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Chimie et mécanisme à l'âge classique

Le programme « baconien » des chimistes de la Royal Society

Luc Peterschmitt

Résumés

La réception de la philosophie naturelle de Bacon est une réception tronquée, y compris et surtout chez ceux qui se disent baconiens, en particulier à la Royal Society. Nous expliquons ce décalage, en montrant la fonction de la référence à Bacon, à propos de la chimie : même s’il n’est pas authentique, le baconisme de la Royal Society libère un espace théorique pour la chimie, puisqu’il interdit tout a priori portant sur ce que l’on peut admettre au titre de principe de l’explication. Certes, les recherches causales sont des « hypothèses », mais sous couvert d’une précaution parfois rhétorique, elles sont réelles. Mais cela signifie essentiellement, pour les chimistes, que malgré le discours de rupture de la Royal Society, qui se veut fondatrice d’une nouvelle science, ils peuvent s’inscrire dans la continuité de la chimie du 17e siècle. Loin que cela signifie que les chimistes de la Royal Society soient rétrogrades, nous voyons là un signe de la modernité de la chimie. Et si finalement elle s’arrange facilement de la référence à Bacon, c’est peut-être aussi que c’est le genre de science que Bacon a en vue pour sa Grande Restauration.

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Texte intégral

  • 1 Cf. L. Peterschmitt, « Bacon et la chimie. A propos de la réception de la philosophie naturelle de (...)
  • 2  Cela ne signifie pas que tout le monde ait à être d’accord avec le détail des déformations que l’o (...)

1La réception de la philosophie de Bacon est une réception plutôt paradoxale. D’un côté, le Lord Chancelier est une référence constante de la Royal Society ; mais d’un autre côté, sa pensée est relativement déformée. Pour le dire d’un mot, nous l’avons montré par ailleurs, la réception de Bacon est une réception tronquée1, c'est-à-dire une réception qui, du point de vue de l’histoire contemporaine de la philosophie est extrêmement discutable. Un tel constat ne fait guère de doute, et ne suscite pas aujourd’hui de véritable débat2. Et l’on peut aisément – et correctement – justifier ou expliquer de telles déformations. Après tout, le but des membres de la Royal Society n’est pas de faire l’exégèse de la pensée de Bacon, si intéressante soit-elle pour elle-même, mais de s’en servir.

  • 3 Rappelons que cette notoriété est au moins autant politique que scientifique – mais de fait, quant (...)
  • 4  Cf. L. Peterschmitt, art. cit.(note 1).

2Nous proposons d’examiner cet usage quand il s’agit de la chimie. Bacon, ou l’image qu’on en donne, doit légitimer une pratique scientifique : notre objet est l’étude de cette légitimation. Certes, la fonction d’un tel discours le rapproche de l’idéologie – pire encore, d’un discours de type publicitaire, faisant fonds sur la notoriété de Bacon3. Il nous semble cependant qu’il ne faut pas s’arrêter à cet usage banal de l’autorité. En effet, on peut du moins reconnaître que la philosophie baconienne se prête à un tel usage – quoi qu’il en soit des déformations qu’on lui fait subir. Dès lors, il semble qu’il faille préciser la fonction proprement intellectuelle, et pourquoi pas philosophique, de cette référence. Cette question a un sens particulier, puisque de fait nous avons déjà montré que l’image d’un Bacon sinon chimiste du moins fournissant une méthode pour la chimie n’est pas si incohérente avec la philosophie originale de Bacon (du moins qu’elle est moins incohérente que l’image d’un Bacon fondant la science mécanique)4.

3En somme, nous entendons montrer que la référence à Bacon vient donner une forme à la chimie, en lui donnant un cadre méthodologique assurant qu’elle est effectivement une science. Nous parlons ici de forme : cela doit indiquer une relative plasticité de la science chimique. La référence à Bacon n’impose pas une méthode stricte, en dehors de laquelle il n’y a pas de savoir envisageable, mais au contraire elle autorise une certaine souplesse dans un cadre donné (du coup, le terme de programme est réservé à des recherches plus déterminées). La forme baconienne – car elle l’est au moins relativement – doit jouer un double rôle : si les chimistes admettent cette forme, alors ils produisent de la science authentique ; et d’autre part, si les chimistes l’admettent, alors leur science est une science autonome, susceptible de trouver ses propres principes.

