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Matières premières

L’habitant chercheur : nouvelle figure des sciences impliquées 

The Researcher Inhabitant: a New Figure in Involved Sciences
Olivier Bories, Claire Ribrault, Flore Causse-Kaposztas, Sylvie Houte, Eric Bouhet, Estelle Barbeau et Céline Faure

Résumés

Notre article présente une collaboration scientifique entre habitants et chercheurs, où les chercheurs ont été sollicités pour mettre en œuvre une recherche sur un questionnement initié par les habitants. Le projet de recherche interroge les rapports des habitants à la nature, à l’environnement et au paysage. Le collectif d’habitants et de chercheurs s’intéresse plus particulièrement aux jardins privés comme espaces de préservation de la biodiversité et de fabrication paysagère. Cette expérience accorde une place centrale à la coconstruction des méthodes et des connaissances dans la durée. Elle engage la mise en place d’une didactique particulière à double sens qui s’opère du chercheur vers l’habitant mais aussi de l’habitant vers le chercheur. Nous introduisons la figure de « l’habitant-chercheur » pour traduire les changements de posture qui se sont opérés chez les participants.

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Texte intégral

1On assiste depuis une vingtaine d’années à un engouement pour les sciences citoyennes ou participatives, qui recouvrent une diversité de « formes de production de connaissances scientifiques auxquelles des acteurs non-scientifiques-professionnels participent de façon active et délibérée » (Houllier et Merilhou-Goudard, 2016). Le plus souvent, ces « acteurs non-scientifiques-professionnels » sont invités par les chercheurs à prendre part à leur projet de recherche, et participent à la collecte de données, en particulier dans le domaine de la conservation des espèces (Kullenberg et Kasperowski, 2016), ou plus rarement à la conception du protocole, à l’analyse ou à l’interprétation des données (Storup et al., 2012). Cependant, la question de recherche reste presque toujours posée par les chercheurs et le déroulement de la démarche de recherche est rarement partagé avec les participants.

2Nous présentons dans cet article une forme « radicale » de recherche participative, menée à Marigny, petite commune rurale des Deux-Sèvres : les habitants sont à l’initiative du questionnement, et les chercheurs ont été sollicités dans un deuxième temps, pour développer un projet de recherche sur ce questionnement, en collaboration avec les habitants. La démarche est accompagnée par une médiatrice.

3Figure 1. Trois types d’acteurs engagés dans la démarche Nouveaux Commanditaires – Sciences de Marigny entre 2014 et 2017

4Nous présenterons les modalités de collaboration mises en œuvre dans une première phase de recherche exploratoire, et les enjeux didactiques qui se sont posés. Pour rendre compte des changements de postures qui se sont opérés chez les habitants ayant pris part à cette démarche, nous proposerons la figure de l’habitant-chercheur.

5Un questionnement citoyen sur le rapport à la nature

  • 1 Pour la notion de « commande » et la formulation de la question, voir le protocole NCS, URL : www.j (...)

6Cette démarche de recherche participative se déroule selon le protocole du programme Nouveaux Commanditaires – Sciences (NC-S), mis en œuvre par la coopérative de recherche et d’enseignement l’Atelier des Jours à Venir et soutenu par la Fondation de France. Ce programme consiste à accompagner chercheurs et collectifs citoyens à coconstruire des projets de recherche, sur des questions soulevées par les collectifs citoyens. Ces citoyens qui, par leur questionnement, expriment une « commande » de recherche, sont appelés les « commanditaires1 ». Huit démarches NC-S sont actuellement expérimentées en Europe. Une de leurs particularités tient en l’absence d’échéances prédéterminées, leur durée longue et ouverte : le soutien de la Fondation de France est renouvelé phase après phase, non sur la base d’une quantité de savoirs produits, mais sur l’évaluation de l’avancement du processus de coconstruction dans son ensemble.

