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AccueilTous les numéros#18En revue(s)La revue : un lieu de contestation ?

En revue(s)

La revue : un lieu de contestation ?

Human and social science journals: sites of contestations
Wolf Feuerhahn et Olivier Orain
p. 35-47

Résumés

Il est délicat d’appréhender les revues de sciences humaines et sociales (SHS) comme un bloc homogène. À travers le cas de la Revue d’histoire des sciences humaines (RHSH), fondée en 1999, nous aimerions éclairer les caractéristiques macroscopiques du milieu de l’édition des SHS. En effet, l’histoire des sciences humaines et sociales est un très petit domaine d’étude, mais pris dans des enjeux beaucoup plus vastes. Les revues des disciplines assises aux effectifs nombreux (la sociologie, la psychologie, l’économie, la géographie, etc.) publient régulièrement des dossiers historiques ou rétrospectifs. Il en résulte une approche nettement disciplinaire et souvent instrumentale de leurs objets – ce qui passe par des modalités diverses, le plus souvent généalogiques, de l’hagiographie à la liquidation symbolique. La RHSH défend une approche transversale de l’histoire des sciences de l’homme, sans pour autant négliger les opérations disciplinaires qui ont émaillé leur développement. Refusant d’entériner les canons et les traditions, elle cherche à les resituer dans leur configuration historique en faisant varier les échelles d’analyse et les focales (histoire de l’édition, lieux de savoir, institutions, échanges transnationaux, etc.). Son histoire permet de mettre en évidence à la fois la difficulté et la nécessité qu’il y a à contester l’ordre des disciplines.

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Texte intégral

  • 1 Même si dans nombre de ces domaines, le livre reste le type de publication le plus valorisé par le (...)

1Existe-t-il quelque chose comme un genre ou un format « revue de sciences humaines et sociales » ? Il suffit de les pratiquer régulièrement pour avoir le soupçon qu’elles sont loin d’être toutes du même type. Les habitudes nationales comme disciplinaires leur donnent une coloration singulière. Plus encore, en fonction de la ligne choisie par la rédaction au sein d’une même discipline, le contenu, la hiérarchie des objets, le traitement graphique, mais aussi les normes de fonctionnement ou les rapports de pouvoir au sein de la rédaction peuvent varier grandement. Une revue de sociologie quantitative se distinguera parfois bien plus de revues de sociologie qui mêlent analyse scientifique et intervention militante, ou d’un périodique relevant explicitement de la même discipline mais qui souligne la proximité entre écritures savante et littéraire, que d’une revue d’économie par exemple. Le nombre de revues existantes, le fait que désormais les chercheurs et enseignants-chercheurs publient à l’échelle internationale, la variété et la difficile objectivation des stratégies des auteurs comme des supports, etc. rendent très délicate l’élaboration d’une vue synoptique sur ce type de support. Néanmoins, à l’image des sciences exactes ou de la nature, il est en passe de devenir le premier lieu de publication des chercheurs en sciences humaines et sociales (SHS)1.

  • 2 La revue est publiée depuis 2015 par les éditions de la Sorbonne, qui l’ont sauvée d’une dispariti (...)

2Il est utile de préciser que notre propos ne se base pas sur une enquête systématique portant sur les revues de SHS. Sa vocation à avoir une portée générale repose sur des bases observationnelles, évidemment fragiles. Il est un témoignage sur une pratique bien située : celle de notre direction depuis 2013 de la Revue d’histoire des sciences humaines (RHSH), un périodique fondé en 19992. La question de la revue comme lieu de pouvoir s’y pose à plusieurs échelles : relativement à la position de la revue par rapport aux autres publications d’abord, à l’égard des auteurs ensuite, et enfin au sein de la rédaction elle-même.

Mettre à distance l’ordre disciplinaire

  • 3 Cependant il faut préciser que cette extension du champ de l’histoire des sciences à des pratiques (...)
  • 4 Nous en voulons pour preuve le « Que sais-je ? » Histoire des sciences récemment paru, qui ne just (...)

3L’histoire des sciences de l’homme est un domaine relativement récent et qui reste encore marginal. Marginal, il l’est d’abord au sein du champ de l’histoire des sciences même si celui-ci s’est récemment étendu aux savoirs (Jacob éd., 2007, 2011 ; Pestre éd., 2015)3. La hiérarchie implicite entre les sciences, fondée sur l’idée (le préjugé ?) que les sciences humaines et sociales n’en seraient pas à proprement parler, pèse encore sur les choix d’objets, y compris parmi les historiens, sociologues ou anthropologues des savoirs4. C’est encore plus le cas parmi ceux qui se définissent comme philosophes des sciences. Dès lors, se dire historien ou historienne des sciences humaines revient dans certaines arènes à assumer un objet d’étude plus ou moins discrédité, ce qui explique pour partie la faiblesse des vocations en histoire ou sociologie des sciences pour travailler dans un tel domaine.

