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Notes critiques

BOUVE Catherine. L’utopie des crèches françaises au xixe siècle : un pari sur l’enfant pauvre. Essai socio-historique

Berne : Peter Lang, 2010, 294 p.
Marianne Thivend
p. 131-132
Référence(s) :

BOUVE Catherine. L’utopie des crèches françaises au xixe siècle : un pari sur l’enfant pauvre. Essai socio-historique. Berne : Peter Lang, 2010, 294 p.

Texte intégral

1Au cœur d’une société qui s’industrialise, s’urbanise et appelle désormais plus massivement les femmes issues des classes populaires à travailler hors de leur domicile familial, se pose de manière aiguë le problème de la garde du tout jeune enfant, de 0 à 2 ans. En parallèle aux solutions traditionnelles comme la mise en nourrice à la campagne, les garderies collectives ou le recours aux grands-mères, les « crèches » proposent dès 1844 à Paris un autre mode de garde des tout jeunes enfants. Organisées de manière collective avec un personnel dédié, les crèches proposent d’éduquer et non seulement de garder. Développées dans un premier temps de manière très confidentielle et exclusivement dans les grands centres urbains, elles ne prennent réellement leur essor que sous la Troisième République. L’ouvrage de Catherine Bouve s’intéresse justement à cette période peu connue, de 1844 à 1870, durant laquelle s’élabore le projet des crèches, véritable « utopie » éducative, dans la mesure où ce projet rencontre de multiples résistances, dont témoigne le nombre limité de réalisations effectives. L’analyse des tensions qui le traversent est au cœur de cette étude et en fait toute l’originalité. En effet, la crèche se conçoit d’abord comme le premier maillon d’une chaîne visant à éduquer les « petits prolétaires » des villes pour moraliser leurs parents et assurer la paix sociale. Ce projet éducatif est donc conservateur mais, en libérant les mères de la charge de leurs petits, il annonce aussi des transformations de la famille et surtout de la place des femmes dans la société, et se fait ainsi subversif. Étudier le projet des crèches conduit alors l’auteure à poser d’une part le problème de la relation entre parents et institutions : le discours de légitimation des crèches se construit en quelque sorte contre la famille ouvrière, puisque la crèche est porteuse d’un projet éducatif qui ne correspond pas à celui porté par les familles. D’autre part, il permet d’analyser ce projet à travers sa principale contradiction, à savoir celle de l’acceptation du travail des femmes des classes populaires, que suppose la garde collective du tout jeune enfant, contre l’idéal bourgeois martelé tout au long de ce siècle de la « mère éducatrice au foyer ».

2Pour mener sa recherche, l’auteure s’appuie sur un ensemble fort riche de sources publiées, émanant tant des promoteurs de la garde collective du jeune enfant (comme le Bulletin des crèches,organe de la société des crèches publié de 1846 à 1859) que de ses détracteurs. Ces sources sont utilisées pour analyser le projet des crèches en lui-même, à partir des discours chargés de le promouvoir ou de le critiquer, mais également pour approcher la réalité quotidienne des premières crèches, et découvrir ainsi la position de ses acteurs silencieux, à savoir les parents et les « berceuses ».

3La première partie du livre, « Le temps des fondations », replace le projet des crèches au sein de son temps, celui de l’émergence de la question sociale et de l’essor de la philanthropie catholique. La cible des crèches est l’enfant des classes populaires urbaines, victime des très dures conditions de vie de ses parents. L’abandon des petits, la mise en nourrice sont des questions désormais discutées (en ce qu’elles découlent du vice et moins de la pauvreté) et la crèche entend y porter remède. Le projet de Firmin Marbeau, le fondateur et principal promoteur des crèches, se nourrit par ailleurs des réflexions et expérimentations de Rousseau, Fröbel, Oberlin, Owen... qui positionnent l’enfant au cœur de cette nouvelle société que l’on veut différente et plus juste. Le projet de Marbeau se démarque en revanche de ces mouvements par son inscription dans la mouvance catholique sociale de la monarchie de Juillet. L’objectif est de se détacher de la charité traditionnelle et d’organiser une « bienfaisance moderne », celle qui détermine scientifiquement et rationnellement le « bon pauvre » accepté par les crèches : celui issu d’une famille ouvrière honnête, pieuse, reconnaissante vis-à-vis de son bienfaiteur. Marbeau justifie dès 1845 son projet comme participant de la philanthropie socio-économique (une solution à la misère sociale engendrée par l’industrialisation) et d’un utilitarisme démographique (augmenter la population). La religion est ce qui rassemble les deux propositions : les crèches de Marbeau forment un outil de paix sociale, soustrayant les familles pauvres des courants de pensée contestataires et révolutionnaires et les ramenant à plus de religion et de morale. Ce projet de réconciliation sociale peut ainsi séduire les notables philanthropes, ceux-là mêmes à qui Marbeau demande les subsides via la société des crèches fondée en 1847. L’auteure livre ici des pages intéressantes sur les outils de l’institutionnalisation des crèches : le Bulletin des crèches chargé de fédérer les pratiques autour d’un projet commun et la société des crèches, en charge des relations avec les pouvoirs publics et les bienfaiteurs. Le militantisme de Marbeau est fort dynamique, visible à travers la publicité faite dans les journaux ou par la présentation des crèches à l’exposition universelle de Londres en 1851. Enfin la poésie d’Émile Deschamps, publiée dans le même Bulletin, forme un bel exemple, approfondi en fin de chapitre, de poésie prosélyte et militante. Toutefois, à ce stade de l’ouvrage, le lecteur peut regretter l’absence d’une chronologie de la mise en place de l’offre de crèches sur laquelle pourrait s’adosser l’analyse des discours et de leurs enjeux sous-jacents. Les discours ne se construisent-ils pas aussi sur la réalité tout comme ils la modèlent ? On ne comprend alors pas pourquoi les éléments précis sur l’essor des crèches et leur fonctionnement ne sont donnés qu’en fin d’ouvrage.

