Navigation – Plan du site

AccueilNuméros167Retours sur la seconde explosion ...Retours sur la seconde explosion ...

Retours sur la seconde explosion scolaire

Retours sur la seconde explosion scolaire

Tristan Poullaouec et Claire Lemêtre
p. 5-11

Texte intégral

D’une explosion scolaire à l’autre

1Les observateurs attentifs de l’école française n’ont pas tardé à le signaler (Prost, 1991 ; Rochex, 1991) : c’est bien à une seconde explosion scolaire que l’on assiste dans l’enseignement secondaire entre 1985 et 1995, comparable à celle qui a eu lieu dans les années soixante. À l’époque en effet, la fréquentation du collège s’est très rapidement généralisée. Si un peu plus de la moitié seulement d’une classe d’âge entre en 6e en 1962, c’est le cas dès 1973 de la quasi-totalité des élèves à l’issue du primaire. Au lycée, la proportion de bacheliers dans une génération a elle aussi doublé en dix ans (de 10 % en 1959 à 20 % en 1970). Et dans le même temps, les effectifs des universités ont triplé (de 215 000 en 1960 à 640 000 en 1970). Vingt-cinq ans plus tard, la seconde explosion scolaire ébranle elle aussi plusieurs étages du nouveau système éducatif. Sa conséquence la plus frappante est sans doute la massification des lycées, qui s’accompagne d’un nouveau doublement du taux d’accès au baccalauréat (de 31 % d’une classe d’âge en 1986 à 63 % en 1995). Les transformations de l’enseignement professionnel y ont beaucoup contribué : les effectifs des classes préparant au CAP s’effondrent vite (de 460 000 en 1980 à 70 000 en 2000) au profit des classes préparant au BEP (440 000 en 2000) et au nouveau baccalauréat professionnel (175 000 en 2000). Enfin, l’enseignement supérieur connaît lui aussi sa seconde explosion, en passant d’un million d’étudiants en 1980 à deux millions en 2000.

2D’une explosion scolaire à l’autre, le rapprochement s’impose. Dans les deux cas de figure, la prolongation générale des scolarités déborde brusquement les structures existantes, modifie profondément le paysage scolaire et oblige tous les acteurs de l’école à reconsidérer leurs attitudes. La mutation des lycées se réalise toutefois sans profond remaniement des pratiques pédagogiques ni des contenus d’enseignement et avec des moyens budgétaires revus à la baisse (Terrail, 1997). Grâce aux jeux (officiels) des filières et (officieux) des options, par des procédures d’orientation et de sélection, ainsi que des possibilités données aux familles pour choisir les établissements, l’institution scolaire continue de trier les élèves à la fois selon leur réussite scolaire et selon leur origine sociale. Toutefois, la seconde explosion scolaire a ceci de nouveau qu’elle s’est accompagnée d’un fort brouillage des classements scolaires et d’un écart croissant entre les niveaux de scolarisation et les apprentissages effectivement réalisés par les élèves. Dans ces conditions, l’inégalité des chances de réussite scolaire selon le milieu social des parents semble se déplacer vers le haut sans pratiquement se réduire (Merle, 2000 ; Duru-Bellat & Kieffer, 2000). Les contradictions de la seconde explosion scolaire sont dès lors particulièrement vives entre d’un côté l’aspiration aux études longues devenue massive dans les familles ouvrières (Poullaouec, 2004) et de l’autre la réalité objective d’une ségrégation tendancielle des élèves en fonction de leur origine sociale.

