- 1 La recherche a été conduite en lien avec les travaux du groupe « Prendre en compte la vulnérabilité (...)
1Cet article présente un examen des quelques facettes du narratif dans la perspective de la notion de vulnérabilité, dans le but d’une prise en compte des phénomènes se produisant lors de la production et de la réception des récits dans le cadre de l’éthique du care et en vue du développement des pratiques thérapeutiques1.
2Cet essai s’inspire de la méthode philosophique de la phénoménologie de par son attention aux dimensions essentielles du récit, telles qu’elles se montrent à la conscience. Toutefois, la recherche a été guidée par les instruments critiques de la théorie de la littérature et de la narratologie. L’étendue, véritablement large, de l’objet d’analyse – le « vécu » du « narratif » dans les récits, qu’ils soient fictionnels ou non, qu’ils se devéloppent à l’oral ou à l’écrit, qu’ils soient considérés comme appartenant aux « Belles-Lettres » ou inscrits au sein d’une « narrative naturelle » (M. Fludernik) – ont obligé à prendre des exemples ou des illustrations, fort divers entre eux, hors d’un corpus précis ou préalablement délimité. Pour ces mêmes raisons, l’exposé n’a pas cherché à appuyer tous ses points sur un échantillon représentatif des contributions critiques, encore moins les plus récentes, aussi remarquables soient-elles. Notre choix a été fait d’ancrer la réflexion sur une série restreinte d’ouvrages qui ont fait longtemps autorité dans leurs domaines respectifs, de la sémiotique à la théorie de la fiction, la rhétorique ou les literacy studies. Ce mode d’intégration d’éléments en provenance d’écoles critiques éloignées entre elles a également prévalu dans notre intention en raison des destinataires de la recherche, qui ne sont pas exclusivement des spécialistes de narratologie.
3Le plan de l’exposé présente d’abord les « situations narratives » et les rapports entre narrateur et narrataires, notamment dans le cadre des récits oraux (§ 2-3), puis une série de composantes narratives impersonnelles, étrangères à la subjectivité du narrateur, notamment la fin ou dénouement et les sentences, « morales » et d’autres formes de doxa dans le discours du narrateur et des personnages (§ 4-5). L’association entre souffrances, récit et guérison est ensuite exposée et exemplifiée à l’aide des extraits de Cervantès (§ 6-7), pour arriver à une présentation des quelques formes et fonctions du « cas » en littérature (§ 8). Suit une illustration, tirée d’un journal personnel contemporain, de ses possibles fonctions dans l’écriture des « carnets intimes » ainsi que dans leur lecture et une description succincte d’un type de récits (à l’écrit) utile selon des perspectives thérapeutiques (§ 9).
4Synthèse. Plutôt que d’analyser la vulnérabilité en tant que thématique des narrations diverses, il s’agit d‘explorer de quelle façon nous sommes « exposés » à la puissance autonome du récit lui-même, qui serait un cas particulier de notre vulnérabilité générale (R. Goodin) vis-à-vis du langage. Cette « exposition » se produit tout aussi bien dans le narratif fictionnel que dans les récits « vrais » ou « naturels », quel que soit leur narrateur. La « situation narrative » (§ 2-3), dans les récits oraux notamment, montre l’interaction entre le narrateur et son public, ainsi que leur inscription dans un rapport de partage, présidé par le récit lui-même. La préséance du récit, dans ces rapports, apparaît également dans la réversibilité potentielle des positions du narrateur et narrataires, comme dans certaines collections de contes.
5L’attention est portée ensuite (§ 4) à la structure linguistique du narratif « naturel », ainsi qu’à certaines composantes impersonnelles du récit. Quelques-uns de ces éléments (coordonnées spatio-temporelles de production, modalités du discours rapporté, entre autres) ont été développés, combinés et enrichis par les productions littéraires au long d’un processus pluriséculaire. D’autres font percevoir l’emprise du narratif sur ses utilisateurs : la matière de la fable comporte des traces de l’autonomie du récit dans la mesure où elle ne dépend pas toujours du narrateur (traditionnalité de certains thèmes) et que dans le discours du narrateur (fictionnel ou non) on trouve nombre de données qui ne relèvent pas de son savoir ni de son expérience individuels.
6S’ensuit un aperçu de deux types de constituants supra-individuels dans la fabrique du narratif (§ 5). Premièrement, les conventions autour d’une « fin » pour les histoires (F. Kermode), fin intrinsèquement nécessaire, malgré quelques contournements exceptionnels (endless tales folkloriques, dénouements « non fermés »). Cette irresistible attirance vers la fin, dans la consommation narrative « naïve » (enfants, public commercial), est souvent associée à l’attente d’une sentence, d’un « jugement dernier ». Une deuxième composante impersonnelle dans le narratif est justement constituée par maximes, gnómai et d’autres genres de « locution » (l’une des « formes simples » d’A. Jolles), échantillons d’une dóxa partagée qui opère sur le plan du discours des personnages, mais aussi sur celui du narrateur. Ces savoirs collectifs peuvent s’avérer probants aussi bien à des fins persuasives particulières – tel a été son rôle dans la narratio de la Rhétorique – que comme vecteurs d’interprétation (des « morales », dans le cas des poétiques didactiques ; des « applications » pratiques diverses, selon H.R. Jauss) du sens, toujours difficile à catégoriser, véhiculé dans le narratif.
7On revient aux « situations narratives » (§ 6-7) pour focaliser les dimensions relevant d’une oralité (plutôt « auralité » ou « vocalité ») première, à l’œuvre, même dans la lecture silencieuse, et justifier ses usages thérapeutiques. Les liens profonds entre le récit et la douleur sont exemplifiés avec des extraits tirés de l’œuvre de Cervantès, à cheval entre l’ancien monde oral et le univers en expansion de la culture écrite (W.J. Ong). Les points abordés sont au nombre de trois : les sollicitations au narrateur de la part de son auditoire, la réciprocité potentielle de tout récit, qui fait que le narratif est perçu avec une valeur ajoutée – un récit amène à un autre, et plus encore – et, enfin, la connexion « verbomotrice » du récit et corporalité (M. Jousse, M. Moner). Ces aspects dévoilent –, dans l’activité de raconter, mais aussi dans l’attention dispensée aux récits d’autrui –, un partage ou une solidarité déjà susceptibles de pouvoir soulager.
