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Quelques réflexions sur la connaissance des reliefs et processus alpins chez les Romains

Delphine Acolat
p. 75-84
Traduction(s) :
Comments on what the Romans knew about Alpine Landforms and Processes [en]

Résumés

Le vocabulaire géographique spécifique au relief montagnard n’existe pas ou peu dans l’Antiquité. Les Romains connaissaient-ils pour autant les glaciers, les crevasses, les avalanches, les éboulements de rochers, les érosions torrentielles saisonnières ? Savaient-ils chiffrer la hauteur des Alpes ? Si les auteurs grecs et latins du monde romain décrivent un processus ou un danger géomorphologique alpin, c’est surtout pour ses conséquences sur le voyageur, dans la perspective utilitaire du passage.

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Texte intégral

1Au détour d’une péripétie militaire chez les historiens (Tite Live (Ier s. avant J.-C.), Quinte-Curce, Tacite (Ier s. apr. J.-C.), Ammien Marcellin (IVe s. apr. J.-C.)), et les poètes (Silius Italicus) ou d’une description géographique chez les encyclopédistes et chorographes comme Strabon, Pline l’Ancien, Pomponius Méla, Sénèque (Ier s. apr. J.-C.), les auteurs du monde romain ont pu faire un tableau ponctuel de certains éléments et phénomènes géomorphologiques propres aux hautes montagnes. Mais ont-ils pour autant cherché à les décrire avec des termes spécifiques au domaine montagnard, à les analyser et à comprendre leurs causes et leur processus exact de formation ou de déclenchement ? À travers leurs descriptions des réalités alpines et des phénomènes observés, il n’est pas toujours évident pour nous, aujourd’hui, de définir ce que désignait leur vocabulaire, latin ou grec, resté très générique dans l’Antiquité, et donc d’estimer la part de connaissance et de méconnaissance géographique, ainsi que la valeur de leurs efforts de réflexion méthodique face à un paysage méconnu.

Les Romains connaissaient-ils les glaciers et les crevasses ?

  • 1  Q.C., V, 6, 12 : « locorumque squalor et solitudines inuiae fatigatum militem terrebant, humanarum (...)
  • 2  Le mot « glacier » avec sa définition n’apparaît qu’au XVIIIe siècle ; la première description pré (...)
  • 3  Q.C., V, 5, 1.

2La désolation du paysage, ces solitudes inaccessibles épouvantaient le soldat fatigué, qui croyait voir l’extrémité du monde. Partout où, dans leur stupeur, ils portaient leurs regards, c’était le désert, sans la moindre trace de civilisation1. Quinte-Curce décrit très bien l’étage glaciaire alpin comme un paysage « désolé » de « désert », un lieu angoissant et répulsif parce que toute vie y est impossible. Ce type de paysage se situe à la hauteur des neiges éternelles, c’est-à-dire à une haute altitude. L’auteur insiste à juste titre sur l’aspect de bout du monde de la haute montagne. Il n’y a que la neige et le rocher. Si les auteurs du monde romain évoquent des étendues glacées, on peut se demander s’ils connaissaient les glaciers et les risques liés : les crevasses. Dans les Alpes, les glaciers sont nombreux, et les itinéraires romains les plus usuels pour traverser les Alpes de la Bretagne romaine et des provinces de Gaule vers l’Italie avaient justement pour cadre des environnements glaciaires avec des séracs et des moraines remarquables (notamment le Grand Saint-Bernard ou le col du Brenner). Pourtant, il n’existe pas de terme spécifique pour les désigner2. Cela pose donc un problème d’interprétation de certains textes dans le contexte de l’étage glaciaire alpin, où les auteurs évoquent de saisissants « pièges de terrain » (locorum fraude3).

  • 4  Plut. Vie de Marius, 24. L’édition des Belles Lettres traduit : « des monceaux de glace et de neig (...)
  • 5  Sil. It., La Guerre Punique, III, 520-521 : « (…) Haurit hiatu/nix resoluta uiros (…) ».
  • 6  Je considère ici que la traduction faite par F. Galletier, dans l’édition des Belles Lettres, évit (...)
  • 7  Sil. It., XV, 10, 4 :  (…) lacunas pruinarum congerie latebrosas (…) « des crevasses dissimulées p (...)

