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Les vertus des études des sciences : retour sur une réception française du postmodernisme en archéologie

The virtues of science studies: reconsidering the reception of postmodernism in French archaeology
Sébastien Plutniak
p. 84-89

Résumés

En 1995, Anick Coudart et Laurent Olivier expliquaient la réception française du postmodernisme en archéologie à partir de l’idée que les pratiques scientifiques sont déterminées par des mentalités nationales. Cette idée, fréquente depuis le xixe siècle, a été réinvestie cette dernière décennie en histoire et en sociologie des sciences. Appuyé sur ces travaux, cet article renouvelle l’analyse des développements « théoriques » en archéologie. Les variations nationales dans le développement de la New Archaeology et de la Post-processual archaeology sont expliquées, non pas par des mentalités différentes, mais par 1) les dynamiques entre générations académiques, 2) les modèles disciplinaires d’organisation, 3) les statuts accordés aux études des sciences au sein des disciplines scientifiques. L’importance des apports des études des sciences, qui dotent la communauté archéologique de méthodes et de données pour analyser les rapports de forces établis dans la discipline, est finalement défendue.

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Texte intégral

[extrait 1, p. 29]
« Mais, entre la France et l’Anglo-Amérique, la situation est mentalement et intellectuellement d’abord paradoxale. En effet […] les chercheurs anglais et américains s’inscrivent dans un système de pensée traditionnellement empirique, fondé sur l’expérience ; confrontés à l’apparente incohérence des choses qu’ils observent, ils ont – pour adapter leur raisonnement à la réalité des données – plutôt tendance à rejeter le système explicatif dont ils disposent pour rechercher des idées et des concepts nouveaux, en adéquation avec leurs observations. C’est avec la perplexité d’une perception parfaitement française que nous considérons alors cette quête incessante de nouvelles théories ; sont ainsi apparues une social theory, une critical theory, une “social capitaltheory, une “rational choicetheory, une “new institutionalismtheory, une material culture theory, etc.). Au contraire, les intellectuels français, qui évoluent au sein d’une tradition cartésienne fondée sur une représentation raisonnée des choses, sont amenés – pour appuyer la vision abstraite qu’ils ont des événements – à se préoccuper plus de données que de théories, puisque ces dernières fondent en amont leur identité sociale, intellectuelle et politique (la recherche continuelle de nouvelles théories ne pourrait ici qu’être déstabilisatrice). En conséquence de quoi, nos collègues américains et anglais nous perçoivent comme des chercheurs limités par leurs données. »
[extrait 2, p. 32]
« […] comme l’expose avec discernement Bruno Latour (1991), il semblerait que l’humanité n’ait jamais été moderne. À cet égard, la France – soucieuse de culture et de droits sociaux – apparaît comme une nation « sauvage » dont la cohérence repose sur l’articulation de deux catégories d’éléments que la modernité libérale oppose : d’une part, des règles et des normes communes qui servent à définir la morale et l’identité collective (en d’autres termes, ce que l’on considère comme “universel”) ; et, d’autre part, des entités individuelles qui la composent. Ainsi et au rebours de ce qui se passe aux États-Unis, nous avons conscience que les individus ne s’opposent pas de manière frontale et solitaire à la société, et que la société ne se réduit pas à la loi. Comme nous le disions plus haut, le système est à la fois cause et conséquence concrètes de l’interaction des représentations collectives et des idiosyncrasies individuelles inscrites dans la réalité des contingences de l’histoire et de l’environnement. Ce vécu explique en partie pourquoi le postmodernisme français – qui, aux États-Unis et en Angleterre, a eu les effets dévastateurs que l’on sait sur les sciences sociales et humaines ; et dont les “théories” de la post-processual archaeology sont un produit typique – a eu, en France, si peu de conséquences. »
A. Coudart et L. Olivier,
 « Archéologie dans l’histoire – archéologie sans histoire. Les archéologues au cœur de la crise de la modernité », Les nouvelles de l’archéologie, 1995.