8Une autre « forme simple », présente dans le corpus cervantin et objet d’étude privilégié en éthique médicale est ensuite passée en revue (§ 8), De par sa problématisation des normes, le « cas » (parfois aporétique) a joui d’une forte vitalité en littérature. Quelques-unes de ses traces, ainsi que celles de la « locution » et de la « sentence », sont perceptibles dans l’écriture dite « factuelle » des journaux intimes : elles sont illustrées au moyen du carnet personnel de Léna Moukhina, jeune russe survivante au siège de Léningrad de 1941 (§ 9). Bien que la texture du journal intime ne corresponde pas, au moins pas toujours, à celles du narratif, l’analyse permet d’y vérifier l’opérativité des « sentences » et des « morales » à des fins de délibération, au cours des processus d’écriture et de lecture sui generis. Le narratif, associé à l’écriture, est donc susceptible d’être mis au service de la verbalisation, de la prise de conscience et du partage thérapeutique d’expériences difficiles à catégoriser, dont les possibilités d’expression l’écriture réussit à générer de toutes pièces.
- 2 “When one thinks of the attention that a great poem demands, there is something frivolous about the (...)
9Face à une question aussi large que celle des rapports entre la vulnérabilité et les récits, nous ne pouvons nous contenter de positions esthétiques ou normatives. Ce serait inapproprié d’approcher le problème en nous disant que nous sommes particulièrement vulnérables à de mauvais récits, ce qui d´ailleurs contreviendrait aux habitudes générales de consommation narrative : il y a des moments pour tout, y compris pour les fictions médiocres ; le poète Wystan H. Auden a assuré que les récits littéraires sublimes ont été composés pour être lus quand l’esprit est en congé, et qu’il vaut mieux, tous les autres jours, se contenter de choses autrement nourrissantes2. Mais on ne saurait pas non plus réduire le narratif aux histoires fictionnelles. Il est donc essentiel de se libérer dès le début des préjugés qualitatifs et d’établir une double distinction entre tous genres de récits (verbaux) : d’un côté, les récits de fiction que nous associons automatiquement aux Belles-Lettres, à la « littérature », face aux narrations qui surgissent au sein de la vie réelle ou quotidienne ; d’un autre, les récits que nous pouvons lire (ou nous faire lire), qu’ils soient poétiques ou « naturels », et ceux produits dans des situations auxquelles nous « assistons » ou desquelles nous prenons part.
- 3 Marie Garreau, « Comment définir la vulnérabilité ? L’apport de Robert Goodin », dans Marie Gaille (...)
10Une précision supplémentaire : il semble également nécessaire de ne pas aborder les rapports entre vulnérabilité et récit selon une perspective thématique, c’est-à-dire en tenant compte exclusivement des narrations qui manifestent une situation de faiblesse ou de fragilité : des témoignages d’exil, de prison, de guerre, de famine, de maladie, ou des aveux de culpabilité. En fait, nous voudrions proposer ci-dessous, du point de vue de la vulnérabilité, un examen schématique de l’expérience, du « vécu », du narratif, de ce qui se passe lorsque nous racontons une histoire, une fable, etc., à quelqu’un, ou bien lorsque quelqu’un nous la raconte. Ces deux positions ou situations potentielles vis-à-vis du récit – d’ailleurs modulables, en fonction de l’identité des producteurs ou des récepteurs, par exemple dans le cadre de la lecture littéraire, ou de l’écriture des carnets intimes – peuvent rendre compte de certains aspects de la vulnérabilité comme notion non pas substantive mais relationnelle, marquée par les interactions qui se produisent au sein d’une circonstance partagée3.
- 4 Terence Cave, « Suspendere animos : pour une histoire de la notion de suspense », Les Commentaires (...)
11Dans cette perspective, on arrive à bien percevoir que les récits génèrent, chez ceux qui les produisent ou auxquels ils sont destinés, des états particuliers et des modes complexes de participation, difficiles à décrire, tellement ils sont profonds et nuancés. Nous les connaissons intuitivement ; d’ailleurs, beaucoup de littérature s’est attachée depuis longtemps à les étudier : la catharsis tragique aristotelicienne, les modalités d’identification ludique et esthétique des divers dispositifs fictionnels – au nombre de sept, selon J.-M. Schaeffer –, les transferts de la psychanalyse ou, encore, cette « poétique du suspense » qui s’est beaucoup dévéloppée dans la fiction contemporaine, mais dont les origines remontent aux réflexions de la critique littéraire de la Renaissance autour de l’ordre de présentation de la matière (le suspendere animos étudié par Terence Cave)4. Tous ces phénomènes renvoient aux préoccupations soulevées par la notion de vulnérabilité : sa nature plus émotionnelle que logique, aussi corporelle que mentale, relevant de la sensibilité et présente dans des situations dans lesquelles nous sommes « contrôlés par », contraints « d’agir par… » – mais également en position d’« agir sur », de « prendre le contrôle de ». Convenons donc dès le début de l’ambivalence ou de la réversibilité de cette position de vulnérabilité dans ce qui sera désigné comme la « situation narrative ». Car lorsque récit il y a, lorsque quelqu’un se met à raconter quelque chose à d’autres, qui à leur tour l’écoutent – ou qui le lisent, avant d’éventuellement se mettre à écrire une réponse –, le récit trace un cercle de partage, un espace commun dans lequel les positions respectives sont relatives et, surtout, peuvent varier ou alterner. C’est cet espace relationnel au sein du narratif que l’on explorera par la suite, plutôt que la matière narrative susceptible d’être référée ou communiquée dans un quelconque récit.
