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Lecture et écriture : les choix des enseignants au début de l’école élémentaire

De la lettre au texte : qu’écrivent au tableau les enseignants de cours préparatoire en sciences ?

From letter to text: what do first-grade teachers write on the blackboard during science lessons?
Armelle Roderon, Catherine Brissaud et Éric Triquet
p. 199-2216

Résumés

Cet article s’appuie sur une recherche doctorale qui s’intéresse à la place et au rôle de la lecture et de l’écriture dans l’enseignement scientifique en début de scolarité obligatoire. Nous portons ici notre attention sur cette écriture publique de l’enseignant que constituent les écrits au tableau. Notre corpus est constitué de l’ensemble des écrits au tableau de trois enseignantes de CP lors d’une séquence portant sur le thème de la germination. L’analyse des unités linguistiques mises sous les yeux des élèves nous amène à questionner la prise en compte par les enseignantes des spécificités langagières de l’écriture scientifique, et par là même l’enrichissement du rapport à l’écrit des élèves.

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Texte intégral

Introduction

1Si les programmes scolaires de 2008 définissent la contribution à la construction de la maitrise de la langue comme l’un des objectifs de l’enseignement des sciences et de la technologie, le Bilan de la mise en œuvre des programmes issus de la réforme de l’école primaire de 2008 (2013) souligne que la dimension langagière au cœur de l’enseignement scientifique n’est que peu exploitée par les enseignants du premier degré. Ce résultat indique la possible existence d’une difficulté pédagogique ancrée dans les spécificités des langages disciplinaires et amène à questionner les modalités d’apprentissage des sciences qu’offrent les enseignants à leurs élèves du point de vue des compétences langagières.

  • 1 Cette recherche, menée par Armelle Roderon et dirigée par Catherine Brissaud (LIDILEM) et Éric Triq (...)

2Notre questionnement s’inscrit dans le cadre d’une recherche doctorale1 soutenue et financée par la région Rhône-Alpes (ARC 5). Cette recherche vise à décrire les pratiques enseignantes concernant l’initiation scientifique en début de scolarité obligatoire, en lien avec l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Notre étude porte sur la manière dont les enseignants polyvalents de l’école primaire s’emparent de manière effective des situations d’initiation scientifique pour mobiliser, renforcer, construire ou enrichir des compétences de lecture et d’écriture chez de jeunes élèves.

3Pour répondre à cette question, nous nous intéressons dans cet article aux écrits collectifs mis (en scène) sous les yeux des élèves à travers l’analyse de l’utilisation du tableau faite par trois enseignantes de Cours préparatoire (CP) dans le cadre d’une séquence d’enseignement scientifique. Cet outil particulier de l’enseignant qu’est le tableau noir, tellement présent dans les classes qu’il semble devenir transparent pour la recherche en didactique, nous apparait comme un des lieux de rencontre de la langue et des sciences. La question qui s’offre ainsi à nous n’est pas celle de la gestion pédagogique du tableau, mais bien celle de son utilisation didactique en vue de la construction conjointe d’apprentissages langagiers et scientifiques.

1. L’écriture au tableau

1.1. Un objet d’étude en construction

  • 2 Bucheton et Soulé (2009) définissent le geste professionnel comme une action de communication inscr (...)

4Alors que l’écriture au tableau est un geste professionnel2 quotidien partagé par l’ensemble du corps enseignant, la place qui lui est faite dans les recherches en didactique est encore restreinte. Depuis les années quatre-vingt-dix, quelques travaux en didactique du français, des mathématiques et en sciences de l’éducation, notamment, ont posé les jalons d’une réflexion sur ce qui apparait peu à peu comme un nouvel objet d’étude se situant à la fois au carrefour du pôle enseignant et du pôle élève, d’une didactique disciplinaire et d’une didactique professionnelle.

  • 3 Billouet (2007) montre que l’étymologie du mot « tableau » met en avant cette dimension symbolique. (...)
  • 4 Alors que le contrat didactique peut porter sur un type de tâche ou de contenu particulier dans une (...)

5Nonnon, sensible aux questionnements pratiques et théoriques fondamentaux posés par le tableau, a consacré plusieurs travaux à cet outil de l’enseignement (1991, 2000, 2004). Il en ressort une typologie des fonctions de l’écriture au tableau. Pour elle, cette écriture publique présente deux dimensions fondamentales : une « dimension mémorielle » et une « dimension heuristique ». Au cœur de ces deux dimensions se distinguent trois fonctions. La « fonction de finalisation » correspond aux écrits servant à orienter l’activité des élèves et à définir les tâches proposées. La « fonction de focalisation » renvoie aux écrits mettant en relief un élément de manière à l’instituer aux yeux des élèves en objet de réflexion ou de questionnement. La « fonction de ponctuation » rend compte des écrits qui, fonctionnant comme des points de repère, dessinent et balisent le parcours de pensée des élèves. La question de la spécificité disciplinaire dans l’utilisation du tableau traverse la réflexion de Nonnon. De la dimension symbolique3 du tableau découle la légitimation des énoncés qui y sont inscrits, ce qui participe à l’établissement d’un contrat disciplinaire4. En effet, ce que l’enseignant choisit de noter ou de faire noter au tableau, tout comme la manière de le faire, contribue à la construction chez les élèves d’une représentation des objets, des démarches et des attendus de la discipline.

6S’inscrivant dans la continuité de ces travaux, Hassan (2009) apporte à cette réflexion théorique une description des formes et des fonctions de l’écriture au tableau dans le cadre des pratiques de classe ordinaires. Fondée sur les relevés du tableau dans la classe de divers enseignants et sur des entretiens avec ceux-ci, cette recherche présente des tendances par niveau et par discipline et des points de convergence transdisciplinaires quant aux modalités d’écriture mises en œuvre, aux contenus proposés, aux formes syntaxiques choisies, aux fonctions données aux énoncés ou à leur organisation spatiale.