1Dans la littérature archéologique internationale, deux ruptures principales sont retenues pour scander l’histoire de l’archéologie au xxe siècle. La première correspond à la tentative de renforcer les fondements scientifiques de la discipline opérée dès les années 1960 par les tenants de la New Archaeology. La deuxième concerne la critique de cette scientificité générée dans les années 1980 par les promoteurs de la Post-processual Archaeology (ou encore archéologie « interprétative », ou « symbolique »). Apparus respectivement aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ces cadres conceptuels et cette historiographie n’en sont pas moins des références partagées bien au-delà de ces deux pays, l’anglais étant devenu la langue véhiculaire de la communauté archéologique à l’échelon mondial au cours de la seconde moitié du siècle. Or, ces évolutions n’ont pas particulièrement affecté les pratiques archéologiques en France.

  • 1 Ce que Bruno Latour appelait la « constitution moderne », reposant sur la dichotomie – jugée erroné (...)
  • 2 Anick Coudart prolongea ce travail dans un article au titre explicite : « Pourquoi n’y a-t-il pas d (...)

2En 1995, alors que l’approche post-processuelle se développait activement, Anick Coudart et Laurent Olivier signèrent dans Les nouvelles de l’archéologie un article intitulé « Archéologie dans l’histoire – archéologie sans histoire : les archéologues au cœur de la crise de la modernité », publié initialement dans l’ouvrage collectif Theory in Archaeology. A World Perspective (Coudart & Olivier 1995, Ucko 1995). Selon ces auteurs, les archéologues se trouvaient au cœur de cette « crise » dans la mesure où l’archéologie post-processuelle s’appuyait sur la critique de la modernité au fondement du postmodernisme1. Considérant sans doute les enjeux liés à ce courant de pensée suffisamment actuels pour être connus du lecteur, les deux auteurs ne les détaillèrent pas particulièrement. Leur objectif était autre, à savoir étudier la nature et la spécificité de la recherche archéologique française, afin d’expliquer son apparente imperméabilité au postmodernisme2.

  • 3 On la retrouve par exemple, plus récemment et de manière plus critique, chez Gérard Chouquer à prop (...)

3Leurs réponses s’inscrivaient dans une conception éculée du rapport entre cadres nationaux et pratiques scientifiques : des dispositions intellectuelles générales (mentalités, « caractère », « esprit ») et propres à la population d’un État-nation, y détermineraient un style de pensée national3. Au début du siècle, le philosophe Pierre Duhem (1861-1916) caractérisait ainsi en physique un style français (l’esprit profond) qui s’opposerait à un style anglais (l’esprit ample) (Duhem 1906). Dans une importante contribution à l’analyse des traditions nationales, le socio-historien Johan Heilbron a souligné l’importance historique de cette acception, largement partagée au xixe siècle, en insistant toutefois sur son caractère spéculatif et simpliste, et en pointant le déficit persistant d’études empiriques réalisées dans cette perspective (Heilbron 2008). Lui-même distinguait deux autres acceptions possibles de la tradition nationale en science, correspondant chacune à un niveau d’analyse : celui de la discipline, lorsqu’une communauté de pratique parvient à s’imposer comme représentante disciplinaire à l’échelle d’une nation ; celui de configurations de plusieurs disciplines, organisées de manière propre à une nation sur la base de principes communs, comme les Staatswissenschaften ou « sciences de l’État » en Allemagne au xixe siècle (sciences politiques élargies à l’économie et aux finances), ou les behavioral sciences (sciences du comportement), dont les principes furent posés aux États-Unis dès 1913. Dans cette perspective, les mentalités ne constituent pas l’unique facteur explicatif et les processus sociaux (relationnels, organisationnels, institutionnels) sont pleinement considérés.

  • 4 Par « études des sciences », j’entends principalement l’histoire, la philosophie, et la sociologie (...)

4Anick Coudart et Laurent Olivier n’ignoraient rien de ces processus. Ils leur accordaient toutefois un statut mineur, soit en les reléguant en notes et en les appliquant de manière asymétrique – valant pour les cas « anglo-américains » mais non pour le cas français (Coudart & Olivier 1995 : 30, n. 9) –, soit en les écartant explicitement, préférant retenir des « raisons » explicatives de nature « essentielles et constitutives de l’identité française » (Coudart 1998 : 41). Les apports des études des sciences4 permettent pourtant d’analyser le développement de l’archéologie autrement que dans une perspective statiquement nationale (l’État-nation étant retenu comme unité d’analyse pour établir des comparaisons) et culturelle (les spécificités nationales étant établies à partir d’aspects intellectuels et mentaux). Dans cette perspective, je reconsidérerai la « crise de la modernité » abordée dans l’article de 1995 comme une instance génératrice de processus plus généraux et relativement bien connus de la dynamique des activités scientifiques. Plus généralement, je défendrai une autre manière de fonder, pour aujourd’hui et pour demain, l’examen du changement disciplinaire en archéologie, en l’illustrant par l’examen 1) des dynamiques entre générations académiques, 2) des modèles disciplinaires d’organisation, et 3) des statuts accordés aux études des sciences au sein des disciplines scientifiques.