3En grec, on trouve une expression équivoque4chez Plutarque à propos de la traversée des Alpes par les Cimbres : pagôn kai chionos batheias. L’idée concrète de profondeur, de creux, voire d’épaisseur, est ici capitale dans un contexte de haute montagne et évoque tout à fait les glaciers alpins. En latin, deux mots différents qui signifient « fentes » ou « cavités » existent dans le contexte montagnard. L’un, hiatus, apparaît chez Silius Italicus, avec ce qu’on peut assimiler facilement à l’écroulement d’un pont de neige : La neige s’effrite, ouvrant une crevasse qui engloutit les hommes5. Le second, lacuna, se trouve chez Ammien Marcellin, qui insiste sur le danger de ce qu’il représente comme un trou « caché par l’accumulation des neiges »6, ce qui correspond justement à la réalité physique de la crevasse7.

  • 8  Q.C., V, 5, 1 : praealtae praecipitesque fossae, « des fosses très profondes et très raides ». Not (...)
  • 9  Q.C., V, 4, 18 : quippe uelut in foueas delati hauriebantur et, cum a commilitonibus adleuarentur, (...)

4Deux autres exemples en contexte de haute montagne ressemblent étrangement à la réalité physique de la crevasse ; on les trouve chez Quinte-Curce, avec une périphrase qui désigne une « sorte de fosse », avec les mots uelut fouea et fossa8. Ces « fosses » sont très profondes et insidieuses, donc dangereuses ; le sauvetage de ceux qui y tombent est très difficile d’après Quinte-Curce, ce qui est vrai dans le cas précis des crevasses dont les parois et les bords risquent toujours de céder sous le poids des hommes ou de les faire glisser à l’intérieur : Ils enfonçaient dans des sortes de fosses qui les engloutissaient, et, quand leurs compagnons s’efforçaient de les en tirer, ils entraînaient leurs sauveteurs plutôt qu’ils ne venaient à eux9.

  • 10  Je m’écarte délibérément de la traduction de l’édition des Belles Lettres par F. Galletier qui est (...)
  • 11  Amm., XV, 10, 5 : Patulae ualles per spatia plana glacie perfidae uorant non nunquam transeuntes : (...)
  • 12  Les dangers de la montagne font partie des  lieux communs, directement liés à la description péjor (...)

5Ammien Marcellin présente une autre citation troublante, où il me semble discerner10, la description d’un glacier « plat » dans les « Alpes Gauloises » avec des crevasses qui, dit-il, « engloutissent » les voyageurs « par leur glace perfide »11. Dans ce contexte de danger12 et de glace, il semble que nous ne puissons pas avoir affaire à des « vallées » au sens général et moderne du terme. Vallis peut être traduit par « trou » ou « creux », et les adjectifs patulae et perfida donnent tout à fait l’image du piège qu’est une crevasse dissimulée par un pont de neige ou dont les lèvres de glace s’effondrent sous le poids d’un homme.

  • 13  Amm., XV, 10, 5 : Ob quae locorum callidi eminentes ligneos stilos per cautiora loca defigunt, ut (...)

6Comme on le voit, le contexte de présentation de ces « trous » ou de ces « creux » perfides est celui du danger, qui reste prépondérant dans les descriptions de ce milieu glacé. Dans cette perspective utilitaire et prophylactique typiquement romaine, qui justifie à elle seule la citation de ces caractéristiques de la haute montagne, Ammien Marcellin note une pratique alpine pour sécuriser la marche hivernale dans les voies enneigées et éviter les chutes dans les crevasses ou dans les précipices : C’est pour cette raison que les gens qui connaissent bien le pays enfoncent aux endroits les plus sûrs des pieux de bois dressés, afin que leur ligne continue guide le voyageur sans dommage. Si ces pieux disparaissent sous les neiges ou s’ils sont renversés par les ruisseaux qui coulent de la montagne, il est difficile de passer par les sentiers, même avec des indigènes pour vous montrer le chemin13. Nous voyons ici l’association d’un moyen technique sur le terrain (une sorte de balisage) et du recours à des guides indigènes.

