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Circulations transatlantiques et transaméricaines. Trajectoires cosmopolites

Charlie Chaplin, icône poétique des premières avant-gardes péruviennes

Charlie Chaplin, un ícono poético de las primeras vanguardias peruanas
Charlie Chaplin, um ícone poético das primeras vanguardas peruanas
Charlie Chaplin, a Poetic Icon of the First Peruvian Avant-gardes
Ina Salazar

Résumés

Nous nous proposons d’examiner ici la valeur du cinéma de Chaplin et de son personnage, Charlot, dans la quête de modernité poétique qui caractérise la production de trois auteurs, bâtisseurs de la poésie péruvienne contemporaine, César Vallejo, Xavier Abril et Emilio Adolfo Westphalen. Nous examinons la manière dont l’appropriation de la figure de Chaplin exprime cette rage « d’être contemporain de tous les hommes » (Paz, 1998, 340), en nous interrogeant si elle s’effectue en continuité avec le dessein moderniste se nourrissant d’un cosmopolitisme « qui synchronise l’art latino-américain et celui des métropoles culturelles » (Yurkievich, 1988, 12) ou plutôt comme problématisation de celle-ci, pouvant être perçue comme un marqueur de l’évolution des positionnements des cultures et littératures de la périphérie vis-à-vis du centre.

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Texte intégral

El hombre de los cinco continentes frente a las trémulas pestañas de Charlie Chaplin, se sabe en pureza y libertad.
Emilio Adolfo Westphalen

1Ce n’est un mystère pour personne que Charlie Chaplin est une icône mondiale et qu’il marque non seulement le cinéma, mais tous les arts et la culture du XXe siècle, comme le rappelle Louis Aragon, au moment de la mort du cinéaste et comédien, qualifiant ses films de « lumière de notre siècle », porteurs de « tout un monde et de l’histoire de notre temps » (Sadoul 8). On connaît moins la fascination qu’il a exercée sur les mouvements d’avant-garde littéraires et artistiques européens, depuis le début de la Grande Guerre jusqu’à la fin des années trente, non seulement par l’esprit de révolte et de liberté dont il est porteur mais aussi parce qu’avec lui le cinéma apparaît comme le medium le plus à même d’exprimer les nouvelles coordonnées de la perception moderne.

2Derrière cette fascination, il y a, d’une part, la portée du personnage de Charlot en son moment de plein essor, après les enrichissements progressifs qu’apportent, depuis 1914, les courts-métrages comme L’Émigrant (1917), Charlot soldat (1918), Le Pèlerin (1923), et ensuite, l’impact des premiers longs-métrages, comme Le Kid (1921), La Ruée vers l’or (1925), Le Cirque (1928), Les Lumières de la ville (1931) et Les Temps modernes (1936). Ce sont les années où voit le jour la figure du merveilleux révolté et de la victime au bon cœur, et où émerge progressivement un Charlot qui se confronte à des réalités sociales très précises, à l’aspect humain des situations en résonnance avec le contexte historique de l’entre-deux-guerres et la crise économique. L’œuvre du cinéaste révèle, d’autre part, les immenses possibilités offertes par le nouveau langage qu’est le septième art, langage visuel, du mouvement, du découpage et du montage, permettant à la poésie l’expérimentation de nouveaux procédés d’expression.

  • 1 Charlot, publié en 1921.

3C’est durant les années 1915 et 1916 que Charles Chaplin obtient en Europe une gloire sans conteste après s’être installé et imposé aux États-Unis, pays qui vit alors l’âge d’or du burlesque. En France, Louis Delluc, critique de théâtre et de cinéma, qui vient de découvrir Charlot et qui sera le premier à lui consacrer un essai,1 écrit : « il est l’homme le plus célèbre du monde. Jusqu’à nouvel ordre, il éclipse en renommée Jeanne d’Arc, Louis XlV et Clemenceau. Je ne vois que Jésus et Napoléon qui puissent lui être comparés... » (Sadoul 45). L’ampleur du succès de Charlot est mondial car il touche « l’homme des cinq continents » et aussi toutes les couches sociales, l’intelligentsia et le peuple :

Tous les pays, qu’ils fussent en paix ou en guerre (les empires centraux exceptés) s’étaient entichés de Charlot, sitôt qu’apparurent son dandinement et sa canne. On vendait partout des masques, des poupées, des confiseries, des illustrés à son effigie. [...] Le public populaire apportait la gloire au petit comédien anglais. Les intellectuels le découvrirent à leur tour. [...] À Paris Picasso, Apollinaire, Max Jacob, Fernand Léger, Elie Faure, le très jeune Louis Aragon ne manquaient pas un Charlot. Ils parlaient de leur découverte à tous leurs amis, ils faisaient entrer son personnage dans leurs poèmes, leurs articles. Le génie naissant établissait une communion entre foules et élites (ibid., 45).

4Cette communion est à rattacher historiquement au contexte dans lequel le cinéma de Chaplin fait son apparition : le cauchemar de la Grande Guerre, ses interminables combats, ses millions de morts et de mutilés. Les films avec Charlot sont, au milieu de l’horreur, un moment d’évasion et de magie, synonyme de trêve et de retour à la vie urbaine pour tous les appelés et soldats, comme le raconte Blaise Cendrars :

C’était en 1915, au bois de la Vache, par une nuit d’automne pluvieuse et détrempée. Nous pataugions dans la boue, en sentinelles perdues, dans un entonnoir de mine qui se remplissait d’eau, quand Garnier, dit Chaude-Pisse, le premier permissionnaire de l’escouade, vint nous rejoindre, radinant tout droit de Paris. Toute la nuit, il nous parla de ce Charlot. Qui ça Charlot ? je crus que Charlot était une espèce de copain à lui, un frangin ou un beau-frère de la main gauche, et toute la nuit il nous fit bien rigoler avec ses histoires. [...] Un jour, ce fut enfin mon jour d’aller en permission. J’’arrivai à Paris. Quelle émotion en sortant de la gare du Nord, en sentant le bon pavé de bois sous mes godillots et en voyant pour la première fois depuis le début de la guerre des maisons pas trop chahutées. Après avoir salué la tour Eiffel, je me précipitai dans un petit cinéma de la place Pigalle. Et je vis Charlot. Les Chroniques du jour, 1926 (Magny et Simsolo, 90).

