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Dossier. L'alimentation, une affaire publique ?

Apprendre à manger : l’éducation alimentaire à l’école entre politiques publiques, médiations marchandes et mobilisations citoyennes

Learning to Eat: Food Education at School between Public Policies, Marketplace and Citizen Mobilizations
Marie Berthoud et Simona De Iulio
p. 105-128

Résumés

L’article s’intéresse aux liens entre alimentation, école et discours marchands. Quelles stratégies et dispositifs de marketing scolaire sont mis en place par l’industrie agroalimentaire dans une société où l’alimentation des enfants est construite en problème public ? Quelles réactions l’extension du marketing alimentaire à l’univers scolaire provoque-t-elle auprès de collectifs citoyens concernés par les implications sociétales liées à la marchandisation de l’espace public ? Cette contribution tente de répondre à ces questions avec une double ambition. Premièrement, elle se propose d’étudier les enjeux stratégiques des dispositifs de marketing scolaire élaborés par des multinationales de l’agroalimentaire en France. Deuxièmement, son objectif est d’examiner les débats publics autour de ces stratégies et, en particulier, la manière dont elles sont appréhendées par les mouvements anti-publicitaires dans un contexte où ce qui est en jeu n’est pas uniquement l’acte de se nourrir, mais l’ensemble des pratiques autour d’une alimentation « responsable » telles s’éduquer, « bien » choisir, « bien » consommer, s’engager.

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Texte intégral

1Depuis les années 2000, en France, la lutte contre la « mal-bouffe » chez les enfants est devenue un enjeu de santé publique. En particulier, depuis que le surpoids et l’obésité des plus jeunes ont été mis à l’agenda comme des problèmes à la fois médicaux et sociaux, les politiques publiques en matière d’alimentation enfantine ne concernent plus seulement la quantité et la qualité des prises alimentaires, mais travaillent également sur les visées d’une éducation alimentaire citoyenne. Les actions de l’État ont été construites surtout autour de l’information et de la promotion de modes de vie « sains » chez les jeunes Français avec deux objectifs principaux que le slogan « Manger-bouger » essaie de synthétiser en un seul mot : l’acquisition de comportements alimentaires considérés comme favorables à la santé et le développement de l’activité physique.

2Dans ce combat public et collectif contre le surpoids et l’obésité des enfants, le Programme national nutrition santé (pnns) et le Plan national alimentation (pna) prévoient des partenariats entre le ministère de la Santé, celui de l’Agriculture et celui de l’Éducation nationale. Étant un lieu de médiation, apprentissage et appropriation de connaissances et pratiques alimentaires, l’école se voit reconnue par l’État un rôle central dans les « politiques nutritionnelles » et devient le champ d’intervention de plusieurs actions publiques : l’offre alimentaire en cantine comme l’énonce la circulaire interministérielle n° 2001-118 du 25 juin 2001 relative à « la composition des repas servis en restauration scolaire et la sécurité des aliments » ; l’éducation nutritionnelle, au goût et à la consommation telle que le définit le pnns de 2001 ; la nutrition dans les programmes d’enseignement préconisée par le pnns de 2003 ; la prévention des problèmes de surpoids et d’obésité, d’anorexie, de troubles du comportement alimentaire sur lesquels insiste largement le pnns de 2011. L’État intervient également dans l’offre de produits alimentaires dans les établissements scolaires en dehors de la cantine, en interdisant, à partir de la rentrée de 2005, la présence de distributeurs automatiques de boissons et de produits alimentaires payants et accessibles aux élèves.

  • 1 Pour une synthèse des travaux en sciences de gestion et en psychologie traitant des effets de la pu (...)

3Dans ce contexte, à cause de leurs produits, de leurs stratégies marketing et de leurs actions de communication publicitaire, les grandes multinationales du secteur agroalimentaire figurent parmi les principaux responsables de la diffusion d’habitudes nuisibles à la santé des plus jeunes. En particulier, la publicité en direction des enfants pour des aliments jugés trop gras, trop sucrés, trop salés a été récemment mise à l’agenda comme l’un des facteurs qui favorisent l’augmentation du surpoids et de l’obésité enfantine. L’attention vis-à-vis des effets de la publicité sur les comportements alimentaires des enfants – objet, pendant plusieurs décennies, de nombreuses recherches en sciences de gestion et en psychologie1 – s’est trouvée renouvelée et une controverse a vu le jour autour de l’autoréglementation ou de l’interdiction de la publicité télévisée de produits alimentaires à destination des enfants (Brée, 2010 ; Boubal, 2011).

4La présence dans les écoles de stratégies et de dispositifs communicationnels pour la promotion de produits et marques alimentaires commence également à susciter des discussions dans les arènes médiatiques et est en train de devenir un thème de recherche controversé, notamment de l’autre côté de l’Atlantique. Aux États-Unis, des études récentes ont tenté de mesurer l’ampleur du phénomène. Selon les résultats d’une enquête menée de 2007 à 2012 par une équipe de sociologues de l’université du Michigan, 24,5 % des élèves de 800 collèges et 51,4 % des élèves de 800 lycées sont exposés dans l’enceinte de l’école à des formes diverses de publicité alimentaire médias et hors médias qui vont de la présence de marques d’entreprises agroalimentaires dans la cantine scolaire à la sponsorisation d’activités sportives et culturelles (Terry-McElrath et al., 2014). Certains spécialistes états-uniens en sciences de l’éducation considèrent qu’il existe un lien très strict entre l’importance grandissante acquise par le marketing alimentaire en milieu scolaire et la diffusion de pratiques alimentaires qui figurent parmi les causes principales de la pandémie d’obésité enfantine qui investit le continent nord-américain (Molnar, 2005). Selon d’autres auteurs, l’extension des logiques commerciales dans l’espace public de l’éducation impose aussi des réflexions sur les politiques publiques en matière d’alimentation à l’école (Levine, 2008). La croissance des stratégies commerciales dans les classes d’école est notamment dénoncée comme partie d’un changement plus vaste dans la manière de penser le financement et la reforme de l’éducation publique en Amérique (Molnar et al., 2013).

5En France, les aspects nutritionnels de la consommation alimentaire à l’école ont donné lieu à plusieurs recherches dans le domaine médical, et plus précisément en pédiatrie, en sciences de la nutrition et en diététique. En revanche, les dimensions sociétales du lien entre alimentation, marketing et éducation, bien qu’au cœur des débats publics actuels, n’ont pas fait l’objet de travaux scientifiques conséquents en sciences humaines et sociales. En sciences de l’éducation, depuis 2010, on assiste à l’émergence d’un mouvement de spécialistes – chercheurs et formateurs – qui ont initié plusieurs actions à visée scientifique et professionnelle concernant l’éducation à la santé (Jourdan, 2010 ; Pagoni, Tutiaux-Guillon, 2012) et les dispositifs de coopération avec des partenaires non scolaires (Mérini, 1999 ; Barrère, 2013). Ces travaux montrent que les instances publiques visent à promouvoir la capacité à faire des choix responsables parce qu’éclairés. Dans cette optique, l’éducation à l’alimentation se rapproche des enjeux de l’éducation à la santé : il s’agit « de donner à la personne les moyens de prendre soin d’elle-même, de faire des choix éclairés, de décider de façon autonome, d’exercer sa responsabilité envers sa propre santé » (Jourdan, 2005 : 650). En sociologie, après l’étude pionnière de Sophie Dubuisson-Quellier (1999) sur les relations marchandes entre municipalités, entreprises de restauration collective, écoles, enseignants, parents et élèves, les travaux se sont centrés majoritairement sur la fréquentation de la cantine en collège (César, 2002 ; Hermet, 2001 ; Tichit, 2012) et sur l’expérience des repas à l’école, qu’il s’agisse de comprendre les choix de ce qui est mangé ou de ce qui a trait à la cantine comme espace de jeu (Guetat, 2008 ; Guetat et al., 2009 ; Comoretto, 2014). À part de rares travaux en sciences de gestion (Rodhain, 2008) et malgré l’attention suscitée par la tendance de la publicité à sortir des frontières des médias (Baudrillard, 1981 ; Mattelart, 1990 ; Quessada, 1999 ; De Montety, 2005 ; Patrin-Leclère et al., 2014, Delalande, 2012 ; Bahuaud, 2015), les questions soulevées par la mise au point et la diffusion de stratégies de communication commerciale à l’école par l’industrie agroalimentaire restent en France encore largement inexplorées.