7En 2012, la commune de Marigny (855 habitants) accueille le dispositif de culture scientifique « Mon village espace de biodiversité », porté par le Centre d’études biologiques de Chizé (CNRS) et soutenu par le conseil général des Deux-Sèvres, basé sur des actions impliquant les habitants, les scolaires et les élus. Dans le prolongement de ces actions, un groupe d’habitants crée l’association Marigny-Biodiversité, qui vise à améliorer la connaissance que les habitants ont du patrimoine naturel communal et des enjeux de la biodiversité. En 2013, la médiatrice de l’Atelier des Jours à Venir présente le programme NC-S à l’association. Quelques membres expriment l’envie de questionner les enjeux de la biodiversité et de découvrir la recherche. Ils s’engagent alors dans une démarche NC-S, et deviennent les « commanditaires » de la recherche présentée ici. Ils sont entre trois et six selon les périodes, âgés de 30 à 45 ans. Les trois commanditaires qui constituent le noyau du groupe travaillent dans les secteurs des assurances, de l’architecture et de la pédagogie. Ils ont exprimé leur commande au travers d’un questionnement : comment les jardins privés reflètent-ils le rapport à la nature des habitants, et quelle place ont les enjeux de biodiversité dans ce rapport à la nature ? Cette première formulation est issue de plusieurs séances de discussion. Pendant une année, lors de réunions trimestrielles avec la médiatrice, ils ont exploré, dans les enjeux de la biodiversité, ce qui relève des connaissances, des intuitions et des valeurs. Ils ont précisé (août 2014) en quoi, pour eux, les enjeux de la biodiversité ne se limitent pas à la préservation d’une diversité d’espèces : ils y intègrent des dimensions culturelles, morales ou spirituelles (« la place de l’humain dans la nature », les relations avec les « non-humains »), les dimensions économiques (les contradictions entre la préservation d’une espèce locale, l’outarde canepetière, et le soutien à un modèle d’agriculture intensive), les dynamiques sociales (l’écart entre l’existence de dispositifs environnementaux et leur mise en œuvre partielle). Ils s’interrogent alors :

« Dans quelle mesure les actions de sensibilisation de notre association constituent-elles un levier pour transformer notre rapport à la nature ? Que connaît-on au juste de notre propre rapport à la nature ? Qu’est-ce qui sous-tend nos pratiques ? »

8En 2015, s’appuyant sur des travaux sélectionnés par la médiatrice (Rocci, 2007 ; Gaillard, 2009), ils ont précisé leur questionnement. Pour eux, le rapport à la nature s’exprime d’abord dans/par leur cadre de vie, leur paysage et la manière dont ils l’habitent, et entretiennent avec lui un rapport affectif (Sansot, 2009). Ils placent ainsi leur questionnement dans une approche sociale et culturelle du paysage, selon laquelle le paysage existe à travers la perception, la sensibilité et l’esprit de son observateur (Lassus, 1999 ; Berque, 2000). Les commanditaires ont alors proposé d’aborder le rapport à la nature tel qu’il est vécu dans le jardin privé (défini comme tout l’espace privé attenant à l’habitation, qu’il s’agisse de jardin d’agrément, potager, verger…) : le jardin constitue pour eux une première fenêtre sur le paysage, un premier contact avec la nature. Cette posture rejoint les travaux d’Agnès Juvanon du Vachat (2011), pour qui le jardin est une « ouverture sur le monde », qui convoque le paysage à l’intérieur de ses limites. Il s’agit donc d’étudier le rapport à la nature des habitants en s’intéressant aux pratiques du jardin, et d’analyser comment ce rapport est influencé par la perception des enjeux environnementaux à l’échelle individuelle et de la communauté. À la fin de l’année 2015, la médiatrice sollicite un chercheur en aménagement pour mettre en œuvre une démarche de recherche sur le sujet, rejoint ensuite par une étudiante en master. L’ingénieure responsable du dispositif « Mon village espace de biodiversité » intègre le groupe. Ces chercheurs choisissent de s’engager dans la démarche NC-S avec un double intérêt, pour la thématique de travail mais aussi pour le processus inédit et original de coconstruction de la recherche.

Une collaboration basée sur des échanges in situ et sur une réflexivité

9Les réunions de travail entre commanditaires, chercheurs et médiatrice se déroulent autant que possible in situ, sur une base trimestrielle, selon une fréquence qui varie en fonction de l’avancement de la recherche exploratoire. Elles sont complétées par des échanges de courriels et, plus rarement, par visioconférence. La rencontre physique est privilégiée car elle instaure ce contact propice à la production collective. Au fil des réunions, la médiatrice accompagne un travail de réflexivité, visant à prendre du recul sur la démarche pour conscientiser les apprentissages de chacun, débattre sur les fondements épistémologiques de la recherche scientifique (cf. infra), faire évoluer les modalités de collaboration, et communiquer sur la démarche (comme à l’occasion de la rédaction de cet article). Cette réflexivité collective est parfois guidée de manière structurée par la médiatrice, parfois suscitée par les chercheurs qui questionnent les commanditaires, et parfois spontanée, improvisée, lorsque les uns interpellent les autres sur leur vécu de la démarche. Il y a dans cette dernière quelque chose d’empirique, revendiqué et assumé, qui participe d’un tâtonnement collectif pour cheminer ensemble. C’est à l’occasion de ces différents temps réflexifs que nous avons identifié les apprentissages et les changements de postures que nous décrivons ci-dessous.

