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Atlas : pour une histoire des images « au travail »

Atlas: for a history of images “at work”
Teresa Castro
p. 161-167
Référence(s) :

Atlas ¿Cómo llevar el mundo a cuestas?/Atlas: How to Carry the World on One’s Back?, Georges Didi-Huberman éd., (cat. expo., Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina ­Sofia/Karlsruhe, ZKM-Museum für Neue Kunst/Hambourg, Sammlung Falckenberg, 2010-2011), Madrid, Tf Editores/Museo Reina Sofía, 2010. 428 p., fig. en n. et b. et en coul. ISBN : 978-84-8026-428-0 ; 45 €.

Lorraine Daston, Peter Galison, Objectivité, Dijon, Les presses du réel, 2012. 576 p., 125 fig. en n. et b. et 22 en coul. ISBN : 978-2-84066-334-8 ; 28 € [éd. orig. : Objectivity, New York/Cambridge (MA), Zone Books/MIT Press, 2007].

Georges Didi-Huberman, Atlas, ou le gai savoir inquiet, (L’Œil de l’histoire, 3), Paris, Les Éditions de Minuit, 2011. 384 p., 73 fig. ISBN : 978-2-70732-200-5 ; 29,40 €.

Aby Warburg, Atlas Mnémosyne, avec un essai de ­Roland Recht, Paris, L’Écarquillé/Institut national d’histoire de l’art, 2012. 197 p., ISBN : 978-2-9540134-3-5 ; 45 €.

Texte intégral

  • 1  Voir notamment Gerhard Richter, Atlas, 3 vol., Cologne, 2006.

1L’idée d’« atlas » connaît depuis plusieurs années une popularité inédite, à la fois dans le contexte des études visuelles et dans le domaine de l’art contemporain. En France, ceci est partiellement dû à la redécouverte des travaux de l’historien de l’art allemand Aby Warburg (1866-1929) et en particulier de son fameux Atlas Mnémosyne, le dispositif avec lequel l’historien de l’art allemand voulait surprendre, dans son mouvement discontinu, la « migration des images » (Bilderwanderung) et la « survivance de l’Antique » (Nachleben der Antike). Quelques projets artistiques contemporains se sont également approprié le terme, en explorant consciemment la dimension procédurale de l’atlas en tant que collection d’images et en mettant en évidence ce qu’on pourrait appeler sa vocation archivistique. Évoquons à ce propos, et parmi d’autres exemples possibles, le très célèbre Atlas de l’artiste allemand Gerhard Richter, une vaste collection d’images, essentiellement photographiques, amassées par l’artiste depuis les années 1960 et régulièrement exposées tout au long de sa carrière. Constituant les sources d’une partie importante de son travail, ces images ont par ailleurs été publiées sous forme de livres1.

  • 2  Les planches d’un atlas peuvent on non être reliées sous la forme d’un volume (et publiées ou non (...)