  • 5 Récemment (2016) une revue intitulée History of Humanities a été fondée aux Pays-Bas. Tout en igno (...)

4La Société française pour l’histoire des sciences de l’homme (SFHSH) fondée en 1986 (Blanckaert, 2006), la Revue d’histoire des sciences humaines créée une grosse décennie après font certes exister ce champ d’étude, mais celui-ci est fragile. Très rares sont les postes (fléchés ou attribués) et les chaires, les centres de recherche ou les supports de publication qui lui sont proprement dédiés : la collection « Histoire des sciences humaines » dirigée par Claude Blanckaert chez L’Harmattan depuis 1994 est l’une des exceptions. À l’étranger existaient déjà le Journal for the History of the Behavioral Sciences (États-Unis, 1965) et History of the Human Sciences (Grande-Bretagne, 1988), mais là aussi ces domaines restent marginaux5.

  • 6 Un exemple significatif serait le déboulonnage de la figure de Paul Vidal de la Blache par une par (...)

5À ces exceptions près, les disciplines instituées imposent leur ordre, leur tempo, leurs contraintes sur les recrutements, les promotions et les contenus produits. C’est d’elles que proviennent une bonne part des spécialistes d’historiographies au départ très disciplinaires. En matière de revues, elles dominent aussi les recherches sur leur histoire. Les revues de sociologie, d’histoire, de psychologie, d’anthropologie, d’économie notamment publient de temps à autre des numéros spéciaux ou des articles d’histoire de ces sciences ; mais c’est souvent à l’occasion de célébrations, d’anniversaires, de reparutions emblématiques. Ce faisant, elles indiquent assez clairement combien le passé est d’abord et avant tout ressaisi dans une logique mémorielle et commémorative, qui fait de lui un jeu de symboles directement indexés sur le présent. On ne compte plus par exemple les dossiers consacrés au centenaire des différentes productions de Durkheim qui se sont égrenés entre 1993 (les cent ans de La division du travail social) et 2017 (pour le centième anniversaire de la mort de celui que beaucoup considèrent comme l’un des pères fondateurs de la sociologie). Cette histoire disciplinaire des sciences humaines et sociales oscille ainsi fréquemment entre hagiographie et liquidation symbolique. Le plus souvent, elle est centrée sur ceux qui sont perçus rétrospectivement comme les grands hommes de la discipline. La liquidation est plutôt le fait de groupes ou d’individus qui se perçoivent en dissidence et veulent engager des controverses à propos de totems dont ils estiment l’éminence insupportable : le geste iconoclaste est un amortisseur de conflit par lequel on vise indirectement les représentants ici et maintenant de l’orthodoxie supposée6. Bref, cette histoire indigène impose ses cadres d’analyses et ses impératifs présentistes : l’enjeu est dans la majeure partie des cas de savoir ce que tel ou tel auteur peut encore ou ne peut plus apporter à la recherche disciplinaire actuelle.

6Le poids de l’ordre disciplinaire est tel que l’histoire, y compris très historienne, des SHS n’a pu se développer que dans des niches offertes par les disciplines instituées : c’est le cas, pour la France et la sociologie, du Groupe d’études durkheimiennes (fondé en 1975, éditeur des Études durkheimiennes, un bulletin d’information longtemps dirigé par Philippe Besnard) ; pour la linguistique, de la Société d’histoire et d’épistémologie des sciences du langage (SHESL, 1978 ; voir Léon et al., 2015) et de sa revue Histoire, épistémologie, langage (HEL, 1979), ainsi que du laboratoire Histoire des théories linguistiques (HTL, 1984) ; pour la géographie, de l’équipe Épistémologie et histoire de la géographie (EHGO, fondée en 1969 comme « Centre de géohistoire » par Philippe Pinchemel et Michel Mollat et réorganisée en 1987 par Marie-Claire Robic).

7Ces spécialités historiographiques ont beaucoup apporté à une histoire contextuelle des disciplines. Mais elles courent toujours le risque d’être préemptées par des historiens occasionnels, pour lesquels le geste disciplinaire l’emporte sur les préoccupations historiennes. La création de la SFHSH au mitan des années 1980 s’inscrivait explicitement dans un processus de fédération et de mutualisation de chercheurs dont c’était devenu peu ou prou le métier que de faire l’histoire d’une science humaine. Dans la foulée de la SFHSH, la Revue d’histoire des sciences humaines a poursuivi cet objectif de fédérer des chercheurs isolés dans leur discipline, à la fois lieu de formation initiale, contexte d’évaluation de leurs travaux et objet d’étude. Bien souvent, les chercheurs en histoire des sciences humaines sont ainsi pris dans une position inconfortable où leur volonté d’historicisation entre en conflit avec les attentes présentistes des collègues de leur discipline d’appartenance. Cette situation qui perdure en général amène à des contorsions : faire accepter aux pairs qui les évaluent qu’une exploration très informée du passé de leur discipline, porteuse le cas échéant d’une valeur également épistémologique, peut bénéficier à tous.

