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AccueilNumérosXLII-129ÉtudesLe temps des manifestations

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  • 1 Olivier Fillieule, Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences P (...)
  • 2 Philippe Besnard, Mœurs et humeurs des Français au fil des saisons, Paris, Balland, 1989, p. 124. V (...)
  • 3 Besnard, op.cit., p.125; Fillieule, op. cit., p. 75-77.
  • 4 Le dépouillement des archives policières pour les villes de Nantes et Marseille durant les années 8 (...)
  • 5 Sur la hausse du nombre de personnes déclarant avoir déjà manifesté voir les enquêtes comparatives (...)

1Comme toute activité sociale, la contestation a son temps propre. Elle a ses jours. Les manifestations de rue sont plus fréquentes en semaine, avec un pic le jeudi, même si celles du dimanche attirent plus de monde1. Elle a ses saisons. « L’hiver est le temps du repli sur soi, alors que le printemps est propice aux explosions revendicatives avec ses rythmes traditionnels de contestation », note Philippe Besnard dans son enquête sur les cadences et les rythmes de la vie collective des Français. Révoltes paysannes de l’Ancien Régime, grèves ouvrières et révoltes urbaines du XIXe, toutes ces actions connaissent le même pic printanier2. Si les congés payés sont venus bouleverser le rythme des mouvement sociaux, aujourd’hui encore grèves et manifestations de rue se multiplient en mai-juin, désormais encadrées toutefois par deux autres saisons contestataires, l’une en mars, l’autre en septembre-octobre, la rentrée sociale succédant à la grande pause estivale3. Il y a enfin des périodes plus effervescentes que d’autres, porteuses de cycles de protestation comme les années trente, mai 68, ou l’automne 95. Mais globalement la contestation tend à se développer dans les démocraties occidentales, qu’on en juge par le nombre de manifestations recensées4, la proportion de personnes déclarant avoir déjà participé à des manifestations de rue5 ou simplement prêtes à le faire, pour défendre leurs opinions ou leurs revendications. C’est cette légitimité croissante de la manifestation de rue, définie au sens large comme occupation collective de l’espace public à des fins d’expression politique, qui retient ici notre attention.

Le potentiel protestataire

  • 6 Samuel H. Barnes, Max Kaase (dir.), Political Action. Mass Participation in Five Western Democracie (...)

2Dans leur travail pionnier sur la transformation des formes de participation politique dans les démocraties occidentales, révélée par les « nouveaux mouvements sociaux » des années soixante, Barnes et Kaase6 notaient la routinisation des modes d’action collective initiés par le mouvement ouvrier : tels que grève, manifestation de rue, occupation de locaux, etc., et leur diffusion au sein des classes moyennes et supérieures. Ils liaient l’essor d’un « potentiel protestataire », mesuré par la proportion de la population approuvant le recours à de tels moyens, aux transformations de la société post industrielle. La hausse du niveau d’étude, la montée des valeurs « post matérialistes » centrées sur l’épanouissement individuel et le refus de l’autorité, rendraient les citoyens plus autonomes et plus critiques. Elles les inciteraient à interpeller directement les gouvernants, sans passer par la médiation des représentants élus, et favoriseraient la multiplication des demandes sectorielles.

  • 7 Enquêtes administrées par la Sofres, en face à face, échantillons construits sur quotas. Ce sont de (...)
  • 8 Une échelle hiérarchique (h de Loevinger). Voir la note méthodologique de Guy Michelat sur « Les éc (...)

3Le cas de la France est à cet égard exemplaire. Depuis la fin des années 80 les enquêtes du Cevipof, menées auprès d’échantillons nationaux représentatifs de la population électorale, posent régulièrement une batterie de questions sur les moyens d’action envisagés pour défendre ses opinions ou ses revendications (tableau 1)7. Les réponses sont corrélées et permettent de construire une échelle d’attitude, mesurant l’intensité du « potentiel protestataire » selon le nombre et la nature des moyens d’actions envisagés, allant des moins aux plus radicaux8. Si une très large majorité des personnes interrogées approuve le principe de la grève ou de la manifestation, moins de la moitié est d’accord pour occuper des locaux ou refuser de payer ses impôts et seule une infime minorité accepte de peindre des slogans sur les murs ou de provoquer des dégâts matériels. A l’exception des deux derniers modes d’action, tous les autres ont vu leur légitimité considérablement progresser d’une enquête à l’autre. Aujourd’hui moins d’un électeur sur dix n’envisage aucun des six moyens proposés. Et la manifestation de rue bat tous les records de popularité. En 1988, un Français sur deux était prêt à y recourir. En 1995 la proportion passait à deux sur trois, et en 2002 elle dépassait les trois quarts, soit une progression record de 27 points, qui met aujourd’hui la manifestation à peu près au même rang que la grève dans la hiérarchie des moyens d’action envisagés (tableau 1).