2Chacune des publications examinées ici contribue, de façon différente, à faire avancer un chantier de recherche très particulier, à la croisée de l’histoire des sciences, de l’art et des images, mais aussi de l’histoire du livre et des mises en scène du savoir. Il s’agit d’interroger la notion même d’atlas comme forme spécifiquement visuelle du savoir. Cette question est frontalement adressée par Georges Didi-Huberman dans son Atlas, ou le Gai Savoir Inquiet (Didi-Huberman, 2011), ouvrage qui reprend le texte introductif du catalogue de l’exposition Atlas ¿Cómo llevar el mundo a cuestas?/Atlas: How to Carry the World on One’s Back?, présentée par l’auteur entre novembre 2010 et février 2011 au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía à Madrid, puis sous une forme modifiée au ZKM-Zentrum für Kunst und Medientechnologie à Karlsruhe et à la Sammlung Falckenberg à Hambourg entre mai et novembre 2011 (Atlas, 2010). Phénomène cartographique remontant au xvie siècle et renvoyant à un ensemble de cartes réunies selon un plan préconçu et visant une forme d’exhaustivité, l’atlas s’ouvre, au moins depuis le xviiie siècle, à d’autres champs du savoir. Il devient alors, comme le signalent les historiens des sciences Lorraine Daston et Peter Galison dans leur livre Objectivité, une catégorie éditoriale traversant les domaines les plus divers : on publie des atlas astronomiques, botaniques, zoologiques et anatomiques avant que d’autres sciences, comme l’anthropologie, l’histoire de l’art ou la physique, ne s’emparent de cet outil. Le mot désigne désormais des recueils d’images et de documents graphiques, organisés sous forme de planches et joints à un ouvrage pour en faciliter la compréhension, la collection de planches constituant un parcours plus ou moins exhaustif d’un domaine. En termes matériels, l’atlas prend ainsi, et habituellement, la forme d’un livre maniable et consultable. Si on ne saurait le réduire à ce format particulier2, il est néanmoins impossible de retracer son histoire sans passer par celle, plus vaste, du livre en tant qu’objet technique et de la reproduction mécanisée des images en tant que phénomène aux conséquences épistémiques. L’Atlas Mnémosyne de Warburg – dont la publication pour la première fois en français et en édition intégrale (Warburg, 2012) ne peut qu’être vivement saluée – illustre parfaitement ce dernier aspect, tout en posant la question des rapports entre la forme atlas et d’autres espaces de mise en scène du savoir, comme celui de la biblio­thèque. S’il est à peine nécessaire de rappeler à quoi ressemble globalement ce projet iconique, sur lequel la bibliographie est de plus en plus vaste, la reproduction de l’ensemble des planches – ainsi que la traduction de l’« Introduction à l’Atlas Mnémosyne » par Aby Warburg lui-même – est un événement éditorial important.

Une forme spécifiquement visuelle du savoir

3Les atlas, en particulier celui de Warburg, constituent depuis longtemps l’un des principaux objets d’études de Didi-Huberman. L’exposition qu’il a conçue pour le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía fut l’occasion pour l’historien de l’art de rédiger un long essai sur les dimensions esthétiques et épistémiques de cette « forme visuelle du savoir » et cette forme « savante­ du voir » (Didi-Huberman, 2011, p. 12). Le texte publié en 2011 aux Éditions de Minuit est une reprise à l’identique de celui publié en espagnol et en anglais dans le catalogue de l’exposition. On se reportera à ce dernier pour une liste complète des œuvres présentées et de leurs reproductions, ainsi que pour la consultation de trente-six planches d’images, pensées par Didi-Huberman comme des « parcours dans l’histoire de l’atlas ».

4La question posée par l’auteur au début de son essai n’est pas exactement celle de savoir ce qu’est un atlas, mais plutôt de déterminer ses usages. Selon Didi-Huberman, l’atlas, contrairement à d’autres livres constitués de pages de texte plutôt que de tables d’images, ne serait pas fait pour être « lu » mais pour être arpenté du regard. Livre d’images pas tout à fait comme les autres, l’atlas correspondrait ainsi à un outil spécifiquement visuel dont le moteur serait l’imagination : une forme de « connaissance traversière » fondée sur la « puissance intrinsèque de montage qui consiste à découvrir […] des liens que l’observation directe est incapable de discerner » (Didi-Huberman, 2011, p. 13). Il s’agit, par la suite, d’explorer et d’analyser cette forme de connaissance par l’imagination dont le paradigme serait, précisément, l’Atlas Mnémosyne de Warburg. Véritable objet théorique de Didi-Huberman, Mnémosyne est l’exemple matriciel à partir duquel il développe sa réflexion sur les enjeux et les spécificités de la forme atlas, en se proposant à la fois de sonder son archéologie et d’explorer son héritage esthétique et épistémique. L’apport du projet warburgien ne serait pas des moindres : il aurait « inventé une forme, une nouvelle façon de disposer les images entre elles » et inauguré « un nouveau genre de savoir » (Didi-Huberman, 2011, p. 20). L’on retrouve deux des fils rouges du travail de l’auteur : la question du montage et le problème de l’imagination comme forme de la connaissance.

