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SECONDE PARTIE
Lectures

EL CHAZLI Youssef, 2020, Devenir révolutionnaire à Alexandrie. Contribution à une sociologie historique du surgissement révolutionnaire en Egypte

Dalloz, 2020
Mayada Madbouly
Référence(s) :

EL CHAZLI Youssef, 2020, Devenir révolutionnaire à Alexandrie. Contribution à une sociologie historique du surgissement révolutionnaire en Egypte, Paris, Dalloz

Texte intégral

  • 1 J’ai fait un tour dans la place Tahrir le 24 et le 28 janvier 2021. L’omniprésence des voitures de (...)

1J’ai commencé la lecture de cet ouvrage au Caire, quelques jours avant les 10 ans du soulèvement du 25 janvier. Cette journée, qui coïncide aussi avec la fête nationale de la police (ʿīd al-shurṭa), sera commémorée à l’ombre d’une présence policière et sécuritaire renforcée sur la place Tahrir et ses alentours1. Un tel contexte souligne l’importance de revenir non seulement sur la Révolution mais aussi sur le processus de son surgissement, afin de mieux comprendre les dynamiques contestataires dans les environnements politiques répressifs.

2L’ouvrage, issu d’une thèse de doctorat en science politique soutenue en 2018, étudie le « surgissement révolutionnaire » en Egypte à partir d’une analyse localisée à Alexandrie, permettant de déplacer notre regard d’ordinaire centré sur le Caire et ses symboles de la Révolution (e.g. la Place Tahrir) sur-étudiés par une majorité de chercheurs (Sukarieh et Tannock, 2013). Définissant le surgissement révolutionnaire « comme le moment permettant d’observer et de questionner ce qui fait advenir une situation révolutionnaire » (p. 18), l’auteur s’attache à expliquer le passage d’une situation politique routinière à ce que la sociologie des crises politiques désigne comme étant une conjoncture fluide. Dans cette perspective, il convient de scruter les « conséquences inattendues d’une configuration d’interactions faisant basculer une situation qui, jusque-là, paraissait particulièrement stable aux yeux d’acteurs dont aucun n’anticipe la tournure prise par les événements » (p. 22-23). L’apport théorique de cet ouvrage réside dans la façon dont l’auteur mobilise plusieurs cadres conceptuels : secteur, arène, configuration, milieu et espace. Son propos s’appuie sur une enquête fondée principalement sur des entretiens semi-directifs (menés de 2012 à 2016), des observations directes et participantes, ainsi que des sources secondaires. Il l’enrichit par un ensemble de « traces numériques », définies comme « toute donnée laissée sciemment ou non par les usagers des réseaux sociaux (RSN) sur internet » (p. 33), tout en prenant en considération les limites de ce type de sources.

3Afin de décortiquer la complexité du contexte politique à la veille de la Révolution, l’auteur opte pour une analyse processuelle dans laquelle il accorde une attention particulière à l’échelle individuelle et au sens que donnent ses enquêtés aux différents événements politiques et à leur propre engagement. Plutôt que de se limiter au modèle classique de la sociologie des mouvements sociaux « meneurs/suiveurs », il s’attache à définir les différents types de « révolutionnaires ». Cette catégorie est subdivisée en deux sous-groupes : les activistes qui étaient déjà engagés en politique avant le 25 janvier et les individus qui n’étaient pas engagés avant la Révolution, mais qui sont marqués par l’événement et s’engagent à l’occasion de ses différents épisodes (p. 24-25).