7Dans le champ de la didactique du français, Lepoire-Duc (2011), forte de ces analyses, compare l’usage du tableau fait par deux enseignants de cycle 3 lors la première séquence où est mise en place une nouvelle démarche de conceptualisation en grammaire. Il ressort de cette comparaison que l’utilisation du tableau peut relever d’une « routine pédagogique », c’est-à-dire d’une modalité d’utilisation transférable à différentes situations d’apprentissage, ou d’une « routine didactique », c’est-à-dire d’une modalité d’utilisation spécifique à un type de démarche. Cette distinction invite à analyser les gestes professionnels d’utilisation du tableau en lien avec les démarches d’apprentissage propres à chaque discipline.

8Le champ de la didactique des mathématiques offre plusieurs recherches sur l’utilisation du tableau (Roditi, 1997 ; Robert et Vandebrouck, 2003). Au-delà de la méthodologie adoptée qui peut être une source de réflexion, ces travaux confirment par confrontation avec ceux relevant d’autres champs le lien entre discipline, utilisation particulière du tableau et grille d’analyse spécifique. Cela a été souligné par Hassan (2009) qui montre que si les fonctions proposées par Robert et Vandebrouck croisent celles proposées par Nonnon, elles ne se recoupent pas car l’organisation de l’activité tout comme les liens entre interactions orales et écriture au tableau ne présentent pas les mêmes caractéristiques en mathématiques et en français. Si en mathématiques le tableau peut être à la fois un « lieu de savoir », un « brouillon public » ou le « lieu d’une écriture intermédiaire », les fonctions de brouillon public et de lieu d’une écriture intermédiaire tendent à se regrouper en une seule dans la classe de français, du fait de la rare prise en charge de l’écriture par les élèves. Ce faisant, il nous semble qu’un travail doit être mené dans chaque didactique pour élaborer une typologie permettant de rendre compte de l’écriture au tableau dans la discipline et d’analyser sa mise en œuvre.

9Si nous nous inscrivons dans la lignée de ces travaux qui ont à la fois confirmé notre intérêt pour cet objet d’étude et aiguisé notre regard analytique, notre recherche présente une approche différente, celle de l’écriture au tableau dans le cadre de séquences ordinaires d’enseignement scientifique mises en place au CP avec de jeunes élèves en train d’apprendre à lire et à écrire.

1.2. Un lieu d’informations sur l’écrit dans l’enseignement scientifique

10Les recherches conduites depuis une trentaine d’années ont mis en lumière le lien étroit qu’entretient la construction des savoirs scientifiques avec les apprentissages langagiers (Aster n° 6, 1988 ; Repères n° 12, 1995 ; Aster n° 33, 2001 ; Schneeberger, Vérin, 2009). C’est ainsi que l’enseignement des sciences apparait comme « une chance pour l’écrit » (Astolfi, Peterfalvi, Vérin, 1998). En effet, les activités scientifiques offrent des situations fonctionnelles d’écriture qui présentent des particularités en termes de destinataire, de fonction associée à l’écrit, de genre discursif de référence, de type de langage utilisé, de vocabulaire ou encore de statut donné à l’erreur. Les activités d’élaboration des savoirs scientifiques participent donc au développement de la littéracie.

11Si nombre de travaux se sont penchés sur les écrits des élèves en sciences, nous n’en connaissons aucun qui se soit intéressé aux écrits de l’enseignant au tableau durant les séances d’enseignement scientifique. Or, nous voyons apparaitre en palimpseste, derrière les spécificités de l’écriture scientifique, la question du rapport à l’écrit. Par le biais des diverses activités d’écriture possibles, l’enseignement scientifique apparait comme un des temps scolaires du développement d’un rapport complexe à l’écrit des élèves. Parce que le tableau est le lieu d’une écriture publique qui se donne à voir et que les modalités de son utilisation contribuent à la construction d’une représentation disciplinaire chez les élèves, nous pouvons penser que les écrits de l’enseignant au tableau participent également à la construction d’une représentation des spécificités des langages disciplinaires, et par là même d’un rapport complexe à l’écrit.

12Porter notre regard sur cette écriture publique nous semble d’autant plus déterminant que notre recherche se situe au CP. Pris entre la nécessité de recourir à l’écrit, en production et en réception, pour construire des apprentissages scientifiques et le risque de surcharge cognitive des élèves dans le cadre d’activités de lecture et d’écriture individuelles, nous pouvons supposer que les enseignants utilisent le tableau pour travailler les spécificités langagières de l’écriture scientifique avec leurs élèves.

13Forts des recherches présentées préalablement, nous faisons l’hypothèse que le tableau est un lieu où coexiste au cours d’une séquence la diversité des écrits scientifiques et où s’actualisent les différentes fonctions de cette écriture. Dans quelle mesure les enseignants font-ils du tableau un outil pour l’expression de l’écriture scientifique dans ses différents usages ? En tant qu’outil de l’enseignant dont le contenu est à destination des élèves, le tableau apparait comme un lieu d’informations pour la recherche en didactique. Les choix opérés par l’enseignant dans l’utilisation de cette surface collective d’inscription ouverte à toutes les possibilités de l’écrit sont en partie liés à – et par là même révélateurs de – ses représentations concernant le lien entre initiation scientifique et apprentissages langagiers en début de scolarité obligatoire.

14Avant de présenter la méthodologie adoptée et les résultats de notre analyse, une précision terminologique s’impose quant à l’expression « écrit au tableau ». Nous considérons à parts égales dans cette recherche toutes les inscriptions au tableau, quel que soit le système de signes utilisé. Du mot au texte, du dessin au schéma, en passant par les mesures numériques, nous prenons en compte une des spécificités de l’écriture scientifique : les langages discursifs côtoient les langages graphiques et nombre d’écrits sont des écrits « composites » (Bautier, Crinon, Delarue-Breton, Marin, 2012).