  • 7 « Ces histoires sont précisément encore trop strictement disciplinaires » (« Éditorial », 1999, p. (...)
  • 8 Les numéros 27 (« Anthropologie et matérialités de la race ») et 28 (« Les sciences du psychisme e (...)
  • 9 Voir à ce propos l’éditorial que nous avons rédigé à l’occasion de la reparution de la revue (Feue (...)

8Le poids disciplinaire, même s’il était récusé dès le manifeste inaugural de la revue7, reste sensible pour tous les acteurs du domaine. L’un des objectifs de notre direction a été de ne plus publier aucun dossier dont la logique d’organisation serait monodisciplinaire8. Depuis la reparution de la revue en 2015, celle-ci tente de défendre une histoire sociale et culturelle des SHS sine ira et studio9 à travers des dossiers portant sur des questions, des pratiques, des institutions transversales : l’impact d’un événement monstre (Mai 68, no 26 ; la guerre de 1914-1918, no 33), des enjeux rémanents qui agitent les sciences humaines (la place accordée à la contextualisation, no 30 ; la question des idéaux de scientificité, no 31) ; la pratique des opérations de groupements collectifs (écoles, -ismes, no 32) ; l’impact des formes éditoriales (à travers le cas des manuels, no 29).

9Par ses évaluations, ses suggestions, ou ses sollicitations d’auteurs, le travail éditorial essaie de faire en sorte que ne soient pas reproduits les traits typiques de l’historiographie indigène (focalisation sur les grands hommes ; sur l’analyse élective de textes canoniques, etc.) et la logique des dossiers permet de varier les niveaux d’observation (histoire de l’édition, controverses, échanges internationaux, études de cas, point de vue macro-, méso- ou microscopique, question de l’impact des lieux de savoir, etc.). Cette volonté se retrouve dans la rubrique « Document » qui n’a pas pour objectif de faire admirer la pensée oubliée d’un grand auteur ou de publier la moindre de ses traces, mais de réfléchir à la variété des productions des sciences humaines et sociales (tract, no 26 ; correspondance à propos d’une soutenance de thèse, no 27 ; correspondance sur une pratique controversée de l’hypnose, no 28 ; dossiers de patients, no 29 ; rapport en vue de la création d’une chaire, no 30 ; minutes ministérielles sur des affaires académiques, no 31 ; projet d’habilitation, no 32, etc.).

Qui domine qui ? Une revue et ses auteurs

10En tant que revue à comité de lecture, la RHSH pourrait apparaître de facto comme un de ces innombrables lieux de pouvoir très spécifique, en ce qu’il réside dans une capacité à sélectionner des textes en fonction de critères (divers) et d’une expérience clinique de l’évaluation. Nous voudrions indiquer les nuances qu’il convient d’apporter à une telle représentation. Cela suppose une montée en généralité préalable, tant cette revue n’est qu’un cas d’espèce dans une configuration générale.

Le pouvoir des revues : le modèle de la « revue-tribune »

11La revue est aisément conçue comme un lieu de pouvoir, au sens où elle détient – collectivement ou par sa direction – le pouvoir d’accepter ou de refuser, de solliciter ou d’ignorer, des textes d’auteur(s). Parce qu’elle est pensée, à l’image des grands journaux généralistes, comme un outil indispensable de diffusion – d’idées, de faits, de démonstrations, d’imagerie et de noms d’auteurs aussi –, on lui prête une capacité d’influence, à vrai dire variable. L’idée d’un pouvoir des revues repose assez largement sur des précédents historiques exemplaires qui sont très majoritairement des success stories. Il y a un modèle de la revue réussie, animée par un individu ou un collectif aux objectifs très nets, et susceptible de modeler des sommaires les mettant en œuvre. Les grandes revues généralistes politico-littéraires du xixe ou du premier xxe siècle fourniraient nombre d’exemples, mais l’on en trouverait également de plus récents, y compris en SHS.

12Pourtant, ce modèle héroïque de la « revue-tribune » est difficilement généralisable pour analyser ce que sont et font les revues de sciences humaines et sociales, en particulier en contexte de professionnalisme académique, soit depuis les années 1920-1930 aux États-Unis (Abbott, 1999), mais en général plus récemment ailleurs selon les disciplines et les contextes. Cette divergence a des conséquences très fortes en matière de pouvoir.