Le changement conceptuel et les générations académiques

Les mentalités, facteur explicatif ?

5Pour expliquer l’imperméabilité de l’archéologie française aux débats relatifs à l’archéologie post-processuelle et au postmodernisme, Anick Coudart et Laurent Olivier renvoient aux singularités de la pensée française. Ce seraient les mentalités – des facteurs culturels – qui détermineraient fondamentalement les caractéristiques des développements locaux de l’archéologie, en France d’une part, et aux États-Unis et en Grande-Bretagne d’autre part :

« Ainsi et au rebours de ce qui se passe aux États-Unis, nous [les Français] avons conscience que les individus ne s’opposent pas de manière frontale et solitaire à la société, et que la société ne se réduit pas à la loi. […] L’affirmation du moi comme valeur imprescriptible ne peut en effet conduire qu’au refus de l’universel, et le triomphe des singularités individuelles n’apparaître qu’en période de crise, lorsque les repères de l’identification collective deviennent fluctuants. Il s’agit là du fondement même de la crise de la modernité et de son avatar, l’idéologie libérale. » (Coudart & Olivier 1995 : 32).

6Des critères psychologiques, épistémologiques, idéologiques et politiques sont ainsi associés pour expliquer les changements intellectuels : « Ainsi, pour appuyer la vision abstraite, qui fonde inconsciemment son identité sociale, intellectuelle et politique, le Français est perpétuellement conduit à réviser et à reprendre ses observations », là où l’« Anglo-Américain » modifie ses cadres conceptuels : la réaction constitutive de la New Archaeology, puis celle de l’archéologie post-processuelle, seraient des exemples de cette tendance à l’innovation conceptuelle frénétique (Coudart 1998 : 42).

7Dans cet article de 1998, l’autrice avançait une explication socio-épistémique plus fine, tenant compte de processus sociaux : l’exacerbation individualiste caractérisant la mentalité états-unienne conduirait les jeunes chercheurs à devoir nécessairement s’opposer à ceux de la génération précédente ; en France, au contraire, ce serait l’approfondissement des travaux des maîtres qui serait valorisé, favorisant la constitution d’écoles de pensée. Notons que dans ce cas, les caractéristiques de la mentalité française sont seulement mentionnées, aucune implication n’est clairement établie entre cette mentalité et cette forme d’organisation (ibid.).

Les dynamiques générationnelles

8En poursuivant ce raisonnement, cette particularité française devrait pouvoir être observée non seulement en archéologie, mais aussi dans les autres disciplines. Or, en France, la sociologie est, par exemple, bel et bien structurée par des oppositions générationnelles marquées. Plus généralement, l’opposition entre distinction socio-
épistémique (les écoles de pensée) et distinction générationnelle apparaît artificielle : les écoles de pensée, observées à la fois dans leurs dimensions sociales et temporelles, se modélisent bien à partir des rapports entre les générations académiques. Le modèle proposé par le sociologue Andrew Abbott pour analyser de tels rapports au cours de l’histoire de la sociologie aux États-Unis peut aisément être adapté à d’autres disciplines et contextes. Il observe qu’au fil des générations les distinctions se réalisent à partir d’un ensemble limité de dichotomies conceptuelles. En outre, selon lui, la distinction générationnelle est une modalité parmi d’autres de la transformation disciplinaire, qui compte aussi des processus d’incorporation des acquis de la génération précédente (Abbott 2001). En somme, ces exemples de la diversité observable entre les disciplines en France, ou au sein d’une même discipline aux États-Unis, interdisent d’associer strictement un modèle unique à chacun de ces États-nations.

