L’anthropologue britannique Edward Evan Evans-Pritchard avec un groupe de garçons zande, au Soudan vers 1927-1930
Auteur non identifié
En anatomie humaine, le siège désigne deux masses charnues et musculeuses, situées en dessous de la crête iliaque, essentielles à la station assise chez les humains et la plupart des primates. Techniquement, un siège est un objet conçu pour s’asseoir : composé d’une simple assise et d’un ou de plusieurs pieds, c’est un tabouret ; doté d’un dossier, il devient une chaise ; avec des accotoirs, un fauteuil ; équipé de deux barres latérales, il donne la chaise à porteurs, la civière ou le palanquin. La multiplicité de ses variations formelles renseigne sur la centralité de la fonction que cet artefact occupe dans certaines sociétés. De la façon de s’asseoir, Marcel Mauss écrivait d’ailleurs qu’elle est fondamentale et constitue un trait de civilisation : « Vous pouvez distinguer l’humanité accroupie et l’humanité assise. Et, dans celle-ci, distinguer les gens à bancs et les gens sans bancs et estrades ; les gens à sièges et les gens sans sièges » (2002 : 16).
1Quand les gens à sièges rencontrent des gens sans sièges, l’artefact objective la différence. L’examen des premiers fonds photographiques rapportés de Mélanésie frappe ainsi par le fait que, lorsque des chaises figurent sur les clichés, elles sont généralement occupées par des missionnaires et des représentants de l’administration coloniale. Les dignitaires mélanésiens, gens du commun, hommes, femmes et enfants sont, quant à eux, assis par terre, ou sur des nattes, des paquets de feuilles, ou bien se tiennent debout. Ainsi, ce qui compte n’est pas tant d’être assis que de siéger. On parle d’ailleurs de siège présidentiel, de siège de conseiller, de député, de siège à la Chambre, au Conseil, au Parlement, au Sénat, de siège royal ; de siège abbatial, pontifical, présidial. On peut siéger à vie, comme un roi, ou de manière temporaire et l’on est alors assis sur un siège éjectable. À l’église, à l’école, au tribunal, on est assis mais on se lève pour témoigner son respect à la parole sainte, au maître, au juge. Cristallisation radicale de l’exercice de l’autorité d’un groupe humain sur un autre, la chaise électrique demeure le moyen par lequel peuvent être exécutés des condamnés à mort dans neuf États d’Amérique du Nord.
2Le 1er octobre 2015, à Paris, une trentaine de personnes entrent dans une agence de la BNP Paribas. Ils se saisissent de douze sièges et les embarquent dans une camionnette, malgré les protestations du directeur de la banque et sa tentative d’abaisser le rideau métallique. Les semaines suivantes, l’action se répète en Espagne, en France, en Belgique et en Suisse. Le 6 décembre, cent quatre-vingt-seize chaises confisquées sont rassemblées lors du Sommet Citoyen pour le Climat organisé à Montreuil. Elles représentent chacune des parties présentes à la 21e conférence de l’Organisation des Nations unies sur le climat (COP21), réunies en même temps et à quelques kilomètres de là pour négocier un accord international portant sur la réduction des gaz à effet de serre. Deux mois plus tard, le 8 février 2016, les chaises sont restituées à Paris, à proximité du Palais de Justice où s’ouvre le procès de Jérôme Cahuzac, ex-ministre français délégué au Budget poursuivi pour fraude fiscale.
3Initié par le mouvement altermondialiste international Bisi!, ce mode opératoire contestataire a été imaginé pour faire le lien entre le coût estimé d’une politique européenne écologiquement responsable et celui de l’évasion fiscale. Pratiquée par les grandes entreprises, et en particulier par les banques, celle-ci pèse annuellement sur les budgets publics européens à hauteur de 1 000 milliards d’euros : largement assez, aux yeux des « Faucheurs de chaises », pour amorcer une transition écologique et sociale de grande envergure.
4Ce geste s’inscrit dans une longue histoire de chaises récalcitrantes, détournées pour contester l’autorité dont elles sont un attribut : à partir du xviiie siècle, sitôt entrées dans les foyers modestes, les chaises en ressortent régulièrement pour être renversées sur les barricades à chaque révolte populaire. En 1955, la condamnation de Rosa Parks qui refusait de céder son siège à un Blanc dans un bus de l’Alabama déclencha un mouvement de protestation massif qui conduira à l’abolition des règles ségrégationnistes dans les transports publics américains. Depuis 2008, elles sont régulièrement entassées par centaines dans les halls des universités françaises pour résister aux réformes budgétaires de l’enseignement supérieur et de la recherche.
5Sous leur apparence ordinaire et fonctionnelle, les chaises matérialisent des formes d’autorité diverses. Les confisquer constitue une technique d’insubordination matériellement simple, physiquement efficace et idéologiquement stimulante : elle rappelle en effet qu’en bien des domaines, des alternatives existent. Faute de chaises, on peut toujours s’asseoir sur ses talons.