Les avalanches et les éboulements

  • 14  Tac., Histoires, IV, 22, 4, compare d’ailleurs la chute des ennemis des Romains délogés par la for (...)
  • 15  Sil., III, 521-522 : …) altoque e culmine praeceps/humenti turmas operit delapsa ruina.
  • 16  Sil., I, 370-373 : (…) Alpibus altis/aeriae rupes, scopulorum mole reuulsa,/haud aliter scindunt r (...)

7L’avalanche et l’éboulement sont deux processus qui caractérisent les versants très pentus. À chaque fois, le phénomène est caractérisé par la chute brutale depuis les sommets surplombants ; l’idée, commune aux deux phénomènes, de l’écroulement violent et du désastre explique le choix du mot ruina14en latin. Silius Italicus a bien fait la différence entre un éboulement de rochers et une avalanche. L’avalanche est évidemment une coulée de neige, identifiable grâce à la notation sur l’humidité : Et l’avalanche qui dévale depuis le sommet recouvre de ses éboulements humides les escadrons15et l’éboulement est bien défini et décrit comme un pan de montagne qui s’effondre avec des blocs qui dévalent : Sur les sommets des Alpes, lorsque bascule un grand pan de roches, les blocs tombent de haut, déchirent à grand fracas le flanc de la montagne16.

  • 17  Sil., III, 540 : importuna locorum.
  • 18  Live, XXI, 36, 2-3 : Natura locus iam ante praeceps recenti lapsu terrae in pedum mille admodum al (...)
  • 19  Live, XXI, 36, 1 : « rochers en à-pic ».

8La description du phénomène est excellente : le participe passé reuulsa évoque l’arrachement de la roche, puis le verbe conjugué, scindunt reprend l’idée d’arrachement et ajoute celle de la coupure dans la montagne. Silius Italicus insiste surtout, avec le bruit, sur l’aspect horrifique et dangereux de ces phénomènes, sortes de catastrophes naturelles contre lesquelles l’homme est impuissant, et qui créent des « obstacles »17à son passage. Tite-Live, quant à lui, ne s’intéresse pas tant au phénomène qu’à ses conséquences. Il parle plutôt d’un « glissement de terrain » (lapsus terrae), terme plus générique, mais il s’agit bien ici d’un éboulement de roches. Il indique avec beaucoup de justesse la configuration du terrain (la pente raide) favorable à ce phénomène : Déjà naturellement en pente très raide auparavant, le terrain était, à la suite d’un éboulement récent, devenu abrupt sur une profondeur de mille pieds au moins. (…) On annonce <à Hannibal> qu’un pan rocheux interdisait d’aller plus loin18. La conséquence de la chute de blocs est clairement indiquée : le rocher est devenu plus escarpé (Tite-Live parle aussi à ce propos de recta saxa19) et un bloc tombé de 265 m de hauteur (ce qui est absolument énorme et sans doute hyperbolique) fait obstacle au passage.

  • 20  Str., IV, 6, 6  : « Il est impossible de parer à ces énormes plaques de glace qui descendent des h (...)

9On peut donc constater avec ces exemples que les auteurs de la période romaine ont observé ces phénomènes ponctuellement, mais qu’ils n’ont pas cherché à comprendre leurs causes et leur processus exact de déclenchement. Il ne reste alors qu’une description du phénomène lui-même et éventuellement de ses conséquences. Seul Strabon a décrit avec une précision étonnante un processus qui correspond fort à l’avalanche, et peut-être même à ce qu’on appelle aujourd’hui scientifiquement l’avalanche par plaques à vent20. Après avoir décrit le processus même de « glissement », Strabon distingue ici nettement les étapes de la formation de ces « plaques de neige durcie », (durcissement qui le conduit à parler de « glace »), mais c’est bien d’une accumulation de couches de neiges successives dont il s’agit. Or la formation de cette accumulation de neige durcie et le détachement des plaques du dessus par rapport aux plaques du dessous correspondent exactement au processus de l’avalanche. La description faite par Strabon a une précision quasi scientifique, puisque nous avons les constituants du phénomène, leur évolution structurale, les étapes du processus et les deux possibilités d’évolution (stabilité puis fonte, ou avalanche). L’écrivain insiste encore ici sur l’aspect dangereux du phénomène, puisque, dit-il, « on ne peut le parer », et sur son ampleur puisqu’il peut « engloutir des convois tout entiers ».