Unification de l’École, différenciation des scolarités

3Ces quelques données fournissent ainsi la toile de fond de la crise scolaire chronique qui s’exprime aussi bien dans les mobilisations lycéennes et étudiantes à répétition (1986, 1990, 1994, 1995, 2002, 2003, 2005, 2006, etc.) que dans la succession des projets de réforme éducative depuis plusieurs années. Cette vague de poursuite d’études est aujourd’hui passée. Depuis une quinzaine d’années, les taux d’accès au baccalauréat dans une génération stagnent. À partir de 2006, l’enseignement supérieur enregistre même une baisse de ses effectifs. Tout se passe comme si les grandes réformes scolaires de la Ve République arrivaient aujourd’hui à bout de leurs dynamiques de départ. Cependant, au moment où les pouvoirs publics fixent comme nouvel horizon de la politique scolaire l’accès de 50 % d’une classe d’âge au niveau de la licence, il n’est pas inutile de regarder un peu en arrière pour mieux comprendre le présent. Rendue possible par une politique volontariste à partir de 1985, la dernière poussée de la scolarisation a permis, rappelons-le, d’élever massivement le niveau de formation des jeunes générations. Dans le but d’améliorer les qualifications de la main-d’œuvre, cette réforme, symbolisée par l’objectif de conduire « 80 % d’une classe d’âge au niveau du bac », a eu des conséquences multiples sur le système éducatif. Une de ses traductions les plus marquantes est la création d’un nouveau diplôme, le baccalauréat professionnel, dont les titulaires étaient censés atteindre des positions de techniciens sur le marché de l’emploi. La création des « bacs pro » entraîne, dans son sillage, une décroissance de l’orientation vers le professionnel court et la fin du CAP en trois ans. Dans l’enseignement secondaire général et technologique, l’offre de formation continue de se différencier entre filières mais également à l’intérieur de chacune d’entre elles : multiplication des enseignements optionnels, facultatifs, etc., renforçant ainsi le processus de hiérarchisation sociale des filières. La loi d’orientation sur l’éducation de 1989, en réaffirmant l’objectif des « 80 % au bac », entérine ce mouvement de massification. Elle renforce également l’autonomie des établissements, l’ouverture de l’école sur ses « partenaires » – les entreprises, les collectivités territoriales mais également le monde culturel et artistique (Lemêtre, 2007) – ainsi que l’intervention des parents d’élèves et de leurs représentants dans le processus d’orientation scolaire.

  • 1 Nous avons établi ces données à partir du panel de suivi dans le secondaire et dans le supérieur de (...)

4Les élèves d’origine populaire sont les premiers concernés par l’avènement progressif entre 1959 (décrets Berthoin) et 1985 (lois Chevènement) d’une école unique qui leur donne à la fois accès à de nouveaux parcours scolaires tout en continuant de leur fermer les portes des filières les plus valorisées. D’un côté, ils sont toujours les premiers dans l’histoire de leur lignée familiale à accéder au collège dans les années soixante et soixante-dix, au lycée dans les années quatre-vingt et même à l’université pour une bonne part d’entre eux depuis les années quatre-vingt-dix. De l’autre, une des caractéristiques propres de la seconde explosion scolaire réside dans la forte diversification de leurs parcours, dans un contexte de profonde modification de l’offre. Ces classes populaires peuvent bien sûr être définies de façon assez variable selon les approches sociologiques. Mais si l’on prend comme référence les enfants d’ouvriers, un premier point de vue très général peut utilement distinguer leurs parcours selon leur niveau de sortie du système éducatif 1. Parmi ceux qui sont entrés en 6e en 1995, 18 % sont sortis de l’enseignement secondaire sans aucun diplôme et 8 % avec le seul brevet des collèges. On comprend facilement que l’attention se dirige au premier chef sur ces grands échoués de l’école. En déclin, la part de ceux qui arrêtent leur scolarité avec un CAP ou un BEP ne représente plus que 23 % d’une classe d’âge parmi les enfants d’ouvriers. C’est qu’une large part des titulaires du BEP visent désormais le bac professionnel. Chez les enfants d’ouvriers, 15 % terminent leur parcours scolaire en le décrochant. Enfin, les taux d’accès aux baccalauréats technologiques (18 %) et généraux (18 %) sont eux aussi en progrès important pour ces nouvelles générations d’enfants d’ouvriers. Dans les mêmes proportions que les bacheliers des autres milieux sociaux, les enfants d’ouvriers poursuivent aujourd’hui leurs études dans l’enseignement supérieur (c’est le cas au total de 40 % des enfants d’ouvriers entrés en 6e en 1995). En 2005, 25 % des enfants d’ouvriers âgés de 25 à 29 ans sont ainsi diplômés de l’enseignement supérieur (calculs établis à partir de l’enquête « Emploi » de l’INSEE).