4Dans le premier chapitre, El Chazli nous fait voyager dans « les mondes » (Becker, 2010) d’un groupe constitué de 28 révolutionnaires afin de mieux étudier « la fabrique de l’activisme » (p. 42) à Alexandrie. Les premiers éléments de caractérisation sociologique (âge, genre, situation matrimoniale, etc.) lui permettent d’appréhender les raisons pour lesquelles il y a plus d’hommes (23) que de femmes (5) dans ce groupe, mais aussi les ressorts de leur engagement militant dans un contexte où les coûts de militantisme sont élevés. Il élabore deux points indispensables à la compréhension de leurs mondes : les positions sociales et les matrices de politisation. D’un côté, ces jeunes militants appartiennent à trois catégories (classes supérieures, classes moyennes supérieures et subalternes non-démunis) dans lesquelles les capitaux économique et culturel jouent un rôle central. A cet égard, l’auteur souligne l’importance d’acquérir un « capital cosmopolite » (p. 64) pour répondre aux attentes de la libéralisation du marché, notion que l’on pourrait rapprocher de celles de « capital international » (Wagner, 2007) et de « bonne volonté internationale » (Nogueira et Aguiar, 2008). Les différents espaces dans lesquels sont socialisés et politisés ces militants approfondissent, de l’autre côté, notre regard sur leurs mondes. Il s’agit, en premier lieu, d’un héritage familial issu de l’engagement militant des parents, mais aussi des conversations politiques au sein de la famille. L’encadrement religieux (à l’école, prières, discussions, être membre de groupes islamistes, etc.) constitue une deuxième de ces matrices, et les pratiques intellectuelles (lectures, art, théâtre, etc.) une troisième. Après avoir analysé la formation de ces dispositions individuelles à l’engagement militant, l’auteur examine les différents espaces fréquentés et investis par ces jeunes à Alexandrie dans les années 2000 et comment ces espaces et les expériences qui y sont liées contribuent à la formation de leur groupe. Ainsi, les campus universitaires constituent un « espace de politisation » (p. 87) pour découvrir/soutenir/participer aux différentes mobilisations contestataires. S’y ajoutent des « espaces autres » (Foucault, 2001) de plus en plus investis par les jeunes Alexandrins dans les années 2000, dont El Chazli met en lumière deux types : les centres commerciaux et les espaces culturels qui « permettent un brassage de populations différentes et offrent aussi des opportunités d’engagement » (p. 96). Ces espaces ne sont pas limités aux lieux physiques, ils s’étendent aussi aux médias sociaux qui établissent « des réseaux d’interconnaissance nécessaires auparavant pour accéder aux milieux oppositionnels » (p. 102).

5Dans son deuxième chapitre, l’auteur place notre regard au niveau macro afin de nous montrer les différentes transformations économiques et politiques qui ont eu lieu en Egypte sous le régime du président Hosni Moubarak et qui ont fait émerger de « nouveaux espaces de contestation » (p. 108). Il retrace la consolidation de l’Etat policier à partir des années 1990 dont les dispositifs visent à lutter contre le « terrorisme islamiste ». Ces pratiques autoritaires s’étendent et s’intensifient, à mesure que l’Etat se désengage progressivement du champ social, la police devenant de facto « le principal représentant de l’Etat au quotidien pour un très grand nombre d’Egyptiens » (p. 144). L’élite gouvernante se renouvelle avec la montée d’une classe d’hommes d’affaires et la préparation de Gamal, fils de Hosni Moubarak, à la succession de son père (ascension au sein du parti au pouvoir, rôle joué sur la scène économique, etc.). El Chazli met ensuite l’accent sur le contexte alexandrin afin de cerner les dynamiques de « l’espace politique institué » (p. 25) au plan local, en interaction avec l’échelle nationale. Il revient dans le troisième chapitre sur les années 2000, considérées comme « un tournant », où des formes d’action protestataire « non conventionnelles » (p. 166) émergent. Celles-ci se distinguent des modes d’opposition au régime des décennies précédentes, qui oscillaient entre l’expression dans le Parlement et la presse d’une part, et la « violence révolutionnaire » (p .171) par la gauche et les islamistes de l’autre. Deux épisodes en particulier illustrent son propos. D’un côté, les mobilisations propalestiniennes menées par le « comité populaire de soutien de l’Intifada du peuple palestinien », formé dans le sillage de la Seconde Intifada, a établi un milieu de sociabilité entre différentes générations militantes en Egypte. L’expérience du mouvement Kifāya (Mouvement égyptien pour le changement) a, de l’autre côté, « servi de base pour des mobilisations ultérieures » (p. 178). Ces épisodes s’entrelacent avec les dynamiques contestataires qui animent le milieu alexandrin au fil des années (la présence des mouvements islamistes ; la gauche alexandrine ; les libéraux et les « post-idéologiques » ; l’entrée en politique de nouveaux acteurs comme l’ancien diplomate Mohamed El-Baradei).