4La seconde partie du livre s’intéresse aux « temps des controverses » et examine ce que furent le projet éducatif de Marbeau et les polémiques, violentes, qu’il a suscitées. Contre les nourrices « mercenaires » et les parents incapables de prendre soin de l’enfant, la crèche de Marbeau s’appuie dès l’origine sur le discours et le dispositif médical pour construire un programme rationnel d’éducation, développé en trois axes principaux : soin du corps, alimentation, éveil et jeu. Si le souci de l’épanouissement de l’enfant est bien présent, le projet qui le porte paraît en revanche bien éloigné de la réalité quotidienne des crèches. Ainsi en va-t-il de l’allaitement maternel, très encouragé mais butant sur le fait que les ouvrières peuvent difficilement s’échapper de leur travail pour assurer leur « devoir » maternel. Pourtant la crèche se veut un laboratoire des nouvelles pratiques hygiéniques et médicales autour de l’enfant, des techniques de puériculture à diffuser auprès des familles populaires. Les femmes sont chargées de cette diffusion, des mères travailleuses qui confient leur enfant aux « berceuses », mères également, auxiliaires que l’on cherche à professionnaliser. Les femmes deviennent ainsi les pivots de la paix sociale que vise le projet des crèches. Et c’est justement sur cette ambition que la controverse se développe jusqu’au milieu du Second Empire, autour de la question de la mortalité infantile et de l’hygiène, de la religion, mais aussi et surtout autour de la place des femmes dans la société, de la légitimité de leur travail et des nouvelles relations mère/enfant que propose la crèche. Tenir en une seule main travail des femmes du peuple et construction des crèches n’est possible pour Firmin Marbeau qu’en adoptant le seul discours audible alors, celui de la bonne épouse et mère. Accusé d’encourager le travail des femmes et d’éloigner ces dernières, désormais libérées de leur temps et de leur bras, de leur vocation maternelle, Marbeau répond que la crèche renforce plutôt cette vocation, en favorisant l’allaitement par exemple, et qu’elle construit et soutient la famille laborieuse idéale, sans réduire l’autorité du père.

5Mais au terme de l’ouvrage, que sait-on de ces femmes du xixe siècle, au cœur du débat ? Elles ne sont ici présentes qu’à travers le regard des hommes du même siècle, politiques, membres du clergé, médecins. Que disent les féministes, dès les années 1830 et surtout en 1848, sur le travail des femmes et la nécessaire garde du jeune enfant ? Qu’écrivent les historiennes et les historiens sur ces bourgeoises qui font œuvre de charité en s’occupant des crèches, sur ces ouvrières ou indigentes, mères, clientes potentielles des crèches ? La bibliographie sur l’histoire des femmes et du genre mériterait ici d’être étoffée afin d’enrichir l’analyse du bouleversement social radical dont les crèches pouvaient être porteuses. Cette dernière remarque n’enlève rien à la qualité de l’ouvrage, dont l’analyse de cette utopie sociale qui fût à l’origine des premières crèches fera date.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marianne Thivend, « BOUVE Catherine. L’utopie des crèches françaises au xixe siècle : un pari sur l’enfant pauvre. Essai socio-historique »Revue française de pédagogie, 178 | 2012, 131-132.

Référence électronique

Marianne Thivend, « BOUVE Catherine. L’utopie des crèches françaises au xixe siècle : un pari sur l’enfant pauvre. Essai socio-historique »Revue française de pédagogie [En ligne], 178 | janvier-mars 2012, mis en ligne le 21 septembre 2012, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rfp/3602 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfp.3602

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Auteur

Marianne Thivend

Université Lumière-Lyon 2, LARHRA

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