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Notes de lecture
Histoire, sociétés

Frédéric Graber et Martin Giraudeau (dirs), Les Projets. Une histoire politique (xvie-xxie siècles)

Paris, Presse des Mines, coll. Sciences sociales, 2018, 314 pages
Véronique Pillet-Anderlini
p. 417-419
Référence(s) :

Frédéric Graber et Martin Giraudeau (dirs), Les Projets. Une histoire politique (xvie-xxie siècles), Paris, Presse des Mines, coll. Sciences sociales, 2018, 314 pages

Texte intégral

1Cet ouvrage collectif dirigé par Frédéric Graber et Martin Giraudeau questionne la perception de l’objet « projet » qui s’est imposé dans le management contemporain comme une figure de style incontournable débordant les organisations pour régenter la vie sociale et privée. Son approche historique du projet est aussi une approche critique du management. Après avoir montré l’existence d’un « mode-projet » à travers l’histoire du 16e au 20e siècle et situé plusieurs analyses de définitions du projet dans leur époque, les auteurs entraînent le lecteur dans la dynamique religieuse de la fondation des carmels (couvents de religieux appartenant à l’ordre du même nom) en Espagne au 16e siècle jusqu’aux démonstrations technologiques du 21e siècle avec les « démos » (p. 235) appuyées sur les célèbres keynotes. Les 16 auteurs, un par chapitre, replacent les projets considérés dans leur contexte économique et social et mettent en évidence les enjeux politiques qui ont dirigé leur mode de fonctionnement. Dans une longue conclusion (p. 247-274), les responsables de l’ouvrage précisent la vision sociopolitique sous-jacente du projet en proposant leur propre définition qui demeure ouverte vers d’autres « formes-projets » (p. 11).

2L’ouvrage a bénéficié du soutien de l’Agence nationale de la recherche dans le cadre du projet « Savoirs et techniques d’anticipation, de prévision et de maîtrise du futur. xviiie et xixe siècles » (Profutur) dirigé par F. Graber ainsi que du Centre de recherches historiques (École des hautes études en sciences sociales, Centre national de la recherche scientifique). Il bénéficie aussi des résultats de plusieurs événements scientifiques en France et aux États-Unis entre 2012 et 2016. Ces manifestations et le projet Profutur ont aidé à améliorer l’argument généal de l’ouvrage. F. Graber est chargé de recherche au CNRS, historien et membre du Centre de recherches historiques. Ses travaux portent notamment sur l’histoire des projets. M. Giraudeau est assistant professor en sociologie à Sciences Po et membre du Centre de sociologie des organisations (Sciences Po, CNRS). Ses travaux portent sur l’histoire de la comptabilité, des organisations et du capitalisme.

3Dans un long chapitre introductif (p. 9-26), F. Graber et M. Giraudeau pointent la généralisation du mode de fonctionnement par projet, mais aussi les critiques des sociologues qui le désignent comme un stigmate du néolibéralisme, du capitalisme post-industriel ou encore de « la modernité liquide » (p. 19) mise en évidence par Zygmunt Bauman (Modernité liquide, Cambridge, Polity Press, 2000). Après avoir énuméré succinctement de vagues définitions du projet telles qu’on peut les entendre quand on pose la question à des néophytes, comme « une vague intention d’agir » (p. 10) ou l’inverse de la routine (p. 10), les auteurs identifient « les cinq principales définitions » (p. 10) du projet sans omettre leur caractère restrictif directement commandé par l’intention historique mais aussi politique. Ce panorama d’un objet qu’ils qualifient comme un « peu abstrait (et doublé d’un caractère polysémique) » (p. 10) a pour objectif de leur permettre d’en proposer une nouvelle définition. Le poids de leur discipline est sensible dans le choix de l’approche de leur sujet : F. Graber et M. Giraudeau différencient nettement les approches de l’histoire littéraire et de l’histoire des techniques et des entreprises dans la définition du projet, mais identifient seulement « quelques auteurs de sciences de gestion, de management de projet » (p. 11). Il semble donc qu’ils aient trouvé des « sciences de management de projet » – sciences que l’autrice de cette note ne connaît pas, bien qu’elle enseigne et pratique le management de projet – et qu’ils évoquent la « sociologie » (p. 11) quand le management de projet trouve plutôt sa place en sciences de gestion ou en sciences de l’information et de la communication.

