Corps de l’article

Une plaquette grand public signale l’existence d’une véritable compulsion mémorielle dans les sociétés contemporaines, qui s’exprime de multiples manières : engouement patrimonial, commémorations, passion généalogique, rétrospection généralisée, quêtes multiples des origines ou des « racines », succès éditoriaux des biographies et récits de vie, reviviscence ou invention de nombreuses traditions (Candau 1996 : 4-5). On connaît par ailleurs le succès en France de la série Les lieux de mémoire, maintenant traduite en anglais sous forme révisée, qui a répandu l’usage de ce concept en Occident et fait la notoriété de son éditeur historien (Nora 1984-1992 ; Nora et Kritzman, 1996). En Europe et ailleurs (Bosnie-Herzégovine, Rwanda, Cambodge, etc.), divers génocides, à commencer par l’Holocauste, ont mené à une campagne internationale en faveur des droits de la personne, sous la bannière du « refus de l’oubli » ou, mieux encore, du « devoir de mémoire » (Levi et al. 1995). Au Canada, les audiences de la Commission royale sur les peuples autochtones (1996) ont révélé au grand jour quantité de réminiscences au sujet de l’histoire relationnelle entre Autochtones et non-Autochtones et mené à diverses réclamations devant les tribunaux pour ethnocide dans les pensionnats et déplacements territoriaux imposés.

Que l’on considère à tort ou à raison cette tendance à la compulsion mémorielle comme proclamée à l’excès et même surfaite ou que l’on en vienne à s’interroger sur le bien-fondé de certaines de ses expressions, il faut reconnaître que ce qu’on appelle la « quête mémorielle », l’« exercice de mémoire », l’« enjeu-mémoire » semble avoir acquis une importance considérable au fil des dernières décennies dans la plupart des sociétés et être devenu l’objet d’analyses et de débats importants dans les sciences sociales et humaines. Il y a donc lieu d’esquisser au moins sommairement quelques vecteurs de cette thématique de la mémoire.

L’art de la mémoire, conçue comme un ensemble de techniques de mémoration et de remémoration, remonte aussi loin qu’à l’Antiquité et a toujours continué à susciter de l’intérêt au fil des âges (Yates 1975). Dans les sciences sociales modernes, un questionnement scientifique au sujet de la mémoire débute avec le sociologue Maurice Halbwachs (1994 [1925], 1950), qui suggère une distinction entre mémoire individuelle (autobiographique) et collective (historique) et discute de leurs rapports. Selon lui, les mémoires des individus sont provisoires et influencées par les groupes sociaux. Elles se combinent dans le temps en des images stéréotypées qui donnent naissance à des mémoires collectives, comme la mémoire généalogique et familiale, qu’il définit comme étant composée de fragments publics et partageables d’expérience. Ces mémoires collectives sont en continuelle révision, varient d’une société à l’autre et exercent une influence importante dans le présent.

Plus porté vers l’anthropologie et se basant surtout sur ses études des religions afro-américaines, le sociologue Roger Bastide (1995 [1960], 1970) donne à l’étude des mémoires tout un envol. En 1970, il parle d’une sociologie de la mémoire comme étant le préalable de toute sociologie de la connaissance, de l’imaginaire ou de nouvelles sociologies en voie de naître. Il met de l’avant une nouvelle conception des mémoires collectives basée non point comme Halbwachs sur le groupe, mais sur l’organisation ou la structure du groupe (« la mémoire collective est la mémoire d’une structure de la remémorisation ») (1970 : 96). Il montre surtout bien en quoi sa perspective est directement inspirée et influencée par certains apports de Lévi-Strauss (La Pensée sauvage, Mythologiques), dont la théorie du bricolage suppose l’importance capitale de la mémoire collective (ibid. 103) et peut contribuer à enrichir la compréhension de ses mécanismes et processus, sinon de ses lois.