5Les films comiques de Chaplin permettent de rompre avec ce cauchemar, ils ont un pouvoir libérateur. Mais Charlot n’est pas un personnage de pure évasion ; [sa] « petite silhouette pathétique mal vêtue », [son] « chapeau melon cabossé », [son] « pantalon-sac », [ses] « grandes chaussures et [sa] canne prétentieuse, emblème de respectabilité mais, aussi arme pour défier le destin et l’adversité » (Chaplin 2003, 123) émeuvent et font vibrer par leur vérité humaine. Il reflète progressivement après 1918 les réalités sociales et humaines très difficiles de l’entre-deux-guerres et de la crise économique. C’est une des raisons pour lesquelles Charlie Chaplin attire et fascine l’artiste ou le poète avant-gardiste, mais pas la seule : son personnage est aussi un objet esthétique nouveau comme en témoigne le récit de la découverte de Charlot par Fernand Léger :

C’est Apollinaire qui m’a emmené voir Charlot pendant une permission du Front. On était d’avis que tout se passait « là-haut », que la vie était ramassée dans les « lignes », que l’arrière, c’était l’emmerdement et la mort. Apollinaire m’a dit : « Il y a tout de même quelque chose, viens voir. » J’ai vu Charlot : incontestablement, c’était quelque chose, puisqu’il tenait le coup devant l’énorme spectacle que je venais de quitter pour sept jours. Ce « petit bonhomme » qui a réussi à ne plus être un « petit bonhomme » mais une espèce d’objet vivant, sec, mobile, blanc et noir, c’était nouveau. Les Chroniques du jour, décembre 1926. (Magny et Simsolo 94)

6Au pouvoir que possède le personnage de faire oublier l’horreur de la guerre – il « tient le coup face à l’énorme spectacle » du front – s’ajoute sa dimension esthétique nouvelle. Pour l’artiste plastique qu’est Léger, Charlot est un objet non seulement visuel mais vivant. Il l’intègrera dans son travail de création, en déconstruisant son image dans « La Chaplinade », texte d’Yvan Goll de 1920, et il sera matière de Ballet mécanique, film expérimental dadaïste post-cubiste qu’il co-réalise avec Dudley Murphy, en 1924.

7L’avant-garde adopte, donc, Charlot et Chaplin. Toutes les revues d’avant-garde, de SIC de Pierre-Albert Birot à Littérature, publient des articles sur Chaplin. Les poètes expérimentent verbalement, inspirés par son personnage. C’est le cas de Cendrars dans son sonnet « dénaturé » « Musickissme » de 1916, d’Aragon dans « Charlot sentimental » et ensuite « Charlot mystique » de 1918, d’Éluard dans « Écoutez, Écoutez, Écoutez » de 1920 et du futuriste russe, Vladimir Maïakovski qui lui consacre le poème « Cinépidémie », faisant de lui le porteur mondial de la contestation des valeurs bourgeoises. Les dadaïstes et les surréalistes voient chez Charlot/Chaplin le libertaire et le révolté. René Crevel l’apostrophe dans la revue Le Disque vert, l’intégrant dans la lignée des insoumis poétiques : « On énumère Lautréamont, Jarry, Rimbaud. Viens avec eux, tu feras la quatrième roue du carrosse, et fouette cocher ! » (Simsolo 36‑37).

8Chaplin, son cinéma et son personnage attirent aussi l’attention des intellectuels, poètes et artistes hispano-américains qui participent de la fièvre avant-gardiste née en Europe et qui se propage très rapidement dans tout le continent américain. Il est présent dans le deuxième manifeste des « Estridentistas » mexicains de 1923 (Osorio 125) et le créationniste chilien Vicente Huidobro, qui lui consacre de nombreux textes, explicite son importance pour les poètes dans « El hombre y el ángel Chaplin » :

Charles Spencer Chaplin, el poeta amado de los poetas; Charlie Chaplin, el amado de los niños y de todos los hombres que aún conservan un rincón fresco al fondo del alma; gracias te sean dadas, Chaplin, por lo que nos has hecho pensar, gracias por lo que nos has hecho soñar. Gracias por tu gracia, gracias por tus desgracias y por tu lirismo inimitable (Huidobro 389).

9Cette figure est porteuse de sens aussi pour les intellectuels et créateurs péruviens : outre l’importance que lui accordent José Carlos Mariátegui et sa revue Amauta, principal organe par lequel le Pérou s’ouvre aux avant-gardes européennes et qui paraît entre 1926 et 1931, elle est matière à réflexion et à création pour les poètes de cette période. C’est, en particulier, le cas de César Vallejo (1892-1938), Xavier Abril (1905-1990) ou Emilio Adolfo Westphalen (1911-2001), que l’on peut considérer comme les bâtisseurs de la poésie péruvienne contemporaine ; leurs œuvres, en effet, sont animées par cette quête de modernité qui s’empare de la poésie en Amérique latine et se manifeste tout le long de la période qui va du modernisme aux avant-gardes (notamment pendant les années 20 et 30).

10Nous souhaitons nous interroger ici sur la valeur que peut avoir l’intérêt pour le cinéma de Chaplin et pour son personnage dans cette conquête de modernité poétique. Si par les différentes formes qu’elle assume, l’appropriation de la figure de Chaplin exprime cette rage « d’être contemporain de tous les hommes » (Paz 340), en continuité avec le dessein moderniste se nourrissant d’un cosmopolitisme « qui synchronise l’art latino-américain et celui des métropoles culturelles » (Yurkievich 12) ou si elle sert aussi ou plutôt une problématisation de celle-ci, pouvant être perçue comme un marqueur de l’évolution des positionnements des cultures et littératures de la périphérie vis-à-vis du centre. Cette réflexion sera menée dans une étude sur un corpus de textes de Xavier Abril, Emilio Adolfo Westphalen et César Vallejo, écrits entre 1925 et 1937.

I/ Le cinéma au cœur de la quête de modernité poétique

11Depuis le début, la poésie avant-gardiste péruvienne intègre l’expérience cinématique comme objet et comme possibilité de nouveaux moyens d’expression pour le langage poétique, notamment autour du travail visuel du mouvement et du montage. Des œuvres majeures comme Cinco metros de poemas (1926), de Carlos Oquendo de Amat (1905-1935), Hollywood (1930) de Xavier Abril ou Cinema de los sentidos puros (1931) de Enrique Peña Barrenechea (1904-1938) en témoignent. Les créateurs péruviens perçoivent clairement que « fluir de lo real sucede en otra parte y no pasa por el eje de la palabra que nombra. El mundo consiste ya en imágenes-movimientos. La sustancia se ha hecho cinemática y la palabra participa de esta sustancia », comme le suggère William Rowe (Rowe 180).