6Le propos de cet article est de contribuer à combler cette lacune et d’éclairer les entrelacs entre alimentation, politiques publiques, mondes éducatifs, industries agroalimentaires et société civile dans un cadre institutionnel, normatif, économique, social et culturel bien spécifique tel celui de la France. Quelles stratégies et dispositifs de marketing scolaire sont mis en place par l’industrie agroalimentaire dans une société où l’alimentation des enfants est construite en problème public ? Quelles réactions l’extension du marketing alimentaire à l’univers scolaire provoque-t-elle auprès de collectifs citoyens concernés par les implications sociétales liées à la marchandisation de l’espace public ? On tente de répondre à ces questions avec une double ambition. Premièrement, il étudie les enjeux stratégiques des dispositifs de marketing scolaire élaborés par des multinationales de l’agroalimentaire en France en les situant historiquement. Deuxièmement, l’objectif est d’examiner le cadre réglementaire construit par l’État dans lequel ces stratégies se développent et les débats publics qu’elles suscitent dans un contexte où ce qui est en jeu n’est pas uniquement l’acte de se nourrir, mais l’ensemble des pratiques autour d’une alimentation « responsable » telles s’éduquer, « bien » choisir, « bien » consommer, s’engager. Dans le prolongement des travaux réalisés par Sophie Dubuisson-Quellier et Julien Barrier (2007), il s’agira donc d’examiner les discours critiques et les formes d’opposition produits par les mouvements anti-publicitaires, en ce qu’ils actualisent une certaine conception de l’espace public, de l’école et de la responsabilité citoyenne.

7Nos réflexions se fondent sur l’analyse de différents matériaux. D’une part, nous avons pris en examen le matériel pédagogique à destination d’enseignants et d’élèves d’écoles primaires réalisé sous l’égide de trois grandes multinationales de l’agroalimentaire :

  • le kit pédagogique Passez à table de la Fondation Nestlé France (63 pages) ;

  • les dossiers pédagogiques À la découverte du goût, Écrire un poème en classe, Imaginer une recette, Les Fruits et légumes proposés par l’Institut Danone France ;

  • les kits pédagogiques 1, 2, 3, légumes, L’Imagier du légume, De la terre à l’assiette ainsi que des jeux et coloriages réalisés par la Fondation Louis Bonduelle.

8En 2014, il existait plusieurs outils pédagogiques sur l’alimentation réalisés par des acteurs économiques et destinés aux écoles primaires2. Les dispositifs sélectionnés pour notre corpus étaient tous téléchargeables sur l’internet. Les kits de la Fondation Louis Bonduelle ont été également diffusés pendant la Journée du légume, événement organisé dans les cantines scolaires gérées par l’entreprise de restauration collective Elior. Ces documents ont été conçus et réalisés par des organisations qui se présentent comme des « acteurs citoyens » qui participent à la vie publique et contribuent à la réalisation du bien commun en soutenant des enjeux sociétaux importants parmi lesquels l’éducation. La Fondation Louis Bonduelle s’est notamment donnée pour mission « de faire évoluer de manière durable les comportements alimentaires, en apportant concrètement à tous les moyens de faire entrer les légumes dans leur quotidien, de façon utile, réaliste et originale »3. La mission de la Fondation Nestlé France « Manger bien pour vivre mieux » est « d’encourager les familles à adopter les habitudes et les comportements alimentaires qui sont bons pour leur santé et leur bien-être. Elle s’attachera donc à étudier ce qui les détermine et les influence, ainsi qu’à transmettre les résultats de ces recherches »4. De son côté, l’engagement pédagogique de l’Institut Danone France est exprimé dans sa mission qui est de « fédérer expertises et expériences, afin de répondre concrètement aux questions scientifiques, économiques et sociétales dans le domaine de l’alimentation, la santé et le bien-être »5.

9D’autre part, notre analyse a porté sur un corpus rassemblant des documents textuels produits de 1999 à 2014 par onze organisations anti-publicitaires qui, à partir de 1999, ont commencé à se manifester sur l’internet. Pour cette étude, nous avons collecté les écrits produits par les collectifs suivants : Alternatives éducation, Objecteurs de croissance , l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (attac), Résistance à l’agression publicitaire (Rap), Paysages de France, Mouvement pour une alternative non violente (Man), Collectif contre le publisexisme, Écoles différentes, Les Déboulonneurs , lé média indépendant Basta de l’association Alter-médias et le syndicat Sud Éducation. Ces collectifs se composent d’acteurs multiples : enseignants, parents d’élèves, syndicalistes, universitaires et chercheurs, qui prennent la parole en tant que « citoyens ». Plus précisément, nous avons mené une analyse qualitative sur les discours provenant des pages web de ces collectifs : présentations de leurs objectifs, de leurs initiatives et leurs argumentaires, des articles ou éditoriaux écrits par des membres de ces organisations ainsi que des articles de presse mis en ligne par les collectifs, des affiches évènementielles, des pétitions et des pages d’expression, forums et blogs accessibles directement sur leurs sites. Nous avons étudié les discours de ces organisations à partir d’une grille d’analyse centrée sur les modalités de dénonciations et contestations en lien avec la présence des publicités à l’école.

10Afin d’étudier les discours produits par ces acteurs, nous avons donc adopté une approche qualitative et nous nous sommes servies des outils de l’analyse sémio-pragmatique (Meunier, 2004). Notre ambition n’a pas été de produire une cartographie du contenu à travers un système de codage quantitatif, mais de saisir les spécificités lexicales, thématiques et rhétoriques des divers dispositifs et les stratégies discursives qui les caractérisent.

Les industries de l’agroalimentaire dans l’espace public de l’école

Les entrelacs entre publicité, éducation et alimentation : actualité d’un phénomène ancien

11En France, depuis la fin du xixe siècle, l’univers scolaire est souvent mobilisé dans l’imagerie et dans les récits de la publicité alimentaire à destination des mères et des enfants. À travers la publicité télévisée et par le biais d’annonces publiées dans la presse féminine et dans la presse jeune, les annonceurs de l’agroalimentaire ont visé à relier les produits et les marques alimentaires à la sphère de l’éducation. Comme nous l’avons montré ailleurs (De Iulio, 2011), pendant les années de l’après-guerre, la publicité alimentaire promettait l’amélioration des performances scolaires des enfants par la consommation de produits divers – cacaos solubles, confitures, biscuits, fromages, eaux minérales – censés contenir des substances capables de préserver la santé physique et intellectuelle des plus jeunes, de donner de l’énergie et dissoudre la fatigue. Depuis plusieurs décennies, la publicité véhiculée par la télévision et par la presse essaie, en outre, de promouvoir la consommation de produits alimentaires dans l’enceinte des écoles. Elle invite à mettre dans les cartables des écoliers des goûters présentés, selon le cas, comme nourrissants, pratiques, appétissants, amusants et élaborés exprès pour la collation matinale. Certaines annonces et spots télévisés ont également mis en scène le personnel de l’éducation en le présentant comme un porte-parole crédible du discours des marques alimentaires. En effet, dans l’histoire de la publicité française, il n’est pas rare de trouver la figure de l’enseignant, en l’occurrence de la maîtresse d’école, jouant le rôle de témoin expert en matière de nutrition enfantine, digne de foi car doué d’un savoir savant et d’une expérience au quotidien avec les jeunes élèves.

12Par ailleurs, pendant les années 30, la presse spécialisée en publicité suggérait aux fabricants voulant s’adresser à un public enfantin de ne pas lancer une campagne dans la presse enfantine sans avoir au préalable mené une « campagne de notoriété » à destination des instituteurs dans les « journaux pédagogiques » (Thibout, 1935). Les spécialistes de la communication marchande conseillaient ainsi aux entreprises désireuses de cibler les publics jeunes de rendre visibles et promouvoir leurs produits auprès des enseignants, d’obtenir leur approbation, voire leur caution, afin de disposer d’alliés officiellement investis d’une mission pédagogique et capables donc d’estomper les frontières entre le discours publicitaire et le discours éducatif.