Depuis Halbwachs et Bastide, la réflexion sur la mémoire a progressé à grands pas au sein des sciences sociales. Des chercheurs de disciplines diverses s’intéressent maintenant de manière très active aux rapports entre le passé et le présent, entre la mémoire et l’histoire, entre la mémoire et l’identité, aux représentations et constructions actuelles du passé, aux traditions anciennes et actuelles des sociétés. Leur réflexion s’articule elle aussi le plus souvent autour de la notion de mémoire collective ou sociale. Décrite maintenant comme un « vaste sujet » ou « l’expression d’une expérience collective identifiant un groupe, lui donnant un sens de son passé et définissant ses aspirations pour le futur », une source de connaissance et de réflexion à la fois consciente et inconsciente pour ce groupe (Fentress et Wickham 1992 : 1, 25-26), une « notion-carrefour », « un enjeu important dans la lutte des forces sociales pour le pouvoir », « une des approches fondamentales des problèmes du temps et de l’histoire » (Le Goff 1988 : 105, 109), « un sujet par quintessence interdisciplinaire » (Hutton 1993 : xiii), elle est, selon certains, un rappel collectif du passé et s’exprime dans de multiples circonstances de la vie d’un groupe social, notamment lorsque celui-ci fait un effort concerté pour connaître un nouveau commencement. Cette mémoire collective ou sociale doit enfin être distinguée de la reconstruction historique (l’histoire), activité tout à la fois indépendante et complémentaire de la dynamique de cette mémoire (Connerton 1989 : 6, 14).

L’historien Nora (1984 : xvii-xxv) oppose lui-même les concepts de mémoire et d’histoire et considère que sous l’effet de « l’accélération de l’histoire », il y a la « fin de l’adéquation de l’histoire et de la mémoire », de « l’histoire-mémoire », et son remplacement par de nouveaux modes de perception historique, l’histoire et l’actualité. L’anthropologue Sahlins (1985 : 78) proclame ouvertement quant à lui que le jour d’une anthropologie structurale et historique est arrivé, souhaite « faire éclater le concept d’histoire à partir de l’expérience anthropologique de la culture » et avance que « les histoires jusqu’ici obscures des îles lointaines méritent d’avoir une place à côté de l’autocontemplation du passé européen — ou de l’histoire des civilisations — pour la remarquable contribution qu’elles apportent à l’intelligence historique ». Plus près de nous et de façon plus empirique, le sociologue Fernand Dumont (1995 : 58-59), s’interrogeant sur la quête de sens dans notre existence contemporaine, situe bien deux voies ouvertes à la mémoire, toutes deux constructions non exclusives et disposant d’une relative autonomie : reconstitution de l’histoire prédominée par la preuve et recours à la tradition fondée sur la recherche profonde d’identité.

Candau (1998 : 1-2) montre bien tout le chemin parcouru à ce sujet en un peu plus d’un demi-siècle dans les disciplines quand il identifie quelques idées simples, justes dans l’ensemble, « qui sont développées ad nauseam dans les innombrables publications qui abordent… les thèmes de la mémoire et/ou de l’identité », auxquels nous pourrions rajouter celui de l’histoire :

  1. Comme la notion de culture, les concepts de mémoire, d’identité et d’histoire sont fondamentaux au champ des sciences sociales et humaines, et sont indissolublement liés.

  2. La plupart des chercheurs admettent que la mémoire est davantage une reconstruction continuellement actualisée du passé qu’une restitution fidèle de celui-ci ; que l’histoire est au moins une tentative de reconstitution la plus exacte possible du passé, avec souci d’objectivité, et fondée sur la croyance en une vérité historique ; que l’identité est une construction sociale, d’une certaine façon toujours en devenir dans le cadre d’une relation dialogique avec l’Autre.

  3. La compulsion mémorielle des sociétés modernes serait, assez paradoxalement, la conséquence d’une perte croissante de mémoire et une réponse à une fragilisation des identités dans le contexte de l’accélération de l’histoire.