5S’ils y réussissent moins bien que les étudiants issus des classes moyennes et des classes dominantes, leur entrée en nombre modifie considérablement le public des différents segments de l’enseignement supérieur. Des analyses plus précises s’avèrent nécessaires pour rendre compte de cette grande diversification des scolarités. Un retour peut aussi être l’occasion d’un nouveau regard : c’est le point de vue choisi dans ce dossier qui interroge ces parcours à plusieurs étapes et dans leur grande variété, sur de nouveaux terrains d’enquête et dans une nouvelle période. Inédits pour beaucoup, assez hétérogènes, ces parcours scolaires des enfants des classes populaires nous semblent ainsi constituer une entrée intéressante pour revenir à nouveaux frais sur les conséquences de cette seconde explosion scolaire. Se focaliser sur les enfants des familles appartenant aux classes populaires, c’est enfin s’inscrire dans le renouveau de la question des classes sociales en sociologie (Bouffartigue, 2004 ; Pfefferkorn, 2007). À cet égard, la contribution de l’école à la reproduction des classes sociales est assez paradoxale. Objectivement, les positions sociales atteintes par les jeunes dépendent toujours fortement des diplômes obtenus à l’école. Subjectivement, le sentiment d’appartenir à une classe sociale est d’autant plus fort parmi les enquêtés que leur diplôme est élevé. Mais plus leur parcours scolaire est long, moins ils déclarent aussi appartenir au bas de l’espace social (Pélage & Poullaouec, 2009). Sans doute faut-il y voir une des conséquences majeures de l’école unique sur la perception des rapports sociaux. En imputant à chacun des élèves le mérite et donc la responsabilité de leur propre parcours scolaire, elle affaiblit le sentiment que ceux-ci doivent beaucoup aux inégalités entre les classes sociales.

Les recherches sur les parcours scolaires des élèves d’origine populaire

6Face à ces transformations importantes depuis le milieu des années quatre-vingt, l’accumulation de travaux de recherche et la continuité du débat scientifique sur les inégalités scolaires sont impressionnantes (Duru‑Bellat, 2002 ; Terrail, 2002). Les chercheurs ont su à la fois approfondir les résultats fondamentaux mis au jour par les enquêtes des années soixante et soixante-dix et les réviser à l’aune des transformations de l’école et de la société dans les décennies suivantes. Si nous souhaitons à notre tour inscrire ce dossier dans la discussion sur la démocratisation scolaire, c’est donc en privilégiant un angle spécifique. Les auteurs rassemblés se focalisent ici sur les élèves des classes populaires en étudiant leurs parcours scolaires pour eux-mêmes, y compris lorsqu’ils gardent un œil sur les autres milieux sociaux en utile contrepoint. Aussi riches et indispensables qu’ils soient, les travaux statistiques sur la mesure de l’évolution des inégalités scolaires se limitent trop souvent à des comparaisons entre les positions sociales les plus éloignées dans l’espace social et ne considèrent pas assez les diplômes et les cursus les moins prestigieux et les plus ordinaires. Au-delà de leurs désaccords sur le choix des indicateurs et la manière de mener la comparaison statistique, deux points de vue s’opposent classiquement dans ces recherches autour de la question suivante : y a-t-il eu réduction ou diminution des inégalités scolaires ? Une réelle démocratisation scolaire ou une simple massification des établissements ? L’enjeu politique de cette discussion est assez clair. Au plan scientifique, de nombreux points font cependant consensus entre les recherches. Il y a ainsi à la fois une amélioration des scolarités des élèves des classes populaires et une permanence des inégalités de réussite selon l’origine sociale. À trop s’interroger sur la portée et les limites de la démocratisation du système éducatif, on laisse un peu dans l’ombre les transformations des parcours scolaires, et en particulier leurs origines et leurs répercussions dans les milieux où l’impact sur les trajectoires sociales est le plus fort.

