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Tribune

Joyeux tropismes : notes sur quelques singularités de l’histoire de l’art au Brésil

Joyeux tropismes: notes on certain singularities of art history in Brazil
Philippe Sénéchal
p. 207-209

Texte intégral

  • 1  Même s’il a été un temps en exil en France et y a publié, Pedrosa n’est pas connu dans notre pays (...)

1Le Brésil est-il « condamné au moderne », comme l’affirmait en 1953 le plus grand critique d’art brésilien Mário Pedrosa1 ? Les triomphes des avant-gardes s’expliquaient en partie par l’absence de temps héroïques auxquels se référer – le baroque étant à cette époque parfois considéré comme trop lié à la domination de l’Église et d’un pouvoir oppresseur –, par la marginalisation relative de la culture indienne et afro-brésilienne, par le rejet d’une tradition académique subordonnée à des modèles européens dépassés mais aussi par le souhait de lier l’art à une politique progressiste en faveur des classes défavorisées.

2Une telle projection vers le futur n’a jamais cessé. Le rôle central de plasticiens, de théoriciens, de critiques d’art, de curateurs et d’architectes brésiliens du xxe siècle et du xxie siècle est de plus en plus reconnu par le village global et on voit poindre partout une relecture du modernisme et du postmodernisme qui intègre pleinement l’Amérique latine au lieu de penser seulement à un ping-pong Europe/États-Unis. Il pourrait en résulter au Brésil une fermeture à des perspectives historiques et à une hégémonie de l’art contemporain, voire à l’art actuel, au détriment des autres périodes, et donc une limitation de l’histoire de l’art dans ce pays, avec pour seuls autres domaines fertiles les études sur le baroque colonial et ses avatars et sur l’enseignement et les genres artistiques depuis la Mission française du début du xixe siècle. De fait, par exemple, en l’absence de collections significatives et en dehors de permanences iconographiques ou de revivals architecturaux, l’examen du Moyen Âge occidental en cette terre tropicale tient de la culture hors-sol. C’est dire combien le développement de l’histoire de l’art – et d’une histoire de l’art qui prenne en compte l’ensemble des civilisations – est un défi pour les collègues brésiliens. Mais ce défi est en partie relevé.

  • 2  Le XXXIIIe colloque du CBHA vient de se tenir à Rio de Janeiro, du 23 au 27 septembre 2013. Il ava (...)
  • 3  Fiche de recommandation sur l’APCS (Aplicativo para Propostas de Cursos Novos de Pós-Graduação) 93 (...)

3La crainte du provincialisme, parfois l’expérience de l’exil et une authentique xénophilie ont fait de la communauté des historiens de l’art brésiliens une des plus ouvertes sur la production scientifique internationale. D’une part, le Comitê Brasileiro de História da Arte (CBHA), qui organise tous les ans un colloque important, peut être considéré comme un des plus actifs au sein du Comité international d’histoire de l’art (CIHA)2. D’autre part, les initiatives pour faire traduire en portugais les classiques de la discipline, d’hier et d’aujourd’hui, se multiplient. Reste que les programmes doctoraux ne sont pas encore toujours suffisamment développés et que l’articulation entre le premier cycle d’études et la phase de recherche est loin d’être au point dans toutes les universités. Il a fallu, entre autres, l’obstination d’un Jorge Coli à Campinas pour que l’histoire de l’art soit reconnue comme un champ de recherche à part entière. Dans tout le pays, des collègues enseignent l’histoire et la théorie de l’art, tant au sein des universités que dans les écoles des beaux-arts, mais bien souvent ils ne peuvent offrir qu’une partie du cursus, tantôt le premier cycle seulement, tantôt seulement le niveau doctoral. C’est pourquoi on doit saluer comme un événement la décision toute récente d’accorder à l’Universidade Federal de São Paulo et à son jeune département d’histoire de l’art, dirigé par Jens Baumgarten, l’autorisation de créer un Programa de Pós-Graduação em História da Arte – Mestrado Acadêmico3. Il s’agira alors du seul établissement dans lequel on pourra suivre des études d’histoire de l’art de la première année au master, en attendant un développement vers les études post-doctorales, voire vers l’habilitation. Gageons que ce premier exemple incitera d’autres universités à emboîter le pas aux collègues paulistes.