Dans ce vaste champ d’étude touchant la mémoire et ses rapports à l’histoire et à l’identité, des recherches ont été faites sur une grande variété de sous-thématiques diverses dans plusieurs sociétés, selon bien des perspectives théoriques. Mentionnons ici entre autres les suivantes : la tradition orale (Miller 1980 ; Vansina 1985 ; Cohen 1989), le passage de l’oralité à l’écriture et aux technologies de communication (Goody 1994), les dimensions temporelles de la culture (Sahlins 1989, 1995 ; Ohnuki-Tierney 1990), les constructions du savoir (Borofsky 1987), les conceptions du temps (Price 1994), l’invention de la tradition (Hobsbawm et Ranger 1983), l’anthropologie de la mémoire et son rapport à l’identité (Candau 1996, 1998 ; Zonabend 1980), les lieux de mémoire (Nora 1984-1992), les territoires de la mémoire et les formes de l’oubli (Augé 1992, 1998), l’histoire orale (Tonkin 1992), la politique de la mémoire (Rappaport 1990), l’histoire culturelle et l’anthropologie historique de plusieurs sociétés et cultures (Abercrombie 1997 ; Comaroff 1985 ; Comaroff et Comaroff 1992 ; Rosaldo 1980 ; Wachtel 1971, 1990), l’étude anthropologique des silences et des commémorations (Sider et Smith 1997). Ces recherches résultent pour la plupart d’enquêtes approfondies sur le terrain ou de l’analyse d’un abondant corpus de productions diverses. Elles explorent soit la structure de l’histoire, soit les conventions historiographiques de ces sociétés. Elles tentent aussi de découvrir comment les cultures étudiées perçoivent les dimensions fondamentales et collectives de la vie, comme le temps, l’espace, l’histoire, les rapports sociaux, et comment elles mobilisent ces connaissances dans la vie présente. Toutes s’orientent résolument vers l’étude de la mémoire sociale et de son évolution.

Les recherches sur la mémoire sociale des Autochtones nord-américains ont emboîté le pas, à la suite des efforts pionniers de Trigger (1976). Krech (1991 : 354), qui s’est risqué à développer un schéma heuristique des productions nord-américaines dans le domaine de l’ethnohistoire, identifie un courant (« praxis ») qui vise à faire des Autochtones non plus un arrière-plan mais de vrais participants de l’histoire ; il cerne aussi une tradition anthropologique de recherche sur les aspects symboliques et idéationnels de la culture, qui s’efforce de tenir compte des savoirs et des perspectives autochtones. Un de ses plus ardents animateurs, Fogelson (1984), a fait l’étude de la construction de la pensée historique des Cherokees et d’autres groupes autochtones. Harkin (1996), Kan (1989) et Brightman (1988), ont suivi sa voie, en privilégiant toujours une analyse et une interprétation culturelles de l’historiographie des groupes à l’étude. Dans une analyse historique de la culture politique des Arapahos et des Gros Ventres, Fowler (1982, 1987) révèle pour sa part des univers culturels d’une profonde complexité qui imposent un réexamen de la signification de l’identité culturelle actuelle chez ces populations. D’autres anthropologues traitent des spécificités de la tradition orale et des savoirs historiques de groupes autochtones des Indiens du subarctique (Cruikshank 1990, 1998 ; Mauzé 1992 ; Vincent 1982, 1989). Pour sa part, Sioui (1999), un Wendat, en est venu récemment à présenter une synthèse de sa pensée sur les traits spécifiques de la conscience historique des Amérindiens du Nord de l’Amérique. Nabokov (1996) a tenté quant à lui une première synthèse sur la mémoire sociale des Autochtones en Amérique du Nord, exercice méritoire mais périlleux à bien des égards. Cette mémoire sociale s’exprime à travers une série de constructions diverses : mythes, récits, contes, légendes, rituels, prophéties, mémoire géographique, art oratoire et objets matériels. De plus, les Autochtones nord-américains l’ont reformulée au fil des siècles de contacts et d’interactions avec les Européens et les Euro-Américains (explorateurs, commerçants, missionnaires, agents gouvernementaux). Elle est actuellement mobilisée dans un vaste éventail de situations, sous une variété considérable de formes orales et écrites (récits de vie, autobiographies, revues, journaux), ouvrant, dans ces derniers cas, un tout nouveau champ d’accès possible à leurs représentations et constructions culturelles de l’histoire.