13Dès le début du xxe siècle, en plus des dispositifs publicitaires traditionnels, les entreprises du secteur agroalimentaire ont expérimenté des stratégies de communication marchande à la sortie ou au sein même des écoles. En 1906, la marque de chocolat Poulain proposait, par exemple, des « musées scolaires », ancêtres des kits pédagogiques : des boîtes contenant les ingrédients qui composent le chocolat que les instituteurs auraient pu utiliser pour une « leçon de choses », méthode pédagogique fondée sur l’observation d’objets afin de développer les capacités d’abstraction et d’imagination des élèves. En 1909, les enseignants pouvaient s’aider également d’une affiche ou tableau mural Poulain pour expliquer la cueillette du chocolat et sa fabrication (Watin-Augouard, 1999 cité in : Patrin-Leclère et al., 2013 : 90).

14Déjà pendant la première partie du xxe siècle, la presse professionnelle spécialisée en techniques commerciales poussait les annonceurs à franchir le seuil des établissements scolaires pour toucher un public captif, pré-segmenté, disponible à se laisser guider dans son apprentissage par des adultes qualifiés et expérimentés : « Le publicitaire qui s’attaque à la jeunesse a la tâche facile. Qui peut se vanter comme lui d’avoir à sa disposition un milieu où sont rassemblés tous ceux qu’il recherche et rien qu’eux, trié par sexe et par âge ? Ce milieu c’est l’école » (Thibout, 1935). Un article paru en 1921 dans la revue professionnelle La Publicité encourageait les annonceurs dans cette démarche. L’auteur faisait notamment référence aux expériences de marques comme Nestlé ou Phosphatine Falières qui consistaient à « donner aux images-réclame un caractère instructif et à les remettre aux instituteurs et institutrices pour être distribuées en récompense aux enfants des écoles, revêtues d’une attestation manuscrite. Le verso de ces images est consacré à une courte réclame » (La Publicité, 155, 1921, p. 572). À côté de ces images censées avoir un intérêt surtout pédagogique, d’autres objets publicitaires « de caractère amusant et récréatif » étaient distribués aux élèves méritants : « puzzles, constructions, albums à colorier... où la réclame habilement et discrètement liée au sujet, concourt à l’attrait de l’ensemble » (ibid.).

  • 6 Un cas particulièrement bien documenté dans la presse professionnelle est celui des produits Knorr (...)

15À partir de ces expérimentations pionnières, le marketing scolaire de l’agroalimentaire a connu une évolution majeure et une forte diversification. En effet, dans la seconde moitié du xxe siècle, les établissements scolaires sont devenus la cible d’actions à visée explicitement commerciale : envoi gratuit de produits et échantillons à distribuer dans les cantines, à l’entrée ou à la sortie des écoles6, dons d’objets dérivés à destination des écoliers (buvards, protège-cahiers, doubles-décimètres, devinettes, découpages, coloriages...). Les environs des écoles et les dispositifs didactiques ont fait l’objet d’opérations publicitaires (affichage autour des établissements d’enseignement, insertion de marques dans les manuels scolaires). Depuis l’après-guerre, on assiste également à des actions de mécénat (aides aux établissements scolaires) ou de sponsorisation d’activités pédagogiques (jeux-concours, visites d’usines…). L’industrie agroalimentaire a notamment réalisé des opérations ayant des finalités pédagogiques : mise à disposition gratuite de matériel didactique en mallettes ou en ligne portant le logo de la marque (livres, logiciels, brochures, contenus audiovisuels, posters…), animation de séances et d’activités pédagogiques autour de la nutrition, du petit-déjeuner, de la consommation de céréales et de légumes. En passant par la mise en place d’actions éducatives, la conduite de projets ou l’engagement des élèves dans l’action sociale, l’introduction dans le système scolaire français des éducations à… (comme l’éducation à la santé, à la consommation, à l’environnement, à l’hygiène, à la sécurité routière) a légitimé le recours à des partenaires non scolaires (Pagoni, Tutiaux-Guillon, 2012) et la présence accrue d’acteurs économiques dans l’enceinte des établissements scolaires. Parallèlement aux initiatives mises en place par les entreprises de l’agroalimentaire, d’autres actions marchandes ont été conçues et réalisées par des acteurs d’autres secteurs économiques, notamment de celui de l’hygiène bucco-dentaire, de l’énergie, des transports.

16Les dispositifs de marketing scolaire ont, au cours du temps, actualisé les principes soutenus par les premiers théoriciens du marketing visant les enfants. En 1958, un spécialiste de la revue Vendre (Fauvet, 1958) écrivait à ce propos : « Si la publicité par et pour l’enfant n’est pas “éducative” elle n’a aucune justification morale et devrait être prohibée par les pouvoirs publics. […] Seule la publicité “éducative” a des chances d’atteindre son but : […] plus l’enfant participe avec ardeur à une collection d’images, plus l’annonceur vend de tablettes de chocolat ; plus l’enfant suit avec intérêt les péripéties d’une histoire illustrée, plus la marque acquiert de prestige ». Cette stratégie impliquait l’abandon de la « franchise » du discours publicitaire traditionnellement véhiculé par les médias : « La publicité par et pour l’enfant, à l’inverse de la publicité destinée aux adultes, n’atteint son objectif commercial que par ricochet, indirectement. Elle se présente toujours comme une sorte de cadeau, semblable à tous les autres et susceptible de provoquer chez les enfants les mêmes satisfactions » (ibid.).

17Comme l’exemple des kits pédagogiques réalisés par des instituts et fondations liés à trois grandes multinationales de l’agroalimentaire l’illustrera bien, le marketing alimentaire en milieu scolaire a ainsi acquis au cours du temps une posture de plus en plus pédagogique. Afin d’accroître sa visibilité, son acceptabilité et sa légitimité à prendre la parole dans l’espace public de l’école, le discours marchand dissimule ses visées commerciales et se présente lui même comme un discours éducatif. Si les médiations marchandes à l’école ne s’affichent pas comme relevant des instances traditionnellement chargées de l’éducation, elles tendent pourtant à se présenter comme le résultat d’un partenariat avec les enseignants que la presse professionnelle propose d’envisager comme des « auxiliaires bénévoles » des annonceurs. Dans les personnels de l’éducation, les discours marchands cherchent un appui et un relais et visent à se juxtaposer aux savoirs légitimes dont ils sont porteurs, à les compléter, à créer des synergies sinon à les remplacer.

Les kits pédagogiques des multinationales de l’agroalimentaire entre éducation et discours marchands

18Les dispositifs de marketing alimentaire à l’école ici analysés s’appuient sur les savoirs spécialisés mobilisés par ces organisations et sur le travail de scientifiques, médecins, nutritionnistes, sociologues, conseillers pédagogiques. Ces documents offrent des contenus et des activités ayant des objectifs didactiques bien précis. En l’occurrence, les kits de la Fondation Louis Bonduelle entendent développer la capacité des enfants à reconnaître, identifier et classer divers légumes utilisés dans la cuisine française. Ils proposent des exercices ayant différents niveaux de difficulté qui consistent à associer des noms de légumes aux plantes, propriétés nutritionnelles et plats correspondants. En revanche, le kit de la Fondation Nestlé France a pour objectif « de développer et d’approfondir les connaissances de l’histoire de notre table auprès des enfants à travers cinq thèmes : l’histoire des repas ; l’art de la table ; le goût ; les recettes de cuisine ; les mots gourmands ». Ce document sur la culture alimentaire française décline chaque thème en deux parties : une fiche enseignant et une partie « ludo-éducative » sous forme de fiches d’activités pour les enfants. L’Institut Danone propose, quant à lui, des dossiers pédagogiques concernant l’éducation au goût et l’expression écrite, orale et visuelle autour de l’alimentation. À travers des expériences sensibles et des exercices ludiques, ces dossiers ont pour but d’apprendre à identifier et décrire les différents aromes et saveurs, d’imaginer, expliquer et illustrer une recette, de reconnaître et classifier fruits et légumes.