5Dans la perspective d’une histoire transdisciplinaire de l’atlas en tant qu’instrument ou technologie intellectuelle, la contribution de Didi-Huberman, tout en soulevant des problèmes complexes, réussit magistralement à mettre l’accent sur quelques aspects importants de la question. L’auteur souligne notamment l’importance de la dimension matérielle de cette forme visuelle de la connaissance, discutée lors de son examen des planches de l’atlas comme table de montage. Si celles-ci s’avèrent être un instrument heuristique capable d’accueillir des éléments hétérogènes, de donner forme à des relations multiples et de faire voir autrement, les contraintes matérielles du dispositif (son support, sa façon de disposer, de présenter et d’exposer les images, etc.) sont des éléments essentiels à la compréhension de l’atlas. À ce propos, le cas de Mnémosyne est, encore une fois, paradigmatique : la vaste littérature sur le projet n’a cessé d’insister sur les grands écrans de toile noire sur lesquels Warburg disposait et déplaçait constamment ses images, dont surtout des photographies et des reproductions d’œuvres d’art. Installés et exposés dans la salle de lecture en forme d’ellipse de la Bibliothèque des sciences de la culture (Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg) à Hambourg, ces panneaux semblent se prêter mieux que les planches d’un livre au programme singulier de l’historien de l’art allemand. Celui-ci tenait, malgré tout, à leur publication sous forme d’un atlas constitué de planches non reliées, à la façon d’un portfolio (comme pour insister sur la maniabilité et la mobilité du dispositif), et accompagné de textes.

  • 3  Les atlas cartographiques sont d’abord des assemblages, mais, comme le signale Christian Jacob, to (...)

6Bien plus qu’un « simple » procédé artistique, l’atlas serait, selon Didi-Huberman, une procédure génératrice et constructrice de sens, capable d’assembler non seulement des matériels, mais aussi des temps hétérogènes. Dans le contexte élargi qui nous intéresse, cet aspect est important dans la mesure où le montage est désormais reconnu comme l’un des mécanismes essentiels de tout atlas – y compris cartographique3. Il ne s’agit pas nécessairement de le rattacher aux puissances heuristiques de l’imagination – idée que Didi-Huberman développe de façon rigoureuse dans Atlas, ou le gai savoir inquiet – mais de prendre le montage au sens d’une pensée compositionnelle, fondée sur les capacités épistémologiques de la distribution spatiale des connaissances ou des points de vue. On ne répartit pas dans l’espace ces derniers sans les confronter, les comparer, les mettre en relation.

7Les problèmes soulevés par l’ouvrage de Didi-Huberman relèvent avant tout de la façon dont sa lecture de Mnémosyne le conduit à inscrire les atlas d’images dans une tradition épistémo-critique très particulière, renvoyant, entre autres, à Goya et à Goethe, à Nietzsche et à Benjamin. L’atlas surgit ainsi comme une forme visuelle du savoir aux puissances inouïes, capable de provoquer, par le biais du montage, des conflagrations d’images dont l’une des principales vertus serait de révéler leur temporalité complexe. Si ce modèle interprétatif, dont la portée théorique est indiscutable, est parfaitement cohérent avec la lecture que Didi-Huberman fait du projet de Warburg, il ne convient pas à la grande majorité des atlas – en particulier aux atlas scientifiques qui, à partir du xixe siècle, reconfigurent radicalement l’histoire des sciences et des représentations, comme le suggèrent Lorraine Daston et Peter Galison dans leur livre Objectivité (Daston, Galison, 2012). Fondée sur les pratiques de la collecte, de l’archivage et du catalogage, une bonne partie des « atlas artistiques » contemporains renvoie, par ailleurs, à cette poétique du savoir scientifique : nonobstant leur dimension fictive, l’on s’interroge sur leur réelle capacité à nous faire don d’une « connaissance traversière ».