7Conscients de certaines limites des recherches fondatrices de la sociologie de l’éducation, les chercheurs se sont pourtant attachés dès les années quatre-vingt à décrire plus précisément l’expérience scolaire des élèves d’origine populaire et de leur famille. Jean-Pierre Terrail (1990) a ainsi recueilli et analysé des récits biographiques auprès des rares transfuges ayant quitté le monde ouvrier en passant par l’université. Il a pu de cette façon saisir les significations de la réussite scolaire parmi les ouvriers et souligner ensuite l’importance de la préoccupation scolaire dans les réussites scolaires improbables (Terrail, 1990). De son côté, après une enquête par « intervention sociologique », François Dubet (1991) a proposé une typologie des lycées des années quatre-vingt, où les élèves d’origine populaire apparaissent tantôt comme des « nouveaux lycéens » aspirés et pris au piège d’une illusoire ascension sociale par la voie scolaire, tantôt comme des « futurs ouvriers » orientés dans les filières technologiques et professionnelles après beaucoup de difficultés scolaires. Les chercheurs du laboratoire ESCOL ont pour leur part découvert quatre types de rapport à l’école parmi les collégiens et les lycéens au moyen de « bilans de savoir » (Bautier, Charlot & Rochex, 1992 ; Bautier & Rochex, 1998). Outre les attitudes de rejet ou d’investissement de l’école comme lieu de sociabilité, ils identifient un rapport instrumental à l’école, centré sur l’avenir professionnel. Cette posture propre aux collégiens d’origine populaire en difficulté scolaire s’oppose au rapport au savoir comme objet d’intérêt par lui-même, caractéristique des bons élèves de collège. Bernard Lahire (1993), soucieux de comprendre comment s’opère l’entrée dans la culture écrite, dont il souligne qu’elle reste l’objectif central de la socialisation scolaire, a enfin montré quant à lui, à partir de ses observations de classes de primaire, que le principal obstacle que rencontrent les élèves d’origine populaire réside dans leur difficulté à acquérir un rapport lettré au langage.

8Aux côtés d’autres travaux, ces quelques enquêtes emblématiques ont ainsi renouvelé le regard scientifique sur la réussite et l’échec scolaires parmi les enfants des classes populaires. Sans en faire un bilan serré, retenons déjà qu’elles ont bien démenti le préjugé courant d’un désintérêt pour les enjeux scolaires dans les familles populaires. Ce faisant, elles ont aussi donné de la consistance sociologique aux pratiques et aux sentiments des élèves et de leurs parents. Elles ont enfin interrogé de façon conjointe les fonctions de sélection sociale remplies par l’école et ses fonctions de formation culturelle, pour mieux comprendre les inégalités scolaires. Cependant, elles manquaient probablement de recul historique pour saisir pleinement les conséquences des transformations des scolarités à l’œuvre dans le contexte de la seconde explosion scolaire. Il faut en effet attendre la fin des années quatre-vingt-dix pour voir apparaître la question de la poursuite d’études longues des élèves d’origine populaire de façon centrale dans les publications scientifiques. À travers leur enquête ethnographique dans la région de Montbéliard, Stéphane Beaud et Michel Pialoux (1999) s’interrogent ainsi sur les ressorts de la prolongation des parcours scolaires des enfants d’ouvriers dans les lycées et à l’université et de leur rejet des voies courtes de l’enseignement professionnel. Leurs nouveaux comportements scolaires s’analysent selon eux comme une « fuite en avant » et une « mobilisation désarmée » et s’expliquent par la profonde dévalorisation de la condition ouvrière. L’allongement des scolarités dans la voie générale est aussi étudié par Stéphane Beaud (2002) en tant que conséquence directe de la politique des « 80 % au bac », dont le mot d’ordre aurait été réinterprété par les familles comme un droit inconditionnel aux études longues pour leurs enfants. Ces derniers apparaissent dans cette recherche comme des « malgré-nous des études longues » (Beaud, 2002), à demi acculturés seulement aux exigences scolaires.