Tableau 1. Les modes d’action protestataires ( %)

« Voici un certain nombre de moyens que les gens utilisent parfois pour faire connaître leurs opinions ou leurs revendications. Pouvez-vous me dire pour chacun d’eux si vous l’approuveriez ou pas du moins dans certaines circonstances ? »

 %

1988

1995

2002

Ecart

Provoquer des dégâts matériels

1

2

2

+ 1

Peindre des slogans sur les murs

6

6

5

0

Refuser de payer les impôts

23

37

32

+ 8

Occuper un bâtiment administratif

28

42

43

+ 15

Participer à des manifestations de rues

49

62

77

+ 27

Faire grève

66

74

79

+ 13

(3847)

(4078)

(4107)

Enquêtes CEVIPOF 1988/1995 et Panel électoral français 2002, vague 1. Population métropolitaine inscrite sur les listes électorales.

La dynamique manifestante

4Cette dynamique est portée par le renouvellement générationnel, comme le montre une analyse par cohortes, suivant l’évolution des opinions à l’égard de la manifestation selon l’année de naissance, de l’élection présidentielle de 1988 à celle de 2002 (tableau 2). Quelle que soit la période considérée, les jeunes se montrent plus enclins à soutenir la manifestation, activité physique et parfois violente. On note de 40 à 50 points d’écart entre le « potentiel manifestant » avant 25 ans et à partir de 74 ans. Mais quelle que soit l’année de naissance, tout au long de la période considérée, l’acceptation de cette forme d’action a globalement progressé. Chaque nouvelle cohorte qui atteint l’âge de la majorité électorale se montre plus attachée à ce mode d’action que la précédente au même âge. Et en vieillissant les générations précédentes s’y sont converties en proportion croissante. En 1988 la manifestation n’était majoritairement acceptée que chez les générations nées depuis 1943. En 1995 elle le devient chez celles de la guerre et de l’immédiate avant guerre (nées entre 1936 et 1942) et en 2002 chez pratiquement toutes les générations.

Tableau 2. Acceptation de la manifestation par cohortes ( %)

Année de naissance

Age 1988

1988

1995

2002

Age 2002

Evolution 1988/2002

1978-1984

-

-

88

18-24 ans

-

1971-1977

-

83

89

25-31 ans

+ 6

1964-1970

18-24 ans

68

74

87

32-38 ans

+ 19

1957-1963

25-31 ans

65

73

85

39-45 ans

+ 20

1950-1956

32-38 ans

62

71

79

46-52 ans

+ 17

1943-1949

39-45 ans

51

61

71

53-59 ans

+ 20

1936-1942

46-52 ans

44

51

70

60-66 ans

+ 26

1929-1935

53-59 ans

36

47

62

67-73 ans

+ 26

1922-1928

60-66 ans

32

40

48

74 ans +

+ 16

1915-1921

67-73 ans

30

32

-

1908-1914

74 ans +

23

-

-

Total

49 (3847)

62 (4078)

77 (4107)

Enquêtes CEVIPOF 1988/1995 et Panel électoral français 2002, vague 1. Population métropolitaine inscrite sur les listes électorales.

5Depuis les années 80, la manifestation a progressivement conquis sa légitimité dans toutes les catégories de la population. C’est aujourd’hui un mode d’action majoritairement approuvé dans toutes les catégories socioprofessionnelles, même chez les indépendants encore très réticents en 1988 (tableau 3). Si les femmes y sont moins favorables que les hommes (respectivement 74 et 80 % d’approbation en 2002), c’est à cause du poids plus marqué des personnes âgées.