  • 2 Texte paru pour la première fois dans Favorables Paris Poema, nº 1, juillet 1926.

12César Vallejo, considéré, avec José María Eguren, comme le fondateur de la poésie péruvienne contemporaine, est l’une des voix de l’avant-garde hispano-américaine les plus puissantes (aux côtés de Vicente Huidobro et Pablo Neruda), avec un recueil, Trilce (1922), d’une modernité radicale qui marque la poésie en langue espagnole du XXe siècle. À Paris, où il habitera jusqu’à sa mort, il poursuit son travail d’une « écriture libre et non conditionnée » (Valente XV-XVI), produisant une poésie plus qu’expérimentale, expérientielle et méditative à la fois, sur la condition de l’homme moderne et sa réalité sociale, à l’aune des événements historiques qui bouleversent l’Europe et le monde, comme la Grande Guerre, la révolution russe, la montée du fascisme et la guerre civile espagnole. L’ensemble des textes de cette dernière étape poétique paraîtra après sa mort, sous le titre de Poemas humanos. Le poète, qui vit et écrit à un moment historique crucial du monde contemporain, laisse aussi une œuvre en prose composée d’articles et essais qui reflètent les turbulences sociales, économiques, politiques, idéologiques et artistiques qui secouent le monde occidental dans son ensemble et le regard qu’il porte sur elles. Dans cet ensemble de textes, on remarque le vif intérêt suscité par le cinéma. Outre les articles où, à partir de l’actualité, Vallejo analyse les nouveaux moyens artistiques du septième art, comme dans « Ensayo de una rítmica a tres pantallas » (1928), ou le caractère novateur et révolutionnaire de l’esthétique du cinéma russe, comme dans le chapitre « El cinema : Rusia inaugura una nueva era en la pantalla », de son ouvrage Rusia en 1931, reflexiones al pie del Kremlin, il écrit aussi sur la manière dont la poésie absorbe les apports cinématiques. C’est ce qu’il fait dans un texte essentiel, « Poesía nueva » (1926)2 où, tout en marquant ses distances face aux diktats de modernité des avant-gardes, il exprime la nécessité absolue d’une véritable digestion des nouveaux matériaux artistiques offerts par la vie moderne, au premier rang desquels figure le cinéma :

POESÍA nueva ha dado en llamarse a los versos cuyo léxico está formado de las palabras « cinema, motor, caballos de fuerza, avión, radio. jazz-band, telegrafía sin hilos », y en general, de todas las voces de las ciencias e industrias contemporáneas; no importa que el léxico corresponda o no a una sensibilidad auténticamente nueva. (Vallejo 2002, t. 1, 300)

13Il prône leur assimilation et leur transformation en sensibilité, car ces matériaux font partie de la vie, une vie qui impose de nouveaux rapports et un autre rythme :

Muchas veces las voces nuevas pueden faltar. Muchas veces un poema no dice « cinema », poseyendo, no obstante, la emoción cinemática, de manera obscura y tácita, pero efectiva y humana. Tal es la verdadera poesía nueva [...]. En la poesía verdaderamente nueva pueden faltar imágenes o « rapports » nuevos, – función ésta de ingenio y no de genio, – pero el creador goza o padece allí una vida en que las nuevas relaciones y ritmos de las cosas se han hecho sangre, célula, algo, en fin, que ha sido incorporado vitalmente en la sensibilidad (ibid.).

14Xavier Abril, introducteur du surréalisme au Pérou, reconnaît le cinéma comme l’expression artistique nouvelle par excellence, mais il est intéressant de voir que le septième art est perçu depuis la perspective surréaliste de découverte et mise en avant des facettes non rationnelles de l’homme. Le cinéma est valorisé par sa capacité d’exploration visuelle d’un mouvement intérieur :

El cine es la constatación de nuestro movimiento interior. [...] Cinema, línea y luz, sueño.
Sorpresa de la cara del hombre, expresión línea pero no voz, no canto, no dramaticidad de ópera. El cinema es el eco de la velocidad, del movimiento o mejor, la plástica veloz [...]. Los más nuevos, los nuevos, los surréalistes (
sic) queremos un cinema de sueño (Abril 1929, 51‑52).

15Xavier Abril, descendant de vieilles familles hispaniques de père et de mère, jeune rêveur et rebelle qui préfère la rue aux salles de classe, comme d’autres poètes, écrivains, artistes hispano-américains, part en Europe et vit à Paris où il mène une vie de bohème comme il se doit, avec son lot de précarité et de maladie, s’imbibe de l’atmosphère avant-gardiste si puissante et est un témoin exalté des premières années du surréalisme, expérience vitale et poétique qui nourrit fortement ses deux grands livres, publiés en Espagne : Hollywood (1931), récits contemporains, écrits pour la plupart entre Madrid et Paris en 1926 et 1927, et Difícil trabajo (1935), compilation de différents recueils parmi lesquels Taquicardia (1926) et Guía de sueño (1925-1928). En 1928 il retourne au Pérou, où il ne restera que deux ans (il vivra le reste de sa vie partagé entre l’Europe et l’Amérique latine, notamment l’Uruguay), mais deux ans très féconds et intenses. Il va beaucoup écrire, pour Amauta en particulier, sur le mouvement de Breton, diffusant et traduisant de nombreux textes surréalistes et publiant aussi ses propres textes poétiques. « Boulevard », « Taquicardia. Del sueño a la creación », publiés en 1927 ou « Texto surréaliste », « Harrogate » et « poema surréaliste » en 1928, témoignent de la franche adoption du surréalisme par Xavier Abril, dans le déploiement imaginaire et l’expression de l’inconscient, la recherche de l’insolite et de l’onirique, l’enchaînement d’images à la manière de visions, la revendication de l’amour, du désir et de la femme.