  • 4  En la personne de celle qui le présida de 2010 à septembre 2013, Maria de Fátima Morethy Couto, le (...)

4En dépit – ou peut-être aussi à cause – de ses succès, l’histoire de l’art peine à se faire reconnaître au Brésil comme une discipline scientifique autonome, j’entends en dehors du parapluie protecteur de l’histoire. Un projet de loi, le PL 4699/2012, en cours d’élaboration, doit définir la profession d’historien. Une première version donnait à l’histoire de l’art un rôle ancillaire et faisait des études d’histoire au sens strict la seule voie professionnelle validée nationalement. Le débat n’est pas tranché, mais, à la suite de protestations puis de réunions pluripartites, des amendements sont en discussion4. De telles tensions corporatistes sont inévitables quand émergent des champs nouveaux et féconds.

  • 5  Les commissaires de « Vontade construtiva na Coleção Fadel » sont les grands spécialistes Paulo He (...)

5Enfin, la volonté de transformer les institutions muséales a des effets contrastés. Saluons d’emblée l’extraordinaire Museu Afro Brasil, tonique et savant à la fois, créé par le sculpteur et conservateur de musée Emanuel Araújo dans le parc d’Ibirapuera à São Paulo. En revanche, on regrettera le démantèlement de l’accrochage inventif et subtil qui avait été réalisé pour les collections permanentes de la Pinacoteca do Estado de cette même ville dans le superbe bâtiment réaménagé par Paulo Mendes da Rocha. Mais le nouvel accrochage, pédagogique mais non moins stimulant, n’est rien par rapport au scandaleux traitement réservé à la collection de Francisco de Assis Chateaubriand au Museu de Arte de São Paulo. Non seulement on a supprimé toute trace – même sous forme de quelques exemples témoins – de l’accrochage brutaliste original, mais la sobre présentation qui la remplaça a été elle-même chassée depuis quelques années par un hideux, prétentieux et trompeur fourre-tout, où, par exemple, on peut voir Chardin dans une section intitulée « Romantisme ». Par contraste on louera l’initiative de l’Universidade de São Paulo de transférer en 2013 son Museu da Arte Contempôranea dans un bâtiment d’Oscar Niemeyer et d’y présenter bien plus efficacement que sur le campus les collections rassemblées, entre autres, par Ciccillo Matarazzo et Yolanda Penteado. À Rio de Janeiro, plusieurs réalisations plus ou moins récentes sont à signaler. Le Museu Nacional de Belas Artes a très intelligemment mis en valeur l’art brésilien du xixe siècle, en le plaçant dans une perspective européenne. Le Museu de Arte do Rio, inauguré cette année, fonctionne comme un musée historique de la ville et comme centre d’expositions offrant une superbe vitrine à des collections prestigieuses, comme celle rassemblée par Hecilda et Sérgio Fadel sur le modernisme brésilien5. Le 23 mars 2013 a ouvert Casa Daros, immense bâtiment néoclassique de 1866 réhabilité, qui devrait permettre en priorité des programmes éducatifs, des résidences d’artistes et la confrontation régulière d’un artiste brésilien et d’un artiste d’un autre pays latino-américain. Curieusement, les 1200 œuvres de la collection Daros (représentant 116 artistes latino-américains) resteront à Zurich. La collection permanente sera donc (bien moins visible) en Suisse et seules seront déplacées au Brésil les pièces présentées dans les expositions – la prochaine réunira l’Argentin de Paris Julio Le Parc et la Brésilienne Iole de Freitas. Il est encore bien sûr trop tôt pour savoir si la mayonnaise prendra et si cette institution réussira son pari éducatif, mais on ne peut que lui souhaiter le plus grand succès.