13Le pouvoir d’une revue ressortit très largement à sa latitude à l’égard des auteurs qu’elle peut (ou non) publier et à sa faculté à puiser dans un vivier plus ou moins inépuisable de textes potentiels. Cela dépend bien sûr de ses contraintes de périodicité : plus elles sont souples, et moins l’offre (spontanée ou sollicitée) sera une contrainte ; plus elles sont rigides, et plus les auteurs peuvent jouer (consciemment ou non) avec les exigences qui leur sont adressées, et donc s’affranchir des effets de sujétion. La question du bouclage est bien entendu un facteur déterminant pour toutes les publications, mais dans cette sorte de troc à information asymétrique sur lequel reposent les revues scientifiques ou à comité de lecture, le risque de ne pas paraître à temps, ou pas du tout, joue comme une première forme de limitation du pouvoir décisionnel des revues. Autrement dit, la latitude éditoriale, parfois synonyme de sujétion pour les auteurs, parfois non, repose sur une problématique de disponibilité étendue, mais aussi de désirabilité de la part des auteurs, qui tient à la réputation ou à la promesse qu’incarne le périodique.

Les revues de sciences humaines et sociales : entre « revues de flux » et « revues de dossiers »

14Il faudrait introduire une autre distinction, nécessaire pour comprendre ces enjeux de disponibilité et de pouvoir dans le cas spécifique des revues à comité de lecture (au sens large : qui trient et n’acceptent pas tout ce qui leur parvient en vertu d’un processus décisionnel collectif plus ou moins expert). On pourrait dire qu’elles reposent sur la combinaison en proportions variables de deux modèles : celui de la revue de flux et celui de la revue de dossiers.

15La première sorte, dont les exemples les plus fameux seraient de grandes revues de référence comme Nature ou Science, repose sur la soumission, en général spontanée, de quantités colossales de textes, procédant d’une vaste gamme de spécialités et de disciplines, ou au contraire d’un champ très spécialisé mais aux effectifs importants. À l’issue d’une évaluation très protocolarisée, en général féroce, le périodique dispose de stocks d’articles estampillés « publiables » qu’il distille peu à peu, en fonction de ses échéances. Ce modèle aboutit même parfois à la remise en cause de la périodicité : actuellement se développe la publication d’articles au fil de l’eau, dès qu’ils sont prêts. La notion de « numéro » est ainsi remise en cause et la périodicité perd souvent tout sens pour les revues purement électroniques. La revue de flux est un modèle dans lequel la sujétion des auteurs est en théorie maximale et la latitude de la publication en principe très grande, dans la mesure où son comité décide ce qu’il veut et peut faire des compositions avec le matériau textuel à sa disposition. Une telle vision nécessiterait pourtant des nuances, car le comité n’est que très peu maître de ce qui lui arrive et externalise plus ou moins l’évaluation des manuscrits. En outre, c’est un modèle difficile à tenir en contexte de pénurie ou quand une périodicité régulière et rapprochée peut créer une tension sur la demande.

16La revue de dossiers, par contraste, repose assez peu sur les soumissions spontanées, encore qu’elle puisse accepter des groupements ou des thèmes dont elle n’a pas eu l’initiative, et que se généralisent les appels à contributions, qui réintroduisent du flux dans les dossiers. Ces derniers instaurent un aléa, en ce sens que l’équipe d’une revue ne maîtrise pas, ou peu, ce qui va lui être soumis. Le temps de la préparation du numéro, les conditions de l’évaluation sont déterminés par un apport extérieur ou un flux. L’économie démographique des revues de SHS reposant d’autant plus sur les dossiers qu’elles sont spécialisées et appuyées sur des viviers restreints, le recours à des appels à contributions est autant un avantage (en termes de diversité, de latitude et de facilité à engranger des textes) qu’un inconvénient (en termes de déstabilisation des comités et de l’évaluation, de différentiel sévère entre la culture maison et celle des auteurs, etc.). Par contraste, dans sa modalité de pure initiative interne, le dossier pourrait apparaître comme le choix éditorial autonome par excellence, qui accuse le caractère de tribune et par conséquent la personnalité du périodique. Mais son principe sériel – un dossier repose sur un ensemble de textes formant un tout en théorie cohérent – desserre la sujétion des auteurs, voire l’annule plus ou moins complètement : la difficulté à l’abonder limite la possibilité de choisir les sujets, les auteurs et les contributions ; une évaluation trop éliminatrice ruine toute possibilité de groupement crédible ; etc.