12On sait, par ailleurs, que la substance narrative, la fable, n’est qu’un des éléments qui conforment l’expérience du récit, puisque rien n’empêche de réécouter, ou de re-raconter, des histoires déjà connues de tous – en fait, tel est justement le point de départ des « littératures » chez les antiques, qui ne se lassaient pas d’assister aux représentations des mêmes múthoi ; on retrouve aisément un phénomène analogue dans les conversations de famille, où les mêmes histoires reviennent regulièrement dans la bouche de certains, ou bien entre amis. Nous sommes donc sensibles au « suspense » du récit, mais pas – ou pas seulement – en raison de l’histoire concrète qu’on nous raconte, dont parfois nous connaissons déjà le dénouement, ou que nous avons déjà vu, lu ou écouté par le passé.
- 5 «...reconstitución de una experiencia en cuanto tal experiencia singular, restableciendo por medio (...)
13D’où l’intérêt de partir, en vue de cette exploration desdites dimensions du récit, du discours narratif naturel, tel qu’il se produit dans les échanges communicationnels ordinaires. Nous prendrons en considération seulement après tout ce qui concerne d’autres contextes secondaires plus spécifiques, comme celui des protocoles fictionnels ou ceux de la lecture (qui, bien que non exclusivement fictionnelle, est littéraire par définition). À l’origine, raconter est une opération orale, une possibilité du langage comme activité commune, quelque chose d’extrêmement répandu. Le romancier contemporain Rafael Sánchez Ferlosio définit l’action de raconter comme la « reconstitution d’une expérience singulière en tant que telle, avec rétablissement de l’élément de l’attente et reviviscence par délégation grâce à l’auditeur »5. La singularité de ce qui se raconte, sa nature exceptionnelle, inattendue, comique, digne de mémoire, ou bien mystérieuse, énigmatique, perturbatrice... est ainsi un facteur de premier ordre dans le narratif. Il y a des expériences, comme celle de la mort des êtres chers, qui échappent au contrôle rationnel et pour lesquelles le langage énonciatif ou la définition logique tournent court. Elles demandent, pour être transmises, un surplus d’information ; elles exigent un récit qui les actualise dans tout leur relief émotionel et personnel – parfois même sacré, pourrait-on dire.
- 6 Cité par Robert Scholles & Robert Kellog, The Nature of Narrative, New York, Oxford University Pres (...)
14Dans tout récit oral, qu’il soit poétique ou non, peut donc s’ouvrir un double réseau de références, correspondant aux coordonnées situationnelles du locuteur et à celles des figures et des événements racontés (temps, espaces, voix, contenus mentaux, styles descriptifs, jugements énoncés, actions accomplies par le langage). Si dans les récits quotidiens ce double système de référence est toujours susceptible de s’entrecroiser, de se contaminer – le locuteur cédant la voix, par exemple, aux acteurs de la fable par le biais du style direct –, dans les récits des arts littéraires, en particulier dans la littérature fictionnelle, la manipulation savante de ce genre de remplacements arrive à des configurations bien plus complexes, en particulier pour ce qui est de l’actualisation de l’espace et du temps des évènements – le showing au lieu du telling –, ainsi que tout ce qui concerne l’effacement de la figure et de la « situation narrative » du raconteur même, si caractéristique du récit romanesque du XXe siècle. On peut conclure, suivant l’éminent philologue Milman Parry, que le « récit oral » et le « récit littéraire » sont deux formes narratives qui ont cohabité et se sont contaminées réciproquement pendant des siècles, donnant lieu à une variété foisonnante de genres et de styles de narration6.
15Une particularité des récits fictionnels, face aux narrations « vraies », inscrites dans le cadre des échanges communicationnels ordinaires, se trouve dans la possibilité qu’ils ont de se justifier institutionnellement par eux-mêmes, en absence d’un témoin-narrateur, actualisant ainsi, en forme de témoignages, des fantasies épistémologiques ou des expériences impossibles : la création du monde (ou sa fin, l’apocalypse), le discours interne des personnes qui rêvent, ce qui se passe de l’autre côté de la Galaxie, etc. Les récits poétiques antiques personnalisaient cette possibilité d’autojustification dans la figure de la « Muse » invoquée par le rhapsode. La Muse fait en sorte que le rhapsode puisse de nouveau porter le témoignage d’« expériences » que tous ont déjà partagées mais que personne n’a directement connues.
16D’autres facteurs extra-individuels interviennent dans la fabrique du récit et consolident ses dimensions disons « institutionnelles » ; nous allons en évoquer deux de façon très rapide.
- 7 V. Agustín García Calvo, Lalia. Ensayos de estudio lingüístico de la sociedad, Madrid, Siglo XXI, 1 (...)
17Le premier concerne la présence, dans toute narration d’ordre testimonial, d’éléments, de portée différente, qui ne relèvent pas du vécu personnel. On a déjà signalé le paradoxe des récits qui actualisent des múthoi pré-connus, donc des répétitions, du déjà vu, des choses autrefois chantées par « La Muse ». Mais, dans tout récit personnel, si singulier soit-il, il y a également une quantité non négligeable de connaissances de seconde main, d’« expériences impersonnelles », de vérités prêts-à-porter que nous pouvons agréer ou non, que l’on accepte plus ou moins volontiers, selon les circonstances, mais qui ne nous sont pas étrangères, que nous avons déjà connues, sans qu’elles relèvent directement d’une expérience directement vécue. Ce genre de savoirs opère dans une région intersubjective vague, une zone constituée par des catégories identitaires – géographiques, professionnelles, chronologiques, idéologiques, relatives aux loisirs et aux goûts personnels – d’extension dissemblable, irrégulièrement emboîtées les unes dans les autres, au sein de laquelle l’individu ne se distingue guère des groupes dans lesquels il peut s’inclure ; ce qui leur confère leur capacité d’adhésion et leur force de persuasion auprès des auditoires particuliers7.
- 8 Selon Aristote, la diégèse inclut la prothésis ou proposition analytique de l’« affaire », toutes d (...)
- 9 Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire, trad. Maurice Jacob. Paris, Gallimard, 1988, (...)