16Pour Emilio Adolfo Westphalen, auteur de deux recueils majeurs de l’avant-garde péruvienne, Las ínsulas extrañas (1933) et Abolición de la muerte (1935), agitateur surréaliste dans la Lima conservatrice des années trente aux côtés de César Moro et à l’origine de deux des revues culturelles les plus rigoureuses et dynamiques de l’Amérique latine du XXe siècle, Las Moradas (1947-1949) et Amaru (1962-1971), le cinéma est une source substantielle de modernité, elle nourrit les transpositions possibles du visuel au linguistique, comme il l’affirme dans le prologue à Difícil trabajo de Xavier Abril, qu’il signe en 1931. La nouvelle voie empruntée par la poésie passe par l’intégration des moyens cinétiques :

A la poesia de las ideas, falsa poesía, absurda, de metafísicos [...] a la poesía didáctica al igual que a la de sonidos, la poesía música o simbolismo, la que nombra E. Pound, melopeya y a la popular y académica ha sucedido una vital, dinámica, del movimiento del ser, cinemática (Westphalen 20).

17Il perçoit dans le cinéma un élargissement des possibilités imaginaires :

Llegado en la época en que sentimos los primeros vagidos del admirable infante, divino infante: el cinema, del que nos ha dado el excepcional regalo de un sentido más para lo patético del misterio y por el que poseemos un ojo arbitrario aunque « más maravilloso » dice Blaise Cendrars, « que el ojo a facetas de la mosca », que nos permite inéditas realidades y una reformada física [...] (ibid.).

18Le cinéma est porteur d’un autre sens, un sens nouveau, pour voir autrement, comme le voulaient Paul Eluard et les surréalistes, avec qui Westphalen a des affinités certaines. L’on retient avant tout l’attention accordée aux immenses, nouvelles possibilités ouvertes par le cinéma exploitables dans le travail de l’image poétique :

El mundo de la imagen es venido a nos con su séquito de proporciones y desproporciones, sucesión, desquiciamiento, desvanecimiento, desdoblamiento, disminución y ampliación, monstruosa multiplicación, lo informe, el microscopio, la lente, los olvidos, la inconsciencia, el mito (ibid., 18‑19).

19Le cinéma est porteur d’un langage du mouvement qui introduit une palette de perspectives et de perceptions à travers les plans et les angles. En outre, par le biais du montage, comme découpage et enchainement, il permet au poète une nouvelle exploitation de la syntaxe, au cœur de laquelle se situe le dispositif de juxtaposition et succession des images. Si le cinéma et son langage visuel fascinent le poète, c’est parce qu’il y perçoit une voie pour développer et même radicaliser un ferment qui est déjà présent dans la poésie :

Es de notar la similitud correspondiente a las intenciones parejas de la imagen en la poesía y el cinema, o mejor dicho, de sus consecuencias. Pues en ambas es el principio copulativo el sustancial: el choque de realidades ajenas que sucede en la frase, transcurrir literario, en el montaje, transcurrir cinematográfico... [ambos] se sujetan [...] « al principio dialéctico del movimiento » (Eisenstein) (ibid., 19).

20Ces réflexions ont de profondes résonances dans la poétique qui gouverne ses deux recueils, notamment en ce qui concerne la place centrale de l’image et le rôle de la syntaxe (Salazar). Ayant été écrites pour introduire le deuxième recueil de Xavier Abril, elles sont aussi parlantes des affinités partagées par les deux poètes, non seulement autour du surréalisme et les ouvertures vers l’inconscient, le rêve, l’insolite, le mystère qu’il permet et qui articulent dans les deux cas leurs œuvres, mais aussi de la manière dont le cinéma et son langage nourrissent leur poétique.

II/ Le cinéma de Chaplin : une synchronie par les icônes ?

  • 3 Cité par Clara Abril de Vivero dans « Xavier Abril poeta cosmopolita », préface à Abril 2016, 13.

21L’intégration des moyens cinématiques n’est pas la seule forme par laquelle s’exprime le rôle moteur du septième art dans la quête de modernité poétique. L’intérêt pour le cinéma de Chaplin et le personnage de Charlot lui sont indissociables. C’est Xavier Abril, défini par Corpus Barga comme « le plus cosmopolite des poètes de son époque »,3 qui se fera porte-parole des sens et valeurs que l’avant-garde octroie à la figure de Charlot, à travers notamment ses contributions à la revue Amauta de José Carlos Mariátegui. Xavier Abril est un collaborateur très important de cette publication, et des liens d’amitié et de complicité intellectuelle l’unissent à l’auteur des Siete ensayos de interpretación de la realidad peruana, personnalité intellectuelle majeure qui marque de nombreux artistes, écrivains, penseurs péruviens et hispano-américains. José Carlos Mariátegui a vécu, lui aussi, en Europe, entre 1920 et 1923. Témoin attentif de l’effervescence, des bouleversements politiques et esthétiques qui secouent le vieux continent, il permet, à son retour, notamment par le biais d’Amauta, l’éveil d’une culture péruvienne extrêmement conservatrice et refermée sur elle-même. Outre sa ligne politique marxiste, sa revue devient, grâce à une connaissance directe des productions avant-gardistes européennes, un espace privilégié pour les auteurs et artistes péruviens en quête d’une modernité esthétique.

22Au sein de ce paysage culturel, si l’on examine de près les différents numéros d’Amauta, entre sa création en 1926 et la mort de son fondateur survenue en 1930, on est frappé par le nombre considérable de contributions autour de Charlie Chaplin, que ce soit des articles critiques ou des textes créatifs. Le même Mariátegui lui consacre un long article intitulé « Esquema de una explicación de Chaplin », dans le numéro 18, d’octobre 1928, où il propose une analyse de la portée sociale et révolutionnaire du personnage, faisant de lui le « receptor alerta de los más secretos mensajes de la época », « [sostén] de la humanidad en su lucha contra el dolor, con una extensión y simultaneidad que ningún artista alcanzó jamás. » (Mariátegui, 1928, 68-71).

23Xavier Abril fait de Chaplin l’objet de deux écrits poétiques en prose publiés dans Amauta ; le premier dans le nº 20 de janvier 1929, intitulé « Radiografía de Chaplin », composé de trente-sept textes très brefs, phrases ou sentences numérotées, et le deuxième sous le titre « Difícil trabajo –penetración aguja pelo surmenaje abandono zapatos arena cielo infierno luz sombra esqueleto párpados uñas falta de garganta de Charlot », publié dans le nº 28, de janvier 1930, que l’on identifie comme une suite du premier puisque la numération se poursuit. Cette deuxième livraison est composée de cinq textes en prose beaucoup plus longs qui comportent chacun un numéro allant du 39 au 43 ainsi qu’un titre (« la cena de Charlot », « el sentido sexual », « Charlot tipo », « el movimiento del alma » et « Chaplin y la historia »).