Quatre choix didactiques

10Le protocole NC-S considère que « c’est en participant à la construction d’un savoir scientifique et en mesurant ses forces et ses limites que les citoyens peuvent pleinement s’en saisir ». Lorsque démarre la collaboration avec les chercheurs, il y a donc deux objectifs : produire une recherche exploratoire en réponse au questionnement, et coconstruire cette même démarche de recherche avec les commanditaires. L’objectif de coconstruction a amené chercheurs et médiatrice à faire trois choix didactiques. Le premier consiste à mettre en œuvre une didactique « à double sens » : les commanditaires partagent des connaissances concrètes et locales (Wynne, 1999), ou des savoirs d’usage (Nez, 2013) sur leur rapport à la nature, au jardin et au paysage, et les chercheurs partagent des savoirs académiques. Le second choix didactique consiste à mettre l’accent sur une didactique de la méthodologie scientifique, c’est-à-dire que les chercheurs partageront non seulement leurs savoirs académiques, mais également comment ceux-ci sont construits : ils vont enseigner les méthodes de recherche scientifique (enquête, cartographie, cf. ci-après). Le troisième choix est celui de mettre en œuvre cette didactique de la méthodologie par une approche pratique, par l’expérience, se rapprochant d’une didactique constructiviste (Bächtold, 2012), où les apprentissages sont conscientisés lors des temps de réflexivité (cf. supra). Cette approche exigeante visait, d’une part, à permettre aux commanditaires d’appréhender en profondeur le processus de construction de connaissances et, d’autre part, à estimer jusqu’où et comment il était possible de pousser la coréalisation de la recherche, par conséquent de révéler les faisables, les difficultés, les possibles.

La recherche exploratoire sur les jardins : objectifs, choix méthodologiques, organisation de la coconstruction

11Dans l’optique d’obtenir la répartition et la composition des jardins ainsi que d’avoir un aperçu des pratiques et des représentations des habitants de la commune par rapport à leur jardin, le collectif d’habitants et de chercheurs s’est accordé sur une méthodologie pour la recherche exploratoire : croiser une cartographie des jardins sur la commune (proposée par les chercheurs) avec une enquête par questionnaire sur les pratiques d’aménagement et de gestion des jardins par les habitants (proposée par les commanditaires). Nous avons défini une répartition du travail en fonction des disponibilités et des compétences de chacun, sans perdre de vue l’objectif que les commanditaires apprennent la méthodologie de recherche par la pratique et y contribuent.

Figure 2. Diversité des modalités de coconstruction des différentes étapes de la recherche exploratoire

Figure 2. Diversité des modalités de coconstruction des différentes étapes de la recherche exploratoire

12La définition des éléments à cartographier a été initiée par les chercheurs puis complétée par les commanditaires. La réalisation de la base de données géographiques a été confiée à l’Observatoire régional de l’environnement, qui a mobilisé le cadastre et des photographies aériennes. Le traitement quantitatif et statistique de cette base de données a été réalisé par l’étudiante. Le questionnaire a été principalement construit par les commanditaires, guidés par les chercheurs et la médiatrice. L’étudiante a analysé les réponses recueillies. Les résultats de la cartographie et de l’enquête ont été discutés par l’ensemble du collectif. Ces éléments (méthodologie, résultats, discussion) sont développés dans le mémoire de master de l’étudiante (Causse-Kaposztas, 2016).

Une didactique constructiviste pour partager les méthodes académiques

13Pour coconstruire la cartographie, les chercheurs ont d’abord proposé des éléments à cartographier (taille du jardin, localisation, types de surface, etc.), que les commanditaires ont complété à partir de leur connaissance du territoire : ils ont par exemple ajouté des particularités locales méconnues des chercheurs, comme les chambeaux, des jardins non attenants à l’habitation, utilisés par leur propriétaire ou par des locataires pour du maraîchage en raison de la qualité de leur terre.