9Ajoutons que la disposition à penser en termes de changement brutal n’est pas une spécificité anglo-américaine : il suffit de considérer la propension des archéologues français à user de la catégorie de crise à des fins historiographiques. Outre la « crise de la modernité » traitée dans l’article de 1995, Françoise Audouze et André Leroi-Gourhan (1911-1986) affirmaient, une quinzaine d’années plus tôt, que l’archéologie française se trouvait dans un « quasi état de crise » (Audouze & Leroi-Gourhan 1981 : 182). De même, quinze ans plus tard, Gérard Chouquer expliquera l’apparition de l’archéogéographie par la « crise des récits géohistoriques », liée à celle des archéologiques nationales (Chouquer 2011).

10En outre, s’il est simpliste de soutenir que la distinction systématique entre générations est un phénomène typique des États-Unis, il semble par contre plus justifié d’affirmer que la distinction par rapport aux anglophones est une spécificité française. C’est du moins ce que montre l’enquête menée par Julie Bouchard sur les discours relatifs au « retard français » (Bouchard 2008), et ce que suggère aussi un bref excursus à propos de la réception française de l’aînée de l’archéologie post-processuelle, la New Archaeology. Paul Courbin (1922-1994), l’un des rares contributeurs français aux débats théoriques relatifs à celle-ci, s’y opposa avec autant de virulence que de retard, puisque son livre parut vingt ans après les débuts de cette nouvelle archéologie (Courbin 1982). Dans la recension qu’il fit de cet ouvrage, Jean-Claude Gardin (1925-2013) a résumé certaines caractéristiques de la réception en France des travaux archéologiques anglophones : violence et démesure du propos, confinant parfois au chauvinisme ; incompréhension et méconnaissance des thèses critiquées ; non prise en compte de l’évolution des positions tenues par leurs auteurs. Rétif à tout excès dramatique, il remarquait :

« Il existe aujourd’hui, me semble-t-il, une archéologie dont la seule qualité est d’être… actuelle, en ce sens qu’elle fait appel à tout ce qui lui paraît utile dans l’arsenal des méthodes et des théories sans plus guère se poser les problèmes d’orthodoxie révolutionnaire que l’on agitait naguère, et qui fâchent aujourd’hui P. Courbin. » (Gardin 1985 : 140).

11En s’en tenant à considérer les pratiques, il observait que, en deçà de la rhétorique de la nouveauté revêtue par les théories successives, il ne se passe rien d’autre que le cours normal du changement scientifique. La provocation, la prétention au changement radical sont parties prenantes de cette dynamique et comptent parmi les ressources auxquelles puisent les auteurs de nouvelles propositions conceptuelles, ainsi que leurs opposants (Abbott 2001 : 24).

Le poids de l’histoire : héritage d’un esprit ou effets d’un modèle disciplinaire ?

Une archéologie « partie intégrante » de l’histoire ?

12Pour Anick Coudart et Laurent Olivier, l’une des particularités de l’archéologie française réside dans l’importance de la conception historique qui la domine. Ils l’expliquent par l’histoire longue du continent européen, opposée à l’histoire courte des États-Unis, et par l’influence notoire de l’« histoire totale » promue par l’École des Annales. Leur analyse du rapport entre l’archéologie et l’histoire concerne avant tout sa dimension intellectuelle ; or, la prise en compte d’autres aspects, tant institutionnels qu’intellectuels, conduit à nuancer leurs conclusions.

13À lire des historiens français, le rapport entre histoire et archéologie apparaît en effet beaucoup moins fusionnel qu’ils ne l’affirment. Après les critiques acides émises par Alain Guerreau à l’encontre de l’archéologie, qu’il voyait toutefois aussi comme l’un des moteurs du renouvellement des études médiévales (Guerreau 2001, notamment p. 142 et suiv.), Blaise Dufal présentait la « mésentente entre archéologie et histoire » comme un « malentendu typiquement français », une particularité tenace contrastant avec la situation de ces disciplines dans les « pays anglo-saxons » (Dufal 2010). Admettant l’insuffisance heuristique de la dichotomie nature/culture, il avançait que l’archéologie, dont les objets et méthodes sont situés entre ces deux polarités, « pourrait apparaître comme une discipline phare de la recomposition des SHS ». Toujours sur le plan intellectuel, ajoutons qu’en France ce fut justement un archéologue, Jean-Claude Gardin, qui fut le critique le plus virulent des thèses du sociologue Jean-Claude Passeron, qui constituaient l’une des principales tentatives d’établir les « sciences historiques » sur une épistémologie commune (Plutniak 2019).