Les atlas scientifiques d’images et l’Atlas Mnémosyne

8L’ouvrage de Daston et Galison constitue une contribution capitale pour l’histoire des sciences et de la pensée : il y est question d’historiciser la notion d’objectivité scientifique et de problématiser ses différents régimes, dès leur apparition au xixe siècle jusqu’à leurs transformations contemporaines. Les auteurs commencent très justement par rappeler la curieuse leçon étymologique du mot « objectivité » : si son usage remonte au xive siècle et à la philosophie scolastique, le terme renvoie alors (et au moins jusqu’au xviiie siècle) « aux choses telles qu’elles se présentent à la conscience, tandis que le mot ‘subjectif’ se référait aux choses en soi » (Daston, Galison, 2012, p. 39). Le sens moderne du mot – presque diamétralement opposé à son usage médiéval – ne se répand qu’au milieu du xixe siècle. La notion devient alors le levier d’un événement majeur dans l’histoire de l’épistémologie : l’avènement d’une nouvelle vertu épistémique ou régime de véracité, celui de l’objectivité – et plus particulièrement de l’objectivité mécanique (mechanical objectivity). Daston et Galison identifient deux autres régimes de véracité : la vérité d’après nature (truth-to-nature), qui anticipe globalement l’objectivité, et le jugement exercé (trained judgement) qui lui succède. L’articulation entre ces trois régimes est en soi complexe : certaines disciplines restent attachées à d’anciennes vertus épistémiques, tandis que d’autres s’adaptent rapidement à des nouvelles valeurs.

9Dans le cadre de cette enquête sur la notion d’objectivité, la question des atlas scientifiques d’images s’avère essentielle : ceux-ci sont les principaux instruments de la pratique scientifique, traversant des disciplines et des champs de savoir très divers, de l’anatomie à la physique, et déterminant la façon dont leurs objets sont décrits et regardés. Les atlas rendent visibles des vertus comme la vérité, l’objectivité et le jugement : ils constituent ce que les auteurs nomment « l’œil de la discipline » (Daston, Galison, 2012, p. 62), allusion à la notion de period eye de Michael Baxandall. Véritable techno­logie intellectuelle fondée sur la reproduction d’images, les atlas forment et affûtent l’œil des spécialistes. Cette capacité à identifier certains types d’objet comme exemplaires aurait été essentielle pour la construction de la notion d’objectivité scientifique. Selon la formulation heureuse de Daston et Galison, les images des atlas scientifiques seraient donc, « des images ‘au travail’ » (Daston, Galison, 2012, p. 30).

  • 4  Bruno Latour, « Les vues de l’esprit », dans Culture et technique, 14, 1985, p. 26.

10Définis simplement comme « des compilations systématiques d’objets de travail », ou encore comme « les dictionnaires des sciences de l’œil » (Daston, Galison, 2012, p. 31), les atlas se caractérisent par le rôle épistémique de premier plan qu’ils accordent à l’image. Comme l’écrivent les auteurs : « qualifier les images d’atlas d’‘illustrations’ reviendrait à les reléguer à une fonction de subordination, à un texte ou à une théorie. […] À partir du xviiie siècle et pour la plupart des atlas, les images sont devenues l’alpha et l’oméga du genre ». Si « ce sont les images qui font l’atlas […] ce sont aussi les images d’atlas qui font la science » (Daston, Galison, 2012, p. 31). Autrement dit, les images des atlas scientifiques construisent le savoir. Ces volumes sont, en outre, présentés non seulement comme des collections d’images au pluriel (isolées ou en groupe, les images ne posent pas les mêmes problèmes), mais aussi comme des objets matériels, existant et circulant dans l’espace et dans le temps et impliquant une pragmatique du regard et de la consultation. Rappelons les travaux de Bruno Latour sur les conditions matérielles et sociales de la production du savoir, et à son allusion à l’histoire des sciences et des techniques comme une histoire « des ruses permettant d’amener le monde sur [une] surface de papier […] feuilleter le monde, folio après folio, tel est le rêve du chercheur »4.