Les crues saisonnières et l’érosion torrentielle

10Les sources littéraires connaissent et décrivent la violence des précipitations, le froid, le gel et les chutes de neige qui sont des spécificités montagnardes. Il s’ensuit logiquement la connaissance de leurs conséquences directes sur l’écoulement des eaux en montagne. Le torrent est par définition un cours d’eau irrégulier, et le mot torrens existe en latin, évoquant l’impétuosité. Il charrie des eaux qui peuvent devenir « sauvages » à cause des orages, des pluies saisonnières et de la fonte des neiges, qui perturbe la régularité du débit de l’eau. Aujourd’hui, on parle de rétention nivale pour le déficit de débit des cours d’eau pendant la saison froide, car les précipitations qui tombent sous forme de neige au lieu de tomber sous forme de pluie n’alimentent pas tout de suite les cours d’eau, mais s’accumulent.

  • 21  Str., V, 1, 5 : « <Le Pô> est un très grand fleuve et les chutes de pluie et de neige le remplissent fréq</Le> (...)
  • 22  Str., XV, 1, 17 : « <Aristobule dit que> les montagnes ont de la neige pendant l’hiver, et au début du printemps, les </Aristobule> (...)
  • 23  Str., IV, 1, 12.
  • 24  Pline, III, 117-119.

11L’évolution du débit selon les précipitations en montagne est un phénomène qu’ont constaté les auteurs antiques. Strabon, par exemple, dit du Pô qu’il est périodiquement « rempli », c’est-à-dire alimenté, par les pluies et les neiges21. Il met donc le lecteur en garde contre les conséquences en plaine des crues torrentielles en montagne et précise les données du phénomène ainsi que la période critique où les pluies de printemps s’ajoutent à la fonte des neiges, en s’appuyant sur le témoignage de sa source, Aristobule, qui aurait assisté à ces crues dans le Paropamisus, en Inde22. Les crues torrentielles ne sont pas spécifiques à la région de l’Inde, où on pourrait penser au phénomène local de la mousson. Strabon explique que les dégats commis par l’eau ont pour cause les écoulements torrentiels en provenance des Alpes, qui durent parfois jusqu’en été à la suite de la fonte des neiges23. En grec, le substantif cheimarroi qui signifie « écoulement torrentiel » est la preuve même de l’explication du processus par les Anciens : il est issu d’un adjectif qui a pour sens exact « grossi ou formé par des pluies d’orage ou d’hiver » : cheimarroos. Cet adjectif est formé du verbe « couler » (reô) et du substantif cheima, qui implique l’idée de mauvais temps orageux ou de saison froide. Il peut signifier plus généralement « torrent », avec une connotation de violence et de gonflement du cours. Pline l’Ancien, pour ce même Pô grossi à la fonte des neiges, utilise lui aussi l’idée du cours torrentueux avec l’adjectif latin au comparatif : torrentior24. Les auteurs ont donc tout à fait bien établi le rapport entre les pluies saisonnières, la fonte des neiges et l’accroissement du débit des torrents, ce qui est la marque d’une observation attentive des cours d’eau montagnards à différentes périodes de l’année.

  • 25  Str., XI, 3, 4.
  • 26  Q.C. , V, 4, 23 : « Un gouffre énorme, creusé par la ruée des torrents ».

12Pendant les crues des torrents, les pluies ruissellent, se concentrent rapidement et ravinent les versants. Elles accentuent en effet la force et la vitesse naturelles des torrents, dues à la pente. Ce processus d’érosion des versants a été observé avec justesse au moment des pluies violentes. Un autre mot grec qui peut être traduit par « torrent » illustre cette réalité : charadra est d’abord la ravine creusée par le cours d’eau. Il a été formé de nombreux mots à partir de ce nom, qui sont tous liés au processus d’érosion (littéralement de « sillonnement » ou de « creusement ») de la montagne par le torrent. Un cours d’eau qui a des caractéristiques de torrent « creuse son lit en ravin » : c’est un potamos charadrôdès25. En latin, Quinte-Curce parle lui-aussi de « creusement » d’un « gouffre » par le cours rapide et violent des torrents : ingens uorago, concursu cauata torrentium26.