Figure 3. Extrait de la carte des jardins de Marigny (centre-bourg)

Figure 3. Extrait de la carte des jardins de Marigny (centre-bourg)

14L’enjeu didactique de la cartographie a été de faire comprendre aux commanditaires ce qu’elle pouvait apporter au questionnement : malgré les explications des chercheurs, ils ne percevaient pas ce qu’on pouvait analyser à partir d’une carte. Ce n’est que lorsque l’étudiante a présenté son analyse et proposé des possibles typologies de jardins (liées aux surfaces, aux types de bâti, à la localisation…) qu’ils ont saisi l’intérêt de l’outil cartographique. Ils ont alors formulé des hypothèses concernant par exemple les différences de sol, les dynamiques de voisinage (par hameau), l’historique de l’installation de différentes populations sur la commune. Ce travail a ainsi soulevé des questions sur une dimension collective et territoriale des jardins privés, peu évoquée jusque-là. Le fait de réaliser comment l’outil cartographique permet de mettre en relation des observations, de formuler des questions et des hypothèses, a transformé leur regard tant sur l’outil cartographique que sur le paysage de leur territoire. Ils témoignent avoir développé une attention différente au paysage qui ne se limite pas à chercher des éléments indiqués sur la carte, ou de nouvelles observations à y reporter. Dans leurs promenades, ils sont aussi attentifs à l’évolution du paysage, observant « des traces de vergers, de haies… ». Ils établissent des liens entre le paysage construit et ceux qui l’habitent. Ils évoquent par exemple les « porosités » entre différents espaces, employant un vocabulaire géographique, marqueur d’une appropriation du langage scientifique.

15Le questionnaire a été produit par les commanditaires, accompagnés par les chercheurs et la médiatrice, dont le rôle a consisté à leur donner des conseils sans imposer de changements. Lorsque ces derniers ne réussissaient pas à les convaincre d’effectuer certaines modifications, ils ont préféré – et c’est là que s’amorce un compromis entre didactique et qualité scientifique, cf. infra – les laisser aller au bout du travail. 400 questionnaires ont été distribués. Le taux de réponse est de 10 %. Celui-ci peut s’expliquer par un manque d’intérêt des habitants, une mauvaise lisibilité du questionnaire, sa longueur. L’étudiante a analysé les réponses, sans pouvoir apporter de conclusion solide. Le principal résultat a été de soulever une possible corrélation entre la taille du jardin et le rapport à la biodiversité de ses habitants, ce qui a amené à une nouvelle hypothèse : le jardin est-il aussi, en plus d’être un reflet du rapport à la nature de ses habitants, un espace où se construit le rapport à la nature ? L’impossibilité de tirer une conclusion solide de cette enquête a d’abord été vécue comme un échec par le collectif. Cette étape de la recherche exploratoire a néanmoins permis aux commanditaires d’élaborer deux apprentissages qui seront les clés pour la suite de la collaboration.

16Premièrement, lorsque l’étudiante leur a expliqué les difficultés auxquelles elle avait été confrontée pour analyser les réponses au questionnaire, ils ont compris que celles-ci étaient difficilement exploitables, non seulement parce que le nombre de réponses était insuffisant, mais aussi pour l’éclectisme des sujets abordés, et le caractère trop ouvert de certaines questions, rendant l’interprétation des réponses difficile. Ils ont ainsi identifié des failles dans leur questionnaire, qu’ils n’avaient pas perçues auparavant malgré les remarques des chercheurs – ce qui confirme la pertinence d’une didactique par la pratique. Ils ont développé un regard critique sur la façon dont un questionnaire est construit, et sur les données qu’il permet d’obtenir (ou non !). Deuxièmement, la liberté de prendre des initiatives dans la conception du questionnaire a agi sur leur posture dans la démarche de coconstruction. S’appuyant sur leur connaissance des habitants de Marigny, ils ont par exemple conçu le questionnaire de sorte à donner une place aux dissensus de pratiques au sein des foyers (par exemple, il arrive qu’un membre du foyer utilise l’eau de pluie pour arroser, quand l’autre utilisera l’eau du robinet). Cette liberté d’initiatives les a obligés à clarifier leurs pensées et à argumenter leurs choix avec rigueur. Depuis cette étape, ils ont pris confiance en eux. L’un deux exprime ainsi :