14Sur le plan organisationnel maintenant, remarquons d’abord que, dans les départements universitaires français, l’archéologie n’est pas associée à l’histoire mais à l’histoire de l’art (et, plus rarement, pour ce qui concerne l’archéologie préhistorique, aux sciences de la Terre). Notons ensuite la faible place qu’elle occupe dans les institutions dédiées aux sciences humaines et sociales, telle que l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess), justement dominée par les historiens (Boissinot 2014). Enfin, l’archéologie historique n’a été intégrée aux sections du Cnrs que depuis 1992 avec la création de la section 32 « Mondes anciens et médiévaux », où elle est effectivement associée à l’histoire ; quant à l’archéologie préhistorique, elle a été associée, de 1942 à 1991, à l’anthropologie physique et à l’ethnographie.

Les modèles disciplinaires de l’archéologie

15S’il y a des différences à expliquer entre l’archéologie en France et aux États-Unis, il semble donc plus prudent et plus sûr de le faire à partir de l’examen de particularités socio-épistémiques plutôt que sur la base d’une caractérisation vague et générale des mentalités. Les modèles d’organisations disciplinaires fournissent par exemple une perspective éclairante. L’influence d’une discipline sur une autre peut s’observer au niveau des formes institutionnelles adoptées, des coûts d’accès aux étapes d’une carrière, des modes de publication, des formes de reconnaissance, etc. Aux États-Unis, l’anthropologie a durablement constitué le principal modèle disciplinaire de l’archéologie, laquelle est conçue comme l’une de ses composantes, avec la linguistique, l’ethnologie et l’anthropologie physique. La France ne s’en distingue pas radicalement, si l’on rappelle la pluridisciplinarité de la revue L’Anthropologie avant 1983, celle des nombreuses « Recherches collectives sur programme », et celle de structures de recherche comme le Centre d’anthropologie des sociétés rurales à Toulouse, ou la Maison Archéologie & Ethnologie René-Ginouvès à Nanterre.

16Néanmoins, il est vrai que le poids de l’histoire en tant que modèle disciplinaire a été particulièrement fort en France, comme en témoignent en négatif les efforts d’organisation autonome ayant marqué le développement de l’archéologie dans la seconde moitié du xxe siècle (la diversification des revues et collections, la constitution du Centre de recherches archéologiques en 1970, la création de parcours de formation, etc.). C’est sur ces aspects que devraient se fonder une analyse et une éventuelle comparaison internationale du développement de l’archéologie.

La « théorie » en France. Statut et considération des études des sciences

Comment expliquer le faible intérêt « théorique » en archéologie ?

17L’opposition des archéologies anglo-américaine et française quant à leur rapport à la « théorie » est un leitmotiv des discours tenus sur la seconde, laquelle serait déficiente en la matière. Des explications diverses ont été avancées, comme la fragmentation de la discipline en spécialités, aggravée par le conservatisme des archéologues classiques et le descriptivisme des préhistoriens (Audouze & Leroi-Gourhan 1981 : 180), ou encore la réticence à dévoiler les limites des procédures de connaissance archéologique (Dufal 2010). Là encore, Anick Coudart et Laurent Olivier insistaient sur l’idée de dispositions mentales propres à chaque nation et déterminant ses pratiques : les Anglo-Américains, inscrits dans une tradition empirique, se concentreraient sur l’abstraction, parfois à l’excès ; les Français, inscrits dans une tradition « cartésienne » abstraite, se concentreraient sur l’empirique, parfois à l’excès (Coudart & Olivier 1995 : 29 ; Coudart 1998 : 42‑43). Ces auteurs s’étonnaient de « l’absence [dans la littérature anglo-américaine] d’une définition communément acceptée de ce qu’on entend par une théorie » (Coudart & Olivier 1995 : 30, voir aussi n. 10). L’étonnement serait moindre s’ils reconnaissaient que cette définition même constitue un problème philosophique fondamental, dépassant largement le cas de l’archéologie (Vorms 2011). Ils ont toutefois le mérite de proposer une acception du « théorique », au lieu de s’en tenir au flou qui accompagne le plus souvent le leitmotiv ; elle se révèle toutefois arbitraire, restrictive et dépourvue de toute référence à la littérature philosophique.