19Les dispositifs examinés jouent sur une stratégie de mimétisme dans les écoles et endossent les formes, les contenus et les fonctions du matériel didactique produit par l’édition scolaire. Les kits de la Fondation Louis Bonduelle proposent des jeux, des quizz et d’autres activités pédagogiques avec une mise en page claire et simple qui imite la composition graphique des polycopiés distribués en classe. Le kit Passez à table de la Fondation Nestlé France s’approprie le graphisme et les illustrations qui caractérisent les éditions pour la jeunesse : les titres multicolores calquent l’écriture à la craie sur tableau noir et les images s’inspirent de celles des albums et des livres pour enfants. Le choix des couleurs, des polices et de la mise en forme du texte des dossiers pédagogiques de l’Institut Danone renvoie à l’univers visuel des manuels scolaires.

20Ainsi la prise de parole des marques alimentaires dans l’espace public de l’école s’accompagne-t-elle d’un effort d’intégration du discours marchand dans l’environnement éducatif. Imprimés discrètement à la marge de chaque page, les logos des instituts ou fondations adossés aux multinationales de l’agroalimentaire servent à l’identification des énoncés et à imbriquer de manière subtile le discours éducatif explicitement affiché et le discours commercial qui demeure implicite et dissimulé. De cette manière, ces dispositifs génèrent de l’ambiguïté entre les discours de ceux qui sont traditionnellement et légitimement investis d’une mission éducative et les discours de ceux qui ne le sont pas.

21La publicité alimentaire à l’école ne se limite pourtant pas à se présenter comme un support, voire une alternative crédible au discours éducatif officiel. Les kits pédagogiques sont également révélateurs d’une volonté des multinationales de l’agroalimentaire d’adhérer et de se conformer aux lignes-guides du pnns et du pna auxquelles ils font explicitement référence. Certains dispositifs de marketing scolaire produits par des industries de l’agroalimentaire jouent même sur la labellisation ministérielle. C’est le cas, par exemple, de la mallette pédagogique réalisée par la marque Bonne Maman, destinée aux grandes sections de maternelle, conçue en partenariat avec l’Institut du goût et labellisée par le ministère de l’Agriculture dans le cadre du pna. Ainsi, sous l’égide des politiques publiques en matière d’alimentation, les industries de l’agroalimentaire, soulignent-elles la dimension collective de l’action dans laquelle elles s’engagent et, à travers leur investissement dans l’éducation alimentaire, elles visent à la promotion de valeurs qui dépassent largement les qualités attribuées à leurs produits. Elles proposent une visée intégrative et affichent une volonté de produire un champ social unifié débarrassé des tensions et aspérités, de mettre d’accord chacun et d’encourager tout le monde à coopérer dans l’intérêt de tous.

22L’industrie agroalimentaire est souvent remise en cause en raison de la mauvaise qualité de ses produits et stratégies marchandes. Certaines entreprises de l’agroalimentaire sont accusées de mettre sur le marché des produits qui contribuent souvent à accroître les apports énergétiques et en encouragent la consommation par leurs politiques commerciales. Mais, paradoxalement, elles soutiennent les actions publiques en matière de nutrition et de lutte contre le surpoids et l’obésité, relancent les principes de l’orthodoxie nutritionniste sur lesquels l’intervention publique se fonde, ont recours à la labellisation, adaptent leurs stratégies commerciales en fonction de normes auxquelles elles adhèrent volontairement. Parallèlement, elles mettent aussi l’accent sur la responsabilité individuelle des jeunes consommateurs. En effet, dans les kits pédagogiques pris en examen, le changement des habitudes individuelles des enfants est présenté comme la solution aux problèmes de santé liés à l’alimentation. Interpellés directement, les élèves sont encouragés à rationnaliser leurs conduites alimentaires et à les conformer volontairement aux principes de l’orthodoxie nutritionniste disséminés par les actions publiques. Le caractère responsabilisant de ces dispositifs pédagogiques se manifeste en une série d’injonctions que les élèves sont censés assimiler et imposer à eux-mêmes et à leur manière de manger. Ainsi les plus jeunes sont-ils invités à l’auto-surveillance et à l’autocontrôle. Apprendre à gouverner ses propres comportements alimentaires devient un volet du processus d’acquisition des « techniques de soi » (Foucault, 1988) auquel les discours des entreprises de l’agroalimentaire à la frontière entre éducation et marché participent.

La publicité alimentaire à l’école : débats publics et résistances

Un cadre réglementaire ambigu

  • 7 Circulaire du 8 novembre 1963 (Bulletin officiel de l’Éducation nationale, 42, 21/11/63).

23Les dispositifs de marketing alimentaire à l’école sont élaborés et mis en œuvre dans un cadre législatif qui règle de manière amibuë l’ouverture du monde de l’éducation au monde économique de manière ambiguë. Dès la fin du xixe siècle, l’école française a étendu le principe de la « neutralité » à la « neutralité commerciale » et la publicité a été interdite dans son enceinte. Plusieurs circulaires de 1936 à 1976 ont rappelé l’« interdiction de pratiques commerciales dans les établissements publics d’enseignement ». Néanmoins, à partir de la seconde moitié du xxe siècle, les actions d’in-school marketing sont devenues de plus en plus fréquentes et régulières. En effet, nombre de circulaires ont évoqué des infractions au règlement par certains établissements. En 1963, le ministre de l’Éducation nationale, en rappelant l’interdiction de la publicité au sein de l’école, a écrit avoir « le regret de constater que ces instructions ne sont pas toujours suivies »7. L’instance gouvernementale semble avoir eu du mal à faire respecter le principe de la « neutralité commerciale » et aucune sanction n’a été prévue pour la transgression du règlement.

24Les pratiques de marketing scolaire se sont multipliées jusqu’à être légalisées à l’aube du xxie siècle. Le 14e Bulletin officiel du ministère de l’Éducation nationale du 5 avril 2001 a même édicté un « code de bonnes conduites des interventions des entreprises en milieu scolaire » et a déclaré que certaines formes de partenariat entre les entreprises et les écoles sont autorisées à condition qu’elles soient au service d’objectifs pédagogiques. Les campagnes publicitaires menées dans les établissements scolaires continuent à l’heure actuelle d’être proscrites et le ministère rappelle que « les maîtres et les élèves ne peuvent, en aucun cas, servir directement ou indirectement à quelque publicité commerciale que ce soit ». Mais les « partenariats » avec les entreprises – c’est à dire les actions « mises en œuvre sous la forme de soutien, de parrainage, d’actions de sensibilisation, de promotion, d’aides diverses ou de fourniture de “kits” pédagogiques » – sont, en revanche, admis.

25L’État reconnaît aux enseignants une liberté totale dans le choix de l’utilisation de ces documents et leur attribue le rôle de garants chargés de vérifier la qualité pédagogique des outils produits par des entreprises privées. Le ministère de l’Éducation nationale a notamment confié aux professeurs des écoles et aux responsables des établissements la mission d’évaluer ces dispositifs et de « veiller aux messages non apparents en première lecture, susceptibles d’être contenus dans ces documents pédagogiques, qui représentent pour l’entreprise un vecteur publicitaire ». Les actions de partenariat sont donc admises à condition que le principe de neutralité soit respecté et que ces documents ne dissimulent pas une véritable opération commerciale : « Pour autant l’entreprise peut être autorisée à signaler son intervention comme partenaire dans les documents remis aux élèves. Elle pourra ainsi faire apparaître discrètement sa marque sur ces documents » (ibid.).