Tableau 3. Acceptation de la manifestation selon la profession et le statut ( %)

Agricul.

Patron

Cadre sup

P. interm

Employé

Ouvrier

Chômeur

Etudiant

Privé

Public

1988

43

31

60

57

48

46

52

81

47

56

1995

48

42

75

69

61

59

71

90

62

69

2002

65

65

83

83

74

75

80

94

75

83

+22

+ 34

+23

+ 26

+26

+ 29

+28

+ 13

+28

+ 27

Enquêtes CEVIPOF 1988/1995, Panel électoral français 2002, vague 1. Population métropolitaine inscrite sur les listes électorales.

6Chez les moins de 35 ans, le genre n’entraîne plus de différence. Et si le recours à l’action collective et solidaire pour défendre ses revendications est plus ancré dans la culture de gauche, il s’est considérablement développé chez les électeurs de droite où le taux d’approbation de la manifestation a progressé de plus de 30 points de pourcentage depuis 1988 (tableau 4).

Tableau 4. Acceptation de la manifestation selon la position sur l’échelle gauche droite ( %)

Gauche 1

2

3

4

5

6

7 Droite

Total

1988

75

72

61

42

35

35

37

49

1995

74

79

78

60

55

46

40

62

2002

91

89

84

73

70

65

67

77

+16

+ 17

+23

+ 31

+35

+ 30

+30

+ 28

Enquêtes CEVIPOF 1988/1995 et Panel électoral français 2002, vague 1. Population métropolitaine inscrite sur les listes électorales.

  • 9 Sur les deux séquences type des mouvements sociaux, la « mobilisation du consensus » suivie par la (...)
  • 10 Sur la sociologie des évènements manifestants voir Olivier Filleule, op. cit. chapitre 2 et sur la (...)

7Le « potentiel manifestant » tel que le mesurent ces questions ne se traduira pas nécessairement en actes. La mobilisation effective dépend du travail militant, de la force des réseaux, de l’efficacité de la propagande des organisations qui appellent à manifester9. Et chaque manifestation est un évènement unique, dont la temporalité, ses revendications, le public ne ressemblent à aucun autre10. Mais les sondages nous renseignent sur l’adhésion de principe et sur la légitimité de la manifestation comme forme d’action collective. Et ils suggèrent une indéniable familiarisation des jeunes d’aujourd’hui avec la pratique de la manifestation et de la grève (tableau 5). A la veille du scrutin présidentiel du 21 avril 2002, un cinquième des personnes interrogées âgées de 65 ans ou plus disent avoir participé au moins une fois à ce type d’action quand elles avaient entre 15 et 20 ans. La proportion dépasse les deux tiers dans la tranche des 18-24 ans.

Tableau 5. Pratique de la grève et de la manifestation en fonction de l’âge ( %)

« Entre 15 et 20 ans, avez-vous participé à une manifestation ou à une grève ? »

 %

18-24 ans

25-34 ans

35-49 ans

50-64 ans

65 ans +

Total

Jamais

33

39

55

60

79

57

Une fois

25

25

16

14

8

16

Plusieurs fois

42

36

28

26

12

27

SR

0 (409)

0 (735)

1 (1130)

0 (916)

1 (917)

0 (4107)

Enquêtes CEVIPOF 1988/1995 et Panel électoral français 2002, vague 1. Population métropolitaine inscrite sur les listes électorales.

  • 11 Voir Pierre Bréchon, « Des valeurs politiques entre pérennité et changement », Futuribles, juillet- (...)

8Cette hausse du potentiel manifestant s’inscrit dans une tendance de fond, observée dans tous les pays de l’Union européenne. D’après les enquêtes comparatives « Valeurs », entre 1981 et 1999 la proportion d’Européens déclarant avoir déjà suivi une manifestation autorisée est passée de 18 à 27 %11. Mais pour diverses raisons, – centralisation de l’Etat, absence d’instances alternatives de régulation et de médiation, fragmentation syndicale et faiblesse de la tradition réformiste, crise de la représentation politique- elle est encore plus marquée en France, qui est dans le peloton de tête avec 38 % de manifestants déclarés en 1999, aux côtés de la Grèce et de la Belgique (respectivement 38 et 39 %). L’ardeur manifestante ne parait donc pas près de s’éteindre.