18La Rhétorique, qui s’est occupée du récit comme l’un des outils de persuasion à l’œuvre dans les discours oratoires, reconnaît l’importance de ces savoirs communs, qu’elle appelle sentences ou maximes (gnómai, dans la Rhétorique d’Aristote). Seules ou en combinaison avec de petites fables (historiques ou inventées : parádeigmai ; parabolé), ou bien faisant partie des raisonnements, des « enthymêmes », les gnómai peuvent jouer un rôle aussi important dans le récit qu’elles le font dans l’argumentation8. Sentences, maximes, dictons et quelques autres genres apparentés possèdent des rapports privilégiés avec le discours narratif du fait que récit et locution peuvent se substituer l’un à l’autre et se justifier réciproquement. En raison de l’« expérience » qu’ils suscitent, les récits ont tendance à générer une « morale », une signification pratique ou « appliquée », selon Hans Robert Jauss : les utilisations didactiques ou doctrinales des textes de fiction sont d’ailleurs bien connues9.
- 10 André Jolles, Formes simples, trad. Antoine Marie Buguet, Paris, Seuil, 1972, p. 121-135, en partic (...)
19De façon complémentaire, toute maxime, toute sentence, tous ces savoirs communs et discutables qui se sont figés dans la langue sous forme d’expressions reçues, de dictons, de phrases déjà faites, semblent appeler une justification narrative, le récit de leur genèse, pourrait-on dire. Dans la pratique historique de la production de textes, ces deux opérations ont été extrêmement courantes, et elles continuent de l’être. Les allers-retours entre une narration et sa « morale » – analogues, dans la perspective de l’interprétation, aux rapports sémiotiques entre le titre d’un récit et son développement – relèvent de cette élasticité textuelle que l’on reconnait au langage, en particulier dans ses usages poétiques. Dans Einfache Formen, son grand ouvrage de 1930, André Jolles a synthétisé dans la catégorie de « locution » l’ensemble de matériaux auquel nous avons fait allusion, qu’il place comme l’une de ses dix « formes simples », formes abstraites ou archétypales, capables d’embrasser l’ensemble des produits de la littérature : qui vivra verra ; il faut battre le fer quand il est chaud ; ventre affamé n’a pas d’oreilles. Condensé d’expériences qui reste ouvert à la discussion à côté de toutes les autres, la locution, ajoute Jolles, ne peut se considérer conceptuellement, « car la pensée conceptuelle est précisément l’obstacle contre lequel cet univers se dresse et qui, de son côté, détruit cet univers »10.
- 11 Sur la prévision de clôture, dans une perspective communicationnelle, Mikhaïl Bakhtine, Esthétique (...)
20Un deuxième facteur trans-individuel, tout aussi important, réside dans ce que nous pouvons appeler la « grammaire du récit », ces quelques constantes qui structurent en profondeur le narratif et que nous allons seulement effleurer. Une règle bien connue est la nécessité d’une fin, d’un dénouement ; pas d’histoire sans fin de l’histoire. Les quelques exceptions, ludiques ou autres, à ce principe – les contes « sans fin » du folklore, endless tales ou cuentos de nunca acabar correspondant au motif Z11 de la classification de Stith Thompson, ou encore les feuilletons interminables, les « dénouements ouverts », les « préquelles » ou les spin-off rélativement fréquents dans les fictions contemporaines – ne font que confirmer la règle générale, telle qu’elle se manifeste dans les modalités narratives les plus courantes ou dans la consommation du narratif par les enfants ou par le grand public11.
- 12 Paul Ricœur, L’Herméneutique biblique, éd. François-Xavier Amherdt, Paris, Eds. du Cerf, 2001, p. 1 (...)
- 13 Certaines croyances religieuses ont ainsi été décrites comme des récits fictionnels non soumis à re (...)
- 14 André Jolles, Formes simples..., p. 173-197 ; Northrop Frye, The Secular Scripture. A Study of the (...)
21Les implications de ce postulat sont nombreuses. La succession d’actions qui définit le narratif en vue de sa finalisation conduit à ce que les éléments présentés, ainsi que leur ordre de présentation, soient perçus comme étant pertinents ou significatifs ; dans le récit, le sens de la fin attire tout vers lui. C’est l’intelligibilité finale de cette « mise en intrigue » d’éléments hétérogènes qui, selon Paul Ricoeur, déterminera l’« identité dynamique » du récit, le « quoi » de l’histoire racontée12. D’ailleurs, dans la mesure où le récit, selon Northrop Frye, thématise des luttes ou conflits associés à des mouvements symboliques d’ascension ou de chute, sa fin implique un dénouement « eschatologique ». Dans certaines modalités narratives, le sujet du récit et ses antagonistes peuvent être marqués par des indices manichéens : les bons et les méchants, ceux qui se sauvent, ceux qui se condamnent13. Dès lors, un récit peut toujours être compris comme une ordalie, c’est-à-dire, un jugement divin, une sentence judicière. André Jolles fait de ce principe l’une de règles de base d’une autre de ses dix « formes simples », le conte, royaume régi par une justice « poétique », où les choses se passent comme elles doivent se passer. Justice poétique naïve, bien entendu : toujours ailleurs et cela fait longtemps14.
- 15 “Written words are residue. Oral tradition has no such residue or deposit. When an often-told oral (...)
- 16 Northrop Frye, Anatomy of Criticism. Four Essays, Princeton, University Press, 1990, p. 71-191; Wal (...)
22Notre formation alphabétique et nos habitudes de lecture nous incitent mécaniquement, subrepticement, à abstraire le récit de son cadre premier, qui est oral au sens fort du terme : dramatique, spectaculaire, théâtral. Ce cadre favorise une relation particulière qui lie celui qui raconte et ceux qui l’écoutent à quelque chose qui leur échappe à parts égales et que personne ne peut maîtriser complètement : le déroulement du récit lui-même. Dans les cultures orales primaires, selon Walter J. Ong, un récit consiste davantage en la possibilité de le raconter, que dans sa réduction matérielle à quelque chose de déjà achevé qui serait prêt à être reproduit15. L’expérience la plus profonde et intense du récit se trouve sans doute dans le temps, indéfiniment suspendu, de son développement. Dans certains contextes, le récit en lui-même compte moins que le fait d’être en train de le raconter, parfois rituellement : les histoires (ou la même histoire, encore) que les enfants sollicitent de leurs proches pour s’endormir, la narration clinique au psychotérapeute. Ong a rappelé l’étymologie du mot épique, de l’indo-européen *wekw, ‘vocalisation’, racine de l’épos grec et de la vox latine. Tout ce qui relève du jeu de la voix importe au cours de la narration. Produire des sons, entendre des voix, voilà des activités qui possèdent des valeurs intrinsèques et qui, au bout du compte, constituent des dons et participent ainsi à une certaine forme d’amour. C’est sans doute la raison pour laquelle la mise en voix peut, en elle-même, soulager ou guérir16.