9Du côté des scolarités les plus courtes, les travaux de recherche soulignent là aussi la force de la nouvelle norme de prolongement des cursus dans les classes populaires et la difficulté à y parvenir sans une réelle appropriation des savoirs par les élèves. Enquêtant depuis les années quatre-vingt-dix sur le renouveau de l’apprentissage permis par les réformes de 1987 et 1993, Gilles Moreau (2003) montre ainsi l’influence du modèle lycéen dans les nouvelles formes d’adhésion populaire à la préparation des CAP et des BEP en apprentissage. Selon lui, le désamour de l’école est bien à l’origine de la bifurcation vers l’apprentissage. Mais ce nouveau statut offre surtout aux enfants des classes populaires l’opportunité « d’échapper à l’impératif du maintien prolongé à l’école tout en accédant à l’autonomie de jeunesse » (Moreau, 2003). Les élèves de lycées professionnels rencontrés par Stéphane Beaud (1996) refusent pour leur part d’assumer l’héritage ouvrier de leurs pères. Se sentant dépréciés par les verdicts scolaires, ils voudraient pourtant se vivre comme de « vrais » lycéens. Mais fiers de leur légitimité scolaire, ils valorisent une logique technicienne durant leur stage, en se distinguant bien des « opérateurs ». Quant aux recherches sur les élèves que l’école ne parvient pas à conduire jusqu’à un diplôme, encore très nombreux et massivement d’origine populaire, il est tout à fait significatif qu’elles aient récemment abordé leur objet à partir des processus de déscolarisation. Si les jeunes déscolarisés ont en commun d’appartenir aux milieux populaires, leurs différents parcours ne se comprennent pas sans tenir compte à la fois de leur prise en charge par diverses institutions et de leurs grandes difficultés face aux apprentissages scolaires (Glasman & Œuvrard, 2004).

Nouveaux chercheurs, nouvelles enquêtes

  • 2 Les membres du comité scientifique étaient : Pierre-Yves Bernard, François Burban, Marie Duru-Bella (...)

10Les textes réunis dans ce dossier invitent à déplacer le regard ordinairement porté sur les trajectoires scolaires des élèves d’origine populaire. Telle était notamment l’ambition du colloque « Ce que l’école fait aux individus », qui s’est déroulé à Nantes les 16 et 17 juin 2008 2 et dont les contributions proposées sont issues. Initiée par une équipe de chercheurs du Centre nantais de sociologie et du Centre de recherches en éducation de Nantes avec le soutien de l’université de Nantes, de la région des Pays de la Loire et de l’Association française de sociologie, cette manifestation avait pour objectif de faire un état des lieux des recherches récentes en sociologie de l’éducation sur les conséquences des transformations de la forme scolaire pour les individus. Les cinq contributions qui vont suivre montrent qu’il existe bel et bien une réussite scolaire en milieu populaire qu’on ne peut plus réduire à une exception miraculeuse. Bacs généraux et licences, voire masters, sont autant de diplômes qu’obtiennent désormais de nombreux jeunes d’origine populaire. Il ne s’agit donc plus, comme dans les années soixante, de comprendre l’auto-exclusion de la voie générale, le renoncement aux études longues, mais au contraire de saisir la prolongation de ces parcours scolaires. Si le niveau monte, le système éducatif ne parvient cependant toujours pas à réduire l’échec scolaire précoce et les sorties sans diplôme qui concernent principalement les enfants d’origine populaire. Une interrogation se pose également concernant leurs acquis scolaires. Tout en encourageant explicitement à la poursuite d’études, l’institution scolaire ne donne pas toujours à ces élèves les moyens de l’acquisition des savoirs savants, entretenant ainsi chez eux et leur famille l’illusion d’un niveau et d’une culture scolaire qu’ils ne maîtrisent pas toujours, ou mal. Aussi, pour comprendre les parcours des enfants d’origine populaire, la focale ne doit-elle pas seulement être braquée sur le niveau atteint mais également sur tout ce qui se joue dans le quotidien de la classe du point de vue de la transmission des savoirs : contenus transmis, pratiques pédagogiques, apprentissages, etc.

