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Où est l’oeuvre ?

Il est rare que nous puissions connaître à coup sûr les oeuvres complètes d’un écrivain. Des recherches bibliographiques approfondies, des dépouillements exhaustifs de milliers d’archives, de même que des témoignages livrés par des contemporains de l’écrivain à la faveur d’une anecdote, d’une note de bas de page, d’une évocation épistolaire ou d’un inédit conservé précieusement telle une relique n’arriveront jamais à révéler tout l’Oeuvre. L’écrivain, de son vivant ou de manière posthume, luttera toujours farouchement pour conserver sa part de liberté d’expression, l’intimité de sa parole si chèrement mise à prix quand il la rend publique. C’est précisément le rôle joué par l’anonymat et le pseudonymat, ces signatures qui paradoxalement camouflent ce que l’écrivain n’arrive pas à taire.

Le « père de la littérature nationale » du dix-neuvième siècle, Henri-Raymond Casgrain, malgré sa célébrité et sa propension à vouloir tout dire et tout garder, ne fait pas exception. On connaît l’étendue de son oeuvre par ses légendes, telle La Jongleuse, par ses oeuvres historiques, comme Un pèlerinage au pays d’Évangéline, couronné en 1888 par l’Académie française, par ses nombreuses biographies dont celles de François-Xavier Garneau et d’Antoine Gérin-Lajoie et, finalement, par ses travaux en critique littéraire, comme le fameux article sur « Le mouvement littéraire en Canada » ou sa série remarquée de « Silhouettes littéraires », signée du pseudonyme commun de Placide Lépine dans L’Opinion publique en 1872.

Or, ce n’est plus l’oeuvre même de Casgrain qui nous fascine aujourd’hui ; ce sont davantage ses activités qui visaient à encourager la production, la diffusion et la légitimation de l’ensemble des oeuvres de ses contemporains dans le but de créer une littérature nationale. À ce titre, on retient sa participation à la fondation des premières revues littéraires, comme Les Soirées canadiennes et Le Foyer canadien, son rôle d’éditeur tant à L’Opinion publique qu’auprès du ministère de l’Instruction publique, sa promotion à l’étranger de la littérature canadienne au cours de ses vingt-huit voyages en Europe, aux États-Unis et au Canada anglais, entre 1858 et 1899, et, surtout, son travail quotidien accompli afin de tisser un réseau d’écrivains, tel que le révèlent les 4 000 lettres de sa correspondance reçue et envoyée pendant plus d’un demi-siècle (1852-1904) à 850 personnages du monde entier [1].

Dans cet article, nous voudrions revenir à l’oeuvre même de Casgrain, justement trop laissée pour compte devant les hauts faits et gestes de l’activiste littéraire. Y aurait-il pour sa production littéraire personnelle un travail souterrain aussi important à observer que celui mené pour l’autonomisation d’une production nationale ? Hormis les grands ouvrages attribués à Casgrain, où se cacherait l’homme derrière les multiples articles anonymes et pseudonymes de la presse québécoise du dix-neuvième siècle ? Comment y avoir accès ? Et si la découverte s’avère fructueuse, comment interpréterait-on ces « nouveaux » textes de Casgrain à la lumière tant de son travail d’écrivain proprement dit que de celui de l’« agitateur » littéraire ?

Les oeuvres complètes incomplètes

Que pouvons-nous penser des Oeuvres complètes d’un écrivain publiées de son vivant ? Et trois fois plutôt qu’une ? Peuvent-elles vraiment être « complètes » ? Grâce à elles, à leur pouvoir de reconnaissance rétrospective, aurions-nous accès à des textes autrement perdus dans l’anonymat et le pseudonymat de leur diffusion courante ?

À 42 ans, en 1873, Henri-Raymond Casgrain fait paraître le volume initial de la première édition de ses Oeuvres complètes, suivi de deux autres en 1875 [2]. Un peu plus de dix ans après et dans un intervalle de six ans, soit entre 1884 et 1890, Casgrain récidive avec de nouvelles oeuvres complètes. Cette édition fait disparaître 13 textes de celle de 1873-1875 qui en comptait 38, et en ajoute 9, dont le principal qui forme un premier volume IV, soit l’Histoire de l’Hôtel-Dieu de Québec [3]. La troisième édition des Oeuvres complètes de Casgrain, livrée en 1896-1897 [4], alors que l’auteur aura 65 ans, n’est qu’une réimpression de la précédente. Or, un examen approfondi nous amène à constater que 86 % de la production littéraire d’Henri-Raymond Casgrain, soit 343 oeuvres en incluant les rééditions, ne se trouve ni dans l’une ni dans l’autre édition de ses Oeuvres complètes [5]. C’est énorme. Ce nombre comprend autant des oeuvres signées, même majeures, comme Un pèlerinage au pays d’Évangéline, que des oeuvres pseudonymes à succès comme les « Silhouettes littéraires » de 1872 [6], et des oeuvres anonymes comme des critiques littéraires inconnues et, fait non négligeable pour un auteur dont on n’a pas soupçonné l’engagement dans d’autres sphères que la littérature, tous ses articles portant sur l’actualité politique et religieuse de son époque. Comment arrivons-nous à ce constat ?

Les oeuvres complètes secrètes

Une source parallèle, rarissime en histoire littéraire, nous permet exceptionnellement d’avoir une bien meilleure idée de l’ensemble de l’oeuvre de Casgrain. Deux « albums », comprenant des centaines de coupures de presse couvrant la période 1863 à 1903, sont annotés par Casgrain et conservés dans ses papiers personnels [7]. Seul le premier affiche un titre olographe : Correspondances &, &, &, publiées dans les journaux. Les articles sont classés d’ordinaire suivant l’ordre chronologique, ce qui laisse supposer que le travail final de collection s’effectua à la fin de sa vie, soit avant le 11 février 1904, jour de sa mort.

Les coupures du premier album ont ceci de très particulier, elles sont collées sur les pages d’un des volumes de l’ouvrage fort controversé du jésuite Isaac-Joseph Berruyer mis à l’Index depuis 1732, Histoire du peuple de Dieu, depuis son origine jusqu’à la naissance du Messie, tirée des seuls livres saints, ou le texte sacré des livres de l’Ancien Testament, réduit en un corps d’histoire [8]. Le jeu du palimpseste, auquel Casgrain soumet le livre, est aussi curieux que révélateur. En masquant ce livre sorti tout droit de l’Enfer avec ses propres oeuvres masquées par l’anonymat ou le pseudonymat, l’abbé aurait ainsi cherché à protéger autant les pratiques irrégulières de sa lecture que celles de son écriture.