Les études sur la mémoire sociale des Inuits, que nous cantonnerons ici au Nunavut, sont quant à elles plutôt balbutiantes, malgré le nombre important de recherches qui y ont été effectuées depuis des décennies. Les historiens ont travaillé surtout avec des archives et reconstitué, souvent en termes héroïques et dans une perspective très européocentriste, l’expansion et la mainmise européennes sur le territoire arctique du Canada par les explorateurs, les commerçants, les baleiniers, les missionnaires et, plus récemment, par l’industrie et le gouvernement. En général, comme le dit Grant (1998), leurs études ont prêté peu d’attention à la tradition orale, à l’histoire locale, au rôle, au sort et encore moins à la perspective des Inuits dans cette expansion. D’autres spécialistes (anthropologues, missionnaires) ont fait quant à eux des recherches ethnographiques et ethnologiques poussées sur la tradition et l’histoire orales des Inuits (collecte et analyse de mythes et de légendes, de noms, de généalogies, de toponymie, d’histoires de vie, etc.), parfois en combinaison avec de la recherche documentaire (archives commerciales, ecclésiastiques, gouvernementales). Les Inuits ont eux-mêmes ouvert de nombreux chantiers de collecte de la tradition orale auprès des aînés dans plusieurs communautés. Ces recherches ont donné lieu à de nombreuses productions scientifiques qui reconstituent soit l’ethnographie historique des divers groupes inuits de l’aire arctique (Damas 1984), soit l’histoire culturelle de certains groupes ou communautés inuits (Csonka 1995 ; Condon, avec J. Ogina et les Aînés d’Holman 1996 ; Laugrand 2002), soit divers aspects de l’histoire orale et de la mémoire inuite (Mary-Rousselière 1980 ; Eber 1989 ; Burch 1991 ; Pitseolak et Eber 1993 ; MacDonald 1998 ; Remie 1993 ; Oosten et Laugrand 1999). Nous sommes cependant encore très loin d’une synthèse sur la mémoire sociale inuite, comme il en existe depuis peu sur la parole (Dorais 1995), la mémoire géographique (Collignon 1996) ou le corps (Therrien 1987).

Depuis 1999, une équipe de recherche composée de partenaires canadiens et de collaborateurs internationaux travaille à un projet collectif intitulé Mémoire et histoire au Nunavut, subventionné par le Conseil de recherches du Canada dans le cadre de son programme des Alliances de recherche universités-communautés (ARUC). Son objectif fondamental consiste à explorer diverses dimensions ou facettes des savoirs historiques ou de la mémoire sociale et collective des Inuits et de leurs modalités de fonctionnement dans le monde contemporain. Plus précisément, elle explore quelques questions de recherche :

  • Quelle mémoire les Inuits du Nunavut conservent-ils de leur passé?

  • Quels sont les traits caractéristiques de cette mémoire?

  • Quel rôle la tradition orale et l’histoire orale jouent-elles dans le maintien et le développement de cette mémoire?

  • Quel est le rôle des aînés dans la transmission des connaissances au sujet du passé?

  • Quel rôle l’anthroponymie, l’ethnonymie, la toponymie jouent-elles dans la structuration et l’expression de la mémoire sociale du temps, de l’espace et des liens sociaux?

  • Comment cette mémoire a-t-elle évolué et continue-t-elle d’évoluer actuellement, particulièrement avec le passage de l’oralité à l’écriture et aux nouvelles technologies de communication?

  • Comment les Inuits du Nunavut construisent-ils actuellement leur histoire et avec quels objectifs?

  • Comment cette construction s’articule-t-elle à l’histoire occidentale?