2. Méthodologie

  • 5 Un prénom fictif a été donné à chaque enseignante de manière à conserver leur anonymat, tout en mai (...)

15Notre étude relève d’une recherche descriptive à visée compréhensive portant sur une analyse qualitative des pratiques des enseignants. Trois enseignantes de CP de l’académie de Grenoble (Lise, Marion et Jeanne)5 ont accepté d’ouvrir les portes de leur classe pour l’observation d’une séquence d’initiation scientifique qui comportait plusieurs séances. De manière à rester au plus près des pratiques ordinaires, aucune indication n’a été donnée aux enseignantes concernant l’élaboration ou la mise en œuvre de la séquence et l’observation filmée était non participative. Bien que ces études de cas n’aient pas pour vocation à être comparées ou généralisées, une certaine unité se dégage dans les données recueillies. C’est ainsi que les trois écoles se situent dans une zone géographique proche et présentent une population d’élèves assez semblable. Les recueils de données ont été effectués à la même période de l’année scolaire (mars-avril-mai 2014) et les trois séquences portent sur le thème de la germination. La principale différence repose donc sur le profil de chaque enseignante. Cette recherche ne prétend ni à l’exhaustivité, ni à la présentation de tendances significatives, mais souhaite illustrer à partir d’études de cas variées la manière dont l’interaction entre apprentissages scientifiques et apprentissages langagiers peut s’exprimer en CP via cet outil particulier qu’est le tableau.

Tableau 1 : Présentation du corpus

profil professionnel de l’enseignante cursus universitaire nombre de séancesdurée totale d’enregistrement
Lise ancienneté PE : 19 ansancienneté en CP : 15 ans psychologie 7 séances7 heures 44 minutes
Marion ancienneté PE : 4 ansancienneté en CP : 1 an lettres modernes 10 séances (1 non observée)7 heures 36 minutes
Jeanne ancienneté PE : 8 ansancienneté en CP : 1 an géographie alpine 6 séances5 heures 34 minutes

16Notre corpus se compose de l’ensemble des écrits au tableau de chaque séquence, relevés grâce à l’annotation in situ des états successifs du tableau et aux enregistrements vidéos des séquences. Comme la majorité des écrits au tableau observés a été prise en charge par l’enseignante, nous avons choisi dans le cadre de cet article de ne pas prendre en compte les quelques écrits produits par des élèves. L’analyse de ces relevés tient compte de plusieurs critères :

– des critères paralinguistiques : personne en charge de l’écriture, type d’écriture (manuscrite, tapuscrite), présence d’éléments typographiques (soulignement, couleur), organisation spatiale du tableau, lisibilité ;

– des critères linguistiques : type d’écrit (dessin légendé, compte-rendu), type de langage (alphabétique, graphique, composite), unité linguistique, type de vocabulaire (courant, scientifique) ;

– des critères discursifs : contenu (leçon, exercice), fonction de l’écrit (donner une consigne, rappeler une connaissance), statut de l’écrit pour les élèves (à comprendre, à copier).

17Ne pouvant présenter ici une étude exhaustive de ces différents aspects, nous souhaitons porter notre attention sur les différentes unités linguistiques des écrits relevés au tableau. Comme cette question du choix des unités linguistiques se pose de manière cruciale au CP dans la planification de l’enseignement de la lecture et de l’écriture, il nous semble intéressant d’analyser la place, le rôle et le contenu de chaque unité linguistique mise sous les yeux des élèves au cours d’une séquence d’enseignement scientifique.

18Pour déterminer quelles sont les unités linguistiques effectivement présentées aux élèves, nous avons codé pour chaque écrit relevé au tableau l’unité linguistique concernée : lettre, syllabe, mot, groupe de mots, phrase ou texte. Si la lettre, la syllabe, le mot, la phrase et le texte sont des unités linguistiques souvent étudiées dans les recherches concernant le CP (Kervyn, Riou, Roderon, Chabanne, 2014 ; Mauroux, Garcia-Debanc, 2013), nous avons choisi de créer la catégorie « groupe de mots » pour rendre compte de l’inscription au tableau de groupes de mots sémantiquement liés qui ne constituent toutefois pas une phrase au sens grammatical. Cela peut être un groupe nominal expansé tel que la croissance du haricot ou petites choses que l’on peut planter. La phrase se distingue ainsi du groupe de mots par sa complétude syntaxique. Le texte correspond quant à lui à un ensemble de mots, groupes de mots ou phrases sémantiquement liés et constituant un tout autonome. Notons que le nombre d’éléments ne conditionne pas le passage dans la catégorie supérieure. Cela signifie que l’écrit au tableau peut être constitué de plusieurs mots sans que ceux-ci ne forment un groupe de mots, comme il peut être constitué de plusieurs phrases sans que celles-ci ne forment un texte.

19L’analyse successive de chaque unité linguistique nous conduira à croiser différents critères de manière à obtenir une photographie générale des écrits au tableau proposés à des élèves de CP dans le cadre de ces trois séquences d’initiation scientifique.

3. Résultats

3.1. Des unités linguistiques significatives

20Lorsque nous analysons l’ensemble des écrits alphabétiques ou composites présents aux tableaux, nous remarquons de prime abord l’absence d’unités linguistiques non significatives. Si la syllabe n’a été codée dans aucune des séquences, il n’en est pas de même pour la lettre. Celle-ci apparait ponctuellement sur le tableau de chaque enseignante. La lettre n’est toutefois jamais utilisée en tant que signe graphique de l’alphabet, mais comme l’initiale d’un mot précis connu des élèves. Dans la classe de Jeanne, le H inscrit sous le dessin d’observation d’un plant sert à l’identifier en tant que plant de haricot. Dans les classes de Lise et Marion, le J noté dans des expressions telles que J+3 signifie que 3 jours se sont écoulés depuis les semis. C’est pourquoi nous considérons dans ces cas la lettre comme une unité linguistique significative puisqu’elle symbolise un mot particulier. L’utilisation du tableau semble ainsi montrer que l’enseignement scientifique apparait pour les enseignantes comme un temps durant lequel la langue est travaillée dans sa dimension référentielle.

