espace. Ce quartier[41] auparavant majoritairement béti, devenu essentiellement bamiléké, est aussi habité par les Nigérians qui font du commerce de pièces détachées d’automobiles. Afin de marquer cette « nouvelle acquisition », les populations bamilékés l’appellent Ngonsoa (Monde nouveau). Ainsi, les devantures des commerces et échoppes des Bamilékés signalent le quartier comme Ngonsoa, alors que l’administration et les autres populations l’identifient sous le nom Kassalafam. De plus, le transfert du marché de friperie de Douala dans ce quartier en fin d’année 2008 pour décongestionner le marché central achève de légitimer cette transformation nominative du quartier, les « déplacés-recasés » étant majoritairement bamilékés. En réalité, les Bamilékés exercent ainsi une action idéologique qui est l’indice d’un projet de société et témoigne de leur capacité à subvertir un espace qui, originellement, n’est pas le leur (Séraphin 2000 : 233). Cela constitue une tentative de conjuration de la menace d’être politiquement relégués, et de manière irréversible, en tant que catégorie sociale, au moyen de leurs ressources essentiellement économiques. Il s’agit d’une redéfinition autoritaire de l’économie des ressources légitimes pour justifier de prendre part au jeu politique, à un moment où, précisément, la définition prescriptive officielle de la situation laisse planer sur cette catégorie sociale le spectre de la disqualification.

Cette image s’observe également au quartier Nyalla, majoritairement béti, où les populations autochtones marquent leur espace avec des pancartes « Bienvenue dans Le Canton Bakoko », alors que les Bassa du Wouri y installent un chef de communauté, ce quartier étant officiellement un village Mba n’saa Wouri. Toutes ces choses génèrent des contestations foncières. La bataille de la transformation urbaine à Douala témoigne de cette volonté des « citoyens » d’imprimer leur marque sur les lieux les entourant, car les processus à l’oeuvre dans la construction sociale de l’espace public sont souvent de nature conflictuelle (Ekambi Dibongue 2005). Dans une telle perspective, l’espace se comprend comme une arène où se jouent les conflits sociaux et où s’expriment les relations de pouvoir visant à transformer le cadre de vie (Bulot 2011). Ces espaces vécus et définis de manière sociologique dénotent une complexité de relations sociales (Harvey 1996 : 316). Ils sont une cible intense d’activités discursives, remplie de sens symboliques et représentationnels, un produit caractéristique du pouvoir économique, social et politique institutionnalisé. Cette mise en scène appelle à comprendre que :

[Les] sociétés se forment aussi à partir de leurs rêves, de leurs fantaisies afin de faire face, stratégiquement, à la précarité de l’existence […]. L’imaginaire, quand l’idéal politique d’une société achevée est devenu motif de méfiance, se transforme en hiatus interstitiel qui, face au pouvoir, nous permet de réenchanter la vie.

Carretero Pasin 2002 : 15

L’ordre du discours sur les espaces devient une valeur attachée à une symbolique politique, déterminant le sens que les populations donnent à leurs actions ; le nom d’une rue ou d’un quartier matérialisant son ancrage politique. Le quartier Maképé Maturité, encore appelé Maképé Opposant, détermine l’inclination des habitants de ce quartier pour la contestation et induit une surveillance accrue de la part des autorités publiques. Dans le même ordre d’idées, le quartier Shell New-Bell fait référence de manière explicite aux populations Bassa proches de l’Union des populations du Cameroun (UPC) (Mbembe 1996 : 201). Ainsi, l’UPC commence toujours sa campagne politique à Shell New-Bell, qui est son point de ralliement. De même les populations béti proches du RDPC[42] ne peuvent faire l’économie d’une réunion au quartier New-Bell Mbam Ewondo ou au quartier Nyalla. Le Social Democratic Front, de son côté, tient naturellement ses rassemblements à Bonabéri, quartier majoritairement anglophone, ainsi qu’à Bépanda An 2000 où les populations bamilékés lui sont favorables. Les noms de quartiers constituent de fait les fiefs électoraux des acteurs politiques et déterminent l’ambivalente identité des partis politiques camerounais. De manière naturelle, l’Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP), dont le leader Bello Bouba Maïgari est originaire du grand Nord, investit le quartier New-Bell Haoussa. Par ailleurs, le RDPC dispose à Douala II (Quartier New-Bell) d’une règle non-écrite du contrôle politique, à savoir : le siège de député pour les Béti et le maire bamiléké. À Douala V, les postes politiques majeurs (députés, maire) se répartissent entre les Mba n’saa Wouri et les Bamilékés. Douala I reste un fief Douala par-delà les clivages politiques, alors que Douala IV-Bonabéri se dispute entre anglophones, Bamilékés et Doualas.