11Les cinq jeunes chercheurs participant à ce dossier s’inscrivent pleinement dans ces questionnements. En multipliant les échelles et les angles d’observation, ils explorent des destins scolaires d’enfants d’origine populaire, générés par la seconde explosion scolaire, jusqu’à présent encore peu étudiés. Sans doute parce qu’ils ont été acteurs et témoins directs de cette seconde explosion scolaire, ils offrent un nouveau regard, réinterrogeant les figures des « exclus de l’intérieur » (Bourdieu & Champagne, 1992) comme celles des « malgré-nous des études longues » dessinées dans les années quatre-vingt-dix. Grâce à leurs travaux, les parcours des élèves de famille populaire sont saisis à différents moments : entre la fin du primaire et le début du collège (Stéphane Bonnéry), entre la fin du collège et le début du lycée (Fanny Renard), dans l’enseignement professionnel (Séverine Misset) et technologique (Sophie Orange), à l’université (Cédric Hugrée) ou en STS (Sophie Orange), mais aussi au-delà de leurs études, lors de leurs premiers pas sur le marché du travail (Cédric Hugrée, Séverine Misset). Les matériaux mobilisés portent par ailleurs sur la période récente : 1995-2005. Ces enquêtes offrent donc un meilleur recul sur les conséquences à long terme de cet engagement des enfants des familles populaires dans la poursuite d’études.

  • 3 Selon cette approche, les difficultés scolaires des enfants des classes populaires sont dues à des (...)

12En franchissant le seuil de la classe, Stéphane Bonnéry et Fanny Renard s’attachent à rendre compte de ce qui se joue en situation d’apprentissage pour les élèves des classes populaires. Ils montrent notamment que les difficultés scolaires rencontrées par certains élèves ne peuvent être imputées à leur seule origine sociale. Stéphane Bonnéry mène une enquête auprès d’élèves de CM2 qu’il suit en 6e dans une ZEP de la région parisienne ; Fanny Renard, quant à elle, observe non seulement les enseignements de lettres mais également les pratiques de lecture scolaire et de loisir de lycéens inscrits en classe de 2de d’enseignement général, dans la région lyonnaise. À travers l’observation de situations pédagogiques concrètes et celle des habitudes scolaires et extra-scolaires des élèves, ces deux contributions rappellent que l’école n’est pas exempte de toute responsabilité dans la production des inégalités scolaires. Ces auteurs invalident ainsi la théorie du handicap socioculturel 3 si prégnante dès qu’il s’agit d’expliquer l’échec scolaire des élèves d’origine populaire.

13Sophie Orange s’intéresse aux étudiants qui préparent le diplôme de brevet de technicien supérieur (BTS) et qui sont pour une large part d’origine populaire. Ces jeunes bacheliers trouvent dans cette offre de formation de proximité le moyen de répondre au nouvel impératif de poursuite d’études. À partir de données statistiques nationales et d’une enquête menée dans la région des Pays de la Loire, elle rend compte des usages pour le moins contradictoires qu’en font les étudiants. Initialement pensées comme un moyen rapide d’accéder à une qualification professionnelle, les sections de technicien supérieur (STS) permettent à ces bacheliers de différer le plus longtemps possible l’heure des choix professionnels. Cette contribution montre ainsi que la mise en place de nouvelles formations ne produit pas toujours en réalité les effets initialement prévus.

14Cédric Hugrée se focalise sur la proportion croissante d’enfants des familles populaires qui sont diplômés de l’université, au-delà des cycles courts (licence, master, etc.). En s’appuyant sur une exploitation secondaire de l’enquête « Emploi » réalisée en 2005 par l’INSEE, ainsi que sur les enquêtes de suivi des élèves entrés en 6e du ministère de l’Éducation nationale et les enquêtes « Génération » du CEREQ, l’auteur focalise son attention sur les trajectoires professionnelles de ces jeunes diplômés d’origine populaire, souvent absentes des débats publics. Cédric Hugrée rend ainsi compte des voies d’insertion professionnelle que ces jeunes diplômés populaires empruntent tout en soulignant les inégalités de mobilité sociale ascendante qu’ils connaissent par rapport à leurs homologues diplômés des classes supérieures.