3.2. L’importance du mot : l’enseignement du vocabulaire en sciences

21Du haricot à la lentille, du cotylédon à la plantule, en passant par le pot, la terre, l’eau ou le coton : l’inscription de mots au tableau a été codée à de nombreuses reprises tout au long des trois séquences. L’usage principal qui se dégage de cette écriture au tableau lie inscription de mots et enseignement du vocabulaire. L’acquisition d’un vocabulaire spécifique à la thématique abordée fait partie des objectifs définis pour ces séquences, ce qui correspond aux prescriptions des programmes en vigueur. Les trois enseignantes ont travaillé ce vocabulaire en contexte, selon un déroulement sensiblement proche. Les mots sont d’abord découverts en collectif par le biais du tableau puis sont réinvestis dans des activités écrites, individuelles ou en petits groupes, dont la consigne pouvait être de légender un schéma polycopié ou de compléter un texte à trous. La majorité des mots inscrits au tableau sont à l’origine d’une mise en activité de l’élève qui l’amène à travailler l’écrit, soit par la copie, soit par le collage d’étiquettes-mots. Le tableau apparait ainsi comme un « lieu de savoir » dont l’utilisation est fondée sur sa dimension ostensive. La rencontre avec les mots est organisée par les enseignantes qui utilisent l’écriture au tableau pour capter le regard de l’élève et diriger son attention sur ces mots de vocabulaire à s’approprier par le biais d’activités d’écriture à venir, favorisant le passage d’une approche collective du vocabulaire à une utilisation individuelle.

22Si nous retrouvons chez les trois enseignantes cette inscription de mots préalablement choisis en fonction d’un objectif langagier, nous pouvons distinguer un usage particulier et ponctuel du tableau dans la classe de Lise : l’écriture spontanée de mots en fonction du déroulement de la séance. L’enseignante a par exemple partagé lors d’une phase collective, par son inscription au tableau, le mot éplucher extrait d’interactions orales entre des élèves dans le cadre du travail précédent en petit groupe. Contrairement aux mots amenés par l’enseignante, ceux-ci ne sont pas le support d’une tâche orale ou écrite. Puisqu’aucune consigne particulière n’est formulée, il n’est pas évident que les élèves essayent de lire, de comprendre ou de retenir ces mots. La faible présence au tableau, au cours de ces trois séquences, des mots spontanément utilisés par les élèves (tels que la peau pour désigner l’enveloppe de la graine ou le cœur pour parler des cotylédons) est peut-être le reflet d’une conception de l’enseignement des sciences fondée sur l’acquisition d’un vocabulaire spécifique ou bien celui d’une difficulté à s’emparer du tableau comme lieu de brouillon.

23Quels sont les mots inscrits au tableau par ces trois enseignantes ? Le tableau ci-dessous présente la liste des mots relevés dans chaque classe. Ceux-ci sont regroupés par catégorie grammaticale et classés par ordre alphabétique. Les différentes formes orthographiques rencontrées sont précisées entre parenthèses et le nombre d’occurrences de chaque mot est donné (le premier nombre correspond aux occurrences au sein de l’unité linguistique mot, le second aux occurrences totales).

Tableau 2 : Relevé des mots inscrits au tableau dans chaque classe

Lise Marion Jeanne
nom commun nom commun nom commun
bille 1-1
bonbon 1-1
cotylédon(s) 2-2
enveloppe 2-2
graine 1-8
perle 1-1
pilule 1-1
plantule 1-1
arbre 1-1
brocoli 1-1
cigale 1-1
coton 1-8
cotylédon 1-1
(d’)eau 3-18
êtres vivants 1-1
feuilles 1-1
fleur 1-1
haricot 1-1
légume 1-1
lune 1-1
nourriture 2-3
nuage 1-1
plante 1-1
pot 2-2
prénom 1-1
racine(s) 2-3
religieuse 1-1
terre 5-13
tige 1-1
tomate 1-1
vie 2-3
air 1-1
cotylédon 3-4
eau 1-1
enveloppe 2-2
feuille(s) 2-4
haricot 1-4
lentille 1-1
lumière 1-1
petit pois 1-1
plantule 2-2
racine 2-2
terre 2-4
tige 2-3
verbe
éplucher 1-1
planter 1-1
semer 1-1
adjectif
blanche 1-1
marron 1-1
rouge 1-1
violet 2-2
verbe
dessiner 1-1 écrire 1-1

24Alors que les trois séquences portent sur un même thème, la liste des mots de chaque classe ne se recoupe que partiellement. Sur les quarante-trois mots différents relevés, seul le terme cotylédon se retrouve sur les trois tableaux. Les mots racine, tige, feuille, enveloppe, plantule, terre et eau ont été relevés sur deux tableaux, tandis que les autres mots ne sont apparus que dans une seule séquence. Nous observons que la majorité de ces mots relève du registre de la dénomination. Peu de mots inscrits au tableau relèvent du registre de l’explication ou font état d’un phénomène scientifique ou d’un processus. Nous remarquons également une surreprésentation de la catégorie grammaticale du nom commun. Quelques adjectifs de couleur apparaissent dans la classe de Lise pour donner un titre à chaque dessin d’observation de l’intérieur de la graine (écrire par exemple blanche sous le dessin d’observation de la graine blanche). Si quelques verbes sont notés, ce sont ces mots non programmés que nous avons évoqués dans la classe de Lise et des mots-consignes dans la classe de Marion. Un facteur explicatif de ces différentes observations peut être trouvé dans l’absence d’une liste de vocabulaire prescriptive, comme cela se trouve dans les programmes de sciences de cycle 3.