  • Quel rôle la mémoire sociale joue-t-elle dans l’affirmation culturelle et socio-politique des Inuits du Nunavut?

  • Dans le Nunavut, y a-t-il des inventions de traditions ou ce que certains nomment de « l’indigénisation de la modernité »?

Pour stimuler et faire avancer la réflexion sur certains aspects de ces questions, nous avons organisé, durant l’automne 2001, une Conférence de recherche spéciale intitulée Mémoires et histoires du Nord/Memory and History in the North, appuyée elle aussi financièrement par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, conférence à laquelle furent conviés les chercheurs et collaborateurs internationaux du projet, plusieurs de leurs étudiants diplômés, des résidants du Nord et des Inuits, ainsi que certains invités faisant des recherches dans des régions voisines du Nunavut, soit dans l’Arctique inuit (Alaska), soit dans le Subarctique amérindien (Cris de la baie James). On lira dans ce numéro intitulé Mémoires du Nord, sous forme d’articles (7) et de notes de recherche (2), plusieurs communications présentées au cours de cette conférence et traitant toutes de diverses facettes de la mémoire des Autochtones du Nord, surtout au Nunavut.

Toby Morantz, ethnohistorienne, vient de publier une étude remarquable sur l’histoire coloniale des Cris de la côte orientale de la baie James (Morantz 2002). Elle montre bien le dilemme actuel de tous ceux qui font des recherches sur l’histoire des Autochtones et qui ont à utiliser soit des données de tradition orale, soit des données d’archives, soit, le plus souvent, une combinaison des deux. Comme plusieurs le soulignent, l’utilisation de la tradition orale des Autochtones représente un défi de taille pour les anthropologues, puisque la plupart n’ont qu’une connaissance partielle de la culture où elle s’inscrit et une connaissance minimale de la langue vernaculaire qui la véhicule. Des chercheurs ont aussi développé l’idée selon laquelle il faut à tout prix tenter de garder leur intégrité aux données de tradition orale et ne plus tenter de les combiner, comme beaucoup l’ont fait antérieurement, aux données d’archives, en leur faisant perdre le plus souvent leur authenticité et leur sens. Morantz examine d’un point de vue critique ces assertions, souligne l’existence de certains points de vue contradictoires à leur sujet et expose les aspects problématiques de plusieurs collections d’enregistrements de récits oraux cris qu’elle a elle-même déjà utilisés. Elle justifie finalement son choix de rédiger une histoire du vingtième siècle de la baie James, conçue comme une histoire mixte mais non pas une histoire crie, histoire mixte basée principalement sur les archives et enrichie de transcriptions d’entrevues orales recueillies par des anthropologues entre 1960 et 1980, évoquant « le sens des expériences cries, de leurs motifs et de leurs actions », ce type d’histoire pouvant permettre aux Cris de comprendre les événements et les politiques qui ont eu cours au 20e siècle et à la société canadienne de connaître les conséquences des politiques imposées aux Cris.

Béatrice Collignon, géographe et auteure d’une monographie originale sur les connaissances des Inuinnait au sujet du territoire (1996), révèle en quoi l’approche géographique peut s’avérer utile à la compréhension de certains aspects de la mémoire des Inuits. Elle part du point de vue selon lequel la relation entre la culture et le territoire reste relativement peu étudiée chez les Autochtones nord-américains, malgré de grandes enquêtes menées à ce sujet au Canada. Le territoire, selon elle, « existe à la fois dans les pratiques, dans l’expérience quotidienne de l’espace dans lequel il se déploie, et dans les représentations que les habitants ont de cet espace ». Il faut donc s’intéresser à la « territorialisation de la mémoire », c’est-à-dire comment la mémoire d’un groupe s’ancre dans l’espace, dans un ou des lieux et dans les toponymes, qui sont à la fois des noms de lieux et un discours sur le territoire. Comment y arriver? En recueillant et répertoriant bien sûr les toponymes du groupe étudié, mais en les replaçant aussi dans le contexte des récits de tradition orale au sujet de ces toponymes et en les confrontant à d’autres discours. L’analyse qui résulte, d’une originalité et d’une richesse inégalée jusqu’ici en ce qui touche l’aire inuite, montre non seulement comment la mémoire contribue à la construction du territoire, mais l’organise aussi symboliquement.