6Dans les derniers deux chapitres, le lecteur réalise l’importance de l’approche des « traces numériques ». A travers celles-ci l’auteur nous fait découvrir les performances protestataires des différents acteurs à la veille de la Révolution dans un « milieu » (el-wasat) alexandrin « peu institutionnalisé (…et) marqué par une forte fluidité interne » (p. 217), mais où militants aguerris et nouveaux venus se rencontrent, interagissent et construisent une « identité sociale » d’activiste (p. 246). La mort de Khaled Saïd, victime de violences policières en 2010, constitue à ce titre un moment capital, dont El Chazli étudie les répercussions au sein de l’espace protestataire alexandrin et les performances auxquelles il a donné lieu (mobilisations en ligne, rassemblements, prières dans l’espace public, etc.).

7En se focalisant sur le niveau micro, El Chazli questionne la thèse selon laquelle « la révolution tunisienne aurait eu une impulsion décisive pour la mobilisation des Egyptiens » (p. 275). Son analyse montre que, malgré le souffle d’enthousiasme généré par la révolution tunisienne, les activistes ne croyaient pas qu’un tel bouleversement pourrait avoir lieu dans le contexte autoritaire égyptien. La question qui se pose est davantage celle de la réponse des acteurs alexandrins à l’appel lancé dans les médias sociaux pour les manifestations du 25 janvier. Son analyse détaille les différentes interactions entre les groupes militants et les manifestations qui ont eu lieu du 25 au 27 janvier dans un contexte de « (ré)interprétations (collectives) de la situation » (p. 315). La situation devient « délirante » (p. 316) le vendredi 28 janvier après la coupure des moyens de communication, l’entrée en scène de l’armée et le discours de Moubarak à minuit, ce qui marque l’ « irréversibilité » du processus révolutionnaire. L’auteur conclut son ouvrage sur cette séquence du 28 janvier, en proposant divers éléments analytiques pour la comprendre (tels que le « rôle du religieux », « l’ambivalence émotionnelle », etc.)

8Ce travail a pour grand mérite d’éclaircir plusieurs points théoriques, méthodologiques et épistémologiques dans l’étude des révolutions. Mais on peut néanmoins s’interroger sur les limites et les difficultés que posent les études d’un microcosme comme, ici, celui de 28 révolutionnaires d’Alexandrie. Cette étude, dans la mesure où elle fait l’impasse sur d’autres acteurs individuels et/ou collectifs de la Révolution égyptienne (e.g. les Coptes, les Nubiens, etc.), pourrait avoir des effets secondaires (Ferguson, 1990) si elle conduisait à reproduire des généralisations sur ce qu’être « révolutionnaire » veut dire. Cependant, l’analyse d’El Chazli demeure particulièrement importante pour saisir les « microprocessus » et les « micro-interactions » à la veille des crises politiques.

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Bibliographie

BECKER Howard S., 2010, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion.

FERGUSON James, 1990, The anti-politics machine, "Development", Depoliticization and Bureaucratic Power in Lesotho, Minneapolis, University of Minnesota Press.

FOUCAULT Michel, 2001, « Des espaces autres » dans Dits et écrits II. 1976-1988, Paris, Gallimard, p. 1571-1581.

NOGEUIRA Maria Alice, AGUIAR Andrea, 2008, « La formation des élites et l'internationalisation des études : peut-on parler d'une “bonne volonté internationale” ? », Éducation et sociétés, 21, p. 105-119. 

SUKARIEH Mayssoun, TANNOCK Stuart, 2013, « On the problem of over-researched communities : The case of the Shatila Palestinian refugee camp in Lebanon », Sociology, 3, p. 494-508.

WAGNER Anne Catherine, 2007, « La place du voyage dans la formation des élites », Actes de la recherche en sciences sociales, 170, p. 58-65.

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Notes

1 J’ai fait un tour dans la place Tahrir le 24 et le 28 janvier 2021. L’omniprésence des voitures de police et d’agents de sécurité privés de l’entreprise Falcon était indéniable. Le 28 janvier (date anniversaire du « vendredi de la colère »), l’accès au pont Qasr El-Nil (qui amène à la place Tahrir) a été interdit aux piétons.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mayada Madbouly, « EL CHAZLI Youssef, 2020, Devenir révolutionnaire à Alexandrie. Contribution à une sociologie historique du surgissement révolutionnaire en Egypte »Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 150 | 2021, mis en ligne le 01 juin 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/remmm/15478 ; DOI : https://doi.org/10.4000/remmm.15478

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Auteur

Mayada Madbouly

ISP/Université Paris Nanterre, doctorante associée CEDEJ/Le Caire

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

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