- 17 Sandra Laugier et Alexandre Gefen, « Entretien avec Sandra Laugier (Alexandre Gefen) », Elfe XX-XXI(...)
23Dans ces situations, une interdépendance entre raconteurs et auditoires est créée. Cette relation est asymétrique, le raconteur ayant besoin de ses auditeurs d’une toute autre façon qu’eux de lui. Mais de toute évidence, ils jouent des rôles qui sont déterminés les uns par rapports aux autres, qui n’auraient guère de sens en dehors du contexte narratif qui les réunit et les définit en tant que tels. Il semble pertinent d’ajouter que, d’une certaine façon, tant le raconteur que les auditeurs sont également en situation de vulnérabilité vis à vis du récit lui-même, plus précisément, de la parole qui le constitue et qui le véhicule. Il a été observé que, dans des rapports de vulnérabilité, semble prévaloir la tendance à s’imaginer dans une position de force ; or, nous sommes tous en situation de faiblesse vis à vis du langage, qui constituerait l’une de ces vulnérabilités d’ordre général que Robert Goodin a étudiées17. La puissance de la langue, dont les racines plongent dans l’inconscient, va bien plus loin que la conscience que chacun d’entre nous peut en avoir. La parole nous interpelle, nous interprète, nous joue, de façon profonde et, souvent, énigmatique. Elle est capable de faire avec nous bien plus que ce que nous sommes capables de faire avec elle, même à l’aide de divers arts et techniques – rhétorique, métrique, chant – qui explorent ses vastes possibilités. Bien maîtrisée, elle est, on le sait bien, une arme redoutable, toujours à portée de main. Cependant, cette même arme peut se retourner, à n’importe quel moment, contre nous. Parfois elle se manifeste mystérieusement, à notre insu, et nous entendons des voix internes, incontrolées, comme celles du dáimon socratique, ou nous proférons à notre corps defendant des mots qui ne conviennent pas ; parfois, elle se retire et nous restons aphasiques, incapables d’articuler un seul mot ou de verbaliser ce qui nous arrive.
- 18 L’écoute présente une problématique particulière. Nous avons suivi dans le texte les arguments de W (...)
24On est cependant encore plus vulnérable au langage en tant qu’auditeurs. L’ouïe est un sens intime et pénétrant. À travers les sons, nous avons des perceptions globales, additives, non pas analytiques, comme celles qui proviennent de la vue. La vue ne fait que déployer devant notre attention des surfaces orientatives toujours étrangères ; les sons, en revanche, nous entourent et nous mettent ipso facto au centre même de l’événement. On peut s’abstenir de parler, mais il est en principe impossible de ne pas entendre les mots qu’on nous adresse – ou ceux, adressés à d’autres, qui ne nous sont pas destinés et qui nous parviennent de façon accidentelle18.
- 19 Michel Moner, Cervantès conteur. Récits et paroles, Madrid, Casa de Velazquez, 1989. La citation de (...)
25Revenons à présent aux récits « naturels » et à leurs situations premières de production et de réception, cette fois-ci avec l’inestimable concours de Cervantès. L’ensemble de l’œuvre du romancier espagnol – non seulement le récit des aventures de son célèbre chevalier, invulnerable e indefenso, selon le mot de Rosa Chacel – se situe au croisement de la culture orale ancienne et de la culture alphabétisée des modernes et contemporains. C’est la raison pour laquelle une œuvre comme Don Quichotte, si pleinement littéraire, regorge de narrations qui se produisent oralement et qui, au sein du monde imaginaire déployé par le récit, ne sont pas inscrites dans le domaine de la fiction. Nous prenons appui, pour les paragraphes qui suivent, sur les études de Michel Moner, qui traite, dans les narrations internes de Don Quichotte, autant les récits des « professionnels » que ceux des raconteurs d’occasion – donc sans protocoles fictionnels. Sont présentées ci-dessous quelques constantes qui ont été relevées plutôt dans ces derniers types que dans les récits « littéraires » enchassés au long du roman – quoique le degré d’intégration de ces nouvelles à l’intrigue principale est, on le sait, variable19.
- 20 Michel Moner, Cervantès conteur, p. 145-160.
26C’est une sorte de confirmation formelle du lien qui unit le narrateur à son auditoire. Le narrateur doit être sollicité. Quelques fois, il se fait même prier pour se mettre au travail. Il demande l’attention de son auditoire par des formules « phatiques », par des tests d’attention. La « pétition préalable » pourrait faire penser à une sorte d’institutionnalisation narrative de l’échange linguistique premier et primordial, l’interlocution entre le Je et le Tu. Dans la poésie ancienne, le narrateur se situe également dans une double position d’interlocution, en tant que médiateur entre « la Muse » et son auditoire. Moner a rappelé les formules de contact employées par les conteurs de la Bretagne, symboles du contact narratif établi avec le public : un Cric du narrateur, au début ou au milieu de sa perfomance, auquel les auditeurs doivent répondre aussitôt par un Crac, afin de prouver qu’ils sont là et qu’ils le suivent. Dans Don Quichotte, il y a des narrateurs qui interrompent leur récit parce qu’ils ont été à leur tour interrompus, ou parce qu’on n’a pas fait attention à leurs demandes préalables. C’est le cas du conte de Sancho Panza au cours de l’« aventure des fouloirs » du chap. 20 de la Première partie, un récit humoristique, et qui se veut sans fin, que le craintif Sancho, terrorisé par la nuit, veut raconter à son chevalier pendant des heures, jusqu’à ce que le jour pointe, pour qu’il ne s`éloigne pas de lui20.