  • 6 Il convient de nuancer cette analyse concernant la classe de Lise. En effet, celle-ci a consacré de (...)

25Alors que l’enseignement du vocabulaire semble être à la fois une préoccupation de ces enseignantes et une dimension importante du lien pensé entre initiation scientifique et apprentissages langagiers, notre relevé pose la question des ressorts didactiques de cet enseignement. En effet, nous n’avons pas observé d’épisodes portant sur un enseignement explicite du vocabulaire6. Les enseignantes n’ont pas mis en œuvre une phase de décontextualisation au cours de la séquence pour travailler quelques mots dans leurs différentes dimensions : phonologique, morphologique, sémantique ou syntaxique. De plus, le nombre d’occurrences des mots relevés au tableau ne semble pas permettre de distinguer clairement les mots relevant d’un enseignement didactisé du vocabulaire et ceux relevant d’une utilisation du tableau comme mémoire de travail de la classe. Si nous prenons l’exemple du terme scientifique cotylédon, celui-ci apparait une fois sur le tableau de Marion, deux fois sur celui de Lise et quatre fois sur celui de Jeanne, et seule cette dernière présente une utilisation du mot dans un contexte phrastique, pas seulement de manière isolée.

26Cette place importante donnée au mot par les enseignantes dans le cadre des écrits au tableau lors d’une séquence d’enseignement scientifique fait écho à la place importante donnée au mot dans les pratiques d’enseignement de l’écriture en début de CP (Kervyn et al., 2014). Dans notre corpus, cette unité linguistique est liée de manière prégnante à l’enseignement du vocabulaire. Si ce lien mis en place par les enseignantes entre sciences et langage présente de multiples intérêts pour les apprentissages langagiers et scientifiques des élèves, cet enseignement semble se confronter à des difficultés semblables à celles de l’enseignement du vocabulaire dans le champ de la didactique du français.

3.3. Des unités linguistiques supérieures au mot : le tableau, un support privilégié de la passation de consignes

27Le tableau apparait dans nos observations comme un outil privilégié de l’enseignant pour favoriser la passation de consignes. Cette utilisation du tableau n’est pas pour nous surprendre au vu des recherches exposées précédemment puisque la consigne est aussi bien prise en compte par Nonnon (2000) au sein de la fonction de finalisation, que par Hassan (2009) dans sa typologie des contenus ou par Lepoire-Duc (2011) dans son analyse du tableau comme « relais de la consigne orale ». En tant qu’un des lieux de l’autorité de la classe (Billouet, 2007), le tableau permet de capter l’attention des élèves au moment crucial de la passation de consignes. Une des modalités d’utilisation du tableau observées dans la passation de consignes est la reproduction à l’identique, partielle ou totale, de la feuille d’exercice individuelle, support de l’activité à venir des élèves. Cette reproduction offre à l’enseignante la possibilité de désigner précisément certaines parties de l’exercice ou d’exemplifier la consigne. Cet étayage est souvent lié à un écrit complexe dont les caractéristiques peuvent être un obstacle à la mise en activité des élèves. C’est ainsi que dans la classe de Marion (séance 6), celle-ci reproduit le tableau d’observation des expériences dont les élèves vont devoir compléter la troisième colonne par des dessins d’observation.

  • 7 Les zones grisées dans les dessins de reproduction des tableaux correspondent à des zones utilisées (...)

Dessin 1 : Reproduction du tableau – Marion (séance 6)7

Dessin 1 : Reproduction du tableau – Marion (séance 6)7

28L’écrit proposé aux élèves est un écrit complexe : un tableau à double entrée présentant une dimension chronologique entre les colonnes et combinant à la fois écriture alphabétique, chiffre, signe mathématique et dessin. L’enseignante semble consciente de la complexité de cet écrit puisqu’elle choisit de doubler le support d’activité des élèves. Le travail collectif ne porte toutefois que sur la compréhension de la consigne et ne prend pas en compte de manière explicite la question de la mise en espace de cet écrit composite (Leclaire-Halté, 2007 ; Delaborde, 2010). Cela se traduit par la superposition de plusieurs écrits – ce qui limite la lisibilité de chacun et par là même la portée de la fonction de focalisation qui est centrale dans la passation de consignes – et l’absence de verbalisation sur les fonctionnalités et les usages de la disposition spatiale choisie. Cette dimension de l’écrit qui relève de la « raison graphique » n’apparait pas au cours des trois séquences observées comme un objectif d’apprentissage. Si le tableau, par les possibilités de reproduction qu’il permet, est utilisé pour expliciter les consignes et étayer l’entrée des élèves dans l’activité, il n’est par contre pas le support d’un enseignement explicite de l’espace graphique, dimension essentielle des écrits en sciences.

3.4. Une forme textuelle prototypique : la liste

  • 8 Cellier et Demougin (2000) soulignent que la liste est un écrit à la fois familial et scolaire, qui (...)