24Emilio Adolfo Westphalen, dans le prologue au recueil Difícil trabajo, cité ci-dessus, consacre un espace non négligeable à ces deux textes qui pourtant ne font pas partie du recueil présenté, mais qui sont, à ses yeux, importants par la valeur accordée au cinéma, perçue là « con claro instinto y adivinación del nuevo ritmo cardiaco que significa », « conforme a exigencias de novísima mitología ». Et il poursuit :

Radiografía y análisis de Charlie Chaplin en medida exacta de puras reacciones químicas, fisiológicas y anímicas de más recóndita inanidad es la que realiza. Y ellas han revelado a Xavier Abril el secreto del incomparable trágico: estaba en sus huesos, en lo oscuro de su osamenta, en las córneas, en lo espectacular y tierno de las pupilas que un cosmos crean y crían, en su derrotado chaqué de lacerante y lacerado romanticismo, en lo íntimo humano de cada gesto según el corazón o el ánima imponen. Sólo él o casi él solo [...] ha salvado lo arbitrario, lírico, puro, grotesco, primitivo del cinema para el duro vegetar del hombre en este siglo, es decir: la despreocupación, y alegría de la especie joven en legendarios días de peregrinaje, heroicidad y comunidad con la naturaleza. El sentido del humor, gracias a él, subsiste y se ha difundido por las más apartadas regiones del globo; gracias a él se asegura por dar él fe, la posibilidad de una auténtica alma ecuménica, emocionable por igual ante la nueva pantomima: el hombre de los cinco continentes frente a las trémulas pestañas de Charlie Chaplin, se sabe en pureza y libertad (Westphalen 20).

25Westphalen profite de cet espace d’étude de la poésie de Xavier Avril pour exprimer lui aussi sa fascination pour le cinéma Chaplin et le personnage de Charlot et nous retrouvons dans ses paroles le concept d’une « nouvelle mythologie », l’entrelacs esthétique et politique de la composition visuelle du personnage de Charlot dans le monde moderne... L’auteur de Las ínsulas extrañas ne s’est pas servi ou inspiré de cette figure dans son œuvre poétique, à la différence de Xavier Avril, ou même de César Vallejo. Pour revenir aux textes d’Abril, et plus précisément à « Radiografía de Chaplin », le terme « Radiografía », choisi comme titre, rend bien compte de l’intention et du sens de la démarche. L’outil techno-scientifique moderne par excellence est le seul capable de dire poétiquement l’actualité, faisant violence à la rhétorique conventionnelle, par l’emploi de la prose, l’option visuelle et le refus du lyrisme, entre autres. Les textes brefs centrés tous sur Chaplin/Charlot sont des sortes d’instantanés, composés de deux ou trois phrases. Il s’agit de syntagmes qui fonctionnent à la manière de plans cinématographiques, qui décomposent la figure et la recomposent :

  • 4 La numérotation correspond à celle donnée par Abril dans « Radiografía de Chaplin » (Abril 1929, 73 (...)

Chaplin – freudianamente – es en su creación como debería « ser » en la vida. Esta es su tragedia corta, a veces larga por las mangas, por lo ancho, por un solo ojo, de soslayo, en los números blancos de las Bolsas Panteones (7)4;

26S’il y a « radiographie » du cinéaste/personnage, c’est-à-dire, examen de ce qu’il dégage et représente, cela s’effectue dans l’optique posée par les avant-gardes, pour mettre en avant son caractère résolument nouveau et sa puissance subversive. C’est ainsi que son extrême modernité est exaltée – « La intención de Chaplin está ya en los ovarios de las madres contemporáneas » (3), « Las películas de Chaplin una vez expuestas captan nuevas sensaciones del mundo » (12), et il est même celui qui « inaugure la nouvelle humanité » (37). S’il est dit de lui qu’il est le plus grand mystique de la plastique – « Chaplin, el más grande místico de la plástica. Chaplin, blanco aéreo, va más allá de San Juan » (31) –, son caractère révolutionnaire est aussi politique : les textes de Xavier Abril mettent l’accent sur la manière dont Charlot incarne le mal-être moderne – « Charles Chaplin fue el primero que nos anunció el desencanto del Romanticismo, y si algo tuvo de sentimental fue su erratismo judío, su malestar del mundo » (8) – ou sur la crise et les dévastations de la Grande guerre « De espaldas Chaplin es un fotógrafo que hubiera retratado cojos, tuertos, inválidos de la guerra » (11).

27Le Charlot de Xavier Abril reformule de manière inspirée les valeurs remarquées et exaltées par les avant-gardistes européens, sa capacité de révolte contre la morale bourgeoise et la tradition catholique, comme il le développe notamment dans les textes plus longs de la deuxième livraison : « La cena de Charlot –para los que no tenemos tradición de estampa católica gastronómica– es más interesante y más profundamente humana que la cena de Jesús » dit-il dans « La cena de Charlot » à propos de La ruée vers l’or (Abril 1930, 27). On constate chez Abril une exploitation de cette figure et de son potentiel subversif et contestataire, destinée à bousculer les consciences, touchant les points sensibles de la société péruvienne. Au long de ses énoncés poético-analytiques, il fait de Charlot une forme fécondante : « La realidad de Charles Chaplin pertenece a todos menos a él. Cada aventura de Chaplin es una pérdida de su realidad. Esta es la creación pura, suprarrealista, teniendo en cuenta el escape de los sueños » (1). On voit, en ce sens, Abril « péruaniser » Charlot en l’associant au grand poète symboliste José María Eguren : « Ese mechón de pelo negro que le cae a Chaplin sobre la frente parece que hubiera leído las “nubes de antaño”, nubes negras de luto, de capilla fúnebre, de Eguren » (24). Il l’hispanise aussi en le rapprochant des classiques, saint Jean de la Croix ou Francisco de Quevedo : « Quevedo tendría vivos deseos de conocer a Chaplin » (36), « Quevedo y el Cid dicen de Chaplin que es un percebe » (36). Abril exploite l’idée de la trans-temporalité et du nomadisme de Charlot : « En él ajustan las razas sus movimientos terrestres. Como gitano que es, ha podido llevar al cinema ese continuo movimiento de figuras –colores– y de imágenes que capta del mundo nómade » (« El movimiento del alma », Abril 1930, 28).