« Nous sommes tous dilués dans le projet ; il n’est plus question d’un questionnement citoyen et d’un “chercheur sachant”, qui lui, apporte ses réponses ; il y a là plus une symbiose où chacun apporte, en fonction de ses moyens, sa pierre à l’édifice ; et toutes les pierres sont bonnes ! »

Une didactique de la connaissance du territoire

17Comme nous l’avons déjà évoqué, les commanditaires ont partagé leurs savoirs d’usage du territoire avec les chercheurs. Sur la carte des jardins, ils ont facilement repéré des erreurs relatives à une mauvaise interprétation des images satellites et à des changements récents de l’aménagement des espaces. Ils ont noté les limites de l’utilisation du découpage cadastral, qui ne correspond pas toujours à l’usage de l’espace et au découpage en propriétés. En plus de cet échange par le « récit », les commanditaires ont transmis leurs connaissances du territoire en le faisant visiter. Ils ont utilisé le trajet en voiture de la gare de Niort (accueil des chercheurs) jusqu’au domicile des commanditaires (lieu des réunions) comme une première occasion de décrire le territoire. Ils montrent le paysage des environs de la commune, principalement composé de champs cultivés (dont certains en agriculture biologique), puis le centre-bourg et ses deux commerces. Ensuite, après avoir évoqué, en réunion, certains éléments du territoire, les commanditaires ont organisé un parcours, en voiture, pour compléter leur récit : ils passent par les sites remarquables et les lieux qu’ils affectionnent, ceux qui créent leur identité habitante (Bigando, 2008) (par exemple le terrain où sont les chênes monumentaux classés du village) et font des détours pour visiter les chambeaux. Les chercheurs s’imprègnent ainsi des usages, du sens et des valeurs qu’ont ces espaces pour les habitants. Ces savoirs d’usage viennent compléter leur analyse du paysage, du territoire, y ajoutant des éléments ou des lieux que les chercheurs n’auraient probablement pas remarqués par l’application d’une méthode d’observation académique et systématique. Si les chercheurs peinent encore, à ce stade de la recherche exploratoire, à illustrer en quoi ces savoirs d’usage nourrissent leurs réflexions, leurs hypothèses de travail, leurs interprétations, ils réalisent l’importance de mettre la recherche scientifique à l’épreuve du regard des habitants : « Si je fais de la recherche tout seul, je me trompe ! » exprime un chercheur.

Une coconstruction cimentée par la réflexivité et la convivialité

18Lors des réunions, les chercheurs expriment leurs doutes, leurs questions, faisant apparaître les fragilités de la recherche en train de se faire (Jacob, 1987). Les commanditaires sont ainsi amenés à désacraliser la position du chercheur, à déconstruire une l’image qu’ils en avaient, celle d’un sachant au langage inaccessible, prescriptif et descendant, détenteur de certitudes. Ces échanges sont aussi l’occasion d’une réflexivité sur les fondements épistémologiques de la recherche. Par exemple, c’est en évoquant l’idée de mener des entretiens avec les habitants du village que s’est posée la question de l’objectivité du chercheur : est-il plus objectif qu’un commanditaire ? Qu’entend-on par objectivité ? Les contributions des commanditaires à la recherche sont-elles moindres que celles des chercheurs car moins objectives ? Nous appuyant sur des travaux d’épistémologie et de sociologie des sciences, nous avons discuté en quoi l’objectivité n’est pas une caractéristique propre aux chercheurs, mais résulte du croisement de subjectivités, habituellement entre pairs, dans une mise à l’épreuve organisée des savoirs (Merton, 1942). Nous avons discuté en quoi reconnaître le caractère partiel, « situé » de chacune de ces subjectivités, amène aussi à une « objectivité forte » (Harding, 1986). Dans ce cadre de pensée, la coconstruction apporte une mise à l’épreuve supplémentaire exercée par les commanditaires, c’est-à-dire par les personnes directement concernées par les savoirs produits (Thoreau, 2011). Ces temps de réflexivité sur la recherche ont été l’occasion de consolider la compréhension mutuelle entre chercheurs et commanditaires. Comme l’exprime une commanditaire, il s’agit de « descendre de sa montagne pour aller monter sur la montagne de l’autre et voir de son point de vue. Et c’est pas facile ! ».

19C’est aussi petit à petit que s’élabore une connaissance mutuelle, dans l’émotion partagée et la bonne humeur. Les réunions de travail sont conviviales, accompagnées de repas dans le jardin qui sont agrémentés des spécialités locales comme le vin d’épine.