26Cette décision a soulevé plusieurs perplexités, notamment à propos de la distinction entre publicité et partenariat qui sous-tend les consignes ministérielles. L’utilisation d’outils pédagogiques semble être admise uniquement si le parrainage et l’investissement des entreprises privés ne sont dictés que par des finalités philanthropiques. Pourtant, le ministère n’impose pas que ces actions soient anonymes. Au contraire, il autorise les entreprises à afficher leur statut de partenaire en apposant leur logo sur les outils pédagogiques mis à disposition des enseignants. Comme le remarque Angélique Rodhain (2008 : 275), chercheuse en sciences de gestion, la distinction entre parrainage et publicité n’est, de fait, pas si nette : « Le parrainage est une méthode de communication commerciale comme une autre, enseignée dans toutes les formations en marketing. Même le Petit Larousse le définit comme une “méthode publicitaire fondée sur le financement d’une activité et destinée à rapprocher dans l’esprit du public une marque de cette activité”. Or, être associé à l’activité scolaire est justement ce qui intéresse la marque sponsor ».

27En ce sens, l’État crée et met en place un grand nombre de dispositifs qui se prêtent à une appropriation de la part des acteurs économiques. La semaine du goût, par exemple, organisée tous les ans dans les écoles par le ministère de l’Éducation nationale, a pour vocation « d’éduquer, d’informer, de transmettre et d’encourager les modes vie équilibrés et durables »8. De nombreux partenaires issus du monde économique participent à cette initiative telles Nestlé pour promouvoir l’eau en bouteille, Bridor, Nespresso ou Président pour la promotion des crèmes en restauration. La semaine du goût devient alors, pour certains9, une véritable « opération marketing » sous la houlette des politiques publiques.

Protester contre la publicité alimentaire à l’école : le cas des collectifs militants

28Diverses études ont mis en évidence l’attitude critique des enseignants français vis-à-vis de la présence du discours marchand dans l’enceinte de l’école (Rodhain, 2002 ; Kovacs, Orange-Ravachol, à paraître). Depuis plusieurs décennies, de nombreux collectifs associatifs contestent, de manière générale, la présence de la publicité dans l’espace public contemporain et critiquent la volonté des acteurs économiques et marchands de façonner les comportements d’achat et de disséminer les valeurs de la consommation et du gaspillage (Dubuisson-Quellier, Barrier, 2007 ; Berthelot-Guiet, 2013). Dès la fin des années 90, les stratégies mises en place par les acteurs économiques du secteur agroalimentaire pour investir le milieu éducatif ont représenté un objet de débats dans la presse (par exemple, voir Denis, 1998 ; Brockman, 1999 ; Warin, 2001 ; Ariès, 2003) et, plus récemment, ont donné lieu à des mobilisations de la part d’organisations citoyennes militantes. En effet, si le cadre réglementaire de l’État admet, de manière ambiguë, la pénétration du marketing dans les établissements scolaires, au cours des dernières années, parents d’élèves, militants associatifs et syndicalistes ont régulièrement mené des campagnes pour dénoncer la présence de la publicité à l’école et promu des actions de résistance.

29Selon Sophie Dubuisson-Quellier et Julien Barrier (2007 : 218), les collectifs citoyens anti-publicitaires se composent pour la plupart d’acteurs « multi-engagés » militant dans des associations diverses dont les revendications sont souvent multiples : lutte pour l’environnement, l’alimentation, la consommation, la production d’aliments « bio »... Cependant, malgré la pluralité des acteurs investis dans ces collectifs et la diversité des cibles de leurs critiques, le corpus faisant l’objet de notre analyse apparaît comme un ensemble relativement homogène. Les documents qui le composent peuvent être appréhendés comme un répertoire partagé de dénonciations portant sur les enjeux de la publicité dans l’espace public et notamment dans celui de l’école. Ces collectifs associatifs se citent réciproquement et leurs discours renvoient les uns aux autres de façon presque systématique sur leurs pages internet. Le fait de se faire écho mutuellement apparaît fonctionnel à la volonté de ces acteurs de se regrouper pour obtenir plus de visibilité dans l’espace public et plus de force dans leurs actions. Ainsi partagent-ils des formes d’actions, un recueil commun d’arguments, d’images, de formules rhétoriques et de registres de la contestation. Dans certains cas, ces acteurs mettent en œuvre des actions publiques collectives comme, par exemple, La Semaine anti-pub co-organisée par Rap et le collectif contre le Publisexisme ou le festival anti-publicitaire « Démarquons nous » co-organisé par Rap, Paysages de France et Les Objecteurs de croissance. Les actions et les discours contestataires contre la publicité alimentaire à l’école présentent aussi des frontières poreuses, car ils établissent des liens réciproques dans une démarche collective de lutte contre les stratégies marchandes. Cette construction de formes de dénonciations et de résistance citoyennes nécessite, selon Bernard Eme (2003 : 169), « d’inventer des formes collectives » afin de « contourner les contradictions de la société individualiste de masse ». Ainsi, pour les militants de ces collectifs, l’enjeu serait-il de fédérer autour de la dénonciation et de la résistance au discours marchand le plus d’acteurs possible, de les rassembler en une communauté d’actions visant l’autonomie face aux « pouvoirs publics ou l’influence des systèmes économiques » (ibid.).

30La mise en cause de la publicité de produits alimentaires tient une place particulière dans les discours de ces collectifs. Tout en ayant comme cible générale la marchandisation de la société et l’ensemble de ses mécanismes, la contestation anti-publicitaire s’attaque plus spécifiquement à la promotion d’aliments auprès des plus jeunes, notamment dans le cadre scolaire. Les discours de ces collectifs s’articulent autour des mêmes arguments avancés par la littérature états-unienne qui questionne la publicité alimentaire à l’école. D’une part, ils dénoncent les conséquences néfastes de la publicité des industriels de l’agroalimentaire pour la santé des plus jeunes : risques d’une mauvaise alimentation, de l’augmentation du surpoids et de l’obésité chez les enfants, de carences alimentaires et de maladies développées dès le plus jeune âge. D’autre part, leurs discours mettent en avant les risques idéologiques de la présence du discours marchand à l’école qui participerait à disséminer non seulement des « mauvaises habitudes alimentaires », mais aussi les valeurs de la société de consommation.

L’espace public menacé

31Sans y faire explicitement référence, les écrits collectifs examinés reprennent les arguments d’une longue tradition critique à l’égard de la publicité qui, en France, remonte à la seconde moitié du xixe siècle. En particulier, dès l’après-guerre, l’extension du rayon d’action de la publicité bien au-delà des supports médiatiques traditionnels et l’application des logiques du marketing à des secteurs autrefois considérés à l’abri des stratégies marchandes ont été considérées par plusieurs auteurs comme des phénomènes capables d’exercer des effets de fond sur l’organisation des sociétés occidentales. Selon cette interprétation, la publicité arrive à imposer un modèle de consommation envahissant et devient une modalité dominante de l’organisation des échanges au point de remodeler toutes les dimensions de la vie sociale. En France, au début des années 80, Jean Baudrillard (1981 : 131) constatait notamment que la publicité ne possédait plus un territoire propre étant capable de sortir de son domaine commercial et de tout englober : « Ce que nous vivons, c’est l’absorption de tous les modes d’expression virtuels dans celui de la publicité. Toutes les formes culturelles originales, tous les langages déterminés s’absorbent dans celui-ci parce qu’il est sans profondeur, instantané et instantanément oublié ». Selon cette perspective, le processus de rapprochement, entamé au début du xxe siècle, entre les méthodes, les langages et les registres de la publicité et ceux de la propagande aurait engendré une porosité, voire une disparition des frontières entre l’économie et la politique. Selon Jean Baudrillard (ibid. : 133), l’extension des logiques publicitaires ne se limite pas à investir la sphère de la politique, mais touche l’ensemble de la société : « Du destin historique qu’il était, le social lui-même est tombé au rang d’une “entreprise collective” assurant sa publicité tous azimuts ».

32En recyclant tout le réservoir d’expressions propre à la « publiphobie » largement médiatisée (Berthelot-Guiet, 2013), les collectifs objet de notre étude dénoncent la nature tentaculaire de la publicité et la progressive disparition de l’espace sans marketing. Ils mettent notamment en question le caractère violent et intrusif du discours marchand. Dénoncée comme une « violence », un « viol », un « envahissement », une « agression », les collectifs anti-publicitaires présentent la mise en place de stratégies marketing comme une véritable « guerre » dont l’artillerie serait la publicité, les victimes étant « les chairs à pub » et les « fronts » menés de toutes parts pour envahir l’espace public. Le champ lexical emprunté à celui du conflit militaire introduit l’idée d’un danger imminent et « mortel » et permet d’inscrire la lutte contre le discours marchand comme essentielle et « vitale ». La reconnaissance de la publicité comme menace conduit ainsi à ériger sa place dans la société comme problème public.