  • 5  À ce propos, voir Ulrich Keller, « Visual Difference: Picture Atlases from Winckelmann to Warburg (...)

11Malgré son champ très large et les difficultés que présente l’ouvrage dans la prise en charge conceptuelle de la notion d’atlas, Objectivité permet néanmoins de mieux comprendre le contexte épistémique dans lequel l’incontournable projet de Warburg prend forme. Daston et Galison ne discutent pas de la fortune critique de la forme de l’atlas dans le domaine de l’histoire de l’art5, mais ils démontrent bien à quel point cette tradition était enracinée dans les pratiques scientifiques de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle. On sait en outre que les atlas d’images constituaient un genre particulièrement prolifique dans les pays germanophones, où la désignation Atlas ou Bilderbuch était très répandue. Roland Recht évoque ce contexte dans l’essai éclairant qu’il consacre à Mnémosyne et qui introduit l’édition opportune de l’atlas de Warburg.

  • 6  Georges Didi-Huberman, L’Image survivante : histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warb (...)

12Recht rappelle que si Mnémosyne est l’aboutissement d’une série d’expérimentations visuelles menées, pour l’essentiel, entre avril 1925 et février 1929, les origines du projet remontent à 1905 et au travail de Warburg sur Albrecht Dürer et l’Antiquité italienne. La forme de l’atlas avait déjà été évoquée par Jacob Burckhardt comme « la seule convenant à une histoire comparative de l’art » (cité par Recht dans Warburg, 2012, p. 26), et Fritz Saxl, écrivant en septembre 1927 sur le projet de Warburg, observait que « la forme d’un atlas est certainement la meilleure » (cité par Recht dans Warburg, 2012, p. 38). Par ailleurs, quelques modèles d’atlas historiques, géographiques et ethnographiques ont probablement inspiré l’historien allemand. Comme l’ont signalé plusieurs auteurs (parmi lesquels Recht et Didi-Huberman), l’historien possédait un exemplaire de l’Ethnologisches Bilderbuch de l’anthropologue et médecin allemand Adolf Bastian. Paru en 1887, ce dernier ouvrage aurait pu marquer « la conception que Warburg pouvait se faire d’une présentation récapitulative et comparative de motifs anthropologiques agencés en répertoire »6. Les atlas autant que la technologie photographique, entendue comme outil descriptif, sont alors censés faciliter les études comparatistes. Le dispositif graphique de Mnémosyne permet justement à Warburg de cartographier par des séries comparatives d’images un certain territoire de leur histoire. À l’instar d’autres atlas scientifiques, l’atlas warburgien crée un scénario iconique fondé sur la spatialisation des phénomènes, structurés par des relations de proximité et de distance. Chaque planche fonctionne ainsi comme une sorte de carte invitant son spectateur à suivre – et à construire – des itinéraires. C’est une conception originale de l’image comme « champ de forces » qui suscite la mise en place de ce dispositif.