Figure 4. Une réunion de travail au domicile de l’un des commanditaires

Figure 4. Une réunion de travail au domicile de l’un des commanditaires

20L’hospitalité des commanditaires (qui hébergent les chercheurs) crée une relation qui dépasse le cadre formel de l’échange scientifique. Elle construit un lien affectif et une confiance réciproque. Sur un plan didactique, tout comme l’affectivité joue un rôle dans l’apprentissage des élèves à l’école (Espinosa, 2003), nous pensons que la convivialité et le plaisir à être ensemble favorisent la confiance, l’expression bienveillante de questions et de critiques, les efforts et les petites prises de risque, autant d’éléments qui facilitent un apprentissage où chacun s’approprie à sa manière des savoirs ou des compétences, sans crainte d’être jugé. Cette connaissance mutuelle qui se construit dans la durée vient renforcer la collaboration.

Conclusion. « L’habitant-chercheur » : nouvelle figure des sciences impliquées

21Quels ont été les résultats scientifiques de cette démarche ? En croisant la cartographie avec les réponses au questionnaire, la recherche exploratoire suggère (au regard du faible nombre de réponses à l’enquête) une corrélation entre la surface des jardins et la représentation de la biodiversité : les habitants ayant un grand jardin auraient une représentation de la biodiversité en partie « incarnée » (associée à des mots concrets comme « champignons », « abeilles ») alors que ceux qui ont un petit jardin en auraient une représentation exclusivement conceptuelle (e.g. « biologique », « espèce »). Par ailleurs, certains aménagements sont majoritairement présents (composts, nichoirs), ce qui a soulevé la question de la dimension collective de l’aménagement des jardins privés. Les commanditaires ont également évoqué la possibilité d’effets de voisinage dans les choix d’aménagement et d’usage des jardins. Le collectif a ainsi formulé de nouvelles hypothèses : le jardin, plutôt que de simplement refléter le rapport à la nature de ses habitants, est-il aussi un lieu où se fabrique ce rapport à la nature ? Quelle est la dimension sociale de ce rapport à la nature ? Cette recherche exploratoire a ainsi abouti à l’élaboration d’un projet de thèse, qui sera mené par l’étudiante, visant à étudier le jardin comme fabrique de processus socio-écologiques. Mais le résultat le plus significatif de ce projet réside dans la constitution d’un groupe de recherche mêlant les commanditaires et les chercheurs, liés par une confiance mutuelle, et dans les changements de posture des commanditaires. En effet, à travers la coconstruction de cette recherche exploratoire, les commanditaires ont fait évoluer leurs représentations de la recherche, ainsi que la façon dont ils interagissent avec les chercheurs et se positionnent dans la coconstruction. Ce changement de posture fut notamment illustré, en avril 2017, lorsque les habitants de la commune ont été invités à un temps de partage de la recherche en cours, à laquelle Delphine Batho, députée de la 2e circonscription des Deux-Sèvres, est venue participer. À cette occasion, les commanditaires étaient positionnés du côté des chercheurs (et non des autres habitants), présentant avec eux le travail réalisé. En revanche, les commanditaires ne sont pas – et n’aspirent pas à être – des chercheurs autonomes. Pour qualifier cette position hybride, nous proposons la figure d’habitant-chercheur. Par habitant-chercheur, nous faisons référence au fait que les commanditaires sont capables de questionner, de critiquer, d’interpeller les chercheurs, pour comprendre, demander une justification des choix, proposer des idées, partager leurs connaissances. Ils savent contribuer de manière critique et exigeante à la réflexion, au travail de recherche. Leur position reste distincte de celle des chercheurs : ces derniers construisent le socle conceptuel de la recherche, l’inscrivent dans un cadre académique, acquièrent des données et les analysent, et se portent garants de la qualité de cette recherche : cette production de la recherche relève de compétences acquises tout au long d’une formation, et requiert un temps que les habitants n’ont pas. De plus, les deux caractéristiques majeures de ces habitants-chercheurs sont leur engagement et le sentiment de responsabilité qu’ils expriment. Quand la médiatrice et les chercheurs ont suggéré que la recherche pourrait se poursuivre dans le cadre d’une thèse menée par l’étudiante, les commanditaires ont accepté avec enthousiasme, mais se sont aussitôt interrogés : « Serons-nous à la hauteur ? » Ils ont exigé de définir la mesure et la nature de leur participation, pour s’assurer pouvoir tenir leur engagement, dans un document qui sera cosigné par l’ensemble des acteurs du projet.