28Cependant, plus que toute autre chose, l’appropriation de la figure de Charlot, comme il apparaît dans Hollywood, fait partie du dessein d’implanter en terres péruviennes l’esprit des avant-gardes, de laisser derrière soi le passé incarné par l’Espagne (« en mi primera travesía conocí España. Esto es lo que se llama hacer un viaje al pasado ») et de s’affirmer comme un poète qui innove « yo he traído a la poesía sudamericana el surmenage, la taquicardia (1926) el temblor, el pathos, el “terror al espacio” (1927) » (Abril 2016, 56), mais à partir de l’injection des apports provenant du centre que constitue le Paris des années vingt, comme l’indique le verbe « traer ». La figure de Charlie Chaplin fait partie de ce cosmos moderne qu’il faut intégrer : « saliendo de un reservado conocí a Chaplin y a Hugo que se encontraban después de un siglo de largos trabajos » (ibid.). La poésie de Xavier Abril intègre cette figure au milieu urbain où se meut le sujet lyrique : « Almuerzo. Leo Lulu y Paris-Midi. Estoy ubicado en mi ciudad desde una mesa de restaurante… Yo sufro como en una película de Charles Chaplin. Todos comen tallarines y miran. Comen y miran… » (ibid.).

29La création de Chaplin, par la portée politique et poétique de son personnage, est une valeur qui voyage, se mondialise, sert l’internationalisme des avant-gardes. Comme matériau poétique, elle véhicule, chez Xavier Abril, le désir d’éveiller, de secouer, de transformer les arts et les lettres péruviennes, désir propre aux avant-gardes et en particulier au surréalisme. Il n’en reste pas moins que la démarche créative de l’auteur de Guía de sueño ne problématise pas ces apports, prolongeant le cosmopolitisme cultivé par les modernistes eux-mêmes, dans l’adoption sans une véritable mise en question des objets procédant des cultures prestigieuses du centre.

III/ Le regard critique de César Vallejo : ambivalence et dépassement de l’icône

  • 5 « En 1926, Vallejo y yo publicamos juntos y con el exclusivo propósito de hacer acto de presencia p (...)
  • 6 « La Rotonda ». El Norte, Trujillo, 22 février 1924.
  • 7 « Francia y España ». Mundial. nº 290, Lima 1er janvier 1926.
  • 8 « Cooperación », El Norte, Trujillo, 26 février 1924, et « Una gran reunión latinoamericana », Mund (...)

30César Vallejo a déjà écrit, lorsqu’il réfléchit sur les avant-gardes et la modernité dans ses différents articles et essais, le livre peut-être le plus avant-gardiste qui soit – Trilce –. Ces textes confirment la posture de défiance et de liberté qu’il a toujours eue à l’égard des différents « ismes » et leurs programmes esthétiques, sans pour autant rester à l’écart de l’effervescence du moment : il publie avec son ami et complice, le poète espagnol Juan Larrea, Favorables París Poema, revue, selon Larrea, « iconoclaste » et « chaplinesque »,5 dont ne paraissent que deux numéros en 1926 (juillet et octobre) et il se prononce contre le surréalisme avec un article devenu célèbre, intitulé « Autopsia del superrealismo » publié à Lima dans la revue Variedades (26 mars 1930) et reproduite ensuite aussi dans Amauta (avril-mai 1930). La distance critique de Vallejo est perceptible aussi dans ses contributions sur l’Europe de l’après-guerre, une réalité qui le bouleverse, ainsi que sur la vie moderne urbaine et les transformations des mœurs. Ses écrits journalistiques reflètent la manière dont sa vision mûrit et se transforme au long des quinze années de vie à Paris. Il peut donc écrire en 1924 une chronique exaltant le Café de la Rotonde et sa faune bohème6, mais deux ans plus tard il dénonce l’aliénation de la grande ville capitaliste7 ou la dissymétrie des rapports entre l’Europe et l’Amérique latine8.

31Le traitement que propose Vallejo de la figure de Chaplin/Charlot est révélateur de cette conscience critique à l’œuvre. Il est évident qu’en tant que correspondant de périodiques latino-américains, il est censé restituer l’essentiel de l’actualité culturelle et politique, les événements incontournables, les personnalités marquantes. La figure de Chaplin est assez présente dans ses chroniques et articles entre 1926 et 1929 comme dans « Los hombres de la época » (1927), « Sicología de los diamanteros » (1928), « Últimas novedades artísticas de París ». Chaplin incarne la valeur esthétique nouvelle du cinéma. On le voit notamment dans « Religiones de Vanguardia » (1927) ou « Ensayo de una rítmica de tres pantallas » (1928), où il apparaît comme une icône des temps modernes. En ce sens, Vallejo l’utilise pour prendre ses distances vis-à-vis des engouements et diktats des avant-gardes, à travers un discours ironique, comme dans « Los ídolos de la vida contemporánea » (avril 1927) :

En verdad os digo que las vanguardias salvarán a los hombres. En verdad os digo que los vanguardistas son los enviados de Dios. Abominad a los que no creen en Charlot, en Josephine Baker, en Lenin, en Einstein, en Susanne Lenglen, en el radio, en los versos con punta, en la Tour Eiffel, en Tunney, etc. (Vallejo 2002, t. 1, 409).