13Toujours dans l’optique d’une histoire élargie des atlas d’images, l’un des aspects les plus intéressants de l’essai de Recht concerne le soin avec lequel l’auteur inscrit Mnémosyne dans le contexte d’une pratique, liée à la fois aux conférences prononcées par Warburg (et aux projections d’images qui les accompagnaient) et à la constitution de sa bibliothèque. La « loi du bon voisinage » qui régissait l’organisation originale de la bibliothèque rappelle à maints égards la mise en réseau de matériels essayée dans Mnémosyne. Comme l’écrit Warburg : « avec la bibliothèque, on cherche à transformer le matériau métaphorique de l’histoire de l’art en une collection de documents en vue d’une science comparative de la culture. Il s’agit d’examiner ensemble l’image et la pensée qui s’y rattache au plan historique ou psychologique » (cité par Recht dans Warburg, 2012, p. 16). La bibliothèque fut aussi la « scène » qui accueillait Mnémosyne. Exposé dans sa salle de lecture en forme d’ellipse, l’atlas se prêtait ainsi à être « embrass[é] du regard, et critiqu[é] sans ménagement » (p. 33).

  • 7  Jacob, 1992, cité n. 3, p. 97.

14Ces éléments rappellent la description que Christian Jacob fait, dans un tout autre contexte, de l’atlas cartographique : il « permet de concilier le tout et le détail », il est « régi par une logique cumulative et analytique, qui conduit de la vision globale aux images partielles » et il se prête « à une forme différente de maîtrise du monde, plus intellectuelle et encyclopédique »7. Dans le cas de Mnémosyne et des atlas scientifiques contemporains – mais aussi des atlas cartographiques, puisque le genre qui se développa à la fin du xvie siècle fut porté par l’essor de la reproduction mécanisée –, la question des conditions de la présentabilité du savoir visuel est essentielle. L’invention de la photographie fut donc une étape cruciale, et bon nombre d’atlas, comme celui de Warburg, appuyèrent leur économie descriptive sur la capacité à reproduire avec une fidélité notable les « mille détails » de la nature. Mais ces « détails », qui firent le bonheur archivistique de nombreuses démarches, posèrent à terme la question d’un « excès descriptif », menaçant de fait le comparatisme typologique, y compris chez Mnémosyne.

Atlas et/ou archive ?

  • 8  Patricia Falguières, « Les raisons du catalogue », dans Les Cahiers du Musée national d’art modern (...)

15Si l’atlas n’est pas une forme « étanche », ou cantonnée à un seul support, on peut légitimement se demander s’il constitue une forme spécifique et autonome du savoir. Les ouvrages de Didi-Huberman et de Daston et Galison, en dépit de leurs approches très différentes, présentent un problème commun : la difficulté, y compris méthodologique, de définir et de saisir la forme de l’atlas dans toute sa complexité. Qu’est-ce exactement qu’un atlas ? Correspond-il tout simplement à n’importe quel recueil d’images, comme le suggèrent Daston et Galison ? Qu’en est-il de ses rapports – et de ses différences – avec d’autres formes graphiques fondées sur le principe de la collection ? Pour para­phraser le titre d’un article stimulant de Patricia Falguières, les raisons de l’atlas seraient-elles les raisons du catalogue ou de l’inventaire, par exemple8 ? Qu’en est-il de ses liens avec d’autres formes de spatialisation du savoir, comme l’album, le musée ou l’archive ? Doit-on, par ailleurs, limiter les atlas à des expressions graphiques ? Ne peuvent-ils assumer des formes tridimensionnelles ? Au tournant du xxe siècle, les trois termes « atlas », « musée » et « archive » se recoupent, ce qui en dit long sur cette contamination inventive qui n’en est pas moins un problème historique et théorique de taille. Dans Atlas, ou le gai savoir inquiet, Didi-Huberman nous offre quelques pistes pour appréhender les différences entre l’atlas et l’archive. Offrant un parcours à travers un nombre limité d’images là où l’archive invite le savant à se perdre dans l’infinitude des matériels accumulés, l’atlas serait, dans ses mots, le « devenir-voir » et le « devenir-savoir » de l’archive (Didi-Huberman, 2011, p. 290). Différence donc de dimension et d’organisation d’un ensemble : nous permet-elle de repenser l’histoire visuelle des sciences et de ressaisir certains projets contemporains ? La frontière entre l’atlas et l’archive reste mince, sinon trouble.