22Pour finir, nous insistons sur un point : dans cette coconstruction, nous avons fait un compromis entre l’apprentissage de la pratique de recherche par les commanditaires et la qualité de la recherche produite, en particulier dans le travail d’enquête par questionnaire, ce qui a permis aux commanditaires de devenir des habitants-chercheurs. Pour cela, il a été indispensable de reconnaître que cet apprentissage et ces changements de postures constituent une partie intégrante de la coconstruction de la recherche, et d’y consacrer le temps nécessaire. Une commanditaire témoigne : « Au départ, pour moi cette démarche n’était pas de la recherche. Ça a pris du temps. Mais aujourd’hui si. » De nombreux auteurs indiquent que l’apprentissage collectif favorise les capacités d’adaptation des sociétés à faire face aux changements, à innover dans un contexte d’incertitude (Reed, 2008). La démarche de coconstruction présentée ici, par les changements de postures qu’elle a permis, a donc posé des bases solides, non seulement pour nourrir les actions collectives que les habitants poursuivent dans l’objectif de transition écologique, mais aussi pour envisager une gouvernance participative de leur territoire.

Nous remercions chaleureusement Livio Riboli-Sasco pour sa relecture du manuscrit, ainsi que les relecteurs qui ont réalisé son expertise. Ce projet est soutenu par la Fondation de France.

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Bibliographie

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Berque, A., Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.

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Causse-Káposztás, F., « Représentations des enjeux de la biodiversité et aménagement des jardins privés », mémoire, 2016, URL : http://dante.univ-tlse2.fr/1896/1/causse-kaposztas_flore_M12016.pdf.

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Notes

1 Pour la notion de « commande » et la formulation de la question, voir le protocole NCS, URL : www.joursavenir.org/ncs.

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Table des illustrations

URL http://journals.openedition.org/paysage/docannexe/image/1105/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 104k
Titre Figure 2. Diversité des modalités de coconstruction des différentes étapes de la recherche exploratoire
URL http://journals.openedition.org/paysage/docannexe/image/1105/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 100k
Titre Figure 3. Extrait de la carte des jardins de Marigny (centre-bourg)
URL http://journals.openedition.org/paysage/docannexe/image/1105/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 280k
Titre Figure 4. Une réunion de travail au domicile de l’un des commanditaires
URL http://journals.openedition.org/paysage/docannexe/image/1105/img-4.jpg
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Pour citer cet article

Référence électronique

Olivier Bories, Claire Ribrault, Flore Causse-Kaposztas, Sylvie Houte, Eric Bouhet, Estelle Barbeau et Céline Faure, « L’habitant chercheur : nouvelle figure des sciences impliquées  »Projets de paysage [En ligne], 18 | 2018, mis en ligne le 09 juillet 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/paysage/1105 ; DOI : https://doi.org/10.4000/paysage.1105

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Auteurs

Olivier Bories

Olivier Bories est maître de conférences en aménagement de l’espace, École nationale supérieure de formation de l’enseignement agricole (ENSFEA), UMR CNRS 5193 LISST - Dynamiques rurales.
olivier.bories[at]educagri[dot]fr

Articles du même auteur

Claire Ribrault

Claire Ribrault est médiatrice de l’Atelier des Jours à Venir.
claire[at]joursavenir[dot]org

Flore Causse-Kaposztas

Flore Causse-Kaposztas est ingénieur d’études, Institut de géographie alpine, UMR 5194 PACTE, communauté université Grenoble Alpes.
flore.causse-kaposztas[at]umrpacte[dot]fr

Sylvie Houte

Sylvie Houte est ingénieure CNRS, Centre d’études biologiques de Chizé (CEBC), UMR 7372 CNRS-Université de La Rochelle, Zone Atelier Plaine et Val de Sèvre,
sylvie.houte[at]cebc.cnrs[dot]fr

Eric Bouhet

Éric Bouhet est gestionnaire construction, MAAF.
ericbouhet[at]gmail[dot]com

Estelle Barbeau

Estelle Barbeau est responsable pédagogique Zoodyssée.
estellebarbeau[at]yahoo[dot]fr

Céline Faure

Céline Faure est dessinatrice
celine.faure[at]ymail[dot]com

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Droits d’auteur

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