33Cette volonté d’inscrire la publicité comme une menace va de pair avec l’emploi d’un vocabulaire qui relève de la sphère de la « maladie ». La publicité apparaît dans ces discours comme dangereuse aussi parce qu’elle est insidieuse, « nuit gravement à la santé », s’attaque aux « esprits », engendre des « frustrations », des « névroses », voire une « substitution de la personnalité ». À ce propos, un ouvrage militant très cité dans les pages internet des collectifs anti-publicitaires est significativement intitulé L’École et la peste publicitaire (Hirrt, Legros, 2007). Le collectif des Déboulonneurs fait référence à la « pollution mentale » du discours marchand, menant à « l’abrutissement et la frustration »10. Ainsi les collectifs tentent-ils de dévoiler la manipulation mentale des discours marchands dont les citoyens seraient les « victimes », opérant à la façon de scientifiques sur des « cobayes », poussant les individus à être des consommateurs abusés. L’association Alter-Médias dénonce les publicités vendant le goût du fromage dans des plats comme les pizzas ou sandwichs qui ne contiennent, en réalité, qu’un « faux fromage »11. Ces collectifs dénoncent donc la publicité non seulement comme un « viol » par sa mise en visibilité dans l’espace public, mais aussi comme une invasion du corps même des citoyens poussés à consommer des produits de mauvaise qualité, voire toxiques. La publicité est alors présentée comme un réel danger, une attaque contre l’espace public de façon générale et contre la vie individuelle, en particulier.

L’école, espace démocratique et républicain à défendre

34L’institution scolaire représente l’un des « fronts » choisis par les collectifs militants pour mener des actions de défense et de résistance face aux intérêts marchands. Le syndicat Sud Éducation, par exemple, soutient l’idée de l’école comme « lieu de transmission de la culture […] de confiance et d’émancipation »12. Or, les logiques marchandes sont envisagées comme la négation des principes de l’école démocratique et républicaine et la publicité est considérée comme « l’anti-culture par excellence » ou « du dressage et de la manipulation » (ibid.) incompatibles avec l’idéal éducatif défendu par les collectifs militants. Le collectif Basta insiste sur le principe selon lequel « l’école cherche à former de futurs citoyens et non de futurs consommateurs »13.

35Parallèlement, s’alimenter devrait être un acte réfléchi, « citoyen » et « responsable ». Or, la publicité induit des pratiques alimentaires « normées », « individualistes » et dangereuses. Pour le collectif Écoles différentes, les industriels de l’agroalimentaire souhaitent « imposer leurs marques, leurs repères, leur temporalité, leurs rituels »14 dans la façon dont les enfants se nourrissent. Il cite, par exemple, l’entreprise Liebig, dont la publicité s’introduit jusque dans les cantines scolaires pour imposer sa vision de la nutrition. Les publicités « dictent à l’enfant des comportements : la tyrannie des marques, grignotage, obésité, perte des valeurs », comme l’explique le collectif du Man15. La « dictature de la publicité » est ici vue comme un danger parce qu’elle induit des comportements alimentaires jugés « malsains » et normés selon des règles marchandes.

36Les écrits des collectifs, objet de notre analyse, n’interpellent pas uniquement sur les dangers de la présence visible des publicités à l’école, mais dénoncent plus généralement les stratégies marketing qui, dès l’enfance, participeraient à la création d’un marché de consommateurs. Ces collectifs s’appuient sur les mêmes arguments formulés au début des années 50 par David Riesman (1950 : 289) et repris par Jürgen Habermas (1962 : 200) selon lesquels l’invasion de l’espace public par la publicité participe d’une éducation à la consommation dès le plus jeune âge : « De nos jours, le futur métier de chaque enfant est celui du consommateur accompli ». La dénonciation des collectifs associatifs porte sur la volonté des entreprises d’assumer le rôle d’éducateurs auprès des enfants à la place des parents et de l’école. L’éducation alimentaire proposée par des acteurs économiques et marchands est considérée comme un phénomène qui illustre bien cette tendance. À ce propos, le site internet consacré à l’action « Stop pub à l’école » cite un rapport de l’agence de conseil en communication Eurorscg selon lequel « l’Institut Danone est l’allié des mamans pour l’éducation alimentaire des enfants. Mais les mères se sentent de plus en plus seules. Plus personne n’incarne l’autorité, les valeurs. Les pères ont démissionné, l’État est absent. Qui va donner des repères moraux aux enfants ? Les marques peuvent jouer ce rôle »16. Pour ces collectifs, les cantines scolaires apparaissent comme l’un des théâtres principaux de la lutte pour le contrôle de l’éducation alimentaire des enfants. Elles constituent des lieux où les entreprises non seulement peuvent faire consommer leurs produits, mais s’introduisent également aux heures de repas pour organiser des ateliers pédagogiques faisant la promotion de leurs marchandises.

37Les dénonciations portent également sur la défense des valeurs démocratiques sur lesquelles se fonde l’école française donnant le contre-exemple des écoles américaines. L’affiche présentant la journée Stop pub à l’école pose, par exemple, les questions suivantes : « Acceptons-nous que l’école devienne une nouvelle cible pour les publicitaires, alors que la société de consommation a déjà beaucoup d’autres moyens de s’étendre ? Voulons-nous que, par conséquent, l’enseignement soit progressivement teinté d’intérêts commerciaux ? De l’autre côté de l’Atlantique, des enfants apprennent déjà à lire en regardant des publicités sur écran... » (ibid.). Le collectif Écoles différentes insiste particulièrement sur la marchandisation de l’école états-unienne, consacrant plusieurs pages de son site internet à la question : « La situation nord-américaine, une anticipation possible ? »17. Ces pages décrivent la façon dont les responsables des écoles nord-américaines obligeraient les enfants à regarder la publicité, introduiraient l’apprentissage par les marques et les spots publicitaires, tolèreraient les opérations marketing et les études sur les comportements d’achats auprès des élèves. Pour le collectif Écoles différentes, ce qui représenterait le mieux ce « danger » américain, sont les publicités alimentaires de McDonald’s, incarnation de la culture américaine, prenant pour décor l’institution scolaire et une institutrice comme porte-parole de la marque : « Une prof invite tous ses élèves au “restaurant” Mc Do pour leur prouver qu’elle n’est pas ringarde. À la fin, on apprend qu’elle part en retraite. Est-ce qu’il faut mettre les profs à la retraite et les remplacer par Ronald et la “culture” Mc Do ? » (ibid.).

Dévoiler les responsables de la publicité à l’école 

38L’identification des acteurs de la marchandisation de l’école publique constitue un des défis des mouvements anti-publicitaires. Si certaines associations, comme Alter-Médias ou Écoles différentes évoquent de manière générique « les maîtres du monde », la « finance de l’ombre » ou les « représentants du patronat », d’autres citent dans leurs discours des noms de marques, d’entreprises, d’agences de communication et de marketing, de politiciens tenus pour responsables de l’invasion de la publicité à l’école. D’abord, la dénonciation porte sur les acteurs économiques de l’agro-alimentaire. Par exemple, le collectif attac cible la marque Coca-Cola qui aurait organisé un atelier pédagogique sur la protection de l’environnement pour les élèves d’une classe18. Pour sa part, le collectif Écoles différentes dresse un « inventaire imparfait » dans lequel sont citées les entreprises Nestlé, Kellogg’s, McDonald’s, Liebig, Coca-Cola pour la France, et General Mills, Pizza Hut ou encore Domino Pizza pour les États-Unis19. Les multinationales Danone, Bonduelle, Kellogg’s, Nestlé ou Candia font aussi l’objet de contestations car elles participent à nourrir et éduquer les enfants en « bons forçats de la consommation »20 selon le collectif Écoles différentes. Ce qui est mis en question n’est pas l’existence même de ces entreprises, ni leurs modes de production ou d’organisation, mais leur discours publicitaires qui seraient une arme commerciale et idéologique visant à formater les comportements citoyens au profit de comportements consuméristes. Dans le cadre de la journée d’action Stop pub à l’école, « le prix de “l’intrusion publicitaire la plus dégoûtante” est décerné chaque année pour pointer du doigt les acteurs économiques qui visent l’école et les enfants. Ce coup de projecteur doit permettre de mieux dénoncer ces pratiques, souvent pernicieuses, souvent cachées par des discours “de prévention” ou des opérations ”pseudo-pédagogiques” »21.