  • 27  Sén., Questions Naturelles, III, 27, 7 : deuolutus torrens altissimis montibus rapit siluas male h (...)
  • 28  Sén., QN, III, 27, 9 : Danuuius iuga ipsa sollicitat ferens secum madefacta montium latera rupesqu (...)
  • 29  On parle aujourd’hui de « charge ».

13En plus d’une érosion sous forme de creusement, les Romains citent l’érosion sous forme d’arrachement par l’eau de la végétation et de débris de roche sur les versants des montagnes. L’eau qui descend ainsi, chargée de lourds débris (arbres, pans de roche), n’en acquiert que plus de force. Sénèque décrit les crues en détaillant les ravages qu’un torrent peut faire sur les versants et l’ampleur de sa force de transport des débris arrachés à la montagne, quand l’eau de la fonte des neiges s’ajoute à de fortes pluies27, emportant dans son courant leurs versants délavés, des rocs arrachés de leurs flancs28. On a bien ici la notion de débris qui sont arrachés (rapit, disiectas) et transportés (ferens secum) par la force des eaux (deuolutus, rotat29). Sénèque utilise un vocabulaire précis et adapté à ce phénomène d’érosion, surtout pour déterminer l’action destructrice des eaux.

  • 30  Sil., III, 469sq :(…) Namque Alpibus ortus,/ auulsas ornos et adesi fragmina montis/ cum sonitu uo (...)

14On peut donc parler d’effort d’analyse et d’observation assez fine des éléments de ce processus de charge hydraulique lié à la pente. Enfin, c’est Silius Italicus qui décrit le plus explicitement le phénomène d’érosion des versants de la montagne par un torrent, non plus en qualifiant l’érosion d’« arrachage », mais, avec plus de finesse, de « rongement » de la montagne par l’eau : [La Durance], née des Alpes, entraîne à grand fracas les ornes qu’elle arrache et les débris des monts dont elle ronge les flancs, déferle en flots mugissants (…)30. On trouve ici, pour la Durance, tous les éléments spécifiques du torrent que nous avons étudiés : remous et chutes d’eau (uoluens, spumanti uertice), bruit de grondement (sonitu, latrantibus undis, qui évoque presque un « aboiement »), irrégularité du cours (translato cursu), crue saisonnière (imbre fuso), arbres arrachés (auulsas ornos), mais surtout l’idée de montagne « rongée » (adesi montis) et de « débris » transportés par l’eau (fragmina), qui peuvent être de toutes tailles.

15Pourtant, en dépit de la précision de la description et de la justesse de ces remarques sur le cours torrentiel de la Durance, il demeure que l’objectif de l’auteur n’est pas vraiment de faire une analyse scientifique d’un processus et de déterminer des spécificités montagnardes. Tout son développement ne sert qu’à mettre en valeur le danger que représente ce type de cours d’eau et à accentuer la dramatisation de son récit pour le passage des Alpes par Hannibal et son armée. Le phénomène de l’érosion des versants est d’abord vu à travers l’idée de « piège » de la nature (fallacia) vis-à-vis de l’homme, comme c’est le cas avec la mention des réalités physiques de la haute montagne. Nous n’avons pas ici une étude qui ait un pur but géographique avec une méthode appropriée. Toutefois, la qualité de la description dénote une bonne connaissance de ce phénomène montagnard. Les sources antiques se sont donc beaucoup intéressées au parcours et à la forme que prennent les cours d’eau en montagne, parce que ceux-ci modifient les données du paysage. C’est une façon de caractériser le paysage montagnard comme un domaine tourmenté, raviné et agressé par la force de l’eau pourtant indispensable et bénéfique en plaine, et surtout comme un paysage instable et incertain, plein de mauvaises surprises. Pour protéger les routes à flanc de versant des ravages du ruissellement, les ingénieurs romains ont « cassé » la pente naturelle, compensé le dévers en créant des talus dans la partie de la voie en aval, avec les matériaux creusés dans le versant côté amont (Chevallier, 1997).