27Les situations narratives prévoient le fait que les rôles du narrateur et des destinataires du récit peuvent alterner. Tout narrataire est un narrateur potentiel, tel que des collections médiévales des récits, comme le Décameron, le prouvent. La possibilité d’alternance est primordiale dans l’une des formes les plus courantes du récit occasionnel dans le Quichotte, ce que Moner appelle le « récit curriculaire » : la présentation synthétique à l’interlocuteur du propre parcours de vie, comme ceux de Don Quichotte et du « Chevalier vert » dans le chapitre 16 de la Deuxième partie du roman. Cette réciprocité est parfois « monétarisée » : le propre récit est une forme de paiement. D’autres fois, le récit est récompensé par un repas, ou bien on attend que le narrateur se soit rassasié pour entendre son histoire (Cardenio). Ce sont, conclut Moner, diverses façons de mettre en évidence la bouche même. Enfin, plus rarement, la récompense du récit n’est autre que le salut de sa propre vie – cas du personnage d’Ana Félix, dans la Deuxième partie ; le souvenir de Schéhérazade est ici inévitable21.
28Enfin, Moner détecte aussi, dans ces petites narrations à l’intérieur de Don Quichotte, une caractéristique fort ancienne du récit, déjà présente chez Homère et chez Virgile, qui est son association à la douleur. Les infortunés sont tous enclins au récit ; les signes de souffrance, les larmes, les soupirs, les annoncent ou les font présager. Le récit lui-même fonctionne comme exutoire de la douleur. Une spécificité des récits de Cervantès serait, selon Moner, le lien qui s’établit entre le récit de l’infortuné et un processus de dévoilement ou de découverte22.
29Nombreux sont les personnages qui, à la suite d'une erreur ou d'une négligence, doivent fuir déguisés. Ainsi, le récit de ses mésaventures coïncide parfois avec son dévoilement progressif, dans une sorte de streep-tease narratif. C’est le cas de la belle Dorothée, l’un des personnages les plus saisissants du roman de 1605. Seuls en plein milieu de la sierra andalouse, les compagnons de Don Quichotte entendent soudainement une voix plaintive qui se demande si le lieu inconnu où elle se trouve pourrait enfin « servir de sépulture cachée à ce corps dont je porte si fort contre mon gré la charge pesante ». S’approchant en silence, sans être aperçus, les amis du chevalier découvrent une figure jeune, habillée en paysan, en train de laver soigneusement ses pieds dans un ruisseau, des pieds d’une telle blancheur qu’ils ressemblent à des cristaux de roche. De quoi éveiller les soupçons des camarades de Don Quichotte, qui s’approchent davantage en prenant encore plus de précautions, car cette figure ne correspond absolumment pas à ce que l’on pense pouvoir trouver en pleine montagne. Et ils n’ont pas tort ; par accident, la figure laisse voir une longue chevelure blonde, des belles mains, blanches comme la neige puis, finalement, un visage d’une « beauté incomparable ». Le faux paysan est en fait une femme citadine que l’on peut croire en détresse, et les amis décident de se présenter à elle pour la secourir. Saisie de peur, souhaitant fuir, Dorothée tombe par terre. Un des personnages, la prenant par la main, la rassure, lui demandant de raconter sa « bonne ou mauvaise fortune », pour qu’ils puissent, sinon remédier à ses maux, du moins lui offrir « des conseils », ou au pire, de l’aide à supporter ses malheurs « en les partageant ». Enfin,
- 23 Cervantès, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, trad. Louis Viardot, préf. Louis Urrutia (...)
… elle laissa échapper un profond soupir et rompit le silence : «Puisque la solitude de ces montagnes, dit-elle, n’a pu me cacher aux regards, et que mes cheveux en s’échappant ne permettent plus à ma langue de mentir, en vain voudrait-je feindre à présent, et dire ce qu’on ne croirait plus que par courtoisie. Cela posé, je dis, seigneurs, que je vous suis très obligée des offres de service que vous m’avez faites, et qu’elles m’ont mise dans l’obligation de vous satisfaire en tout ce que vous m’avez demandé. Je crains bien, à vrai dire, que la relation de mes infortunes, telle que je vous la ferai, ne vous cause autant de contrariété que de compassion, car vous ne trouverez ni remède pour les guérir ni consolation pour en adoucir l’amertume. Mais néanmoins, pour que mon honneur ne soit pas compromis dans votre pensée, après que vous m’avez reconnue pour femme, et que vous m’avez vu jeune, seule et dans cet équipage, toutes choses qui peuvent, ensemble ou séparémment, détruire tout crédit d’honnêteté, je me décide à vous dire ce que j’aurais voulu qu’il me fût possible de taire. » Ce petit discours fut adressé tout d’une haleine par cette charmante fille aux trois amis, avec une voix si douce et tant d’aisance de langage que la grâce de son esprit ne leur causa pas moins de surprise que sa beauté. Ils répétèrent leurs offres de service, et lui firent de nouvelles instances pour qu’elle remplit ses promesses ; elle alors, sans se faire prier davantage, après avoir décemment remis sa chaussure et relevé ses cheveux, prit pour siège une grosse pierre, autour de laquelle s’assirent les trois auditeurs ; puis, se faisant violence pour retenir quelques larmes qui lui venaient aux yeux, d’une voix sonore et posée, elle commença ainsi l’histoire de sa vie23
- 24 En effet, réconfortée, Dorothée réjoint les camarades de Don Quichotte – prête, en accord avec eux, (...)
30On le voit bien, autant que de la belle et insaisissable citadine perdue dans la montagne, les auditeurs sont épris de sa « voix si douce », « sonore et posée », tout comme du « profond soupir » qui precède sa tirade et de ces « quelques larmes » qu’elle arrive difficilement à retenir, après sa finalisation. Autant de signes corporels – Dorothée elle-même justifie le dévoilement de son histoire par l’envolée de ses « cheveux », qui auraient forcé sa « langue » à ne plus mentir – reliant douleur et récit. Ce lien, dont les exemples sont très nombreux, sous-tend les potentielles valeurs thérapeutiques de la narration que nous avons indiquées, dont l’une des racines pourrait se trouver en ce que la « situation narrative » montre d’affect ou de générosité : se raconter est une preuve d’amour, puisque c’est une offre, un don ; tout comme la curiosité, l’attention, la « suspension » des destinataires24.