9Il n’est pas inutile de rappeler enfin que dans toutes nos enquêtes ceux qui approuvent et pratiquent la manifestation et la grève sont aussi les plus attachés à la démocratie et à ses institutions, les plus attachés à l’exercice du droit de vote. Loin de s’opposer, ces formes de participation politique se complètent. Elles témoignent de l’élargissement du « répertoire d’action » des citoyens et de leur aspiration à une démocratie plus directe, plus participative, plus forte.

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Notes

1 Olivier Fillieule, Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, p. 82 et Danielle Tartakowsky, Les manifestations de rue en France. 1918-1968, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, p. 633.

2 Philippe Besnard, Mœurs et humeurs des Français au fil des saisons, Paris, Balland, 1989, p. 124. Voir notamment le graphique établi à partir des données fournies par Mark Traugott sur l’édification des barricades en France entre 1788 et 1871, p. 110.

3 Besnard, op.cit., p.125; Fillieule, op. cit., p. 75-77.

4 Le dépouillement des archives policières pour les villes de Nantes et Marseille durant les années 80 réalisé par Olivier Fillieule montre une augmentation régulière du nombre de manifestations. Dans le même temps toutefois le nombre moyen de manifestants a baissé, les manifestations perdent de leur ampleur au profit de nombreuses micro-mobilisations (op. cit. p. 71-75).

5 Sur la hausse du nombre de personnes déclarant avoir déjà manifesté voir les enquêtes comparatives « Valeurs », présentées dans un numéro spécial de la revue Futuribles, juillet-août 2002, n°277, et l’enquête européenne « Beliefs in government », notamment l’analyse de Richard Topf, « Beyond electoral participation », in Hans Dieter Klingemann et Dieter Fuchs (dir.), Citizens and the State, Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 27-51.

6 Samuel H. Barnes, Max Kaase (dir.), Political Action. Mass Participation in Five Western Democracies, London, Sage, 1979.

7 Enquêtes administrées par la Sofres, en face à face, échantillons construits sur quotas. Ce sont des enquêtes post électorales pour 1988 et 1995 et pré-electorale pour 2002 : vague 1 (8-20 avril) du Panel électoral français 2002, enquête en trois vagues associant le Cevipof (Paris), le Cidsp (Grenoble), et le Cecop (Paris).

8 Une échelle hiérarchique (h de Loevinger). Voir la note méthodologique de Guy Michelat sur « Les échelles d’attitudes et de comportements », in Cevipof, L’électeur français en questions, Paris, Presses de Sciences Po, 1990, p. 229-236. En fait le refus de payer ses impôts relève d’une autre logique contestataire et ne rentre pas dans l’échelle. On le fait figurer pour mémoire sur le tableau 1.

9 Sur les deux séquences type des mouvements sociaux, la « mobilisation du consensus » suivie par la « mobilisation de l’action » voir l’article classique de Bert Klandermans et Dirk Oegema, « Potentials, networks, motivations and barriers : steps towards participation in social movements », American Sociological Review, 52, 1987, p. 519-531.

10 Sur la sociologie des évènements manifestants voir Olivier Filleule, op. cit. chapitre 2 et sur la méthodologie du sondage auprès des manifestants, en situation, voir Pierre Favre, Olivier Fillieule, Nonna Mayer, « La fin d’une étrange lacune de la sociologie des mobilisations. L’étude par sondage des manifestants : fondements théoriques et solutions techniques », Revue française de science politique, 47(1), 1997, p. 3-28.

11 Voir Pierre Bréchon, « Des valeurs politiques entre pérennité et changement », Futuribles, juillet-août 2002, n° 277, p. 106-107. Sur les mobilisations concrètes voir aussi Sidney Tarrow, Doug Imig (dir.), Contentious Europeans, Rowman et Littlefield, 2002.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nonna Mayer, « Le temps des manifestations »Revue européenne des sciences sociales, XLII-129 | 2004, 219-224.

Référence électronique

Nonna Mayer, « Le temps des manifestations »Revue européenne des sciences sociales [En ligne], XLII-129 | 2004, mis en ligne le 05 novembre 2009, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/ress/410 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ress.410

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Auteur

Nonna Mayer

Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF)-CNRS, Paris
mayer@msh-paris.fr

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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