6Il faudrait regarder bien plus finement que je ne le fais ici – et dans tous les états du pays – les projets muséographiques en cours ou achevés, mais, de manière globale, on a le sentiment que l’intérêt des pouvoirs publics et des organismes privés se recentre sur les civilisations latino-américaines. Cette fierté de montrer avec lustre un patrimoine trop longtemps minoré peut se défendre. Il faut juste que les Brésiliens soient conscients du risque de resserrement de leur perspective. Je ne dis pas qu’il est indispensable de faire naître une pléiade de musées montrant toutes les civilisations du globe comme tentent de le faire les émirats du golfe Persique, je souligne juste que le Brésil doit rester encore plus ouvert – et pas seulement le temps des biennales de São Paulo – aux œuvres étrangères en favorisant des acquisitions. Ce pays a quelques exemples de musées liés à des universités ; ces dernières devraient sans doute continuer leur mission en créant davantage de musées pédagogiques permettant d’asseoir un enseignement d’histoire de l’art complet.

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Notes

1  Même s’il a été un temps en exil en France et y a publié, Pedrosa n’est pas connu dans notre pays à sa juste valeur. Il serait souhaitable d’emboîter le pas au Museum of Modern Art de New York, qui a confié à Paulo Herkenhoff et à Glória Ferreira la confection d’une copieuse anthologie en langue anglaise, devant paraître en 2014. En outre, pour avoir une meilleure idée de l’ensemble de la production critique brésilienne, une traduction française d’un autre ouvrage dirigé par Glória Ferreira et paru sous forme bilingue espagnol/anglais, Arte contemporáneo brasileño : documentos y críticas = Contemporary Brazilian Art: Documents and Critical Texts (Saint-Jacques-de-Compostelle, 2009), serait la bienvenue.

2  Le XXXIIIe colloque du CBHA vient de se tenir à Rio de Janeiro, du 23 au 27 septembre 2013. Il avait pour thème « Arte e suas instituições ». Les actes des éditions antérieures depuis 2004 sont disponibles en ligne : www.cbha.art.br/coloquios_anteriores.html (consulté le 15 novembre 2013). Le CBHA organisera un colloque international sous l’égide du CIHA en 2015 à Rio de Janeiro et sa candidature commune avec le Comité italien d’histoire de l’art pour l’organisation du 35e Congrès international d’histoire de l’art à Florence et à São Paulo (2019 et 2020) vient d’être retenue.

3  Fiche de recommandation sur l’APCS (Aplicativo para Propostas de Cursos Novos de Pós-Graduação) 9374 du CAPES (Coordenação de Aperfeiçoamento do Pessoal de Nível Superior) rédigée par la Commission de Secteur en date du 17 septembre 2013.

4  En la personne de celle qui le présida de 2010 à septembre 2013, Maria de Fátima Morethy Couto, le Comitê Brasileiro de História da Arte (CBHA), fut pour cela récemment convié à une réunion associant la Sociedade Brasileira de História da Ciência, la Sociedade Brasileira de História da Educação, l’Associação de Filosofia de História da Ciência do Cone Sul, la Federação de Arte Educatores do Brasil, et surtout l’ANPUH-Brasil - Associação Nacional de História, le tout à l’invitation de la Sociedade Brasileira para o Progresso da Ciência. Il reviendra à la nouvelle présidente du CBHA, Claudia Valladão de Mattos, et à ses collègues du bureau élu le 27 septembre dernier de poursuivre les négociations.

5  Les commissaires de « Vontade construtiva na Coleção Fadel » sont les grands spécialistes Paulo Herkenhoff et Roberto Conduru. Parallèlement, le Museu de Arte Moderna de Rio présente une sélection très significative des collections dont il est dépositaire, au premier rang desquelles les œuvres brésiliennes du xxe siècle rassemblées par Gilberto Chateaubriand.

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Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Sénéchal, « Joyeux tropismes : notes sur quelques singularités de l’histoire de l’art au Brésil »Perspective, 2 | 2013, 207-209.

Référence électronique

Philippe Sénéchal, « Joyeux tropismes : notes sur quelques singularités de l’histoire de l’art au Brésil »Perspective [En ligne], 2 | 2013, mis en ligne le 09 janvier 2014, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/perspective/3864 ; DOI : https://doi.org/10.4000/perspective.3864

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Auteur

Philippe Sénéchal

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