4L’un des intérêts majeurs de l’ouvrage est d’identifier différents modes de fonctionnement du projet à travers l’histoire, à rebours des sciences de gestion qui tendent à le réduire à une pratique contemporaine. À elles seules, les cinq formes du projet présentées dans l’introduction mériteraient une note de lecture, du levier de renversement des paradigmes à l’époque moderne décrit par Daniel Defoe (An Essay upon Projects, London, Cockerill, 1697) au « processus contingent » (p. 15) que Bruno Latour (Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, Éd. La Découverte, 2012) circonscrit comme un mode d’existence parmi d’autres et comme un processus de concrétisation d’un objet. Les auteurs n’oublient pas les définitions qu’ont pu en livrer les sociologues Luc Boltanski et Ève Chiapello (Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999) – à la fois comme un réseau « temporairement fermé » et « une norme générale » du capitalisme contemporain (p. 15) – qui en feraient un signe d’organisation d’un nouveau monde du travail flexible et polymorphe. S’ils admettent la pénétration progressive du projet comme une norme universelle de management, F. Graber et M. Giraudeau refusent d’en attribuer l’origine au management de projet qui ne serait que l’avatar d’un second âge des projets (post-1980) et s’opposerait à l’âge des plans (1930-1960). Ils réalisent ensuite en revue critique des travaux de tous les auteurs qui ont contribué à établir le management de projet comme une discipline, en commençant par le modèle de l’entrepreneur et en se référant à la théorie de l’évolution économique de Joseph Schumpeter (The Theory of Economic Development, Cambridge, Harvard University Press, 1911) précédant le modèle taylorien lui-même suivi par un troisième modèle dit de l’ingénierie, avant la structuration à partir des années 1960 par la standardisation d’outils et de méthodes comme le program evaluation and review technique (PERT) et le diagramme de Gantt. Les auteurs concluent cette introduction par le rappel de l’importance du contexte social et politique du projet qui lui imprime sa marque en relativisant sa naissance libre et autonome, mais en faisant de lui une forme témoin d’une époque.

5La première partie de l’ouvrage (p. 27-134) entreprend de convaincre le lecteur de la nature protéiforme du projet à travers les types de projets décrits. Parmi eux, quelques-uns sont assez surprenants comme la fondation des carmels en Espagne entre les 16e et 17e siècles décrite par Antoine Roullet (p. 29-40) qui tente de rendre intelligible une organisation fondée sur une seule personnalité, celle du « saint » (p. 29), indispensable dans le basculement vers une organisation d’un reliquat de la « volonté divine » (p .29), en s’appuyant sur une dynamique mystique. On peut regretter que l’aspect politique et économique de ces implantations – la maîtrise d’un territoire et de ses ressources pour entretenir l’héritage spirituel de la fondatrice – soit peu mis en avant. Dans le chapitre suivant (p. 41-56), de Koji Yamamoto et qui est consacré aux projets des « projectors » en Angleterre du 16e au 18e siècle, les projectors apparaissent comme des promoteurs de l’ingéniosité technique ou de révolutions technologiques tandis que l’entreprise devient un symbole de développement du capitalisme naissant et de la collusion entre intérêt du pouvoir et des acteurs privés. Dans le chapitre consacré aux projets de chemins de fer aux États-Unis au 19e siècle (p. 57-68), Évelyne Payen-Variéras donne à voir un cadre législatif dans lequel les financiers et les capitaines d’industrie inversent le rapport de forces avec l’État en s’alliant avec des groupements d’intérêts locaux sans le resituer dans l’histoire des politiques d’aménagement du territoire. L’analyse des programmes politiques en France et en Allemagne aux 19e et 20e siècles (p. 69-82) par Karim Fertikh laisse aussi un goût d’inachevé en oubliant les usages communicationnels plutôt que managériaux des programmes politiques. Si les projets de films aux États-Unis et en France au 20e siècle décrits par Laure de Verdalle (p. 83-95) interrogent la force du pouvoir créatif dans le projet, les projets d’enfants (au sens d’accession à la parentalité d’un couple ou d’une personne) au Japon au 20e siècle, fortement encadrés par l’État et exposés par Isabelle Konuma (p. 95-106), apparaissent plutôt comme un échec du mode projet en s’inscrivant surtout dans une individuelle quête de sens. On retrouve cette quête de sens dans les projets de développement de la fin du 20e siècle. Monika Krause (p. 107-120) en décrit la gestion des actions humanitaires qui tendent à produire, du fait des outils utilisés comme le Logframe (logical framework, une trame dans un cadre), des résultats à la fois tangibles et partiels. Dans le chapitre consacré aux projets d’architecture sous commande publique en France à la fin du 20e siècle (p. 121-134), le propos initial de l’ouvrage est recentré par Florent Champy sur la forme projet avec notamment une « dissociation entre le moment du projet et celui de sa matérialisation » (p. 121), mais aussi avec les incertitudes et la créativité de son chef de projet, l’architecte, face aux contraintes économiques et réglementaires. Si la richesse de cette première partie doit être saluée, elle tend aussi à égarer le lecteur dans une diversité de définitions dépassant les limites assignées aux projets. On peut aussi regretter que la pratique sportive de compétition ne soit pas citée bien qu’elle soit devenue, à l’époque contemporaine, l’une des formes magistrales de projet.