La fracture sociale attachée à cette réappropriation de l’espace appelle aussi à mettre en relief l’éthique sociale. Les noms tels que Bépanda Trois bordels, Bépanda Sans caleçon, Carrefour J’ai raté ma vie, ou encore Rue de la joie, s’inscrivent dans le contexte d’une déviance sociale[43]. Naître, grandir ou vivre dans ces quartiers, fréquenter ces rues, situe l’individu dans ses normes morales, et relie à des qualificatifs exprimant la perversion, la prostitution et la délinquance[44]. De même, les habitants de New-Bell sont assimilés à des délinquants potentiels en raison de l’implantation de la prison centrale de Douala dans ce quartier. Cette posture témoigne d’un regard accusateur des populations à l’endroit des autorités publiques, mettant en relief l’ingénierie politique locale. Ce processus est rendu apparent avec l’incapacité des pouvoirs publics de mettre en place de véritables politiques publiques urbaines. Au-delà de la délinquance et de la dépravation des moeurs, c’est l’absence de réponse à l’insécurité et à la criminalité qui se lit dans ces dénominations de l’espace, faisant du langage un moyen d’action politique et idéologique. À cet égard, le Carrefour des Trois voleurs[45] situé dans le quartier résidentiel Bonapriso, rend bien compte du phénomène de la corruption au Cameroun, dès les années 1970. Le quartier Denver[46] traduit le mode de vie ostentatoire des douaniers dont les revenus proviennent de la corruption au port de Douala. Cette sublimation du langage permet de voir le politique sous le couvert de la dérision, et montre le décalage social entre riches et pauvres, autorités publiques et populations, État et société dans une optique de conscience du lieu et de présentation de soi. La dénomination apparaît ainsi comme une réponse sociale à un vide culturel et politique, et consacre le regard ambivalent que les populations posent sur les autorités politiques dans la gestion de la société au quotidien. La matérialité de la vie des individus s’inscrit dans une attitude dialogique avec l’espace. Elle produit des normes déterministes de capture des projections culturelles et sociales.

Conclusion

Produites par l’histoire sociale, les dénominations des rues et des quartiers de la ville de Douala nous plongent dans les stratégies de réappropriation de l’espace et de redéfinition des normes sociales. La ville, comme un champ social, lieu de création et d’effervescence sociale et culturelle, met en lumière les aspects adaptatifs et fonctionnels de ses activités, les ressorts propres de sa croissance et de son pouvoir (Coquery-Vidrovitch et Moniot 1984 : 387). Les modalités d’innovation dans les divers secteurs de la ville s’observent de manière privilégiée, notamment dans l’avènement de coïncidences non fortuites combinant des temps et des lieux dans une mise en scène symbolique, ou encore de façon moins spectaculaire mais plus réactive dans l’exploitation d’espaces et de moments interstitiels. La ville apparaît aujourd’hui dans des points délaissés : les noms des rues et des quartiers. La quotidienneté des individus témoigne des identités et de la citoyenneté au coeur de l’urbain. La conscience de lieu crée des significations dans l’espace à travers le pouvoir de dénomination et de valorisation du sens par un discours laissant transparaître de manière conflictuelle les rapports entre différents groupes sociaux produisant du lien social et consacrant un espace public politique (Leimdorfer 1999). Portées par les individus, inscrites dans le conscient et l’inconscient des « citadins » et des autorités publiques, les valeurs et normes relevant des dénominations des rues et quartiers s’invitent dans la pratique sociale (politiques publiques, marché politique, identité). Elles constituent une tentative d’objectivation du changement social.

Ce processus des formes de déplacement et de spatialisation se juxtapose à des effets de recomposition, et à des pratiques sociales montrant que la société se construit entre le citadin, le citoyen et le populaire dans une nouvelle forme de percevoir et de pratiquer la ville. Cette posture dépasse le fétichisme de la méthode, puisque la description de la ville par la sémiotique matérialise les espaces de vie. Objectiver une lecture de la ville appelle à diversifier les sites d’observation et à se placer en marge des chantiers classiques (Shields 1999). Cette diversité des portes d’entrée en/dans la ville permet percevoir celle-ci dans la totalité de ses ramifications et de la constituer comme phénomène social total. En nous appuyant sur des diagnostics relatifs aux nouvelles conditions de formation des identités sociales, on peut affirmer la centralité acquise par la quotidienneté dans la gestion des sociétés, et donc dans la façon d’envisager l’action publique (Amougou 2010). La ville comme espace de médiation des rapports sociaux traduit la création d’une identité propre relative à la congruence sociale (Martin 2006). Les paysages vernaculaires mettent l’individu dans une perspective de production et de reproduction d’une citoyenneté construite à partir d’une subversion de la raison étatique. Ce consensus fondé sur la nouvelle légitimité assignée à des interprétations passées permet de déterminer la logique des situations présentes. Ces paroles « désorganisées » traduisent des parcs à thèmes culturels construits sur la base d’une pluralité de principes discursifs justifiant la nouvelle manière de penser et de panser la ville.