- 25 Albert Johnsen, “Casuistry and Clinical Ethics”, Theoretical Medicine, 7, 1986, p. 65-74. V. aussi (...)
- 26 Quoique Sancho, à la grande surprise de tous, se tire plutôt bien d’affaire (II, xlv).
- 27 André Jolles, Formes simples, p. 143 ; l’auteur tire son exemple des Tragédies et comédies en droit (...)
31Très présent chez Cervantès, nous pouvons considérer le « cas litigieux » comme une forme de récit particulièrement instructive ; le cas est d’ailleurs l’un des objets d’étude privilégiés en éthique médicale25. Dans la perspective purement littéraire développée par André Jolles, la « forme simple » du cas est un problème sans solution, tout au moins sans solution facile, comme ceux qui sont présentés à Sancho Panza, nommé « gouverneur » d’une fausse île, lors d’une série d’audiences – dans un contexte judiciaire donc – organisées pour le tourner en dérision26. En littérature, le cas ne cherche pas à être résolu, mais à poser problème, de façon à permettre le développement d’arguments ou de témoignages contradictoires. Selon Jolles, l’un de ses « gestes » est, justement, le silence final. Si toute action peut être évaluée selon une norme, le cas montre les lacunes dans les normes ; il permet justement d’évaluer les normes en confrontant les unes avec les autres, de les juger : « il y a un poids sur chaque plateau de la balance et [...] chaque poids pèse l’autre »27.
32Le cas prolifère là où il y a une surabondance de normes – l’exemple de Jolles en est la collection indienne Mer d’histoires, de Somevala. Il peut être présenté sur divers registres, par exemple le logico-philosophique – certaines apories grecques, documentées dans plusieurs littératures, seraient l’un de ses avatars – tout comme le purement et simplement anecdotique : chez Cervantès on retrouve la petite histoire, fort bien connue, des deux gourmets qui trouvent, dans le vin, l’un un goût de cuir, l’autre un goût de cuivre, à cause d’un trousseau de clés réunies par une boucle en cuir qui était tombé dans le tonneau.
- 28 Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, trad. Isabelle Kolitcheff, Paris, Eds. du Seuil, 1970
- 29 Thomas Pavel, La Pensée du roman, Paris, Gallimard, 2014, p. 14 et 45-48.
33Dans l’évolution des littératures, le « cas » peut s’approcher des solutions ou des « fins », tout en générant du narratif – comme déjà dans les exemples de Sancho Panza gouverneur mentionnés supra. C’est dans cette lignée évolutive que se trouveraient, selon Jolles, les germes du genre de la nouvelle et d’autres formes savantes, comme le roman contemporain, proposant des questions qui n’ont pas une seule réponse tranchée et qui permettent justement, chez les lecteurs, une exploration des normes, un questionnement ouvert, potentiellement infini. On peut reconnaître cette possibilité narrative chez Dostoïevsky, par exemple, où il est moins question, selon les thèses de Mikhaïl Bakhtine, de résoudre un problème que de le faire tourner dialogiquement, à travers les rencontres successives d’un personnage-idée avec beaucoup d’autres, dans une suite, disparate ou romanesque, de situations28. Cette démarche expérimentale et interrogative de Dostoïevski montre bien l’une des fonctions-clé du roman, le genre narratif le plus développé dans les deux derniers siècles. Dans l’une des dernières synthèses de l’histoire du roman, Thomas Pavel a proposé de considérer son évolution du point de vue des tensions entre les comportements exemplaires et repréhensibles et, donc, comme un questionnement de l’applicabilité des idéaux moraux ou éthiques dans la perspective particulière de l’individu concret – que ce soit une « âme forte », un « cœur sensible » ou une « entité énigmatique », les trois paradigmes du personnage qu’il a établis dans ce travail29.
- 30 Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi en langue franç (...)
34Cette vision du récit romanesque incite à une réflexion sur une classe textuelle qui n’est pas stricto sensu narrative, mais dont les fonctions délibératives, voire « judiciaires », permettraient de l’associer au roman, au moins dans la perspective de certaines modalités de lecture30. Il s´agit du journal intime. Ces journaux sont une invention tardive de la littérature ; ils surgissent au XIXe siècle, avec peu d´antécédents, dont les hypomnémata philosophiques de Marc Aurèle. De toute évidence, c’est un genre indissociable de l’écriture, et très proche des autres types des « écritures de soi », comme les correspondances ou l’autobiographie qui, à l’instar des journaux intimes, ont d’ailleurs irrigué le discours romanesque au long du XIXe et XXe siècles.
- 31 Walter J. Ong, Orality and Literacy, p. 102-103 ; Françoise Simonet-Tenant, Journal personnel et co (...)
35Les carnets intimes construisent une « situation narrative » assez particulière et pas tout à fait pure. Leurs textes n’ont pas été composés de la même façon structurée et réfléchie que les œuvres à destination d’un public : ils manquent de dénouement et sont également dépourvus de centre, puisqu’ils se sont installés à l’intérieur du quotidien ; en revanche, ils peuvent se compléter, se modifier ou se re-écrire. C’est surtout la question de l’indétermination de son destinataire qui pose problème. Difficile, même pour celui qui rédige des journaux, de décider à qui il est en train de s’adresser. Or, l’imagination des destinataires est cruciale dans les récits écrits, ceux qui doivent construire une situation communicationnelle par définition imaginaire, inactuelle. De là, cette paradoxale tendance des écrivains de journaux intimes à s’adresser à leur propre cahier31.