6Dans la deuxième partie (p. 135-246), l’inscription des techniques de projets dans des perspectives historiques et politiques donne tout son intérêt à l’ouvrage. Les patents (brevets) et privilèges (licences exclusives d’exploitation) en Angleterre et en France aux 17e et 18e siècles (p. 137-148) décrits par Liliane Hilaire-Pérez renvoient à l’époque des inventions proto-industrielles et aux questions monopolistiques liées aux projets, l’autrice évoquant une « technologie politique » (p. 148). Dans le chapitre consacré aux plans et cartes de France au 18e siècle (p. 149-162), Nicolas Verdier met en avant « le rôle attribué à la pensée visuelle et aux usages de ces images dans la communication technique » (p. 149). On aborde avec lui la question de la réduction, de la sémiologie graphique et du paradoxe temporel de la représentation du territoire dans ses transformations historiques. L’étude des souscriptions en France au 18e siècle (p. 163-174) par Marie Thébaud-Sorger souligne combien la recherche de financements est consubstantielle aux projets et suscite le développement de « formes de sociabilité » (p. 173) autour de ceux-ci. Le chapitre consacré par Benjamin Pinney aux plannings organisationnels développés aux États-Unis au début 20e siècle (p. 175-190) participe à la déconstruction des approximations sur la genèse de ceux-ci, qui avaient initialement pour objectif de fournir une analyse a posteriori dans une conception scientifique de l’organisation du travail plutôt qu’un système de représentation du futur comme on peut le considérer aujourd’hui. Dans le chapitre concernant les contrats en France au 20e siècle (p. 191-206), Robert Carvais montre comment le droit façonne les projets et questionne le statut de l’avant-contrat dans le projet et ses effets juridiques. Dès la lecture du sommaire, l’appellation « second XXe siècle » (p. 8) reprise de l’ouvrage éponyme de Jean-Jacques Rosa (Paris, Grasset, 2000) au sujet des business plans aux États-Unis au 20e siècle (p. 207-222) annonce un positionnement particulièrement politique de ce chapitre écrit par M. Giraudeau qui codirige également l’ouvrage. On retrouve cette conviction dans le texte qui ne manque pas de souligner combien cet outil de gestion de projet participe à la financiarisation de l’économie en déterminant la création et le développement des nouvelles entreprises. L’auteur met en avant ce qui lui semble la caractéristique principale du business plan : sa contribution à la standardisation des projets limitant la créativité des entrepreneurs. Il regrette sa récupération par l’État et par l’Université avec le développement de l’enseignement du management de projet comme une nouvelle discipline, confirmant ainsi son statut dominant comme mode de présentation d’un projet d’entreprise. L’expansion des études d’impact environnemental à la fin du 20e siècle (p. 223-234), qui ont essaimé dans le monde entier, est décrite par Nicolas Baya-Laffite dans le chapitre suivant comme un moyen d’ouvrir les débats et de mettre en avant l’expertise au cœur des projets étudiés tout en dépolitisant les questionnements globaux qui leur sont attachés. Enfin, les démonstrations technologiques qui se sont développées aux États-Unis au début 21e siècle – les fameuses « démos » – sont analysées par Claude Rosental (p. 235-246) à la fois comme un dispositif de communication et comme des supports d’évaluation capables d’amener des ressources aux projets en constituant des « outils de recueil de données sur les démontrés » (p. 239) et d’infléchir les modalités des projets en fonction des résultats obtenus.

7Dans leur conclusion (p. 247-274), F. Graber et M. Giraudeau achèvent de démontrer qu’il n’y a pas eu d’« âge des projets » contrairement aux thèses existantes questionnées en début d’ouvrage. Selon eux, l’histoire du projet s’avère un objet précieux pour suivre, à travers ses mutations, l’histoire des transformations du fonctionnement du capitalisme et de l’État. Le projet donne à voir l’époque dans laquelle il est conçu et devient donc légitimement un objet d’étude pour les sciences sociales. Ainsi la proximité entre le plan et le projet est-elle questionnée à travers trois dimensions : « une capacité à façonner les sociétés, une conception rigide de l’action et une échelle très large » (p. 249). La dernière partie du chapitre conclusif critique les nouveaux systèmes de financement de la recherche publique par projet qui ont remplacé les dotations structurelles et conduisent à sélectionner des projets aptes à remporter la sélection sans avoir pour autant d’intérêt scientifique. Les auteurs revendiquent leur résistance au discours positif dominant sur le projet en ouvrant vers d’autres formes de projets possibles qui élimineraient la lourdeur et la rigidité des projets actuels, particulièrement de ceux sur financement public. On peut regretter que leur intention initiale, celle de proposer une nouvelle définition, n’aboutisse pas totalement, tout en rejoignant leur critique des projets contemporains qui sont « lourds, lents et contraignants » (p. 274) à l’inverse de la fluidité, de la rapidité et de l’adaptabilité qu’ils devraient engendrer.

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Pour citer cet article

Référence papier

Véronique Pillet-Anderlini, « Frédéric Graber et Martin Giraudeau (dirs), Les Projets. Une histoire politique (xvie-xxie siècles) »Questions de communication, 37 | 2020, 417-419.

Référence électronique

Véronique Pillet-Anderlini, « Frédéric Graber et Martin Giraudeau (dirs), Les Projets. Une histoire politique (xvie-xxie siècles) »Questions de communication [En ligne], 37 | 2020, mis en ligne le 15 novembre 2020, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/22741 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.22741

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Auteur

Véronique Pillet-Anderlini

Université Côte d’Azur, SIC.Lab Méditerranée, F-06200 Nice, France
veronique.pillet-anderlini[at]univ-cotedazur.fr

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