Toutes les publications casgrainiennes issues des périodiques ne s’y côtoient pas. Par exemple, voici ce que Casgrain prend la peine d’indiquer entre le dernier article retenu de 1871 et le premier de 1889:

Voir le 4e vol. du Foyer : « Le mouvement littéraire » ; ce qui, avec les articles précédents, complète les morceaux détachés que j’ai publiés. Voir aussi L’Opinion publique, année 1871, p. 622, « Le Prisonnier de Chillon », et l’année 1872, p. 385, « Critique littéraire » [situation générale de la critique littéraire canadienne et critique des oeuvres de P.-J.-O. Chauveau].

Or, on sait qu’il omet aussi les fameuses « Silhouettes littéraires » de 1872. Les articles manquants, pour autant qu’on puisse le vérifier, sont en fait ceux dont le véritable auteur a été à l’époque découvert. Dans ce sens, les albums ne prétendraient pas plus à l’exhaustivité que les Oeuvres complètes. Ils serviraient principalement à révéler la véritable identité de l’auteur d’articles qui sont les plus susceptibles d’être relégués définitivement à l’oubli, parce que leur signature ne serait jamais décryptée. Tout auteur ne vise-t-il pas à faire reconnaître son oeuvre complet ?

Le deuxième spicilège est un « album » conventionnel, plus volumineux, qui relie les articles datés surtout entre 1897 et 1903. Habituellement, Casgrain fournit la source journalistique de sa coupure ainsi que sa date. Ce qui nous intéresse ici est qu’il paraphe de ses initiales, à la fin des articles, les textes anonymes ou pseudonymes dont il est l’auteur. Par exemple, après les derniers mots de l’article anonyme, « Une bonne anecdote sur Arthur Buies », du journal Le Soleil de 1901, sa plume ajoute « H. R. C., Ptre ». Tantôt, il ne superpose rien au pseudonyme, tel l’« Argus » du virulent article sur « Le clergé national et les congrégations religieuses », paru dans L’Union libérale de 1889, signifiant par là que l’article est bien de lui, du seul fait qu’il se trouve parmi tous les autres de signatures similaires sur des sujets semblables.

Les albums que Casgrain nous a légués s’avèrent donc de précieux documents de référence, car ils nous permettent d’estimer l’ensemble de la production de Casgrain de 1857 à 1903 à un minimum de 401 publications, sous forme d’articles ou de livres, signés, anonymes ou pseudonymes. Même si ce chiffre comprend les rééditions, si révélatrices du succès obtenu par l’auteur — d’où la pertinente obligation de les conserver en vue d’un calcul institutionnel —, on constate que les Oeuvres complètes de Casgrain sont bien loin du compte avec leurs seuls 47 titres.

Anonymat et pseudonymat : l’oeuvre du trop-dit

L’anonymat et le pseudonymat ne peuvent être dissociés. Ils procèdent de la même logique du trop-dit. Quand l’écrivain décide-t-il de signer, de ne pas signer ou de laisser la faible empreinte d’un pseudonyme ? Au début ou à la fin de son écriture ? S’il sait qu’il dira trop, il optera pour l’une ou l’autre des signatures, afin de se donner au moins la liberté de dire ce qu’il ne peut davantage taire. S’il sait qu’il en a trop dit, pareillement. Selon le mythe littéraire, la signature franche des oeuvres témoignerait d’un acte d’allégeance à l’oeuvre, plus courageux. Pourtant, lorsqu’on feuillette les centaines de pages impersonnelles arrachées aux journaux par l’écrivain lui-même, on se demande si la rage de dire, malgré tout, n’était pas plus osée que l’indifférence, le silence, le parti non pris au sein d’un débat d’actualité ou que le mal dit bien signé. Sinon, pourquoi attacher tant d’importance à conserver secrètement et si longtemps ce qu’on finirait, tôt ou tard, par renier soi-même dans son Oeuvre ? Un jour ou l’autre, on saura tout ce que j’ai voulu vraiment dire, semble avouer avec impuissance l’auteur de ces albums-souvenirs non indexés. On lira ce que j’ai voulu complètement dire.

Choisir le pseudonymat plutôt que l’anonymat suppose tout de même une distinction entre la volonté de rattacher son texte à une idéologie plutôt qu’à une autre, voire à un réseau plutôt qu’à un autre [9]. Quand Casgrain signe « Sacerdos » plutôt qu’« Un littérateur » ou que rien du tout, on voit immédiatement dans quel camp il désire que le lecteur situe sa réflexion. Le pseudonyme oriente la lecture, à moins qu’il ne se contracte en un ou plusieurs « X »… Quelles sont les zones intellectuelles investies par les oeuvres pseudonymes et anonymes de diverses allégeances ? L’écrivain semble-t-il plus à l’aise dans l’anonymat ou le pseudonymat, selon qu’il cherche à raconter une histoire, à critiquer ou à convaincre ?

Le pseudonyme livresque : l’oeuvre d’exception

Voyons maintenant ce que représentent quantitativement et qualitativement les oeuvres anonymes et pseudonymes de Casgrain par rapport à l’ensemble de sa production, soit 401 oeuvres. Trente-six pour cent de la production littéraire totale de l’écrivain est non signée, c’est-à-dire que 25 % est anonyme et 11 %, pseudonyme. Comme on s’y attend, la très grande majorité de ces oeuvres sont des articles. En effet, on ne compte que sept livres anonymes et un seul pseudonyme, la première biographie de Casgrain publiée sous le nom d’« Eugène de Rives », Le Chevalier Falardeau (1862) [10]. Les circonstances entourant la parution du seul livre pseudonyme de Casgrain méritent d’être connues afin de mieux comprendre l’usage de cette signature fabriquée.

Le peintre Antoine-Sébastien Falardeau, qui tenait son titre de Chevalier pour s’être fait une réputation comme copiste à Florence dans les années 1860, était presque considéré comme un « traître » à sa patrie. Ses études à l’étranger avaient été financées depuis 1846 par des libéraux de Québec. Casgrain, pour sa part, s’en était fait un ami en allant le visiter en Italie, lors de son premier voyage en Europe, en 1858, et en entretenant une chaleureuse correspondance avec lui. Dans ce contexte, on comprend que l’abbé Casgrain hésite à signer sa biographie étant donné ses liens obligés avec un clergé hostile à Falardeau.