29Au cours des trois séquences, les enseignantes ont eu recours à une forme textuelle particulière, la liste, dont les caractéristiques en font un écrit pour apprendre particulièrement adapté à la classe de CP8. Deux usages se distinguent. La liste est le plus souvent utilisée pour soutenir la mémoire de travail de la classe, instituant alors le tableau en « brouillon public » (Robert et Vandebrouck, 2003). Les enseignantes prennent en compte la pensée de l’élève à travers sa parole, en inscrivant au tableau ses représentations initiales. C’est ainsi que Jeanne (séance 1) inscrit sous la forme d’une liste avec tirets les conceptions initiales des élèves sur ce qu’est une graine. Dans la classe de Marion (séance 7), celle-ci écrit sous la forme d’une liste organisée par des tirets les représentations des élèves quant au devenir des plants de haricot qui se trouvent en classe : arbre, fleur, haricot, tomate, brocoli, légume. Les enseignantes donnent également une place aux propositions des élèves faisant suite à un questionnement précis. Dans la classe de Lise (séance 1), ce sont les critères choisis par chaque groupe pour classer un ensemble de petits éléments comprenant des graines et des objets qui sont notés, ainsi que les éléments reconnus par les élèves : bille, perle, bonbon, pilule, graine. Quant à Marion (séance 1), elle écrit sur une affiche les critères utilisés par les élèves pour classer ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas. Cet usage du tableau renvoie à la démarche d’investigation prescrite par les programmes qui invitent à prendre en compte connaissances, idées préalables et hypothèses des élèves. Il permet d’instituer l’élève en tant que sujet penseur. Sa parole est extraite du flux oral et mise en valeur par son inscription au tableau. Ce faisant, par l’utilisation de la fonction de focalisation de l’écriture au tableau et par le choix du dispositif graphique de la liste qui offre une décontextualisation des données et un espace de manipulation et de réorganisation de celles-ci (Goody, 1979), les enseignantes proposent à leurs élèves un espace de réflexion collective.

30Si les enseignantes exposent au tableau la manière dont l’écrit peut soutenir la pensée en sciences, par la simple écriture de mots ou de groupes de mots constituant un tout cohérent et autonome, en se dégageant d’aspects formels, cette dimension du tableau comme brouillon public est sous-exploitée. En effet, les enseignantes ne mettent pas en place un retour sur ces écrits de manière à valider ou à invalider les différentes hypothèses. La dimension heuristique de ces écrits provisoires ne semble pas être prise en compte. Bien que le caractère éphémère de l’écrit au tableau puisse rendre complexe ce retour sur les hypothèses des élèves, il nous semble que cette absence relève davantage de la fonction donnée par l’enseignante à cet écrit. L’écriture au tableau semble ici relever bien plus de la fonction d’enrôlement de l’étayage (susciter l’adhésion des élèves pour la tâche à venir par la prise en compte de leur parole) que d’un écrit de travail visant à faire avancer la pensée, voire à dépasser des obstacles épistémologiques. Ainsi, la portée de ces écrits particuliers qui jouent un véritable rôle dans le développement de la pensée semble réduite par la difficulté à s’emparer des idées formulées par les élèves et mises en mots au tableau.

31Le second usage est présent dans la seule classe de Lise. Celle-ci note régulièrement (séances 2, 6 et 7) au tableau, sous la forme d’une liste avec tirets ou numérotée, le matériel nécessaire aux élèves pour pouvoir entrer dans l’activité. La liste de matériel, qui englobe la question de la dénomination, s’inscrit pleinement dans ce que Vérin nomme les « écrits instrumentaux pour agir » (1988). Cette écriture au tableau a souvent été prise en charge par l’enseignante avant le début de la séance de sciences, en vue semble-t-il d’une meilleure gestion du temps. La construction de la liste du matériel n’est pourtant pas sans poser de difficultés à des élèves de CP. Il convient de se former une représentation claire de l’activité à venir mais également d’avoir le vocabulaire précis à disposition. Ces difficultés sont apparues clairement lors de la deuxième séance. Alors que les élèves avaient réfléchi au préalable par écrit au matériel nécessaire pour effectuer les semis et que celui-ci était présent sur les tables, la co-construction de la liste au tableau s’est avérée complexe. À la question de l’enseignante concernant l’élément manquant dans la liste, plusieurs élèves ont proposé un élément déjà inscrit sous une autre formulation. Si nous pouvons penser par rapport à leur écrit que les élèves ont une représentation assez claire du matériel nécessaire au semis, nous voyons apparaitre une difficulté liée à l’absence d’un vocabulaire commun de référence dans la classe.

32Alors que la liste, en permettant de « mettre son ordre dans le monde et dans la langue » (Penloup, 1997), apparait comme une forme textuelle particulièrement intéressante dans le cadre de l’enseignement scientifique, celle-ci ne semble pas didactisée. Les questions du choix des mots écrits, de leur reformulation, de la hiérarchisation des informations ou encore de la mise en espace ne sont pas verbalisées, mettant à mal la portée heuristique de cet écrit prototypique.

3.5. Du texte

33Dans le corpus que nous explorons, le tableau est rarement le support d’un texte. Voici une vue synthétique de l’ensemble des textes – excepté la liste que nous venons de traiter – mis sous les yeux des élèves dans les trois séquences.

titre du texte
(séance)
longueur langage modalités fonction
Lise La démarche d’observation (3+4) 40 mots alphabétique consignes, démarche à suivre
affiche collective
texte préparé par l’enseignante
proposer une activité
Les étapes de la germination (7) 22 mots alphabétique + graphique dessin légendé
affiche d’un document individuel
texte photocopié
fixer des contenus, institutionnaliser
Évaluation. Qu’y a-t-il dans une graine ? (7) 47 mots alphabétique texte à trous
affiche d’un document individuel
texte préparé par l’enseignante
évaluer
Marion Que faut-il pour qu’une graine germe ? (6) 18 mots alphabétique question/réponse
texte manuscrit de l’enseignante
cours dialogué
fixer des contenus, institutionnaliser
Que faut-il pour qu’une graine germe ? (7) 23 mots alphabétique question/réponse
copie d’un exercice
cours dialogué
fixer des contenus, institutionnaliser
Conclusion (8) 26 mots alphabétique texte à trous
copie d’un exercice
texte préparé par l’enseignante
fixer des contenus, institutionnaliser
Jeanne La croissance du haricot (4) 35 mots alphabétique + graphique légende d’images séquentielles
dictée à l’adulte
texte co-construit avec les élèves
soutenir la compréhension