18Cette définition les amène en outre à en exclure les travaux de Gardin, qui prétendait pourtant écrire à propos d’une « archéologie théorique ». Et, s’il est vrai qu’une analyse de la dispute épistémologique qui l’opposa à Passeron conclut au rôle marginal des éléments concernant l’archéologie (Plutniak 2017), ce résultat n’en soulève pas moins en lui-même un problème théorique pour les sciences de l’homme : qu’on le veuille ou non, les faits archéologiques existent et doivent être pris en compte par les concepts et les méthodes de ces sciences. L’analyse de la déficience ou du désintérêt supposés de l’archéologie française en matière de théorie doit porter sur ces aspects conceptuels, sans faire l’économie des aspects socio-épistémiques qui les accompagnent – notamment la reconnaissance attachée à ce type de travaux dans les carrières et, corrélativement, les effets liés à leur prise en compte dans l’historiographie.

Une distorsion historiographique ?

  • 5 Sur les fonctions disciplinaires de l’histoire des sciences, voir Graham et al. 1983.

19Dans la dynamique d’une discipline, en l’occurrence l’archéologie, l’histoire des sciences joue un rôle crucial pour la stabilisation du récit disciplinaire, de sa chronologie, de ses lieux d’exercice et de ses acteurs. Elle risque toujours d’être mise au service d’un collectif ou d’une pratique, au lieu de contribuer à l’accroissement des connaissances sur les évolutions socio-épistémiques de cette discipline et sur la diversité de ses composantes5.

20L’historiographie de l’archéologie préhistorique française de la seconde moitié du xxe siècle reste ainsi dominée par les figures de l’abbé Breuil (1877-1961), François Bordes (1919-1981) et André Leroi-Gourhan, sans que soit prise en compte la diversité des expériences menées, par exemple, à Rennes autour de Pierre-Roland Giot (1919-2002), et parfois contre lui, ou dans les Pyrénées avec le Groupe international de recherches typologiques animé par Georges Laplace (1918-2004). Leroi-Gourhan est ainsi l’unique « théoricien » retenu par Anick Coudart et Laurent Olivier (Coudart & Olivier 1995 : 30, n. 10) alors que d’autres travaux pourraient être considérés, en fonction, justement, de la manière dont on définit le « théorique ». Ce sont, par exemple, ceux de Michel Brézillon (1924-1993), Mario Borillo (1934-2013), Philippe Bruneau (1931-2001), Pierre Gouletquer, Georges Laplace, etc. ; il en va de même pour des revues sensiblement contemporaines des Nouvelles de l’archéologie comme Dialektikê, publiée de 1973 à 1987, L’archéologue et l’ordinateur (1982-1995), Ramage (1982-2001), etc.

Le statut des travaux prenant l’archéologie pour objet

21En vingt-cinq ans, la « crise de la modernité » et l’imperméabilité française au post-modernisme sont deux problèmes qui ont perdu de leur acuité. Un changement plus important a, par contre, concerné les moyens dont s’est doté la communauté archéologique pour penser ce type de phénomène et, plus généralement, les transformations théoriques et organisationnelles de la discipline.

22Dans chaque science, un statut, des moyens et une reconnaissance sont accordés aux travaux la prenant pour objet. Cette prise en compte varie selon les disciplines, dans le temps mais aussi dans l’espace en fonction des nations. À l’échelle internationale, par exemple, les dernières décennies ont été marquées par un développement important de la philosophie de la biologie. En France, l’histoire des mathématiques bénéficie de longue date d’organisations professionnelles, de revues et d’un important corpus de recherches.

23Les études de l’archéologie n’ont connu un développement significatif que depuis les années 1980. L’histoire de l’archéologie a vu se cumuler, depuis les travaux pionniers de Bruce Trigger (1967-2006) au Canada, Tim Murray en Australie, et Alain Schnapp en France, une respectable bibliographie. L’Union internationale des sciences préhistoriques et protohistoriques (Uispp) s’est dotée d’une commission sur l’histoire de l’archéologie6. En Grande-Bretagne, l’Institut d’archéologie du Collège universitaire de Londres publie depuis vingt ans le Bulletin of the History of Archaeology7 et anime le collectif Histories of Archaeology Research Network. En France, Les nouvelles de l’archéologie ont accompagné ce développement en consacrant plusieurs dossiers thématiques aux archives de l’archéologie européenne (Schnapp et al. 2007), aux origines de la préhistoire (Coye & Hurel 2012), ou aux archives de l’archéologie française à l’étranger (Bellon & Rohfritsch 2016). Les travaux en philosophie de l’archéologie sont moins nombreux, mais comptent néanmoins des œuvres telles que celles, par exemple, d’Alison Wylie au Canada, de Gavin Lucas en Islande, ou de Philippe Boissinot en France. Quant à la sociologie et à l’ethnologie des pratiques et collectifs archéologiques, elle reste limitée à des travaux ponctuels ou se confond plus souvent dans des travaux de sociologie historique.