Anonymat et pseudonymat religieux : l’oeuvre de la vocation ambiguë

Les sept livres anonymes de Casgrain sont pour l’essentiel des titres religieux. Trois titres ont connu une première diffusion en pleine période gaumiste [11]. Les livres de dévotion populaire, en particulier les hagiographies, sont très à la mode. Ainsi, en est-il des oeuvres suivantes de Casgrain : Vies des saints pour tous les jours de l’année [12] (1868), Pèlerinage de la bonne sainte Anne [13] (deux éditions en 1870), et Neuvaine en l’honneur de saint Antoine de Padoue [14] (1871 ; 1890). Malgré son statut de clerc, l’abbé Casgrain éprouve toujours des difficultés à faire la part entre son oeuvre religieuse et son oeuvre littéraire proprement dite. On note le sort que Casgrain réserve à ses publications religieuses conservatrices après la première édition de ses Oeuvres complètes, soit après 1873: elles retournent au pseudonymat.

Pour autant, il n’est pas dit que Casgrain cesse d’en écrire, car ses albums en renferment, mais ce sont véritablement des exceptions qui confirment que l’écrivain a choisi de se consacrer plus à la littérature qu’à sa vocation première, qu’il délaisse en 1872. En effet, on n’y trouve que cinq articles anonymes, dont un de 1868, « La dévotion de sainte Anne », dans Le Courrier du Canada, qui n’est en fait qu’un extrait de son livre Vies des saints. Suivra une très longue période de silence en ce domaine, puisque les quatre derniers anonymes religieux paraissent respectivement en 1900, 1902 et 1903. Deux concernent Mgr Merry Del Val, ex-nonce apostolique du Canada qui, en 1897 [15], s’était attiré les foudres du clergé pour avoir trop cherché une conciliation entre l’Église et le pouvoir politique, représenté par les premiers ministres libéraux Félix-Gabriel Marchand et Wilfrid Laurier, les deux étant des amis de Casgrain. L’abbé se réjouit de voir Merry Del Val accéder au poste d’archevêque en 1900 [16] et au cardinalat en 1903  [17], et, malgré ce qu’il en dit, son sentiment est loin d’être partagé par tous ses coreligionnaires. Un troisième article reprend les mêmes encouragements vis-à-vis du controversé Merry Del Val lors de la tenue du Conclave en août 1903 [18]. Il s’agit du dernier article que Casgrain a publié de son vivant. Dans ce contexte très tendu, l’anonymat s’impose à de pareils propos tenus par un mouton noir du clergé.

Très curieuse, une série d’articles religieux joue à la fois de l’anonymat et du pseudonymat, afin que Casgrain puisse se répondre sans éveiller de soupçons. Depuis octobre 1878, Casgrain est pensionnaire chez les Soeurs du Bon-Pasteur de Québec. Il y connaît donc très bien les aises. En 1901, il se déguise en reporter au service du Soleil et rend compte d’« Une visite à la crèche du Bon-Pasteur de Québec [19] », article qu’il a pu écrire « grâce à l’obligeance de Madame la directrice ». Tout y est admirablement bien décrit ; un journaliste étranger n’aurait pas pu être aussi agréablement surpris de découvrir cette charitable institution :

Il n’est pas nécessaire d’en dire davantage pour montrer de quels soins maternels, aussi attentifs que constants, ces pauvres petits êtres sont entourés nuit et jour par les bonnes Soeurs et leurs assistantes. […] Nous avons voulu nous en assurer par nous-même […]. D’abord les salles fraîchement peintes et d’une éclatante blancheur sont parfaitement éclairées et ventilées. Les petits lits ou berceaux des enfants, alignés sur plusieurs rangs, sont en treillis métallique très léger et gracieusement peint. Ils sont si moelleux qu’un enfant de prince n’y serait pas déplacé. Rien de plus joli que de voir ces petites têtes roses, rayonnantes presque toutes de santé, sortir de leurs couvertures proprettes et reposer sur leurs blancs oreillers. […] Ils sont au contraire, à une ou deux exceptions près, gras, joufflus, couleurs de rose comme les petits anges qu’on voit dans les tableaux de Raphaël […]. Quant à la nourriture, elle est ce qu’il y a de plus hygiénique : le lait est stérilysé [sic] au moyen d’un appareil qui le soumet à la vapeur. Ainsi du reste [20].

Deux jours plus tard, Casgrain louange sous l’anonymat son précédent article anonyme :

Un abonné du Soleil nous écrivait ces jours derniers : « J’ai lu avec un extrême intérêt dans votre numéro de samedi (14 décembre) votre article éditorial, Une visite à la crèche du Bon-Pasteur de Québec. Vous m’avez appris l’existence d’une oeuvre admirable dont je n’avais pas le soupçon […]. Vous intéresseriez bien davantage vos lecteurs si vous faisiez connaître en quelques articles cette belle institution, si vous nous disiez son origine, son développement et ce qu’elle est aujourd’hui. Vous rendriez par là un vrai service au public dont il vous serait reconnaissant » [21].

Casgrain se prend encore à la lettre et entreprend dès cette livraison de diffuser plusieurs des chapitres qui avaient composé, en 1896, son livre signé L’Asile du Bon-Pasteur de Québec.

Le 21 janvier 1902, sous la signature d’« Un abonné de l’Oeuvre du Pain de saint Antoine de l’Asile du Bon-Pasteur de Québec », Casgrain rebondit en occupant toute la tribune libre :

Monsieur le rédacteur,

Les articles que vous avez publiés récemment sur « Le Bon-Pasteur de Québec » m’ont si vivement intéressé, que j’ai ressenti un vrai bonheur, en qualité d’abonné de « l’Oeuvre du Pain » de cette institution, de lui faire parvenir sans délai mon abonnement pour l’année ($10.00) [22].