17Dans les faits, la plupart des revues de SHS sont un mixte à proportions variables de ces deux principes, au demeurant réarrangeables, comme nous avons essayé de l’indiquer. Le principe des varias adjoint du flux aux dossiers, tandis que les soumissions spontanées peuvent jusqu’à un certain point être thématiquement associées dans des dossiers. Les grandes revues disciplinaires puisant dans un vaste vivier et ayant vocation à être des organes représentatifs des disciplines, comme les Annales. Histoire, sciences sociales, la Revue française de sociologie, la Revue française de science politique, L’espace géographique, etc., ont un fonctionnement prédominant de revue de flux, mais non exclusif, puisqu’on y trouve aussi des initiatives relevant du second type, ou des regroupements thématiques que rend possible un volume élevé de soumissions. La pression des institutions qui les financent et les favorisent, notamment par la traduction en anglais, tend à renforcer ce modèle de certification d’une offre massive et aléatoire.

18Dans ces grandes revues disciplinaires le rapport revue-auteur semble très asymétrique : elles apparaissent comme des lieux de pouvoir régis par un ensemble de contraintes normatives. Nous ferions pourtant l’hypothèse que des enquêtes ethnographiques montreraient un rapport de force plus variable et contrasté, en particulier quand une pénurie circonstancielle déplace le curseur de la latitude (du droit de choisir à celui de se refuser).

19D’autres grandes revues disciplinaires viennent d’une culture plus contestataire, comme les Actes de la recherche en science sociale, Politix, Espaces et sociétés, etc., pour laquelle le dossier était à leurs débuts plus ou moins un outil d’agit-prop permettant de faire saillir une ligne à la fois scientifique et politique. La forme de sujétion typique des revues de flux s’y est longtemps moins exercée, ce qui ne veut pas dire que les castings élaborés n’étaient pas des opérations de pouvoir ni qu’elles étaient indemnes de toute espèce d’orthodoxie, fût-elle très idiosyncrasique. Elles se sont peu à peu alignées sur des standards dont l’histoire reste à écrire. La généralisation des numéros de varias est souvent l’indication de la part que le premier modèle a fini par y prendre, il a valeur d’indice de la solidité de leur assise démographique et de leur degré de normalisation.

20Notre effort de distinction(s) abonde l’idée qu’il y a différentes sortes de revues (en SHS) pour ce qui est de la structure d’élaboration des numéros et par conséquent des formes situationnelles d’exercice du pouvoir – de sélection ou de retrait – assez variables, réversibles, et rarement hégémoniques, à l’aune d’une contrainte de parution susceptible de rétroagir négativement sur l’orientation des décisions prises en comité.

21La Revue d’histoire des sciences humaines illustre assez bien toutes les ambiguïtés et les tensions que nous avons essayé d’esquisser précédemment. Sa création procède de la volonté militante de faire exister une revue spécialisée pour un champ dont on a dit les fragilités et l’hétéronomie. Aussi n’est-il pas étonnant qu’elle se soit orientée vers le modèle « dossier », utilisant la soupape « varias » pour les soumissions plus spontanées, mais dans des proportions restreintes (un à deux textes par numéro le plus souvent). D’un point de vue économique, les numéros thématiques sont en outre communément perçus comme plus vendeurs (ou moins déficitaires), ce qui est devenu une autocontrainte de plus en plus forte avec l’érosion croissante et généralisée des ventes de revues papier. La RHSH n’avait pas, de toute façon, la possibilité de s’appuyer sur une dynamique de flux, compte tenu du nombre restreint de ses contributeurs potentiels. En outre, le format « dossier » produit un ordre et une intelligibilité précieux dans les débuts d’un nouveau périodique, mais aussi au-delà : nous tenons à afficher par ce biais notre ligne éditoriale et le fait que les articles d’un dossier prennent sens à être lus ensemble.

22Mais ce choix a ses contraintes : encore faut-il pouvoir abonder un sommaire de façon à répondre à des critères de pertinence et de couverture thématique. Régulièrement, les membres du comité sont mis à contribution pour donner des noms de personnes aptes à les compléter ou pour solliciter des textes dans leurs réseaux de connaissances.

  • 10 Il est particulièrement délicat de refuser un texte quand son auteur a été sollicité dans l’urgenc (...)

23Le processus d’évaluation n’a pas fondamentalement changé depuis que nous avons pris la direction de la revue en 2013, mais il s’est certainement durci. Nous avons systématisé le principe d’avoir trois lecteurs, dont un ou deux extérieurs, la discussion collective des décisions en comité et l’envoi d’une synthèse très détaillée aux auteurs. Nous sommes très attentifs à la qualité histori(ographi)que des textes, à la cohérence entre les thèses annoncées et leur étayage, ainsi qu’à nombre d’aspects que seule l’expérience clinique de la lecture fait saillir. Les textes à dimension hagiographique, les procès à charge, célébrations, récupérations, et autres opérations instrumentales, ont un statut rédhibitoire. Presque tous les dossiers ont perdu des articles, l’un d’entre eux a finalement été refusé en entier après évaluation des textes qui le composaient. Sans que ce soit une politique, la majorité des textes refusés avait été proposée en varias : il est toujours plus difficile de détricoter un dossier, au risque de le perdre ou de devoir commander de nouveaux articles, lesquels sont plus difficiles encore à refuser, du fait des circonstances de leur écriture10.