4Nous évaluerons cette forme en étudiant la façon dont elle est élaborée, et dont elle fournit du même coup une norme pour les chimistes. En un second temps, nous la confronterons à quelques exemples de travaux menés en chimie dans le cadre de la Royal Society. Au total, nous montrerons que l’adoption d’une forme baconienne dessine pour la chimie un espace théorique possible – elle autorise les chimistes à produire une science parfaitement autonome, mais tous ne saisissent pas nécessairement cette occasion.

La fonction du baconisme de la Royal Society : Sprat et Glanvill

  • 5 Respectivement, T. Sprat, History of the Royal Society, edited with Critical apparatus by J.J. Cope (...)

5Voyons en premier lieu quelle est la forme baconienne des sciences à la Royal Society. Cette forme est fixée comme une norme, à laquelle sont censés se conformer de fait les membres de la Royal Society. Et cette conformité expliquerait les progrès proclamés de la science depuis la fondation de la Société. Pour étudier cette forme, nous nous appuyons essentiellement sur deux ouvrages : l’Histoire de la Royal Society de T. Sprat et Vanity of Dogmatizing ainsi que Plus Ultra de Glanvill5. Il faut utiliser ces deux ouvrages avec quelques précautions.

  • 6 Cf. M. Purver, The Royal Society, Concept and Creation, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1967 cha (...)
  • 7  M. Purver écrit : « L’exposé donnée par Sprat de l’idée et des commencements de la Royal Society e (...)
  • 8  P. Wood, « Methodology and Apologetics : Thomas Sprat’s History of the Royal Society », The Britis (...)

6Est vouée à l’échec toute lecture qui voudrait conclure du baconisme de Sprat à celui de la Royal Society dans son ensemble. Ceci est une mauvaise conclusion pour deux raisons au moins : d’une part, on présuppose que Sprat et Glanvill sont baconiens – et ils ne le sont que dans une mesure limitée. D’autre part, on présuppose que ces histoires sont le reflet fidèle des activités de la Royal Society et de ses membres. Pour soutenir cette position, on avance en général que c’est une commande de la Royal Society, dont le comité directeur a suivi de près la réalisation6. L’analyse de la correspondance de Oldenburg notamment est tout à fait convaincante. Mais on ne prouve pas ainsi la fidélité du reflet. Il serait plus juste, en tout cas plus prudent, de dire que l’History de Sprat, destinée non aux membres de la Royal Society, mais au public, cherche à donner une certaine image de la Société. Ce dont l’History est un reflet, c’est ainsi de l’image que la Société voulait donner d’elle-même en 1667 (et même pas, comme le dit M. Purver, de ce que les membres pensent d’eux-mêmes7). Comme l’a montré P. Wood8, cette histoire est d’abord un ouvrage apologétique, destiné à justifier l’existence de la Royal Society. Sprat est d’abord en charge de justifier l’existence d’un club privé de gentlemen en butte à de nombreuses critiques.

  • 9 Scepsis scientifica, or Confest ignorance, the way to science ; Scire/i tuum nihil est : or the aut (...)
  • 10  Cf. Philosophical Transactions, en date du 15 juin 1668, vol. III, 1669, pp. 715-716 : « il a donn (...)