Cette très longue lettre n’a pas d’autre but que de solliciter de l’argent auprès du public pour la chapelle — de « nos pauvres filles repentantes [qui] sont toujours très nombreuses » — dont la façade menace de s’écrouler : « […] il suffirait d’acheter une ou plusieurs pierres au prix de 25¢ la pierre [23]. » Dans son album, Casgrain, en plus de parapher le pseudonyme figurant à la fin de l’article, tient à justifier dans une note manuscrite, comme pour s’en excuser, la publication de cette lettre falsifiée : « Cette correspondance a été publiée à la demande de la Révde Mère Ste-Clotilde, dépositaire du Bon-Pasteur. » Voilà la coupable qui encouragea Casgrain à abuser de l’anonymat et, finalement, du pseudonymat pour des fins plus mercantiles qu’édifiantes. Avec les commentaires ajoutés par Casgrain, les albums dévoilent donc non seulement l’auteur, mais aussi les circonstances « atténuantes » dans lesquelles il a « dû » écrire.

Les articles religieux pseudonymes de Casgrain sont aussi rares que les anonymes. On note les mêmes écarts dans la périodisation : deux sont respectivement de 1865 et de 1870, période gaumiste, ensuite plus aucun pseudonyme à ce chapitre avant 1889, 1900 et 1902. Un de ces textes avait été dévoilé dans la première édition des Oeuvres complètes, celui d’« Un pèlerin » sur « La Fête de la bonne sainte Anne » en 1870. Le pèlerin n’y mâchait pas ses mots, surtout ses derniers : « Chroniqueur imbécile, mangez votre pain noir, avec vos pareils, dans votre repaire enfumé ; mais laissez-nous savourer, au grand soleil, le pain blanc du bon Dieu [24]. » Le chroniqueur imbécile visé est celui « qui, chaque matin, sue, dans le vieux linge du Chronicle, son fiel protestant [25] », car il dénigre les pèlerinages et leurs convois de pèlerins. Évidemment, ce vocabulaire un peu trop familier avait intérêt à ne pas sortir de la bouche d’un abbé et, a fortiori, de l’abbé Casgrain, écrivain de marque. Dans son album, cette fois-ci, Casgrain n’hésite pas à carrément biffer le pseudonyme apparaissant à la fin de l’article et à le remplacer par un fier coup de plume à la « H. R. C., Ptre ».

Hormis « Un pèlerin » et « Un abonné de l’Oeuvre du Pain de saint Antoine de l’Asile du Bon-Pasteur de Québec », il est étonnant que les pseudonymes qui signent tous les autres articles religieux n’aient rien de pieux, comme cet « Argus ». De tous les articles religieux de Casgrain publiés sous l’anonymat ou le pseudonymat, celui qui justifierait à lui seul le recours au masque s’intitule « Le clergé national et les congrégations religieuses [26] », paru dans nul autre que L’Union libérale, en 1889. Ce journal avait été fondé l’année précédente par la jeunesse libérale de Québec [27]. L’article, fort long, occupe une pleine page. Bernard Vinet, dans Pseudonymes québécois, avait attribué cet article d’« Argus » à Charles-Édouard Dorion, juge à la Cour du banc du roi [28]. Sa présence dans l’album de Casgrain ne fait cependant plus de doute sur son véritable auteur. « Argus » situe sa réflexion à l’intérieur du « malaise produit par l’affaire des biens des Jésuites ». Il dénonce le fait que les Canadiens français soient trop dépendants des congrégations religieuses d’origine française et que cette dépendance nuise à leurs propres intérêts nationaux en matière d’éducation et de politique :

Où en sommes-nous arrivés pour avoir prêté l’oreille à tant d’imprudentes suggestions, pour avoir trop regardé du côté de l’Europe et avoir trop oublié nos propres affaires ? […] Nous avons fait mettre en doute notre sagesse nationale, nous avons compromis notre avenir comme peuple dans la Confédération [29].

Le parti pris de Casgrain contre la Confédération est on ne peut plus clair.

La tirade des jérémiades atteint son paroxysme quand « Argus » craint que l’Université Laval, institution nationale par excellence, ne passe aux mains « étrangères » des jésuites et des sulpiciens : « […] l’Université Laval, la seule sortie des entrailles de notre peuple […] Et entre les mains de qui va-t-elle passer en partie ? — Entre les mains de deux congrégations qui, si elles sont canadiennes-françaises, ne le sont pas complètement [30]. » Le pseudonymat, dans ce cas, sert à camoufler plus que des réflexions religieuses : l’idée de la nécessaire indépendance politique et intellectuelle du Canada français par rapport à la France, même si elle est notre ancienne mère patrie ; celle d’avoir la prudence de ne pas concentrer le pouvoir de l’éducation supérieure ; la conviction que le bas clergé comprend mieux que toute grande institution les aspirations légitimes du peuple.

On pouvait imaginer que l’anonymat et le pseudonymat auraient servi à Casgrain beaucoup plus à la défense de la cause religieuse qu’à toutes autres, conservatrices de surcroît, étant donné son statut d’abbé. Or, comme on l’a vu, en dehors de la période gaumiste où l’écrivain multiplie ses dévotions et ses pèlerinages — période qui s’éteint justement avec l’abandon par l’abbé de ses charges ecclésiastiques en 1872, à cause d’une ophtalmie chronique — et où le premier volume de ses Oeuvres complètes sort en 1873, les oeuvres anonymes et pseudonymes en matière religieuse sont presque aussi inexistantes que celles signées. Un premier bilan montre que le pseudonymat sert plus souvent que l’anonymat à parler franchement : le pèlerin peut s’en prendre au « chroniqueur imbécile » et « Argus » aux « hommes, sans doute sages, mais qui ne peuvent pas avoir notre expérience ».

Le pseudonymat politique : l’oeuvre des « x » engagés

Casgrain ne craint pas de se prononcer très clairement en matière politique sous le couvert de l’anonymat et du pseudonymat. À la rigueur, nous pourrions parler uniquement d’anonymat, car les seules oeuvres politiques et pseudonymes de Casgrain, deux articles, utilisent « X » et « XXX » comme signature. Le premier, « M. J. G. Shea et la question annexionniste », est le plus engagé. Casgrain s’appuie sur Shea, cet « écrivain éminent, le premier historien catholique des États-Unis [31] », mais surtout sur celui qui « a un mérite particulier aux yeux des Canadiens français : c’est que depuis plus de quarante ans, il s’est occupé de leur histoire » et qu’« au milieu de ses études historiques, [il] ne perd pas de vue les affaires du Canada ». « X » veut prouver que « [l]’annexion du Canada aux États-Unis serait à [son] sens un malheur pour les catholiques du Canada » et en conclure que « Si vous êtes destinés, un jour ou l’autre à y tomber, votre politique doit être de retarder ce jour autant qu’il vous sera possible ». Au dix-neuvième siècle, la question de l’annexion aux États-Unis hante tous les milieux intellectuels et politiques canadiens-français. Prendre publiquement parti, c’est s’exposer à la réplique, au débat, voire à la marginalisation, tant la réponse apportée diffère d’un clan à l’autre, d’une époque à l’autre.