36Tout comme les autobiographies et autres « écritures factuelles », les journaux possèdent une fonction de témoignage. Toutefois, on peut y percevoir, à côté de ces aspects testimoniaux, un travail de délibération qui peut conduire à une activité para-judiciaire : des réflexions successives qui mènent à l’établissement de normes, de règles de conduite, de « sentences » ; tout du moins, à la discussion des « cas ». Que ce soit dans une perspective journalière précise, lorsque celui qui écrit synthétise des situations problématiques qui lui ont posé problème ; ou bien avec une vision temporelle plus large, au cours des « relectures » qui cherchent à suivre des fils thématiques particuliers, pour mieux apprécier le sens d’une chaîne d’événements, ou encore pour réévaluer rétrospectivement certains épisodes et y cueillir des éléments de réflexion, des raisons qu’il convient de soupeser, les carnets intimes s’approprient des normes impersonnelles de construction narrative que nous avons passées en revue de façon sommaire plus haut. De toute évidence, il s’agit d’une modalité de lecture parfaitement possible pour d’autres lecteurs ; de fait, ils seront vraisemblablement tentés par ce type d’approche.
37Suivent trois exemples pris dans les carnets de Léna Moukhina, un journal intime tenu dans des circonstances exceptionnellement dures, lors du siège de Léningrad pendant l’automne et l`hiver 1941-1942, publié et traduit en français tout récemment. Léna note ses expériences depuis le début du siège, progressivement aggravées par les bombardements, par le froid et par la famine. À la différence de son entourage immédiat, Léna, qui n’a que seize ans, réussira à survivre à l’épreuve. Beaucoup de choses dans ce cahier : des annotations mnémotechniques, des souvenirs, des envolées lyriques même, ainsi que, de temps à autre, des apostrophes au « cher cahier » :
- 32 Léna Moukhina, Le Journal de Léna. Léningrad, 1941-1942 [2012], préf. de Nicolas Werth, trad. de Be (...)
Mon cher petit journal, bonjour, je m’adresse de nouveau à toi. Je me sens très bien maintenant, et j’écris ces lignes à cause du trop-plein de sentiments agréables qui sont en moi. / D’accord, il y a la guerre, d’accord, il y a la faim. Mais la vie suit son cours. Tout ce qu’on doit supporter, tout cela n’est que provisoire. Il ne vaut pas la peine de se lamenter32.
38Nous ne trouvons pas que des délibérations « en cours de route », mais aussi des « conclusions », des passages qui prononcent la « sentence » des affaires qui viennent de se passer, éventuellement en vue de sa prise en considération future. Nous n’en donnerons qu’un exemple saisissant, les questions que Léna se pose par rapport aux morts succesives de tout son entourage immédiat, humain et animal – le minou de la famille, sa grande mère puis sa mère adoptive – dans la perspective de leur collaboration à sa propre survie :
Aka est très mal en point. Maman craint qu’elle ne puisse pas se rétablir, elle ne se lève plus. [...] A vrai dire, si Aka meurt ce sera mieux, autant pour elle que pour maman et moi. Pour l’instant, on doit tout diviser par trois, alors que l’on pourra tout partager en deux, entre maman et moi seulement. Aka n’est qu’une bouche inutile. Je ne sais moi-même comment je peux écrire de mots pareils. Mais j’ai l’impression d’avoir maintenant un cœur de pierre. Je n’ai absolument pas peur. Qu’Aka meure ou non, ça m’est égal. Et si elle meurt, pourvu que ce soit après le 1er, comme ça, on recupérera ses tickets d’alimentation. Comme je suis sans cœur ! […]
- 33 Ibid., p. 187 et 193-194 (28 décembre 1941 et 2 janvier 1942).
Si bien que la mort d’Aka, qui nous était si chère, a ses côtés positifs. Comme le dit le proverbe russe : « À tout malheur quelque chose est bon ». Maintenant tous les jours maman va obtenir quatre cents grammes de pain, et ça signifie quelque chose tout de même. Et à la cantine, on peut prendre un peu plus de nourriture. Ça, c’est pour tout le mois à venir. Le mois prochain, notre situation va sans doute s’améliorer. / Et comme les choses s’enchainent les unes aux autres de façon étonnante ! Si on n’avait pas tué notre chat, Aka serait morte plus tôt et nous n’aurions pas obtenu maintenant cette carte supplémentaire qui, à son tour, va nous sauver maintenant. Oui, merci à notre minou, il nous a nourris pendant dix jours. Durant toute une décade, on n’a pu subsister que grâce au chat. / Peu importe, il ne faut pas se lamenter. Tout le monde dit que le plus dur est derrière nous. En en effet, le blocus de Léningrad a cèdé déjà à un endroit33.
- 34 Nous songeons aux pratiques développées sous la direction du professeur Benoît Misset dans le servi (...)
39Pour conclure, l’exemple du carnet intime montre de quelle façon les « situations narratives » originelles (dialogisme) et les « lois grammaticales » du récit (le sens de la fin, la production de « sentences ») continuent d’opérer même après avoir subi des évolutions techniques profondes et dans de nouvelles conditions d’emploi (écriture et lecture). Dans cette double perspective de l’écriture et de la lecture, le journal intime montre également une valeur thérapeutique potentielle, dont les fondements théoriques sont à chercher dans une dimension narrative latente qui s’actualise même au sein des circuits communicationnels inédits34.
- 35 La Rhétorique a associé la delibération intime au discours adressé à l’auditoire universel, celui o (...)
40Dans les journaux intimes, nous retrouvons cette disposition à l’écoute qui caractérise l’ensemble des intervenants prenant part dans les narrations orales traditionnelles, dans une sorte de fête ou de jeu avec la langue – qui peut parfois devenir un jeu avec le feu35. À une différence près : les rôles coprésents du narrateur et de l’auditoire sont joués ici pour ainsi dire à l’aveuglette, de façon asynchronique, par une personne qui s’installe dans des temps pluriels qui n’ont pas de commune mesure entre eux. Cette asynchronie est bien caractéristique des produits de la littérature, de même que la tendance à l’interprétation globale, rétrospective et totalisante, à laquelle nous conduit l’habitude de la lecture romanesque. Du côté de la lecture, un corrélat possible du journal intime serait sans doute le « livre de chevet », libros de cabecera dit joliment la langue espagnole : les textes auxquels nous revenons, en toute liberté, parfois en vue de trouver des réponses à des questions qui nous hantent, ou bien, de façon complémentaire, dans le but qu’ils nous posent, eux mêmes, des questions.