7De même, l’usage du texte de Glanvill n’est pas évident : il n’écrit pas d’abord en effet sous l’égide de la Royal Society, mais il semble défendre pour lui-même sa conception de la science. Nous le verrons, cela peut induire des décalages intéressants avec le texte de Sprat : là où ce dernier reste neutre, Glanvill prend position plus fermement. Néanmoins, ces éléments autorisent l’usage que nous prétendons en faire. D’une part, si Vanity of Dogmatizing est d’abord un texte qu’il écrit pour et de lui-même, le livre sera repris sous une forme à peine remaniée, mais intitulé autrement : Scepsis scientifica avec cette fois l’imprimatur de la Royal Society9. En second lieu, le compte-rendu du Plus Ultra dans les Philosophical Transactions est particulièrement élogieux : on y souligne que le lecteur trouvera une description du travail des savants de la Royal Society qui peut aisément remplacer celle que donne l’History de Sprat10. Mais du coup, le travail de Glanvill sera tout autant, ou tout aussi peu « baconien » que celui de Sprat – il faut considérer que la référence à Bacon y joue le même rôle. Et de fait, si Bacon est mentionné, le baconisme de Glanvill n’est pas plus évident que celui de l’auteur de l’History.

8De manière générale, on peut considérer que ces ouvrages ont vocation à répondre, éventuellement en les anticipant, aux critiques auxquelles l’établissement de la Royal Society a donné lieu. Un examen rapide du type de critiques permettra de comprendre le rôle de la référence à Bacon. Ces critiques sont violentes et incohérentes – ceci pour expliquer les difficultés d’une réponse. Essentiellement, elles proviennent de Stubbe et Caseaubon. La Royal Society est contestée sur tous les fronts, en raison de son discours de rupture. Pour faire bref, la nouvelle science met en danger l’université, la religion, la médecine etc. Mais ce n’est pas tout. Stubbe et Caseaubon attaquent également la chimie et les chimistes, cette fois sur un autre plan. Pour eux, loin d’être en rupture avec un passé sulfureux, les chimistes de la Royal Society en seraient tributaires. Ces critiques contiennent une tension, voire une contradiction. Certes, on peut envisager qu’elles signifient que le discours de rupture n’est que du discours et ne traduit pas la réalité du travail de la Royal Society. La contradiction serait donc du côté de Sprat et consorts. Mais dans ce cas, on voit mal comment les universités etc. seraient mises en danger. Au demeurant, comme l’écrit Stubbe, dans un ouvrage intitulé Legends no Histories, dont le titre indique de lui-même comment il refuse l’idée que Sprat et Glanvill aient écrit des histoires au sens où ils l’entendent :

  • 11 Legends no Histories, Londres, 1670 cit. par J. Golinski, « A Noble Spectacle : Phosphorus and the (...)

« Ce que la Société a fait pour l’amélioration de la chimie, je ne le comprends pas aussi bien que Glanvill semble le comprendre. »11

9Ailleurs, il enfonce le clou :

« Paracelse était animé du même esprit que celui qui semble agiter certains des Virtuosi ».

10L’attaque de Caseaubon est du même style : il identifie le but de la Royal Society avec la chimie et les mathématiques, en sorte de montrer que les chimistes ne sont pas très différents de R. Fludd. Ce dernier et Paracelse représentent aux yeux de Caseaubon et Stubbe le type même de l’enthousiasme qui met en danger la religion. Dès lors, ne pas rompre avec la tradition spécifique de la chimie mettrait aussi en danger en particulier la religion.

  • 12 De fait, le compte rendu du Plus Ultra signale que cet ouvrage a été écrit justement pour remplacer (...)

11Les textes cités sont certes postérieurs aux histoires de Sprat et Glanvill. Mais les objections dont ils sont porteurs ne sont pas vraiment neuves, ni dans la forme ni dans le contenu. Précisément, pour une bonne partie, ces histoires sont en charge de les anticiper et d’y répondre12. Cela ne veut pas dire qu’il y ait dialogue : les « réponses » de Sprat et Glanvill font appel à Bacon, lors même que Stubbe et Caseaubon récusent le Lord Chancelier comme autorité et, au moins pour Stubbe, le comprennent dans leur critique. Dans ce contexte hautement polémique, la référence à Bacon et à une certaine compréhension (non baconienne ou pseudo baconienne) permet d’affirmer la scientificité de la chimie. D’une certaine manière, puisque l’on veut couper la chimie de son histoire, Bacon vient jouer le rôle de substitut méthodologique à une histoire qu’on ne veut pas endosser (pour des raisons externes à cette histoire). Le baconisme a d’abord une fonction idéologique. Précisément, il faut en voir les effets à propos de la chimie à la Royal Society. Selon Sprat – ce sera repris par Glanvill, qui louera l’histoire de Sprat, en soulignant qu’elle décrit aussi exactement que possible le travail des membres de la Royal Society – le but de la Société est de faire des histoires naturelles, sur tous les sujets, mieux, des histoires de tous les objets possibles. On peut retenir pour la méthode proposée quelques thèmes majeurs :

    • 13 Glanvill, Plus Ultra, pp. 90-91.