Le reste des articles politiques est anonyme. Par exemple, Casgrain défend Riel et les Métis dans « La question du Nord-Ouest », article qui fournit plusieurs exemples de la guérilla justifiée des Métis, selon l’auteur inconnu : « Quel autre parti leur restait-il à prendre, sinon celui de s’organiser, de s’armer et de se défendre en braves [32] ! » À la fin, le message envoyé par Casgrain nous semble, a posteriori, trop grave : « Si malgré les avertissements venus de tous les points du pays, les passions violentes l’emportent sur la raison, ce sera le temps d’appliquer ici une parole célèbre : Le gouvernement n’a plus de faute à commettre [33]. »

Comment Casgrain réagit-il aux propos des Français qui accusent Wilfrid Laurier d’« être la personnification de l’esprit anglais » ? Tout l’article anonyme sur « Le nervosisme français » est une pièce d’anthologie de haute voltige, où l’histoire et la politique canadiennes, le parlementarisme britannique, les relations extérieures, le chauvinisme français y sont tamisés et barattés dans un élan rhétorique digne d’un discours de Laurier. Ce qui justifie cette artillerie lourde ? « Ces journalistes superficiels, que les boulevards parisiens font pousser avec une inépuisable fécondité, [et qui] sont, en politique, ignorants comme des carpes et prétentieux comme les grenouilles de Lafontaine [34]. » Là, on reconnaît instantanément la griffe historienne et littéraire de Casgrain mise ici de manière fort éclatante au profit du débat politique :

Ils ont l’air de croire que là où la France, puissante et armée, a dû succomber et nous lâcher, nous, les 60 000 abandonnés, y compris les femmes et les enfants, qu’elle laissa derrière elle, nous aurions dû, privés d’armes et de ravitaillements nous dresser contre les vainqueurs et les terrasser […]. Et quelques têtes folles du vieux continent européen nous font un crime de la loyauté qui nous a sauvés […] ; car l’Angleterre fut notre bienfaitrice, par la grande et la belle liberté qu’elle nous concéda [35].

Dans cet article, l’image de la France inconditionnellement adulée par nos écrivains romantiques du dix-neuvième siècle en prend un coup. L’allégeance à Laurier étonne de la part d’un abbé perçu par l’historiographie comme un conservateur. Cependant, la reconnaissance vouée à l’Angleterre a ses limites, tant chez Casgrain que chez Laurier, lequel avait refusé d’envoyer des troupes canadiennes à l’Empire lors de la guerre sud-africaine des Boers. Dans un article publié quelque six mois plus tard, l’auteur anonyme résiste cette fois à l’impérialisme anglais : « Nous lui [Angleterre] avons ouvert, sans qu’il lui en ait coûté un sou, le continent américain pour transport rapide et économique de ses troupes. Que nous donne-t-elle en retour ? Absolument rien [36]. »

Qu’il soit question d’une mère patrie ou d’une autre, Casgrain, à l’image de son idole Laurier, cherche constamment à délimiter le territoire indépendant, franc de port, du peuple canadien. L’impérialisme des uns ne vaut guère mieux que celui des autres. La langue, ici, ne fait pas le poids. L’actualité passionne l’historien et l’entraîne, sous l’anonymat, à établir des liens entre sa connaissance approfondie des sources historiques et le développement, sous ses yeux, du nouveau pays, de la nouvelle province, créés depuis la Confédération de 1867.

Le pseudonymat involontaire : l’oeuvre volée

L’engagement politique peut encourager les amis, comme les ennemis, à utiliser frauduleusement son nom… comme s’il s’agissait de leur pseudonyme ! « L’abbé Casgrain, professeur d’histoire à l’Université de Québec, ex-président général de la Société royale du Canada » n’est pas exempt d’avoir à subir ce genre d’imposture. Au début de l’année 1891, Casgrain séjourne à Paris et en profite pour faire la promotion du Canada afin d’attirer des émigrants français. Ses articles, bien sentis sur le sujet, dotés d’une signature en bonne et due forme, assortie de titres brillants, étaient parus le 12 février et le 12 mars 1891 dans La Croix de Paris. Le premier, intitulé simplement « Canada [37] », prend parti pour son ami, feu Mgr Antoine Labelle, qui avait déjà été délégué par Honoré Mercier, « pour dire aux Français qui veulent émigrer […] de venir se fixer de préférence au Canada où ils trouveront une autre France [38] ». Exactement un mois plus tard, le professeur Casgrain revient à la charge avec un nouvel argument patriotique. Au bout du raisonnement, on a intérêt à avoir compris que les Français doivent émigrer chez nous afin de réparer une grave erreur historique : « Durant toute la période de la domination française au Canada, il n’y est jamais venu plus de dix mille colons en tout [39]. »

Ces articles connurent en France un franc succès. Au point où Casgrain fut vite inondé de demandes de Français très désireux de venir s’installer à un endroit ou l’autre au Canada ; la correspondance conservée en témoigne de manière fort impressionnante. Ainsi, le 21 mai, toujours dans La Croix, on n’est pas surpris de lire cette lettre de politesse, signée du même « L’abbé H. R. Casgrain, professeur d’histoire à l’Université de Québec » :

Je voudrais pouvoir répondre aux lettres que m’adressent, de tous côtés, des futurs colons, des personnes de tous rangs et même des prêtres, tous lecteurs de La Croix. Mais, malgré ma bonne volonté, je suis forcé de les laisser sans réponses. Les années sont venues, mes occupations sont grandes et ma santé ne me permet pas un long travail [40].