39La deuxième cible des discours militants est représentée par les agences de communication et de marketing. La majorité de ces collectifs associatifs mentionne un rapport réalisé en 1998 pour la Direction générale santé et protection des consommateurs de la Commission européenne par le cabinet d’études et de conseil marketing, gmv Conseil, intitulé Le Marketing à l’école. Ce rapport explique qu’une « publicité dans une école aura donc un double impact, une action paraissant anodine et sans grand impact pour les enfants pourrait en fait être parfaitement intégrée et mémorisée avec les conséquences commerciales que cela engendrerait. Les professionnels du marketing l’ont bien compris » (gmv Conseil, 1998). Il s’agit ici de livrer les stratégies des agences marketing et des entreprises, de rendre public un rapport d’experts et d’insister ainsi sur le dessin stratégique qui se cache derrière la présence de la publicité dans les établissements scolaires : en tant qu’énoncé comme une parole d’experts, ce rapport est présenté comme une preuve accablante de l’intention des acteurs du marché d’« envahir l’école de publicités »22.

40Les collectifs dénoncent également les responsables politiques, ministres ou élus, présentés comme « complices des intérêts marchands » et « traîtres » des citoyens dont ils seraient censés défendre les intérêts. Le collectif attac accuse Jack Lang d’avoir « troqué la notion de laïcité contre celle de neutralité commerciale »23 car signataire de la circulaire de 2001 qui, comme nous l’avons indiqué précédemment, autorise, sous des conditions ambiguës, les partenariats entre les établissements scolaires et les entreprises privées. Pour certains collectifs comme Écoles différentes, l’État fait plus encore que d’autoriser la publicité à l’école, il donne lui même les pistes aux entreprises pour identifier les « thèmes importants » : « la nutrition, l’alimentation, la santé et l’hygiène » sont mentionnés dans le rapport Le marketing à l’école de 1998, comme les domaines prioritaires où les actions marchandes peuvent s’aligner sur celles des politiques publics. Dans cette perspective, l’État « inviterait » l’industrie agroalimentaire à prendre part aux initiatives en faveur de l’éducation alimentaire, après les avoir déterminées comme prioritaires. Si l’État est dénoncé par certains des collectifs comme défenseur des intérêts marchands et commerciaux, c’est cependant aux pouvoirs publics que s’adressent certaines actions pour qu’ils instaurent de nouveaux cadres réglementaires concernant la publicité à l’école.

41Enfin, ces collectifs pointent comme responsables de l’invasion publicitaire de l’école les élèves, les parents et les enseignants eux-mêmes qui adhéreraient de manière irréfléchie et acritique aux discours marchands. Sur son site, par exemple, attac décrit comment la publicité « rentre à l’école par le biais des enfants, des enseignants, des éditeurs scolaires, des inspecteurs d’académie » (ibid.). Ces collectifs reprochent aux acteurs du monde de l’éducation le fait de consommer des aliments dont les publicités font la promotion auprès des élèves et d’utiliser du matériel pédagogiques portant le logo d’une entreprise. Du point de vue de ces acteurs « multi-engagés », le manque de résistance au marketing scolaire rend l’ensemble des acteurs du monde de l’éducation responsable de la marchandisation de l’espace public de l’école.

Les actions militantes : se défendre visiblement dans l’espace public 

42Le répertoire des actions anti-publicitaires est assez vaste (Dubuisson-Quellier, Barrier, 2007). Les opérations réalisées sous la houlette des organisations objet de notre analyse se situent pour la plupart dans l’espace public « envahi » et à « se réapproprier ». Ainsi est-ce à partir du même registre de la guerre utilisé pour la dénonciation des dangers publicitaires que des actions sont proposées en tant que reconquête de l’espace public, « autodéfense » et « résistance à l’invasion ». Quand les affiches « barbouillent » les rues, les collectifs se proposent de barbouiller les affiches et si les panneaux prennent de la place, ils les enrubannent ou les bâchent. La publicité se voit, les collectifs rendent visibles leurs actions dans la rue, les marchés, les magasins et devant les écoles. Par exemple, le 27 septembre 2013, devant l’école Pasteur à Lille, le collectif des Déboulonneurs informe de l’une de ces actions consistant à un « enrubannage et bâchage » d’un panneau publicitaire sur lequel les militants inscrivent : « La publicité fait grossir »24.

43Cette recherche de visibilité des actions militantes ne se joue pas uniquement sur le choix des terrains, mais également sur celui des acteurs qui y participent. Comme pour d’autres domaines, l’action anti-publicitaire à l’école prend la forme d’opérations collectives, rendant compte du nombre d’individus qui s’engagent. Il s’agit de rendre manifestes les actes de résistances d’une façon aussi publique que possible. Ainsi l’association Alter-Médias a-t-elle participé à une mobilisation nommée « Changeons la cantine » contre l’entreprise de restauration collective Sodexo et a posté sur sa page internet l’une des photos de cette manifestation25. La journée Stop pub à l’école se propose comme un « coup de projecteur médiatique, occasion saisie pour l’organisation d’ateliers pédagogiques, de conférences, d’actions symboliques... ou tout simplement de discussions entre enseignants, parents d’élèves, citoyens ? »26.

44Avec la même idée de faire nombre, les pétitions sont présentées comme une des actions possibles pour lesquelles plus il y aura de monde inscrit, plus le rapport de force sera en faveur des collectifs. Certains invitent, par exemple, à signer une pétition « contre le gaspillage alimentaire » à l’école. Sur son site, le Man propose une pétition afin « d’exiger des pouvoirs publics une loi, avec décret d’application » pour interdire les publicités destinées aux enfants27.

45Les journalistes sont invités à relayer l’information par des articles, des blogs, des photos et à témoigner des actions organisées. Ainsi les médias sont-ils utilisés pour accroître la visibilité des actions. Par exemple, un article du journal L’Humanité apparaît sur le site internet de Rap28 dans lequel il est question d’une loi interdisant les publicités sur les murs des établissements scolaires. D’autres collectifs misent aussi sur une « visibilité juridique » de leurs actions. Par exemple, les Déboulonneurs se font volontairement arrêter afin de passer en procès et obtenir une visibilité médiatique de leur contestation. Véritables démonstrations publiques, les actions auxquelles ces collectifs invitent s’appuient également sur un registre qu’on pourrait qualifier de satirique dont le but est de ridiculiser le discours marchand. Le recours à la satire se manifeste avec la mobilisation de divers procédés de détournement des messages publicitaires ou la transformation des noms de marques.

46Ces mouvements sociaux visent également à impliquer directement les citoyens, à les recruter et à les mobiliser pour réagir et agir contre la présence de discours marchands à l’école. Les divers acteurs concernés par l’alimentation scolaire sont appelés à protester, considérant que chacun serait le responsable et le garant de l’espace public de l’école. Par exemple, le collectif Écoles différentes invite les parents d’élèves à se constituer en comités pour des rentrées scolaires sans marques. Le collectif attac propose notamment la création de jardins potagers, des rencontres avec des agriculteurs et producteurs locaux ou des activités extrascolaires appelant les enseignants à mettre en place des sorties dans les fermes. De manière plus générale, les collectifs invitent chacun à résister individuellement face au discours marchand. Les actes de résistance consisteraient en des actions de boycott au quotidien, comme, par exemple retourner son sac pour ne pas faire apparaître la marque ainsi qu’adopter des comportements jugés « citoyens » comme manger des produits issus de l’agriculture biologique, cultiver soi-même des aliments, cuisiner ses propres plats. Face à la marchandisation de l’ensemble des comportements du quotidien, les mouvements anti-publicitaires invitent ainsi les citoyens à prendre conscience de leur rôle et à réfléchir sur leurs actes. Ils les encouragent à devenir des acteurs responsables et éclairés et à manifester à travers des gestes individuels leur engagement et leur désaccord face aux désordres marchands.