32Mais ce n’est pas pour autant que l’auteur de Poemas humanos reste insensible à la puissance humaine de Charlot. C’est ce qu’on perçoit avec force dans l’article intitulé « La pasión de Charlie Chaplin », publié le 9 mars 1928 dans la revue liménienne Mundial. Dans ce texte consacré au film La Ruée vers l’or, sorti aux États-Unis en août 1925, Vallejo non seulement se livre à un franc éloge du cinéma de Chaplin et de la portée universelle de son personnage, mais propose une résolution dialectique des contradictions entre la figure mondaine du cinéaste milliardaire et son personnage, incarnation de la misère humaine :

De la ley de Mariotte, que la trompa de Eustaquio no pudo disputar al nervio acústico en Beethoven, nacía humanamente, llave a llave la Novena Sinfonía. A su turno, los cinco automóviles de lujo de Charles Chaplin, multimillonario y gentleman, conducen al porvenir al más desheredado y absurdo de los hombres, vestido de quince sombreros hongo, cinco trajes ajenos, siete pares de godillots y cuatro cañas mágicas... Así Chaplin engendra a Charlot, en el soberbio film En pos del oro. [...]. He aquí, en esta película, a Charles Chaplin, gentleman y multimillonario, rascándose las ingles de Charlot mendigo y comido de grandes piojos dignos. Chaplin, sumo poeta de la miseria humana, pasa por la película de espaldas a sus dólares, avatar del arte le ha hecho pobre de ellos, grande de ellos. Actor aquí, como en ninguna otra de sus películas, es absorbido totalmente por el personaje (ibid., t. 2, 560‑561).

33Remarquons tout d’abord que la réalité contradictoire, paradoxale, gênante (pour le marxiste et communiste que commence à devenir Vallejo à partir de ces années-là) d’un Charlie Chaplin milliardaire qui participe et profite du système capitaliste en tant que metteur en scène et producteur et qui bénéficie d’une position de star, semble abolie ou annulée par la force du film, La Ruée vers l’or, que Vallejo considère comme le chef-d’œuvre du cinéaste : « En pos del oro, la obra de mayor anchura estética de Chaplin ». C’est là que Chaplin se révèle comme « un puro y supremo creador de nuevos y más humanos instintos políticos y sociales ». Prenant l’Histoire à témoin, Vallejo conclut : « Si así no se le ha comprendido aún, la historia lo dirá » (ibid., 561). Selon le Péruvien, La Ruée vers l’or est « la mejor requisitoria de justicia social de que ha sido capaz hasta ahora el arte d’après-guerre » (ibid.). On voit clairement que l’appréciation de la plastique cinématique que les premières avant-gardes valorisent ou le côté libertaire exalté notamment par le surréalisme laisse la place chez Vallejo à la juste et urgente poétisation d’une humanité en danger, incarnée par Charlot, « el más dolido, el más inadaptado a la lógica convencional y veleidoso de los hombres, cuya desolación económica lanza allí bramidos calofriantes » (ibid.). Le texte de Vallejo va au-delà du simple article journalistique, il possède une ambition stylistique qui annonce le poème, comme c’est souvent le cas chez lui. Dans « La Pasión de Chaplin », on le perçoit dans le travail de la syntaxe, les interactions entre images visuelles et verbales, la manière dont, par le langage, les contradictions se dissolvent et l’homme public, richissime, est absorbé par son personnage.

  • 9 Vallejo écrivit pendant les années 1935-1936 quatre versions d’une pièce de théâtre intitulée Dress (...)

34La figure de Charlot/Chaplin n’est pas seulement l’objet des contributions journalistiques de Vallejo. Outre le fait qu’il écrivit une pièce de théâtre qui resta inachevée, centrée sur le metteur en scène et personnage9. C’est surtout au cœur de son œuvre poétique que l’on trouve une féconde exploitation de Charlot. Certaines figures vallejiennes présentes dans Poèmes humains qui recréent l’homme comme un déshérité, un chômeur, un malheureux (« Los desgraciados », « Un hombre pasa con un pan al hombro », « La rueda del hambriento ») communiquent avec le Charlot décrit dans « Passion de Charlie Chaplin » ; elles empruntent au cinéma ce que Walter Benjamin appelle le gestus de Chaplin, c’est-à-dire cette posture corporelle et mentale qui implique une décomposition du mouvement expressif humain (Benjamin, 225). C’est ce que l’on constate, par exemple, dans « Parado en una piedra... » qui dépeint le chômeur dans le cadre urbain d’un Paris du capital et de la crise :

Parado en una piedra,
desocupado,
astroso, espeluznante,
a la orilla del Sena, va y viene.
Del río brota entonces la conciencia,
con peciolo y rasguños de árbol ávido:
del río sube y baja la ciudad, hecha de lobos abrazados.

El parado la ve yendo y viniendo,
monumental, llevando sus ayunos en la cabeza cóncava,
en el pecho sus piojos purísimos
y abajo
su pequeño sonido, el de su pelvis,
callado entre dos grandes decisiones,
y abajo,
más abajo,
un papelito, un clavo, una cerilla...

35Le dialogue que la poésie de Vallejo engage avec la figure de Charlot et le gestus de Chaplin lui permet d’aller loin dans la quête d’un langage capable de susciter l’empathie et de transmettre visuellement et physiquement, la misère sociale humaine à travers une approche où le tragique n’exclut pas le clownesque.

36Le poème « Traspié entre dos estrellas » en est une brillante démonstration. Le titre peut être lu comme un clin d’œil à Chaplin par l’action évoquée, qui renvoie à la manière d’être au monde de Charlot qui souvent trébuche, tombe et se relève. Vallejo s’en sert pour dire la chute métaphysique et la misère existentielle qui sont le propre de l’homme moderne, comme le suggère le rapport sémantique antinomique entre « faux pas » (terre/ chute/ malchance) et « étoiles » (sphère divine/ bonne étoile/ monde féérique hollywoodien), ainsi que le travail phonique et rythmique des occlusives sourdes [TrasPié enTre dos esTrellas] de cet heptasyllabe. Mais il n’y a pas que le titre car le poème, articulé autour de la misère de l’homme, fait écho à quelques attributs, gestes ou attitudes décomposés qui font penser à ceux d’un Charlot :

¡Hay gentes tan desgraciadas, que ni siquiera
tienen cuerpo; cuantitativo el pelo,
baja, en pulgadas, la genial pesadumbre;
el modo, arriba;
[...]
parecen salir del aire, sumar suspiros mentalmente, oír
claros azotes en sus paladares!

Vanse de su piel, rascándose el sarcófago en que nacen
y suben por su muerte de hora en hora
y caen, a lo largo de su alfabeto gélido, hasta el suelo.

37La chevelure désordonnée et abondante, la petite taille, le geste de se gratter sans cesse ou les soupirs se présentent visuellement comme des points d’ancrage pour dire en son absurde douloureux et intenable, la réalité de l’homme.