Or, Casgrain n’a jamais eu sous les yeux cette « Lettre du Canada ». Quelqu’un a donc usé de son nom comme d’un pseudonyme. Le faussaire qui se cache sous la « signature » de Casgrain se fait bientôt connaître auprès de lui, le ton d’abord flatteur, ensuite la tête un peu basse, dans une lettre datée du jour même de la publication de l’article :

Est-ce vous qui êtes Français ou nous qui sommes Canadiens, je me le demande parfois quand je cherche la cause de l’attraction que nous avons pour toutes les choses et surtout pour les personnes du Canada. […] j’ai une confession à vous faire, j’ai commis un faux et je vous en demande pardon. Vous me disiez dans votre lettre que vous étiez accablé de lettres de futurs colons, voire même de curés, auxquelles vous voudriez répondre mais que vous n’en pouviez, mais il eut été malheureux pourtant de laisser ces braves gens sans réponses et j’ai fait la lettre ci-jointe que La Croix au vu seul de votre signature a publiée avec empressement […]. Me pardonnez-vous ? […] Ci-joint la pièce à conviction de mon faux [41].

Dans son album, où se trouve une autre coupure du même article que celui envoyé par Bonnet, Casgrain nous met sur la piste du faussaire : « Ceci a été écrit et signé à mon insu par mon ami, M. Bonnet, qui m’en a demandé pardon dans sa lettre, 21 mai, 1891. » Voilà un beau cas où le pseudonyme prend le pouvoir sur l’« auteur », se retournant contre lui, la vraie signature devenant un faux.

Le pseudonymat de la critique littéraire : protéger l’oeuvre nationale

Contrairement aux oeuvres de Casgrain consacrées à l’histoire et à la littérature, celles relevant de l’actualité sont beaucoup plus nombreuses sous la signature de l’anonymat ou du pseudonymat. D’où le fait que nous nous y sommes attardé. Ainsi, 86 % des textes d’actualité sont non signés, une forte majorité étant anonymes (71 %), articles et livres confondus, comparativement au 33 % de l’ensemble des oeuvres en littérature et au 18 % de l’ensemble des oeuvres en histoire qui ne sont pas signées. Cependant, l’histoire et la littérature sont les deux créneaux dans lesquels Casgrain a le plus investi pour forger sa carrière d’écrivain. À eux, ils comptent 328 des 401 oeuvres produites de 1857 à 1903, soit 82 % de l’oeuvre complet. De ce nombre, la très grande majorité sont signées, de telle sorte que 96 % de la production signée de Casgrain appartient aux secteurs de l’histoire et de la littérature. Même si l’anonymat et le pseudonymat ne caractérisent pas cette production, il est très intéressant de voir dans quels cas Casgrain ose déroger de sa règle de signature habituelle.

Nous ne reviendrons pas sur les pseudonymes connus de Casgrain pour la publication de ses premières légendes en 1860, « Me E. B. » [Madame Élisabeth Baby Casgrain, mère de l’écrivain], ou pour sa série de critiques littéraires biographiques de 1872, les « Silhouettes littéraires » de « Placide Lépine » [Casgrain et Joseph Marmette]. En critique littéraire, l’éloge trop bien senti commande l’utilisation d’un pseudonyme. Avant 1872, Casgrain fait paraître sous la signature de « X » une critique bienveillante à l’égard du « courageux jeune homme […] [qui] se mit à approfondir l’Histoire du Canada [42] », Louis-Philippe Turcotte, auteur de l’Histoire de l’Île d’Orléans. En bon père de la littérature nationale, il encourage tout jeune écrivain à suivre ce modèle :

Nos jeunes gens, dont trop peu […] aiment l’étude et le travail, y verront un exemple de ce que peut vaincre une nature d’élite, dans une enveloppe frêle et toujours souffreteuse ; mais soutenue par une volonté qui ne plie pas [43].

Tel est l’explicit de cet article qui met subtilement en scène le mentor qui se cache sous le pseudonyme : « Quelques amis des lettres le présentèrent aux citoyens dont la connaissance lui était nécessaire, et lui facilitèrent ses recherches. »

Même ton chez « Un littérateur » évaluant Les Laurentiennes de Benjamin Sulte. Cependant, on assiste ici au récit de la première rencontre du mentor avec le jeune écrivain :

Après cette courte introduction, l’intimité ne tarda pas à s’établir entre nous ; notre causerie se prolongea fort avant dans la nuit, et cette soirée, passée entre une page d’éloquence et une page de poésie, m’est restée comme une des plus fraîches souvenances de ma vie littéraire [44].

« Un littérateur » insiste beaucoup pour montrer jusqu’à quel point, dans ce cas comme dans celui précédemment cité, « [l]’origine littéraire […] [me] sembl[e] d’un intérêt vraiment touchant ». Ici, le pauvre orphelin Sulte se substitue au pauvre malade Turcotte. La critique se veut équilibrée, « Nous n’avons pas encore de grand poëte national, mais quelle poésie […] » ! À la fin, elle charge contre une critique sévère publiée dans La Gazette de Saint-Hyacinthe, sous un nom inconnu, et qui « se plaît à déchirer une à une chaque page du livre de M. Sulte ». « Un littérateur » défend son protégé et ceux à venir :

Chercher ainsi à porter le découragement dans ce jeune coeur plein d’avenir, […] c’est faire une oeuvre anti-patriotique. Une large part de notre avenir national dépend de la conservation de notre langue, qui se perpétuera surtout par la création d’une littérature indigène. C’est donc pour tout Canadien un devoir sacré d’applaudir au talent qui se fait jour [45].

Ce devoir d’applaudir à l’émergence de nouveaux talents est aussi exercé quelque temps plus tard, par le même « Un littérateur », à l’endroit du premier roman de Joseph Marmette, François de Bienville. Le littérateur cherche à sauver les apparences, comme tous les bons préfaciers des romans québécois du dix-neuvième siècle, en rassurant les lecteurs sur les intentions toutes patriotiques de ce roman « au corsage si frais » : « François de Bienville n’est pas une oeuvre frivole, ébauchée à la hâte, pour défrayer un feuilleton : c’est une étude consciencieuse [46]. » Cette précaution morale est peu convaincante, puisque deux, trois paragraphes avant, le critique en résumait avec un trop bel enthousiasme l’intrigue si rocambolesque :

Figurez-vous toute une société, sortie hier de Versailles, […] faites circuler, aux clartés des lustres suspendus dans les salons du comte de Frontenac, les fiers Peaux-Rouges parmi les robes de soie, entre les groupes de folles danseuses. Et le lendemain, voyez ces mêmes Indiens se glissant, furtifs, à travers la forêt, donnant sus à l’Anglais, hurlant le cri de guerre, et scalpant les vaincus sur le champ de bataille. Festins et combats, Iroquois et gentilshommes, nobles dames et sauvagesses, amour et vengeance, galanterie et férocité, faites circuler tout cela à travers les méandres d’une attachante fiction, semée de scènes attendrissantes et terribles, et vous aurez une idée du beau roman de Francois de Bienville [47].