  • 11 Dans sa longue étude diachronique de l’évaluation à l’Amercican Journal of Sociology – qui occupe (...)

24Comme on peut déjà l’entrapercevoir, la violence symbolique et le caractère autoritaire des décisions que peut prendre un comité de rédaction se heurtent assez souvent à un principe de Realpolitik dicté par les contraintes d’un calendrier de publication, en particulier en regard de la promesse que représente un dossier. De la même façon, les éléments alimentant les rubriques annexes sont plus difficiles à abandonner (ainsi un « document » et son commentaire à la RHSH). Ce serait aussi ignorer que la revue accompagne les textes encore davantage qu’elle n’en refuse, parfois jusqu’à des quatrième ou cinquième versions. L’activité est souvent harassante par la minutie, la capacité d’explicitation et le temps qu’elle demande, de sorte qu’il faut être en mesure d’arbitrer en amont si le pari vaut d’être tenté. Elle permet en revanche souvent d’apporter une réelle plus-value, non seulement à l’article mais à son ou ses auteurs voire à son ou ses évaluateurs, par les bénéfices qu’ils peuvent en retirer11. Ainsi, loin de n’être qu’un geste de censure et d’influence, l’évaluation débouche souvent sur un dialogue et un enrichissement réciproque.

  • 12 Réaliser des statistiques sur un champ qui n’est pas construit institutionnellement et agrège des (...)
  • 13 Le dernier renouvellement (février 2018), massif, a eu pour conséquence non voulue une masculinisa (...)

25Précisons enfin que le comité n’a jamais pris en compte dans un sens quelconque le statut social ou réputationnel des auteurs, mais qu’il a été en revanche attentif à la jeunesse ou à l’âge avancé de ses contributeurs potentiels. Les sommaires des derniers numéros sont presque parfaitement paritaires entre femmes et hommes, tandis que presque deux textes refusés sur trois avaient été écrits par des hommes. Il n’y a là aucune politique délibérée mais le reflet de soumissions spontanées très majoritairement masculines qui sont partiellement le reflet d’un sex-ratio que nous dirions intuitivement12 déséquilibré. Il en résulte que la question de la parité est un enjeu important dans la composition du comité13.

Le comité de rédaction : une instance démocratique ?

  • 14 Notre expérience d’autres comités de rédaction nous en avait donné la connaissance préalable. Par (...)

26La dernière dimension politique que nous souhaiterions développer est relative au recrutement, à la composition et au fonctionnement du comité de rédaction. Au modèle héroïque des revues d’un individu (ou d’une petite équipe), le format revue à comité de lecture oppose en théorie un fonctionnement plus démocratique et plus réglé, même s’il faut se garder de tout irénisme, notamment parce que les rapports qu’une direction entretient avec son « parlement » connaissent dans les faits d’importantes fluctuations. Elles tiennent entre autres à l’absence de format standard de gouvernance, à l’histoire du périodique, au charisme, à l’autorité intellectuelle et à la réussite de l’exécutif, à son écoute et à sa volonté démocratique. L’activité éditoriale étant extrêmement prenante, les membres d’un comité ont par ailleurs tendance à déléguer facilement initiatives et décisions dans de vastes compartiments de l’action au quotidien d’une rédaction. En outre, malgré leur effort de transparence, les dirigeants sont les seuls à disposer d’une vision synoptique de l’activité de la revue. Quand certains ou certaines y verraient un appréciable avantage positionnel, on devrait plutôt diagnostiquer une source potentielle de désinvestissement par aliénation. Un comité très au fait de ce qui se passe est plus à même de s’approprier la revue et de la porter collectivement. C’est ce qui nous a conduits à mutualiser dans des fichiers en ligne l’intégralité des dossiers, textes, avis, décisions et archives de la RHSH. C’est aussi pourquoi nous avons doublé le nombre annuel de réunions (de deux à quatre) et instauré des comptes rendus systématiques et très détaillés de ces dernières. Il s’agissait de mobiliser autant que possible les collègues, en escomptant que le caractère animé et riche des discussions fonctionnerait comme un ressort d’attractivité14. Restait à s’assurer un casting qui, bien que coopté, reposerait sur des débats.

  • 15 Le taux de féminisation était de 23,5 % en 2016, il est passé à 17,6 % en 2018. Nous avons cependa (...)