Anthropologue-historien des religions, spécialiste des Inuits et éditeur avec Laugrand de plusieurs publications bilingues au Nunavut Arctic College (Oosten et Laugrand 1999), Jarich Oosten entreprend une analyse approfondie d’un personnage illustre des récits inuits appelés unikaaqtuat, dans le but de découvrir si celui-ci peut nous renseigner sur « la nature et le développement de la tradition épique dans la société inuit ». Prenant ancrage sur des propos théoriques et empiriques tirés de l’oeuvre de Roberte Hamayon, qui s’est penché sur semblable sujet chez les Bouriates, en Sibérie, il définit d’abord avec beaucoup de soin les notions de héros, de chamane et d’épopée. Il procède ensuite à l’analyse et à la comparaison de quelques variantes anciennes et modernes du récit de Kiviuq, allant jusqu’à établir par la suite quelques similitudes de ce récit avec l’Odyssée. Que conclut la recherche? Qu’il y a peut-être un fonds culturel commun aux récits indo-européens et inuits, que ces récits montrent un fondement méconnu du chamanisme (son aspect non social), mais que malgré cela, Kiviuq n’en constitue pas moins un idéal du chamane, un héros dévoué à sa communauté, une vraie tradition épique.

Frédéric Laugrand, dont la thèse doctorale en anthropologie vient d’être publiée (Laugrand 2002), aborde les conditions d’émergence d’une conscience historique chez les Inuits du Nord canadien. En examinant la question dans la perspective des aînés, il avance que la mémoire inuite reste essentiellement, comme dans plupart des sociétés autochtones, « auto-biographique, relationnelle, non-linéaire, en même temps qu’elle est inscrite dans l’espace et le temps présent », en plus d’être discontinue et marquée par l’oralité. L’oubli et l’incorporation d’éléments nouveaux y joueraient un rôle créateur et dynamisant. Avec la sédentarisation et la disparition progressive des aînés ayant connu le mode de vie traditionnel, les plus jeunes générations continuent de partager bien des traits de cette mémoire et même de lutter pour la conserver, mais d’autres temporalités et d’autres discours historiques se développent, ouvrant la voie à la coexistence d’autres régimes d’historicité, dont il est bien difficile de prévoir la combinaison ou encore moins la synthèse.

Michèle Therrien, ethnolinguiste spécialiste de l’inuktitut, est connue entre autres pour son ouvrage sur le corps inuit (Therrien 1987) et pour sa contribution à des travaux du Nunavut Arctic College (Therrien et Laugrand 2001). Dans un article centré sur la problématique de la remémoration chez les Inuits, elle s’appuie sur le lexique et la terminologie de cette langue pour explorer quelques opérations générales liées à la mémoire (rappel, oubli, réactivation). L’analyse montre certes toutes les complexités et les subtilités de la langue inuite et ne seront pas sans stimuler la curiosité de tous ceux qui y portent intérêt. Mais on y découvre bien plus : après une mise à l’écart partielle causée par les nombreuses transformations du mode de vie inuit, les aînés peuvent encore aujourd’hui réactiver leur mémoire, se souvenir, témoigner d’un passé parfois fort lointain et transmettre ainsi quantité de connaissances et de savoirs dans un contexte favorisant le dialogue avec les jeunes générations.