Estimer plutôt que mesurer : la méconnaissance de l’altitude et la relativité du jugement

  • 31  Pline, III, 117.
  • 32  Pline est né à Côme.

16Le jugement de la hauteur de la montagne (et son estimation) est tout relatif à l’époque romaine, et il s’exerce par rapport à l’environnement immédiat. Dans le cas d’un massif entier, c’est plus difficile. Pline nous offre un bon exemple avec le Mont Viso qu’il dit être « un des sommets les plus élevés de la chaîne des Alpes » : Vesuli montis celsissimum in cacumen Alpium31. Le Mont Viso fait en effet partie du massif des Alpes et l’estimation de sa hauteur est faussée par celle des sommets voisins avec lesquels les Anciens la comparent. Il est considéré à tort comme le plus haut sommet des Alpes par les Anciens, puisqu’il ne fait que 3 841 m d’altitude et que les Alpes culminent à 4 810 m avec le Mont-Blanc. Mais il est mis ainsi en valeur dans la chaîne parce qu’il domine largement, de sa masse pyramidale et caractéristique, les reliefs voisins et surtout la plaine du Pô. Pour l’observateur romain qui se trouve vraisemblablement dans la plaine de Turin32, il semble être, à juste titre, le plus élevé de cette région des Alpes Cottiennes, et par association d’idée trop hâtive, le plus élevé de l’ensemble du massif. Les sommets de plus de 3 800 m d’altitude sont nombreux dans les Alpes, mais les Anciens ne remarquent pas ceux qui ne se détachent pas par rapport à leur environnement immédiat (comme les sommets de plus de 4 000 m du massif du Mont-Blanc et ceux des Alpes suisses). La meilleure preuve de cette indifférence est l’absence de nom propre donné à ces sommets. La remarque sur la grande hauteur du Mont Viso est à cet égard une exception remarquable, puisqu’il lui est ainsi donné un nom spécifique : Vesulus. C’est avant tout une impression visuelle qui la justifie ; elle n’est pas difficile à montrer lorsqu’on observe une photo du Mont Viso et de son environnement depuis la plaine de Turin (voire photo 1).

Photo 1. Le Mont Viso et son environnement depuis la plaine de Turin

Photo 1. Le Mont Viso et son environnement depuis la plaine de Turin

17Le Mont Viso est individualisé et sa hauteur est estimée « très grande » parce qu’il se situe à une extrémité des Alpes du côté italien, et ne se fond pas dans un ensemble de sommets de la même importance ; au contraire, il domine nettement les autres monts de ce secteur ; il est même visible depuis tout le piémont, qui plus est, de très loin.

  • 33  Str., IV, 6, 5 : « On rapporte que la montée de leur hauteur la plus escarpée est de 100 stades et (...)

18L’estimation de la hauteur est donc très floue et fluctuante selon le point de repère subjectif choisi, et dans le meilleur des cas d’effort de chiffrage « scientifique », elle est fondée sur la durée de traversée du massif, et non sur l’altitude. Strabon rapporte une information de Posidonius, qui a traversé le massif par le Montgenèvre. Strabon parle de la hauteur d’un « sommet » des Alpes sur le territoire des Médulles et il donne un chiffre de cent stades (à peu près 18,5 km)33. Ce n’est pas de l’altitude dont il s’agit, mais de la distance parcourue pour monter ou descendre au col du Montgenèvre, qu’il considère comme un sommet, parce que c’est, de fait, le point le plus haut qu’atteignent les Romains en passant de la Gaule à l’Italie. Encore une fois, la tentative de précision chiffrée de la réalité géographique est soumise à un but utilitaire : l’estimation de la facilité du passage.

Conclusion

19Les phénomènes spécifiques à l’altitude et au climat montagnard ont donc intéressé très nettement les Romains, parce qu’ils conditionnaient les possibilités de leur pénétration en montagne, les moments de l’année où le passage n’était plus possible (ou du moins recommandé), et la difficulté des aménagements à y faire, c’est-à-dire l’utilité potentielle de ces espaces aux conditions difficiles. Des critères d’évaluation des risques naturels fondés sur la végétation, le gel, la présence du rocher leur permettent de définir et connaître certains éléments morphologiques typiques des hautes montagnes, dont les Alpes sont alors le paradigme.