15Enfin, Séverine Misset porte son attention sur les jeunes ouvriers qualifiés de l’industrie automobile. En élaborant une typologie de leurs trajectoires professionnelles, elle souligne l’importance décisive de leurs parcours et de leurs souvenirs scolaires. Au premier emploi, tous n’occupaient pas d’emblée cette position d’ouvrier qualifié : nombreux étaient encore ouvriers non qualifiés. C’est le cas des titulaires de CAP ou de BEP, mais aussi des titulaires d’un baccalauréat sortis sans diplôme de l’enseignement supérieur. Parmi ses enquêtés, seuls les détenteurs d’un bac pro ont directement accédé à des emplois d’ouvriers qualifiés. À ces trois profils correspondent des postes de travail spécifiques, des manières différentes d’endosser l’habit d’ouvrier et des catégorisations indigènes où les « vrais pros » sont les bacheliers professionnels.

Haut de page

Bibliographie

BAUTIER É. & ROCHEX J.-Y. (1998). L’expérience scolaire des nouveaux lycéens. Démocratisation ou massification ? Paris : Armand Colin.

BAUTIER É., CHARLOT B. & ROCHEX J.-Y. (1992). École et savoir dans les banlieues… et ailleurs. Paris : Armand Colin.

BEAUD S. (1996). « Les “bacs pro”. La “désouvriérisation” du lycée professionnel ». Actes de la recherche en sciences sociales, n° 114, p. 21-29.

BEAUD S. (2002). 80 % au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire. Paris : La Découverte.

BEAUD S. & PIALOUX M. (1999). Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard. Paris : Fayard.

BOUFFARTIGUE P. (2004). Le retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits. Paris : La Dispute.

BOURDIEU P. (1966). « L’école conservatrice. Les inégalités devant l’école et devant la culture ». Revue française de sociologie, vol. 7, n° 3, p. 325-347.

BOURDIEU P. & CHAMPAGNE P. (1992). « Les exclus de l’intérieur ». Actes de la recherche en sciences sociales, n° 91-92, p. 71-75.

CHAUVEL L. (1998). « La seconde explosion scolaire. Diffusion des diplômes, structure sociale et valeurs des titres ». Revue de l’OFCE, n° 66, p. 5-36.

DUBET F. (1991). Les lycéens. Paris : Éd. du Seuil.

DURU-BELLAT M. (2002). Les inégalités sociales à l’école. Paris : PUF.

DURU-BELLAT M. & KIEFFER A. (2000). « La démocratisation de l’enseignement en France : polémique autour d’une question d’actualité ». Population, n° 1, p. 51‑80.

GLASMAN D. & ŒUVRARD F. (2004). La déscolarisation. Paris : La Dispute.

LAHIRE B. (1993). Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de « l’échec scolaire » à l’école primaire. Lyon : Presses universitaires de Lyon.

LAHIRE B. (1995). Tableaux de famille, heurts et malheurs scolaires en milieu populaire. Paris : Éd. du Seuil.

LEMÊTRE C. (2007). « Le théâtre, une nouvelle discipline scolaire ». Ethnologie française, n° 4, p. 647-653.

MERLE P. (2000). « Le concept de démocratisation d’une institution scolaire : une typologie et sa mise à l’épreuve ». Population, n° 1, p. 15-50.

MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE (2008). Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche.

MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE & MINISTÈRE DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET DE LA RECHERCHE :DIRECTION DE L’ÉVALUATION ET DE LA PROSPECTIVE (2007). L’état de l’enseignement supérieur et de la recherche, n° 1.

MOREAU G. (2002). Les patrons, l’État et la formation des jeunes. Paris : La Dispute.

MOREAU G. (2003). Le monde apprenti. Paris : La Dispute.

PÉLAGE A. & POULLAOUEC T. (2009). « La France “d’en bas” qu’on regarde “d’en haut” ». In F. Guérin-Pace, O. Samuel & I. Ville, En quête d’appartenances. L’enquête « Histoire de vie sur la construction des identités ». Paris : Éd. de l’INED.

PFEFFERKORN R. (2007). Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classes, rapports de sexes. Paris : La Dispute.

POULLAOUEC T. (2004). « Les familles ouvrières face au devenir de leurs enfants ». Économie et statistique, n° 371, p. 3-22.

PROST A. (1991). « Pourquoi les lycées ont craqué en 1990 ? ». Le monde de l’éducation, p. 48-50.