24Ces études restent toutefois trop souvent considérées non comme des travaux de recherche recourant à des données et des méthodes spécifiques, appliquées au cas de l’archéologie (parmi d’autres cas possibles), mais comme des activités secondaires d’archéologues mis sur la touche, dispersés, ou arrivés en fin de carrière. Or, ce sont ces recherches qui dotent la communauté archéologique de méthodes et de données pour analyser les rapports de forces établis dans la discipline, tant à travers les revendications de renouvellement méthodologique ou conceptuel qu’à travers l’écriture de l’histoire disciplinaire. Moins tonitruantes que l’affirmation de différences nationales irréductibles, la déclaration de crises irréversibles ou les condamnations éthico-politiques sans appel, l’analyse des dynamiques socio-épistémiques et l’élucidation philosophique sont probablement mieux à même de rendre compte adéquatement des transformations, passées et présentes, des pratiques archéologiques tout en constituant, de fait, une défense de valeurs épistémiques également nécessaires au projet d’une archéologie scientifique.

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Bibliographie

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Boissinot, Ph. 2014. « L’archéologie à l’Ehess : quels enjeux épistémologiques et institutionnels ? », La lettre de l’Ehess, 73. http://lettre.ehess.fr/index.php ?7739

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Bellon, E. & Rohfritsch, A. (dir.). 2016. « Archives de l’archéologie française à l’étranger », Les nouvelles de l’archéologie, 145. https://journals.openedition.org/nda/3528

Chouquer, G. 2008. Traité d’archéogéographie : la crise des récits géohistoriques. Paris, Éditions Errance, 200 p.

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Coye, N. & Hurel, A. 2012. « Les origines de la Préhistoire : une histoire actuelle », Les nouvelles de l’archéologie, 129. https://journals.openedition.org/nda/1803

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Notes

1 Ce que Bruno Latour appelait la « constitution moderne », reposant sur la dichotomie – jugée erronée – entre nature et culture. Les acceptions de la postmodernité sont toutefois multiples : Jean-François Lyotard caractérisait par exemple la condition postmoderne par la disparition des « grands récits » explicatifs.

2 Anick Coudart prolongea ce travail dans un article au titre explicite : « Pourquoi n’y a-t-il pas d’archéologie “postprocessuelle” en France ? » (Coudart 1998).

3 On la retrouve par exemple, plus récemment et de manière plus critique, chez Gérard Chouquer à propos des développements nationaux de l’archéologie du paysage (Chouquer 2011).

4 Par « études des sciences », j’entends principalement l’histoire, la philosophie, et la sociologie des sciences, ainsi que leurs divers métissages.

5 Sur les fonctions disciplinaires de l’histoire des sciences, voir Graham et al. 1983.

6 https://histarcheo.hypotheses.org/

7 https://www.archaeologybulletin.org

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Pour citer cet article

Référence papier

Sébastien Plutniak, « Les vertus des études des sciences : retour sur une réception française du postmodernisme en archéologie »Les nouvelles de l'archéologie, 157-158 | 2019, 84-89.

Référence électronique

Sébastien Plutniak, « Les vertus des études des sciences : retour sur une réception française du postmodernisme en archéologie »Les nouvelles de l'archéologie [En ligne], 157-158 | 2019, mis en ligne le , consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/nda/7756 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nda.7756

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Auteur

Sébastien Plutniak

Membre de l’École française de Rome, rattaché au Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires – Centre d’études des rationalités et des savoirs (Lisst-Cers), Umr 5193 (université Toulouse Jean-Jaurès, Cnrs, École des hautes études en sciences sociales, École nationale supérieure de formation de l’enseignement agricole).

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    Fifteen years of theory and methodology in French-speaking archaeology: an examination of the relations between science, politics, and publishing on the occasion of the digital diffusion of the Dialektikê. Cahiers de typologie analytique journal (1972–1987)
    Paru dans Les nouvelles de l'archéologie, 155 | 2019
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