20La montagne est un milieu où les actions mécaniques sont agressives et ont des effets étendus. À chaque fois qu’ils ont noté une spécificité, qui manifestait souvent la dureté du milieu montagnard, c’est pour observer une pratique utile chez les montagnards ou trouver un moyen technique pour pallier des dangers, auxquels ils donnent souvent des noms encore assez flous, sans sentir le besoin de créer un vocabulaire précis, adapté et uniquement réservé à la montagne. Malgré certains efforts de précision dans les analyses et descriptions, cela manifeste encore un manque d’intérêt pour la réalité géographique de la montagne, si ce n’est à travers ce qu’elle peut concrètement leur apporter pour son exploitation.

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Notes

1  Q.C., V, 6, 12 : « locorumque squalor et solitudines inuiae fatigatum militem terrebant, humanarum rerum terminos se uidere credentem. Omnia uasta, atque sine ullo humani cultus uestigio attoniti intuebantur ».

2  Le mot « glacier » avec sa définition n’apparaît qu’au XVIIIe siècle ; la première description précise de ces « amas ou fleuves de glaces » distingués comme tels date du XVIe siècle.

3  Q.C., V, 5, 1.

4  Plut. Vie de Marius, 24. L’édition des Belles Lettres traduit : « des monceaux de glace et de neige » mais je trouve que l’idée de profondeur induite par batheias disparaît un peu facilement.

5  Sil. It., La Guerre Punique, III, 520-521 : « (…) Haurit hiatu/nix resoluta uiros (…) ».

6  Je considère ici que la traduction faite par F. Galletier, dans l’édition des Belles Lettres, évite  habilement de poser le problème de la crevasse, en parlant de « ravins dissimulés par des congères ». Le mot lacuna ne signifie pas pourtant « ravin », mais seulement « trou ». Or il y a une nette différence de dimension et de signification entre les deux mots en français. E. Gaffiot suggère même le sens de « crevasse » à propos de ce passage…

7  Sil. It., XV, 10, 4 :  (…) lacunas pruinarum congerie latebrosas (…) « des crevasses dissimulées par l’accumulation des neiges » .

8  Q.C., V, 5, 1 : praealtae praecipitesque fossae, « des fosses très profondes et très raides ». Notons que le terme fossa peut être utilisé dans un contexte montagnard avec un sens tout à fait différent. Il s’en trouve un exemple chez Tacite, qui évoque le projet de Néron de creuser une sorte de canal/tunnel (fossa) à travers les hauteurs qui surplombent la région du lac Averne (Tac., Ann., 15, 42, 2).

9  Q.C., V, 4, 18 : quippe uelut in foueas delati hauriebantur et, cum a commilitonibus adleuarentur, trahebant magis adiuuantes, quam sequebantur.

10  Je m’écarte délibérément de la traduction de l’édition des Belles Lettres par F. Galletier qui est la suivante : « les larges vallées, où en terrain plat la glace ôte toute sécurité, engloutissent parfois les voyageurs ».

11  Amm., XV, 10, 5 : Patulae ualles per spatia plana glacie perfidae uorant non nunquam transeuntes : « Des trous béants, que la glace rend trompeurs, engloutissent parfois ceux qui traversent les espaces plats ».

12  Les dangers de la montagne font partie des  lieux communs, directement liés à la description péjorative de ses caractéristiques physiques et météorologiques.

13  Amm., XV, 10, 5 : Ob quae locorum callidi eminentes ligneos stilos per cautiora loca defigunt, ut eorum series uiatorem ducat innoxium ; qui si niuibus operti latuerint aut montanis defluentibus riuis euersi, calles agrestibus praeuiis difficile peruaduntur.

14  Tac., Histoires, IV, 22, 4, compare d’ailleurs la chute des ennemis des Romains délogés par la force de leur versant à une avalanche ou à un éboulement, avec ce terme ruina : deturbati ruinae modo praecipantur.