Préoccupé par le peu de place apparemment réservé par Damas (1998) à l’oralité et à la mémoire dans article très récent portant sur l’ethnohistoire de l’Arctique central canadien, l’anthropologue et ethnohistorien François Trudel entreprend lui-même un survol des travaux d’histoire orale réalisés dans cette aire correspondant grosso modo au Nunavut. Il s’attache d’abord à définir et caractériser l’histoire orale, pour découvrir, comme prévu, combien les points de vue sur le sujet sont variés. Il procède ensuite au repérage et à l’assemblage des travaux d’histoire orale en trois périodes distinctes (commencement, développement, essor), pour dégager un certain nombre de conclusions. L’histoire orale figure bel et bien au menu des travaux ethnohistoriques au Nunavut. Elle y prospère même. Elle demeure largement une pratique de Blancs, même si les Inuits s’y intéressent. Avec elle, les premiers visent un large éventail d’objectifs plutôt ciblés, alors que les seconds tendent plutôt à l’empowerment et à la nécessité de reconfigurer leur mémoire sociale.

Conservateur du programme d’histoire orale à la Elmer Rasmuson Library de l’University of Alaska à Fairbanks, l’anthropologue William Schneider participe actuellement à une recherche sur les éleveurs de rennes en Alaska. À l’aide d’entrevues, il a exploré les principaux changements qui se sont produits dans des secteurs clés de leurs activités, comme la vie de plus en plus sédentaire, le recours aux moyens de transport modernes pour accéder aux troupeaux et les innovations qui affectent la distribution et la commercialisation des produits de l’élevage. Comment, face à ces changements, les éleveurs de rennes contemporains se situent-ils dans l’histoire? Dans une continuité intergénérationnelle remarquable, ils démontrent une conception très réaliste de l’histoire, puisqu’ils tirent du passé des leçons d’adaptation complexe et restent tout aussi tournés vers l’avenir que ne l’étaient leurs ancêtres.

Edmund Searles, anthropologue culturel qui a fait de nombreuses recherches au Nunavut, explore les liens entre histoire et mémoire qui apparaissent dans les pratiques d’attribution des noms et à travers les récits biographiques. Les pratiques d’attribution des noms et les relations d’homonymie qu’elles engendrent révèlent une forme de mémoire culturelle spécifique aux Inuits, un fait bien attesté dans l’ethnographie des Inuits. Par ailleurs, les récits autobiographiques des Inuits sont une forme particulière de mémoire en constante construction, déconstruction et reconstruction, dans laquelle les Inuits interprètent des expériences sociales partagées, pour maintenir l’unité et l’identité dans des conditions sociales, politiques et économiques sans cesse changeantes.

Murielle Nagy, archéologue, ethnohistorienne et spécialiste de l’Arctique de l’Ouest canadien, identifie plusieurs des écueils potentiels des recherches effectuées au moyen d’entrevues en langue autochtone et traduites en anglais. Au moyen d’une analyse ethnolinguistique approfondie de plusieurs récits autobiographiques collectés chez les Inuvialuit, elle étudie d’abord divers aspects de leur conceptualisation de l’espace, du temps et de la mémoire, puis de leurs souvenirs d’enfance. Le propos révèle des différences de conceptualisation entre les hommes et les femmes, ainsi qu’une importance particulière attribuée à l’espace et à l’éveil de la conscience dans la formulation des souvenirs. Il montre bien aussi l’importance fondamentale des langues vernaculaires dans la recherche.

Dans un contexte où les Inuits et les autres populations autochtones du Nord ont sans cesse à composer et à apprivoiser la modernité, où l’accélération de l’histoire rend de plus en plus évidents et indissolubles les liens entre mémoire, histoire et identité, où les cloisons entre les disciplines des sciences sociales et humaines s’amenuisent sans cesse et toujours plus, nous sommes convaincus que ce numéro Mémoires du Nord fournit non seulement des pistes pour parvenir à répondre aux nombreuses questions de recherche formulées ci-dessus, mais témoigne aussi, de multiples manières, de la nécessité d’une collaboration croissante entre chercheurs et avec les Autochtones pour faire une place, dans le discours scientifique et les sciences de la connaissance, à la mémoire de l’Autre et aux multiples « histoires secrètes » dont l’Occident a pendant trop longtemps ignoré l’existence.