Un beau cas de stratégie de double signature, imaginée pour critiquer à l’endroit et à l’envers un ouvrage, doit être signalé pour bien comprendre à quel point l’anonymat et le pseudonymat autorisent des libertés intellectuelles protégées. Sous l’anonymat, Casgrain fait paraître une première critique d’« Une actualité  [48] », soit la récente parution de l’ouvrage du Français Sylvain Girerd sur L’oeuvre militaire de La Galissonnière au Canada. Le critique anonyme n’a que des éloges bien nourris envers ce canadianiste : « Tel était l’homme dont l’oeuvre militaire vient d’être mise en haut relief par M. Sylvain Girerd, et il l’a présentée avec une compétence qui s’impose. Avant lui cette étude n’avait été qu’effleurée par les historiens. Il l’a approfondie […] [49]. » Or, pas plus de deux jours plus tard, dans le même journal, un autre critique se manifeste sous le pseudonyme de « X ».

Toutes les réserves envers cet ouvrage que Casgrain gardait secrètes jusque-là rebondissent à la face du lecteur :

J’ai lu dans Le Soleil de lundi dernier (9 février) sous le titre d’« Une actualité », l’accueil bienveillant que vous avez fait à une savante étude qui vient de paraître en France […]. L’éloge que vous en avez fait est bien mérité, mais j’aurais mieux aimé y voir à côté de l’éloge un examen critique de ce travail [50].

« X » reproche donc à l’« anonyme » d’avoir mal fait son travail de critique. Ensuite, il se tourne vers Girerd, l’accusant d’avoir réduit à des légendes des « opinions fausses » relevées dans l’Histoire du Canada de François-Xavier Garneau et dans celle de l’abbé Jean-Baptiste-Antoine Ferland. « X » entreprend de rendre justice aux historiens canadiens. Au point où, à la fin, il ne reste plus grand-chose de valable dans la brochure de quarante-six pages précédemment encensée et que Girerd serait avisé de réécrire en entier : « [si] nous avions à émettre un voeu, ce serait qu’il élargît le cadre de cette étude et qu’il nous donnât une biographie complète […] [51]. »

Ces arguments d’autorité ne permettent cependant pas à Casgrain, historien bien patenté en 1903, de signer de son vrai nom cette critique négative, car ce « maudit » Français est un de ses correspondants… Sans compter que Girerd est le cousin d’un autre, plus célèbre canadianiste encore, Émile Salone de l’Alliance française, avec qui Casgrain a des rapports privilégiés depuis 1895. L’usage du pseudonyme en réponse à un article anonyme incite l’abonné à croire que les auteurs sont sûrement deux personnalités différentes. Deux articles d’affilée, anonymes ou signés du même « X », sur le même sujet, auraient pu éveiller quelque soupçon, car on imagine que Casgrain n’a pas inventé ce genre de dialogue en quinconce.

Le pseudonymat féminin : la pérennité de l’oeuvre romantique

À la fin de sa vie, Casgrain retourne aux sources. Tout absorbé, à partir de son deuxième voyage en Europe en 1867, par ses oeuvres historiques proprement dites, comme Montcalm et Lévis, l’édition des 12 volumes des Manuscrits du maréchal de Lévis, et ses travaux sur l’Acadie, condensés dans son récit Un pèlerinage au pays d’Évangéline, il a en quelque sorte négligé la littérature de fiction.

Un an avant sa mort, il s’offre le plaisir d’une nouvelle légende. Mais qui le prendra alors au sérieux ? La rédaction du Soleil, qui connaît l’homme, tous les hommes derrière l’oeuvre de Casgrain, embarque alors dans le jeu. « Éliane Desrives » se présente comme une jeune femme bien frêle, mais à la plume assez mature pour faire le procès du journalisme contemporain :

Cette chère politique envahit tout. Le journalisme en est infesté plus que jamais. Ma grand’mère me disait que dans sa jeunesse, les journaux canadiens étaient plus littéraires, ceux de Québec, du moins, qu’elle lisait assidûment. […] La littérature étrangère et même canadienne y occupait une place d’honneur. Aujourd’hui, on a changé tout cela : on s’est calqué sur le journalisme américain, où le fait divers, la nouvelle à sensation priment tout [52].

Puis l’écrivaine en herbe compose avec toute la crédibilité que lui assure son pseudonyme si féminin :

Je suis chose légère, dirai-je avec je ne sais plus qui, et comme l’abeille, je vais de fleur en fleur. La première est une fleur d’antan. Je l’ai aperçue un beau matin, sur un de nos parterres de Québec. Elle orne depuis ma croisée, je l’y cultive, je l’arrose, je la choye avec amour [53].

On jurerait du Saint-Exupéry avant le temps, alors qu’il s’agit d’un ton rappelant trop bien le romantisme des années 1860. Suit une histoire d’amour, bien triste mais vraie, entre une dénommée Miss Clara et son amoureux, soldat mort à la guerre de Crimée, qui lui fit perdre la raison. Casgrain entre si bien dans la peau du personnage féminin de la légende qu’il lui fait dire : «— Que voulez-vous, répondit-elle, j’ai cette faiblesse, je l’avoue et j’ai peine à la maîtriser. Nous autres, femmes, nous avons de ces défaillances. » Les initiales de Casgrain sont bien là, en bas du pseudonyme imprimé, pour attester qu’il est « Éliane Desrives ». Cette « Éliane » ne nous rappelle-t-elle pas un air de famille connu ? Oui, l’« Eugène des Rives » du Chevalier Falardeau de 1862. Sinon, un autre pseudonyme féminin, utilisé en tout début de carrière, pour raconter aussi des légendes, « Me E. B. ».