15  Sil., III, 521-522 : …) altoque e culmine praeceps/humenti turmas operit delapsa ruina.

16  Sil., I, 370-373 : (…) Alpibus altis/aeriae rupes, scopulorum mole reuulsa,/haud aliter scindunt resonanti fragmine montem.

17  Sil., III, 540 : importuna locorum.

18  Live, XXI, 36, 2-3 : Natura locus iam ante praeceps recenti lapsu terrae in pedum mille admodum altitudinem abruptus erat. (…) Nuntiatur rupem inuiam esse.

19  Live, XXI, 36, 1 : « rochers en à-pic ».

20  Str., IV, 6, 6  : « Il est impossible de parer à ces énormes plaques de glace qui descendent des hauteurs en glissant et sont capables d’emporter et de précipiter dans les abîmes s’ouvrant à côté de la route un convoi tout entier. En effet, de nombreuses plaques <de neige gelée> s’accumulent les unes sur les autres et il en résulte des entassements superposés de neige durcie, où les plaques de dessus ont toujours tendance à se détacher de celles de dessous, avant de fondre sous l’action des rayons du soleil ».

21  Str., V, 1, 5 : « <Le Pô> est un très grand fleuve et les chutes de pluie et de neige le remplissent fréquemment ».

22  Str., XV, 1, 17 : « <Aristobule dit que> les montagnes ont de la neige pendant l’hiver, et au début du printemps, les pluies commencent et même augmentent de plus en plus ; poussées par les vents étésiens, les pluies se répandent sans interruption, de jour comme de nuit, jusqu’au lever l’Arcturus ; alors les rivières, remplies à la fois par les neiges et les fortes pluies, inondent les plaines ».

23  Str., IV, 1, 12.

24  Pline, III, 117-119.

25  Str., XI, 3, 4.

26  Q.C. , V, 4, 23 : « Un gouffre énorme, creusé par la ruée des torrents ».

27  Sén., Questions Naturelles, III, 27, 7 : deuolutus torrens altissimis montibus rapit siluas male haerentes et saxa resolutis remissa compagibus rotat (…) : « Un torrent qui roule impétueusement des hautes montagnes arrache les forêts déjà branlantes, roule des pierres que ne consolide plus aucun lien ».

28  Sén., QN, III, 27, 9 : Danuuius iuga ipsa sollicitat ferens secum madefacta montium latera rupesque disiectas (…).

29  On parle aujourd’hui de « charge ».

30  Sil., III, 469sq :(…) Namque Alpibus ortus,/ auulsas ornos et adesi fragmina montis/ cum sonitu uoluens, fertur latrantibus undis/ ac uada translato mutat fallacia cursu,/ non pediti fidus, patulis non puppibus aequus/ et tunc, imbre recens fuso,correpta sub armis/ corpora multa uirum spumanti uertice torquens « <La Durance>, née des Alpes, entraîne à grand fracas les ornes qu’elle arrache et les débris des monts dont elle ronge les flancs, déferle en flots mugissants, et son cours changeant déplace et rend incertains les passages à gué : il est peu sûr pour le fantassin et impraticable aux larges embarcations ; il venait d’être grossi par les pluies : saisissant avec leurs armes un grand nombre de soldats, il les entraîna dans ses tourbillons écumants… ».

31  Pline, III, 117.

32  Pline est né à Côme.

33  Str., IV, 6, 5 : « On rapporte que la montée de leur hauteur la plus escarpée est de 100 stades et qu’il en faut autant pour redescendre de là jusqu’aux frontières de l’Italie ».

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Table des illustrations

Titre Photo 1. Le Mont Viso et son environnement depuis la plaine de Turin
URL http://journals.openedition.org/rga/docannexe/image/319/img-1.jpg
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Pour citer cet article

Référence papier

Delphine Acolat, « Quelques réflexions sur la connaissance des reliefs et processus alpins chez les Romains »Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine, 95-3 | 2007, 75-84.

Référence électronique

Delphine Acolat, « Quelques réflexions sur la connaissance des reliefs et processus alpins chez les Romains »Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine [En ligne], 95-3 | 2007, mis en ligne le 03 mars 2009, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rga/319 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rga.319

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Auteur

Delphine Acolat

Université de Bretagne Occidentale, Brest.
acolat@gmail.com

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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