27La façon dont les membres du comité d’une revue comme la RHSH sont recrutés influe fortement sur l’autonomie du collectif. Le souci du caractère pluridisciplinaire de l’équipe est présent depuis 1999 mais est devenu récemment un réquisit primordial : historiens de la géographie, de l’histoire, de l’économie, du droit, de la sociologie, de la psychologie, de l’anthropologie, des études orientales se côtoient. Ce n’est du reste pas le seul critère de diversité retenu pour les cooptations : la période de travail, les thématiques, les aires linguistico-culturelles sont d’autres facteurs pris en compte. Il découle de cet effort de diversité qu’aucun individu ne peut avoir une maîtrise synoptique des compétences à solliciter et que le comité en place doit souvent s’appuyer à la fois sur la somme de différences qui le constitue et sur une expérience préalable de la fiabilité et des exigences de lecture des nouvelles recrues (lesquelles ne sont pas égales, tant s’en faut). Le dernier renouvellement (février 2018), massif, a ainsi fortement mis l’accent sur la finesse de lecture et le sérieux de lecteurs et lectrices connu-e-s au préalable. Les partants volontaires étant surtout des femmes, la balance des départs et des arrivées a eu pour conséquence non voulue une masculinisation du collectif, déjà assez peu paritaire15. Nous avons à cœur d’opérer des corrections à l’avenir. Il faudra pour ce faire aller contre le masculinisme structurel du champ. L’ensemble des critères présidant à la composition de la revue limite néanmoins le risque qu’un club préconstitué ne façonne le comité à sa main. Mais les affinités développées dans le côtoiement et le travail ont créé une solidarité a posteriori.

28Outre l’effort de glasnost’ (au sens strict de publicisation extensive) précédemment exposé, le caractère démocratique d’un comité réside dans sa capacité à susciter le débat sur un maximum de décisions, et non seulement sur celles qui sont relatives à l’attribution et à la validation des textes soumis. Le principal facteur limitatif a longtemps résidé dans la difficulté à mobiliser suffisamment de lecteurs fiables : un tiers des avis émis depuis 2015 l’ont été par les deux directeurs de la revue. La situation est heureusement en train de changer.

 

29De l’extérieur, on peut avoir l’impression qu’une revue est un avion dirigé d’une main de fer par un pilote qui en maîtrise tous les paramètres et impose toutes ses décisions à l’équipage… pour la sécurité des passagers. Notre expérience de la direction de la Revue d’histoire des sciences humaines est tout autre : tout au plus un planeur entouré d’avions à réaction disciplinaires, sujet aux moindres fluctuations météorologiques. Bref, faire exister une histoire transdisciplinaire des sciences humaines et sociales est une belle aventure, mais elle implique de composer avec des contraintes de tous ordres.

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Bibliographie

Abbott Andrew, 1999, Department & Discipline : Chicago Sociology at One Hundred, Chicago, University of Chicago Press.

Blanckaert Claude, 2006, « L’histoire des sciences de l’homme, une culture au présent » [en ligne], La revue pour l’histoire du CNRS, no 15, [http://journals.openedition.org/histoire-cnrs/529], consulté le 2 juillet 2018.

« Éditorial », Revue d’histoire des sciences humaines, vol. 1, no 1, 1999, p. 3.

Feuerhahn Wolf et Orain Olivier, 2015, « Éditorial », Revue d’histoire des sciences humaines, no 26, p. 5-6.

Gingras Yves, 2018, Histoire des sciences, Paris, Presses universitaires de France.

Jacob Christian éd., 2007, Lieux de savoir, t. 1, Espaces et communautés, Paris, Albin Michel.

— 2011, Lieux de savoir, t. 2, Les mains de l’intellect, Paris, Albin Michel.

Leon Jacqueline, Colombat Bernard et Lazcano Élisabeth, 2015, « Histoire de la Société d’histoire et d’épistémologie des sciences du langage (SHESL) », Histoire de la recherche contemporaine, vol. 4, no 2, p. 186-194.

Pestre Dominique éd., 2015, Histoire des sciences et des savoirs, Paris, Le Seuil.

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Notes

1 Même si dans nombre de ces domaines, le livre reste le type de publication le plus valorisé par les acteurs, la pression des normes internationales incite à davantage publier dans des revues.

2 La revue est publiée depuis 2015 par les éditions de la Sorbonne, qui l’ont sauvée d’une disparition annoncée après des années sans éditeur, ce dont nous leur sommes infiniment reconnaissants. Elle doit énormément aussi à Céline Barthonnat, qui, après s’être occupée de la revue au sein de cette maison, est devenue son « éditrice » (l’expression désormais consacrée pour désigner les personnes qui cumulent les fonctions de secrétaire de rédaction et d’édition), une fois recrutée par le CNRS.