Conclusion

47Comme nous l’avons montré, depuis très longtemps, l’École fait l’objet des visées commerciales des industries du secteur agroalimentaire. Afin d’arriver à franchir le seuil des établissements scolaires, les discours marchands ont de plus en plus dissimulé leur caractère commercial et ont adopté les formes, les contenus et les finalités des discours éducatifs. L’analyse des kits pédagogiques à destination des écoles primaires produits par trois multinationales de l’agroalimentaire a permis de saisir l’imbrication entre publicité et éducation qui caractérise aujourd’hui les stratégies de marketing alimentaire à l’École. À l’heure actuelle, les acteurs économiques et marchands de l’agroalimentaire s’emparent des questions publiques liées à l’alimentation des enfants dont ils sont censés être co-responsables. En France, via des actions de partenariat et de parrainage menées dans un cadre réglementaire ambigu, les industries de l’agroalimentaire essaient de souder leurs stratégies avec celles des instances publiques et de participer au travail de responsabilisation des élèves en matière de conduites alimentaires. Il s’agit de stratégies et d’actions pensées pour un contexte national spécifique et qu’il serait intéressant de comparer avec celles menées dans d’autres pays.

48Depuis la fin des années 90, plusieurs mouvements sociaux ont commencé à remettre en cause les diverses formes de médiation marchande autour de l’alimentation à l’École. Dans le sillage d’une ancienne tradition critique de la publicité, ces collectifs associatifs accusent les actions de marketing menées par l’industrie agroalimentaire au sein des écoles d’aggraver des problèmes de différente nature : la diffusion d’habitudes alimentaires malsaines, la propagation du surpoids et de l’obésité, la crise de l’institution scolaire républicaine, la dégradation des valeurs citoyennes. Ainsi les collectifs associatifs anti-publicitaires ont-ils mis en place un vaste répertoire d’actions de dénonciation et de résistance qui renvoient les unes aux autres. Leurs mobilisations ont notamment visé à responsabiliser les divers acteurs impliqués dans l’alimentation scolaire, en l’occurrence les parents d’élèves et les enseignants, afin qu’ils prennent conscience du rôle qu’ils peuvent jouer non seulement dans la circulation de savoirs et normes alimentaires à l’école, mais aussi dans la lutte contre les désordres marchands.

49L’étude des entrecroisements entre politiques publiques, stratégies marchandes et engagement citoyen autour de l’alimentation des enfants et, plus particulièrement, de l’éducation alimentaire à l’école permet de bien illustrer la complexité du double mouvement de publicisation et de privatisation qui traverse les mondes de l’alimentation dans les sociétés contemporaines. À l’intérieur de cet enchevêtrement d’initiatives étatiques, actions marchandes et mobilisation citoyenne, les questions liées à l’alimentation des enfants dépassent largement l’acte de se nourrir. Elles vont également bien au-delà des enjeux liés à la production, distribution, promotion, choix, préparation et consommation d’aliments destinés aux plus jeunes. Saisie par les politiques publiques, par les acteurs du milieu éducatif, par l’industrie de l’agroalimentaire, par les acteurs citoyens, la circulation de savoirs et normes autour de l’alimentation en milieu scolaire pose des interrogations majeures d’ordres politique, éthique, économique, social. Mais elle pose également la question de la place attribuée aux enfants dans les pratiques alimentaires et à leur engagement en tant que citoyens et consommateurs responsables.

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Notes

1 Pour une synthèse des travaux en sciences de gestion et en psychologie traitant des effets de la publicité sur les comportements alimentaires des enfants, voir B. M. Young (1991), J. Brée (1993), F. Minot et S. Laurent (2002), G. B. Hastings et al. (2003).

2 Voir les documents recensés dans la pédagothèque de l’Institut de la consommation (Paris).

3 Accès : http://www.fondation-louisbonduelle.org/france/fr/tout-sur-la-fondation/mission-de-la-fondation-louis-bonduelle.html#axzz3YXKxL4ri. Consulté le 30/05/15.

4 Accès : https://fondation.nestle.fr/decouvrir/la-vocation-et-les-engagements-de-la-fondation/. Consulté le 30/05/15.

5 Accès : http://www.institutdanone.org/institut-danone-france/la-vision-de-linstitut/. Consulté le 30/05/15.

6 Un cas particulièrement bien documenté dans la presse professionnelle est celui des produits Knorr (Vendre, avril 1971).

7 Circulaire du 8 novembre 1963 (Bulletin officiel de l’Éducation nationale, 42, 21/11/63).

8 Accès : http://www.education.gouv.fr/cid45/la-restauration-a-l-ecole.html. Consulté le 30/05/15.

9 Accès : http://www.consoglobe.com/semaine-du-gout-marketing-cg. Consulté le 30/05/15.

10 Accès: http://www.deboulonneurs.org/article660.htlm. Consulté le 12/02/15.

11 Accès : http://www.bastamag.net. Consulté le 12/02/15.

12 Accès: http://sudeducation.org. Consulté le 12/02/15.

13 Accès: http://www.bastamag.net. Consulté le 12/02/15.

14 Accès: http://ecolesdifferentes.free.fr. Consulté le 12/02/15.

15 Accès: http://www.nonpubenfants.org. Consulté le 12/02/15.

16 Accès: http://www.oclille.fr/2013/09/26/1ere-edition-de-la-journee-stop-pub-a-lecole. Consulté le 15/02/15.

17 Accès: http://ecolesdifferentes.free.fr. Consulté le 12/02/15.

18 Accès: http://instits.org/outils/pub_ecole.pdf. Consulté le 12/02/15.

19 Accès: http://ecolesdifferentes.free.fr. Consulté le 12/02/15.

20 Ibid.

21 Accès : http://www.stop-pub-ecole.infini.fr/index.php?categorie2/la-journee-d-action. Consulté le 12/02/15.

22 Accès : http://www.stop-pub-ecole.infini.fr/index.php?categorie2/la-journee-d-action. Consulté le 12/02/15.

23 Accès: http://instits.org/outils/pub_ecole.pdf. Consulté le 12/02/15.

24 Accès:, http://deboulonneurs.org/article660.html. Consulté le 12/02/15.

25 Accès : http://www.bastamag.net/Sodexo-regne-en-maitre-sur-les. Consulté le 12/02/15.

26 Accès : http://www.stop-pub-ecole.infini.fr/index.php?categorie2/la-journee-d-action. Consulté le 12/02/15.

27 Accès : http://www.nonviolence.fr/spip.php?article326. Consulté le 12/02/15.

28 Accès : http://antipub.org/archives/actions/index.php?page=murecole. Consulté le 12/02/15.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marie Berthoud et Simona De Iulio, « Apprendre à manger : l’éducation alimentaire à l’école entre politiques publiques, médiations marchandes et mobilisations citoyennes »Questions de communication, 27 | 2015, 105-128.

Référence électronique

Marie Berthoud et Simona De Iulio, « Apprendre à manger : l’éducation alimentaire à l’école entre politiques publiques, médiations marchandes et mobilisations citoyennes »Questions de communication [En ligne], 27 | 2015, mis en ligne le 01 septembre 2017, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/9710 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.9710

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Auteurs

Marie Berthoud

Groupe d’études et de recherche interdisciplinaire en information et communication
Université Lille 3 Sciences humaines et sociales
F-59000
marie.berthoud@univ-lille3.fr

Simona De Iulio

Groupe d’études et de recherche interdisciplinaire en information et communication
Université Charles-de-Gaulle – Lille 3
F-59000
simona.deiulio@univ-lille3.fr

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