[...]
¡Amado sea aquel que tiene chinches,
el que lleva zapato roto bajo la lluvia,
[...]
el que parece un hombre, el pobre rico,
el puro miserable, el pobre pobre!

¡Amado sea
el que tiene hambre o sed, pero no tiene
hambre con qué saciar toda su sed,
ni sed con qué saciar todas sus hambres!
[...]

38Non seulement Vallejo poétise magistralement la précarité morale et physique, mais sa parole, dans ce texte, à l’instar des films de Chaplin, veut toucher par les affects, susciter l’empathie et opposer, à la misère, l’amour. Il partage avec l’auteur de La Ruée vers l’or, la certitude que le créateur doit être « un trágico (que) en nuestros días está forzosamente entrañado al dolor económico y social » (Vallejo 2002, t. 2, 561). Mais si Chaplin s’adresse dans ses films « à l’affect à la fois le plus international et le plus révolutionnaire des masses (qu’est) le rire » (Benjamin 213), Vallejo fait émerger l’émotion du corps de la langue.

IV/ Conclusions

39Nous avons analysé au long de cette étude la manière dont le langage cinématique constitue un élément déterminant dans la quête de modernité poétique à l’œuvre dans la poésie de César Vallejo, Xavier Abril et Emilio Adolfo Westphalen, bâtisseurs de la poésie péruvienne contemporaine, et, comme une expression plus significative, le cinéma de Charlie Chaplin. Si les trois poètes exaltent l’invention du cinéma et son potentiel créatif pour la poésie, leur perception diffère en fonction du positionnement de chacun vis-à-vis des avant-gardes. Nous avons observé que l’auteur de Trilce prône une profonde et singulière assimilation des nouveaux matériaux artistiques offerts par le cinéma et leur transformation en sensibilité, prenant ses distances avec les mouvements en vogue et une pure exaltation du nouveau. Xavier Abril, qui s’assume comme surréaliste – il est l’introducteur du surréalisme au Pérou –, vante les possibilités du septième art dans une perspective surréaliste de découverte et mise en avant des facettes non rationnelles de l’homme et, en particulier, de sa dimension onirique. Westphalen, qui a lui aussi des affinités avec le mouvement de Breton, perçoit le potentiel imaginaire du cinéma et l’exploitation du langage cinématographique, notamment du montage et de l’enchainement visuel, ce qui se traduit par un tout autre travail de la syntaxe, au cœur de laquelle se situe le dispositif de juxtaposition et d’enchaînement des images poétiques. Comme nous avons pu l’analyser, l’intégration des moyens cinématiques n’est pas la seule forme par laquelle s’exprime le rôle moteur du septième art dans la quête de modernité poétique. Nous avons constaté que l’intérêt pour le cinéma de Chaplin lui est indissociable, étant donné sa valeur d’icône moderne. En tant que telle, il voyage, se mondialise, sert l’internationalisme des avant-gardes. Xavier Abril en fait un matériau poétique qui véhicule le désir d’éveiller, de secouer, de transformer les arts et les lettres péruviennes. Cependant, sa démarche créative assumée comme surréaliste ne problématise pas l’adoption des objets procédant des cultures prestigieuses du centre, elle prolonge le cosmopolitisme cultivé par les modernistes et la croyance en une possible synchronie. César Vallejo, en revanche, se sert de la valeur iconique de Chaplin pour prendre ses distances vis-à-vis des engouements et diktats des avant-gardes, à travers un discours ironique. L’appréciation de la plastique cinématique ou le côté libertaire exaltés par les avant-gardes laissent la place chez Vallejo à une poétisation centrée sur l’idée d’une humanité mise à mal par la société moderne capitaliste, humanité incarnée par Charlot. Les figures humaines vallejiennes empruntent au personnage de La Ruée vers l’or ce tragique qui n’exclut pas le clownesque et aussi ce que Walter Benjamin appelle le gestus de Chaplin, c’est-à-dire, cette posture corporelle et mentale qui décompose le mouvement expressif humain. Le dialogue que la poésie de Vallejo engage avec la figure de Charlot reflète une appropriation qui lui permet d’aller loin dans la quête d’un langage singulier et libre, qui a su profiter des nouveaux moyens cinématiques, tout en ayant conscience de la nécessité de rattacher l’écriture non pas aux courants esthétiques prédominants mais aux exigences de l’expérience et de la vie.

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Notes

1 Charlot, publié en 1921.

2 Texte paru pour la première fois dans Favorables Paris Poema, nº 1, juillet 1926.

3 Cité par Clara Abril de Vivero dans « Xavier Abril poeta cosmopolita », préface à Abril 2016, 13.

4 La numérotation correspond à celle donnée par Abril dans « Radiografía de Chaplin » (Abril 1929, 73-76).

5 « En 1926, Vallejo y yo publicamos juntos y con el exclusivo propósito de hacer acto de presencia poética total y por ello esencialmente iconoclasta en el mundillo de la literatura, una revista, si puede llamarse así, de la que eliminamos adrede todos los oropeles y refinamientos de redacción y de presentación [...]. Nuestro objeto era ir al grano de los que considerábamos la cuestión poética: a la vida. Fue un cuadernillo voluntariamente chaplinesco. Se titulaba : FAVORABLES PARÍS POEMA», LARREA, 73, 1958.

6 « La Rotonda ». El Norte, Trujillo, 22 février 1924.

7 « Francia y España ». Mundial. nº 290, Lima 1er janvier 1926.

8 « Cooperación », El Norte, Trujillo, 26 février 1924, et « Una gran reunión latinoamericana », Mundial, nº 353, 18 mars, 1927, entre autres.

9 Vallejo écrivit pendant les années 1935-1936 quatre versions d’une pièce de théâtre intitulée Dressing-room qui prit aussi la forme d’un scénario et dans laquelle Charlot et Chaplin se dissociaient en deux personnages différents et rivaux. Ces textes figurent dans l’édition de 1999 de l’œuvre théâtrale complète (Vallejo, Teatro completo).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ina Salazar, « Charlie Chaplin, icône poétique des premières avant-gardes péruviennes »L’Ordinaire des Amériques [En ligne], 223 | 2017, mis en ligne le 15 décembre 2017, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/orda/3783 ; DOI : https://doi.org/10.4000/orda.3783

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Auteur

Ina Salazar

Université de Caen
ina.salazar@unicaen.fr

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Droits d’auteur

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