3 Cependant il faut préciser que cette extension du champ de l’histoire des sciences à des pratiques autrefois rejetées hors des objets dignes d’attention est loin de faire l’unanimité dans la communauté. Beaucoup tiennent encore à affirmer que seul ce qu’ils se représentent comme les sciences est digne d’attention.

4 Nous en voulons pour preuve le « Que sais-je ? » Histoire des sciences récemment paru, qui ne justifie même pas l’absence de prise en considération des sciences humaines et sociales (Gingras, 2018).

5 Récemment (2016) une revue intitulée History of Humanities a été fondée aux Pays-Bas. Tout en ignorant les travaux existant avant elle, cette revue entérine, dès l’introduction à son premier numéro, le découpage anglo-saxon entre Humanities et Social sciences. Cette question du choix des intitulés s’est aussi posée en France. La SFHSH a choisi l’expression très intégratrice de sciences de l’homme ; la revue a opté pour celle, plus contemporaine, de sciences humaines. Dans ce dernier cas, l’idée des historiens de la sociologie qui en étaient les fondateurs n’était nullement d’opposer sciences humaines et sciences sociales. L’histoire de la sociologie, de l’économie ou de la géographie a toujours occupé une place importante dans ses pages.

6 Un exemple significatif serait le déboulonnage de la figure de Paul Vidal de la Blache par une partie des géographes contestataires des années 1970 (en particulier Roger Brunet, Jacques Lévy, Yves Lacoste). Il s’agissait, en renversant le totem du grand homme des générations installées, d’atteindre ces dernières dans un contexte de fortes tensions politico-syndicales. Il a suscité en retour des ripostes mémorielles différées : thèse de troisième cycle de Vincent Berdoulay sur La formation de l’école française de géographie (1981), ouvrages de Paul Claval, André-Louis Sanguin, etc.

7 « Ces histoires sont précisément encore trop strictement disciplinaires » (« Éditorial », 1999, p. 3).

8 Les numéros 27 (« Anthropologie et matérialités de la race ») et 28 (« Les sciences du psychisme et l’animal ») font exception : ces dossiers étaient hérités de la direction précédente.

9 Voir à ce propos l’éditorial que nous avons rédigé à l’occasion de la reparution de la revue (Feuerhahn et Orain, 2015).

10 Il est particulièrement délicat de refuser un texte quand son auteur a été sollicité dans l’urgence pour pallier une lacune dans un dossier en préparation.

11 Dans sa longue étude diachronique de l’évaluation à l’Amercican Journal of Sociology – qui occupe les chapitres 3 à 6 de Department & Discipline. Chicago Sociology at One Hundred (1999) –, Andrew Abbott exprime de grands doutes à l’égard de la fonction en quelque sorte éducative de l’évaluation. Nous aurions tendance à faire valoir une expérience divergente, en particulier dans l’accompagnement de jeunes chercheurs en train d’élaborer un faisceau d’analyses.

12 Réaliser des statistiques sur un champ qui n’est pas construit institutionnellement et agrège des spécialités disciplinaires très diverses est une opération complexe.

13 Le dernier renouvellement (février 2018), massif, a eu pour conséquence non voulue une masculinisation d’un collectif jusque-là plus paritaire, les partants volontaires étant surtout des femmes. Nous avons à cœur d’opérer des corrections à l’avenir. Il faudra pour ce faire aller contre le masculinisme structurel du champ.

14 Notre expérience d’autres comités de rédaction nous en avait donné la connaissance préalable. Par exemple, les membres du comité de rédaction de L’espace géographique ont souvent dit à l’un des auteurs de ces lignes leur enthousiasme à venir écouter les discussions qui ont lieu lors des réunions bimestrielles de ladite revue, source de motivation pour elles et eux.

15 Le taux de féminisation était de 23,5 % en 2016, il est passé à 17,6 % en 2018. Nous avons cependant réduit l’impact du renouvellement en demandant à des collègues hommes qui étaient absents de rejoindre un comité de lecture créé pour répondre à une injonction normative de l’InSHS.

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Pour citer cet article

Référence papier

Wolf Feuerhahn et Olivier Orain, « La revue : un lieu de contestation ? »Tracés. Revue de Sciences humaines, #18 | 2018, 35-47.

Référence électronique

Wolf Feuerhahn et Olivier Orain, « La revue : un lieu de contestation ? »Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], #18 | 2018, mis en ligne le 20 mai 2019, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/traces/8866 ; DOI : https://doi.org/10.4000/traces.8866

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Auteurs

Wolf Feuerhahn

CNRS, Centre Alexandre Koyré, UMR 8560

Olivier Orain

CNRS, équipe EHGO, UMR 8504 Géographie-cités

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Droits d’auteur

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