PROST A. (2002). « La création du baccalauréat professionnel : histoire d’une décision ». In G. Moreau, Les patrons, l’État et la formation des jeunes. Paris : La Dispute, p. 95-111.

ROCHEX J.-Y. (1991). « L’implosion scolaire ». In J.-P. Durand & F.-X. Merrien, Sortie de siècle. La France en mutation. Paris : Vigot, p. 295-321.

ROCHEX J.-Y. (1995). Le sens de l’expérience scolaire. Paris : PUF.

TERRAIL J.-P. (1990). Destins ouvriers. La fin d’une classe ? Paris : PUF.

TERRAIL J.-P. (1997). La scolarisation de la France. Critique de l’état des lieux. Paris : La Dispute.

TERRAIL J.-P. (2002). De l’inégalité scolaire. Paris : La Dispute.

TERRAIL J.-P. (2005). L’école en France. Crise, pratiques, perspectives. Paris : La Dispute.

TERRAIL J.-P. (2009). De l’oralité. Essai sur l’égalité des intelligences. Paris : La Dispute.

Haut de page

Notes

1 Nous avons établi ces données à partir du panel de suivi dans le secondaire et dans le supérieur des élèves entrés en 6e en 1995 (ministère de l’Éducation nationale, 2008). Signalons ici que cette répartition n’a quasiment pas bougé par rapport à la dernière cohorte étudiée, celle des entrants en 6e en 1989.

2 Les membres du comité scientifique étaient : Pierre-Yves Bernard, François Burban, Marie Duru-Bellat, Yves Dutercq, Cédric Frétigné, Bertrand Geay, Pascal Guibert, Cédric Hugrée, Martine Kherroubi, Xavière Lanéelle, Gilles Lazuech, Claire Lemêtre, Pierre Merle, Christophe Michaut, Fabienne Pavis, Tristan Poullaouec, Patrick Rayou, Jean-Yves Rochex, Agnès van Zanten. Les membres du comité d’organisation étaient : Pierre-Yves Bernard, François Burban, Yves Dutercq, Pascal Guibert, Cédric Hugrée, Xavière Lanéelle, Gilles Lazuech, Claire Lemêtre, Fabienne Pavis, Tristan Poullaouec. Ces actes sont disponibles sur Internet à l’adresse suivante : <http://www.cren-nantes.net/spip.php?article77>.

3 Selon cette approche, les difficultés scolaires des enfants des classes populaires sont dues à des manques. On parle de « déficit linguistique », de « pauvreté culturelle », etc. Dès lors qu’on explique les difficultés scolaires des enfants de milieux populaires par des manques, on écarte de fait toute responsabilité du système scolaire lui-même (Terrail, 2009). Cette théorie du handicap socioculturel ne saurait être confondue avec celle de l’héritage culturel développée par Bourdieu et Passeron. Comme l’écrit le premier, « pour que soient favorisés les plus favorisés et défavorisés les plus défavorisés, il faut et il suffit que l’école ignore dans le contenu de l’enseignement transmis, dans les méthodes et les techniques de transmission, et dans les critères de jugement, les inégalités culturelles entre les enfants des différentes classes sociales : autrement dit, en traitant tous les enseignés, si inégaux soient-ils en fait, comme égaux en droits et en devoirs, le système scolaire est conduit à donner en fait sa sanction aux inégalités initiales devant la culture » (Bourdieu, 1966).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Tristan Poullaouec et Claire Lemêtre, « Retours sur la seconde explosion scolaire »Revue française de pédagogie, 167 | 2009, 5-11.

Référence électronique

Tristan Poullaouec et Claire Lemêtre, « Retours sur la seconde explosion scolaire »Revue française de pédagogie [En ligne], 167 | avril-juin 2009, mis en ligne le 01 juin 2013, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rfp/1243 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfp.1243

Haut de page

Auteurs

Tristan Poullaouec

tristan.poullaouec@univ-nantes.fr
CENS, université de Nantes

Articles du même auteur

Claire Lemêtre

claire.lemetre@univ-nantes.fr
CENS, université de Nantes

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search