La trajectoire complète de l’oeuvre

Les exemples choisis suffisent pour montrer l’usage que Casgrain fait de l’anonymat et du pseudonymat. Au total, l’écrivain crée vingt pseudonymes différents pour couvrir ses oeuvres religieuses et politiques, ses nécrologies, ses oeuvres de création et de critique littéraire et un article historique, de peu d’intérêt. Dans l’ordre chronologique défilent Me E. B., Un prêtre canadien, Eugène de Rives, X, Sacerdos, Adieu, Un littérateur, Un pèlerin, X…, Placide Lépine, Un témoin oculaire, Argus, Viator, Un ami, Amateur, Un de vos lecteurs, Un de vos fidèles abonnés, Un abonné de l’Oeuvre du Pain de saint Antoine de l’Asile du Bon-Pasteur de Québec, Éliane Desrives, XXX. Certains reviennent : « Me E. B. » est utilisé pour deux légendes ; « X », pour trois articles de critique littéraire, deux articles religieux et un article politique ; « Un littérateur », pour deux articles de critique littéraire et une biographie ; « Placide Lépine », pour sept « Silhouettes littéraires » ; « Sacerdos » pour deux nécrologies et un article d’actualité religieuse. Il resterait beaucoup à dire sur les 94 articles anonymes de Casgrain où l’actualité domine, suivis en parts égales d’oeuvres de création et de critique littéraire et historique.

On pourrait dresser un bilan détaillé de la place qu’occupent les textes non signés dans l’oeuvre immense de Casgrain. Retenons que trois périodes encadrent cette production littéraire de 401 oeuvres échelonnée sur quarante-six ans, de 1857 à 1903. Cette périodisation est imposée par le type de signature que Casgrain adopte selon son parcours intellectuel. La période centrale va de 1873 à 1887 ; elle ne comprend aucune oeuvre anonyme ou pseudonyme de Casgrain. Elle est précédée de celle de 1857 à 1872, où les oeuvres non signées dominent à 56 %. L’écrivain est alors en début de carrière et la littérature constitue le corpus principal. C’est, par un curieux hasard, à la fin de cette première période que Casgrain décide de publier, en 1873, la première édition de ses Oeuvres complètes, compilation choisie qui correspond à une première confirmation de la place occupée par l’écrivain au sein de l’institution littéraire naissante.

La deuxième période, de 1873 à 1887 donc, où toutes les oeuvres sont signées, montre qu’effectivement Casgrain se sent plus sûr de la valeur de ses oeuvres. Il engage un virement important dans sa trajectoire intellectuelle en se consacrant davantage aux oeuvres historiques. Elles constituent 59 % du corpus de la période. Il ne faut pas croire pour autant que la littérature est laissée pour compte, car elle représente encore 41 % des oeuvres du corpus. Cependant, la place prise par l’histoire s’explique par celle laissée par les oeuvres reliées à l’actualité, principalement religieuse, de la précédente période gaumiste. Cette période, on s’en souviendra, s’était terminée par un changement radical dans la vie de Casgrain, puisqu’en 1872, il abandonnait ses charges ecclésiastiques, sous prétexte d’une maladie aux yeux, alors qu’il se consacrera encore pendant trente ans à une vie intellectuelle des plus actives. Ce nouveau statut, même si Casgrain conserve son titre d’abbé, ajoute, lui aussi, à la relative liberté dont Casgrain peut jouir dans la signature de ses textes « profanes », littéraires et historiques. Ceci expliquerait, en bonne partie, que durant la deuxième période tous ses textes soient signés.

La troisième période, de 1888 à 1903, est de loin la plus prolifique, bien qu’elle ne comprenne qu’une année de plus que chacune des précédentes, soit seize ans. Soixante et un pour cent de tout l’oeuvre de Casgrain y est concentré. Le début de cette période coïncide avec l’obtention d’un prix de l’Académie française pour Un pèlerinage au pays d’Évangéline, oeuvre mi-historique, mi-littéraire. Cette suprême confirmation du statut d’écrivain de Casgrain lui ouvre toutes les portes des maisons d’édition québécoises, canadiennes-anglaises et françaises. Le réseau casgrainien a atteint son expansion maximale [54]. Il faut voir dans les albums de Casgrain les centaines de critiques faites de ses ouvrages de cette période, parues dans autant de périodiques étrangers, pour en avoir une juste idée. Pourquoi alors reviendrait-il à la pratique de l’anonymat et du pseudonymat ? Au faîte de sa gloire, qui pourrait l’attaquer avec une crédibilité supérieure ? Qui pourrait le contredire même sur des sujets d’actualité ? De surcroît, l’anonymat et le pseudonymat se font de plus en plus rares dans la presse de masse, de moins en moins politisée. Seules les femmes persistent dans l’usage de ces fausses signatures (par exemple Françoise, Fadette). Pourtant, l’écrivain recourt de nouveau aux oeuvres non signées (38 % du corpus total de la période), après les avoir complètement délaissées pendant les quinze années précédentes. Fait intéressant à observer, les anonymes prennent cette fois, comparativement donc à la première période où l’auteur en usait, plus de place que le pseudonymat.

Qu’est-ce donc qui amène Casgrain, en fin de carrière, à signer 62 % de ses oeuvres et à en confiner à l’anonymat 32 % et 6 % au pseudonymat ? Voilà que l’histoire et la littérature prennent moins de place entre 1888 et 1903 par rapport à la période précédente. De fait, on observe 14 % moins d’oeuvres historiques et 7 % moins d’oeuvres littéraires, la différence étant absorbée par les oeuvres d’actualité qui reprennent leur place presque dans la même proportion que celle de la première et seule période où on les trouvait jusqu’à maintenant, soit entre 1857 et 1872. Toutefois, l’actualité a bien changé, son traitement également. À la fin de sa vie, Casgrain s’engage davantage sur le plan politique, même dans des questions d’apparence strictement religieuse, et ses textes anonymes le reflètent. Son libéralisme ressort et contraste singulièrement avec le gaumisme de la première période.

Dans le cas de Casgrain, il appert que le pseudonymat s’avère une pratique essentiellement journalistique, à l’exception du Chevalier Falardeau. Cette signature détournée sert surtout la littérature, l’actualité religieuse et la nécrologie. Quand elle frappe, plus rarement, en politique, son poids est énorme, même si on regrette ses faibles « X » ou « XXX ». À la fin, le pseudonymat ne représente que 6 % des oeuvres de l’écrivain. Pourtant, bien qu’il soit devenu aveugle, l’abbé est loin de s’être retiré de la vie publique. Casgrain est de plus en plus engagé, mais aussi attiré par les signatures extrêmes, soit la totalement ouverte, soit la totalement fermée. En définitive, l’anonymat semble permettre encore plus la libre pensée que le pseudonymat. Encore faut-il avoir accès à l’oeuvre complet pour en être sûr.