16La perspective éminemment philosophique qui définit l’atlas comme une mise en scène de discontinuités, de différences et d’anachronismes évacue de leur histoire toute une série d’occurrences historiques et de solutions visuelles. Dans le contexte de recherches futures, comment réussir à dépasser ces difficultés et contradictions ? Comment, entre autres, faire évoluer l’étude de l’atlas en tant qu’objet historique singulier, appuyé sur des mécanismes différents, vers une évaluation de ses puissances heuristiques en tant que forme visuelle du savoir ?

17Malgré toutes ces questions – ou à cause d’elles peut-être –, il est clair que la recherche sur les atlas est vouée à se développer. Élargissant son questionnement au domaine des images au sens large, celle-ci se fonde, entre autres, sur l’ouverture de l’histoire de l’art à des approches dites « visuelles » et sur la redéfinition de la discipline au sein des sciences humaines. En tant qu’objet d’étude au carrefour de divers domaines, les atlas invitent à des regards croisés, en particulier quand les images qui les composent – décrivent-elles le monde, la nature ou encore des artefacts – se meuvent entre différentes sphères, sollicitant des traditions et des savoirs distincts. Dans ce contexte nouveau, le dialogue avec les études visuelles des sciences est particulièrement fécond, et le chercheur avisé ne saura pas manquer ce rendez-vous.

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Notes

1  Voir notamment Gerhard Richter, Atlas, 3 vol., Cologne, 2006.

2  Les planches d’un atlas peuvent on non être reliées sous la forme d’un volume (et publiées ou non sous le titre d’atlas). Par ailleurs, la forme atlas investit dès le xvie siècle plusieurs surfaces et supports : sols, murs, plafonds, jardins, etc. Si l’« atlas mural » de la Galerie des cartes géographiques du palais du Vatican, réalisé entre 1580 et 1582 pour le pape Grégoire XII, est l’un des exemples les plus connus de ces autres atlas, certains géoramas et panoramas du xixe siècle attestent la pérennité de cette tradition. Voir Jean-Marc Besse, Face au monde : atlas, jardins, géoramas, Paris, 2003.

3  Les atlas cartographiques sont d’abord des assemblages, mais, comme le signale Christian Jacob, toute composition d’un atlas passe en outre par une pensée du découpage et de la progression. Découpage dans la mesure où les atlas prélèvent un espace déterminé – des continents, des pays, des régions – du continuum spatio-temporel. Ce découpage délimite, circonscrit, impose un cadre et un point de vue ; il institue et induit une progression, obéissant à une logique particulière, la succession de planches n’étant jamais laissée au hasard (Christian Jacob, L’Empire des cartes : approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, 1992).

4  Bruno Latour, « Les vues de l’esprit », dans Culture et technique, 14, 1985, p. 26.

5  À ce propos, voir Ulrich Keller, « Visual Difference: Picture Atlases from Winckelmann to Warburg and the Rise of Art History », dans Visual Resources: An International Journal of Documentation, 17, 2001, p. 179-199.

6  Georges Didi-Huberman, L’Image survivante : histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, 2002, p. 477.

7  Jacob, 1992, cité n. 3, p. 97.

8  Patricia Falguières, « Les raisons du catalogue », dans Les Cahiers du Musée national d’art moderne, 56/57, été-automne 1996, p. 5-20.

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Pour citer cet article

Référence papier

Teresa Castro, « Atlas : pour une histoire des images « au travail » »Perspective, 1 | 2013, 161-167.

Référence électronique

Teresa Castro, « Atlas : pour une histoire des images « au travail » »Perspective [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 30 décembre 2014, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/perspective/1964 ; DOI : https://doi.org/10.4000/perspective.1964

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Auteur

Teresa Castro

Université Sorbonne-Nouvelle Paris 3

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Droits d’auteur

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