34Si chaque enseignante présente un usage particulier de l’écriture ou de l’affichage de textes au tableau au cours de la séquence suivie, nous pouvons noter que seul le texte produit dans la classe de Jeanne est co-construit avec les élèves. L’ensemble des textes proposés dans les classes de Lise et de Marion sont des textes préparés par l’enseignante. Le texte est dans ces deux classes une unité linguistique support d’un travail de lecture. Dans la classe de Lise, la lecture d’un texte – qui apparait à chaque fois sous la forme d’une affiche tapuscrite – est aussi bien utilisée en amont de l’investigation pour préparer les élèves à agir qu’en aval pour structurer et institutionnaliser ce qui a été découvert lors de l’investigation ou pour évaluer les connaissances des élèves. Dans la classe de Marion, la lecture d’un texte correspond à un temps de structuration des connaissances. Nous pouvons noter que cette institutionnalisation se fonde à chaque fois sur un texte parcellaire que les élèves doivent compléter (répondre à une question, compléter un texte à trous), ce qui peut indiquer une conception de l’enseignement scientifique comme la capacité à répondre à des questions issues du savoir savant.

35Seul le texte produit dans la classe de Jeanne apparait comme le résultat d’une écriture scientifique, au sens du produit d’une activité qui cherche à assoir des connaissances scientifiques par le recours au langage. Au cours de la quatrième séance, les élèves ont travaillé sur les étapes de la germination et de la croissance du haricot. Ils ont eu pour tâche de remettre dans l’ordre six images séquentielles représentant ce phénomène. L’enseignante choisit de ne pas corriger l’exercice, apparemment réussi par tous les élèves, au profit d’une activité collective de transcodage : le passage des images séquentielles à un texte. Les élèves sont invités à décrire précisément chaque image de manière à la légender. Comme l’enseignante copie au tableau les énoncés des élèves, le message oral doit être scriptible et la formulation exacte. Voici l’état du tableau à la fin de cette activité de dictée à l’adulte.

Dessin 2 : Reproduction du tableau – Jeanne (séance 4)

Dessin 2 : Reproduction du tableau – Jeanne (séance 4)

36Par le biais de cette activité qui vise de prime abord une meilleure compréhension des étapes de la croissante du haricot, l’enseignante travaille de manière implicite des compétences langagières spécifiques telles que l’utilisation d’un vocabulaire scientifique, le recours au présent de vérité générale ou l’absence de modalisation. Elle utilise de nombreuses modalités d’étayage pour travailler sur le langage avec les élèves et cherche à co-construire une description précise de chaque étape. Les trois principales stratégies d’étayage utilisées par l’enseignante pour guider les élèves dans l’écriture d’un texte scientifique sont la répétition sans reformulation, la répétition avec reformulation et le questionnement. Voici deux extraits – le premier concernant la deuxième image, le second la quatrième – qui illustrent ces différentes modalités d’étayage.

  • 9 « M » désigne l’enseignante. « E » désigne un élève. Lorsque cela était possible, l’élève est ident (...)

M9 : Petit deux, qu’est-ce qu’on pourrait dire ? R.

E (R) : La graine est en train de pousser.

M : La graine est en train de pousser. [répétition sans reformulation]

E : Non, de germer.

M : La graine germe. [répétition avec reformulation, écriture au tableau] [...]

M : Qu’est-ce qu’il, qu’y a-t-il de nouveau sur la quatrième image, G ? […] [questionnement]

E (L) : Y a les feuilles qui sortent. [...]

M : Il y a combien de feuilles qui apparaissent ? [questionnement avec reformulation]

E : Deux.

M : Deux. Donc on peut dire deux feuilles apparaissent. [répétition avec reformulation, écriture au tableau]

37Cette activité guidée de transcodage sous une forme textuelle peut nous éclairer sur les conceptions de l’enseignante quant aux sciences et plus particulièrement au langage scientifique. Si ce texte présente une grande homogénéité, nous pouvons toutefois noter un décrochement entre les cinq premiers énoncés et le sixième, selon la typologie proposée par Bautier, Manesse, Peterfalvi et Vérin (2000). En effet, les cinq premiers énoncés relèvent de l’écrit documentaire, ce que montrent notamment la structure chronologique, la succession d’informations et le point de vue neutre sans implication personnelle. Le sixième énoncé relève quant à lui du manuel de savoir-faire pratique en plaçant l’intervention humaine au cœur du sujet. Ce changement de posture est amené par l’enseignante, comme en témoigne la transcription des échanges :

M : […] Et sur la dernière image ? N ? [...]

E (R) : Des haricots sont sortis.

M : Des haricots.

Es : Sont sortis. Ont germé.

M : On peut même dire que on peut récolter les haricots.

38Les trois enseignantes de CP ont ainsi recours à l’unité linguistique texte au cours de leur séquence. En fonction des choix didactiques pris, le texte permet de travailler différentes compétences de lecture ou d’écriture. Ces choix ne sont pas sans incidence car ils participent à la construction chez les élèves d’une représentation de l’écriture scientifique, de ses fonctions et de ses postures cognitives et langagières.

Conclusion : le tableau, d’un lieu d’informations à un lieu de formation

39Si cette étude est bien entendu limitée par le faible nombre de séquences analysées et la disparité du profil professionnel des enseignantes, cela ne nous semble pas réduire la portée de notre analyse et des questions soulevées par celle-ci. Les enseignantes suivies semblent portées à tisser des liens entre sciences et langage. Au cours de ces trois séquences, le tableau a été le support de multiples écrits variés, aussi bien en termes d’unité linguistique, de type de langage, de genre de référence ou encore de fonction de l’écrit. L’analyse de son utilisation permet de rendre compte à la fois des choix didactiques des enseignantes, de leurs difficultés et de certaines de leurs représentations concernant l’écrit dans l’enseignement scientifique en CP. Le tableau apparait ainsi comme un lieu d’informations pour la recherche en didactique.

40Cette place de la langue dans l’enseignement scientifique qui transparait à travers l’utilisation du tableau semble correspondre à la relation entre sciences et langage mise en avant dans les programmes. Les programmes de 2008 recentrent l’enseignement scientifique sur les savoirs et éliminent la référence à une co-construction entre savoirs langagiers et savoirs scientifiques (Bisault, 2009). Dans le Bulletin officiel n° 1 du 5 janvier 2012, le travail scientifique est associé de manière privilégiée à l’expérimentation et à l’observation. La place des pratiques langagières y est réduite – bien qu’une attention particulière soit portée au vocabulaire – puisque la seule conduite linguistique citée est celle de la description, la seule fonction de l’écriture mise en avant est celle de la mémorisation et le seul intérêt de l’écrit semble résider dans sa caractéristique de permanence. Les textes officiels n’offrent ainsi que peu d’éléments à qui veut travailler les spécificités langagières de l’écrit scientifique, en vue de la diversification des pratiques langagières des élèves et par là même de l’enrichissement de leurs compétences littéraciques.

41Cette analyse confirme notre intérêt pour cet outil particulier de l’enseignant, à la croisée de la langue et des sciences. Il convient maintenant de poursuivre notre recherche doctorale en analysant l’utilisation du tableau faite par d’autres enseignants et en prenant en compte de nouveaux critères. À l’instar de Plane et Schneuwly (2000), il nous semble que la question des outils de l’enseignant reste à ce jour encore un chantier ouvert dans lequel la recherche a tout intérêt à s’engager en vue de la formation initiale et continue des enseignants.

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Notes

1 Cette recherche, menée par Armelle Roderon et dirigée par Catherine Brissaud (LIDILEM) et Éric Triquet (Centre Norbert Elias), se déroule au sein du laboratoire LIDILEM (université Stendhal Grenoble 3) et de l’école doctorale LLSH (collège doctoral de l’université Grenoble-Alpes).

2 Bucheton et Soulé (2009) définissent le geste professionnel comme une action de communication inscrite dans une culture partagée, qui prend son sens dans et par le contexte scolaire.

3 Billouet (2007) montre que l’étymologie du mot « tableau » met en avant cette dimension symbolique. Au lieu d’employer le terme « tabula » qui désigne la surface d’inscription publique, c’est le terme « titulus » qui est employé pour désigner les premiers tableaux scolaires. Le terme « titulus » provient du vocabulaire politique ou religieux, ce qui montre l’autorité de l’écriture publique. Le tableau fait de celui qui y écrit un scripteur sérieux et de ce qui est écrit un savoir partageable et une proposition de loi.

4 Alors que le contrat didactique peut porter sur un type de tâche ou de contenu particulier dans une discipline, le contrat disciplinaire englobe les représentations des enseignants et des élèves sur une discipline donnée et son enseignement.

Ortolland D. (1989). « Comprendre ce qui est en jeu en classe de mathématiques : le contrat didactique ». Spirale, n° 1, p. 81-92.

5 Un prénom fictif a été donné à chaque enseignante de manière à conserver leur anonymat, tout en maintenant une lecture aisée de l’article.

6 Il convient de nuancer cette analyse concernant la classe de Lise. En effet, celle-ci a consacré des activités en dehors des séances de sciences observées à un travail phonologique et orthographique sur les mots scientifiques. Elle a par exemple travaillé la décomposition syllabique des mots, leur copie sur l’ardoise ou le repérage des graphèmes moins fréquents tels que le « y » de cotylédon.

7 Les zones grisées dans les dessins de reproduction des tableaux correspondent à des zones utilisées dont les écrits renvoient à d’autres disciplines que la découverte du monde.

8 Cellier et Demougin (2000) soulignent que la liste est un écrit à la fois familial et scolaire, qui accompagne le développement cognitif de l’enfant, recoupe tous les types de textes et d’écrits, présente des traits linguistiques et textuels relativement simples qui facilitent l’accès à l’écriture et associe activité mentale et activité rédactionnelle.

9 « M » désigne l’enseignante. « E » désigne un élève. Lorsque cela était possible, l’élève est identifié par l’initiale de son prénom. « Es » désigne plusieurs élèves qui parlent en même temps.

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Table des illustrations

Titre Dessin 1 : Reproduction du tableau – Marion (séance 6)7
URL http://journals.openedition.org/reperes/docannexe/image/980/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 82k
Titre Dessin 2 : Reproduction du tableau – Jeanne (séance 4)
URL http://journals.openedition.org/reperes/docannexe/image/980/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 84k
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Pour citer cet article

Référence papier

Armelle Roderon, Catherine Brissaud et Éric Triquet, « De la lettre au texte : qu’écrivent au tableau les enseignants de cours préparatoire en sciences ? »Repères, 52 | 2015, 199-2216.

Référence électronique

Armelle Roderon, Catherine Brissaud et Éric Triquet, « De la lettre au texte : qu’écrivent au tableau les enseignants de cours préparatoire en sciences ? »Repères [En ligne], 52 | 2015, mis en ligne le 23 février 2016, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/reperes/980 ; DOI : https://doi.org/10.4000/reperes.980

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Auteurs

Armelle Roderon

Université Grenoble-Alpes, LIDILEM

Catherine Brissaud

Université Grenoble-Alpes, ESPE de l’académie de Grenoble, LIDILEM

Articles du même auteur

Éric Triquet

Université d’Avignon, centre Norbert‑Elias

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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