    - La diversité maximale : à terme, il s’agit de recueillir tout ce qu’il est possible de recueillir à titre de fait. Comme le dit Glanvill, il s’agit de faire l’histoire de toute la nature : ceux qui objectent à la Royal Society le peu de réalisations ne voient pas que « le dessein [en] va des profondeurs les plus profondes de la nature et s’élève aussi haut que l’histoire la plus haute de l’univers ; qu’il s’étend à toutes les variétés du grand monde, et tend à l’avantage universel de l’humanité etc. »13.

    • 14 Sprat, History, p. 115. Soulignons que cette position extrême ne décrit pas nécessairement le trava (...)

    - Pour cela, il faut ne rien s’interdire, ou encore selon l’interprétation qu’on peut en donner dans le régime épistémologique qui est celui de Sprat, travailler sans a priori. Ceci a une traduction immédiate : travailler sans ordre. La déclaration de Sprat est sans appel : « la société a repris ses principales observations en un stock commun, et les a déposées dans des registres publics, afin qu’elles soient transmises telles quelles à la prochaine génération ; et de celle-ci à la suivante, et ainsi de suite. Comme leur dessein était d’amasser un grand nombre d’expérimentations diverses, sans les couler dans un modèle parfait, ils ne se sont tenus à aucun ordre de sujets ; et quoi qu’ils aient enregistré, ils l’ont enregistré non comme des systèmes complets d’opinion, mais comme des histoires inachevées »14. La mention de l’ordre de sujet signifie deux choses : pas un certain type de sujet, mais pas non plus d’ordre prédéterminé dans le traitement des sujets.

    • 15 Pour lui donner toute son importance, on pourrait le traduire ou le rendre de la façon suivante : c (...)

    - Mais il faut travailler à des faits bien établis : la question essentielle devient celle de l’établissement du matter of fact15. Etablir le matter of fact revient à s’interroger collectivement à propos non de ce qui se passe dans une expérience, mais tout simplement de ce que l’on voit. De fait, l’organisation de la Royal Society repose sur cet établissement : certains membres sont chargés par le groupe de réaliser certaines expériences dont ils rendent compte et soumettent les résultats à la discussion, jusqu’à accord. Glanvill et Sprat sont d’accord sur ce point : l’affaire de la Royal Society est d’abord d’établir des faits.

  • 16 Pour les deux premiers points, qui sont évidemment liés : de telles prescriptions peuvent tomber so (...)

12Ces trois points sont solidaires d’une théorie complètement empiriste de la connaissance. Et du refus de la théorie : celle-ci ne sera établie qu’une fois donnée l’histoire naturelle. Rien de ceci ou presque n’est de Bacon. Bien entendu la forme de l’histoire naturelle peut être référée à Bacon. Mais c’est à peu près tout. Insistons sur un seul point, puisqu’il est dit représentatif du travail des membres de la Royal Society16. Décider du matter of fact en commun : cet aspect des choses est très loin de la philosophie proprement baconienne. Pour Bacon en effet, le problème n’est pas seulement de décider à plusieurs. C’est que les sens ne sont pas fiables : ils ne nous disent rien des choses en elles- mêmes. Cette critique des sens par Bacon aboutit à l’idée que sens et raison doivent se corriger réciproquement, en sorte d’établir les particulars (les cas particuliers)sur lesquels on pourra fonder une induction légitime (mais il n’y a pas de raison pour qu’on ne puisse le faire seul).

13Le moment de l’histoire naturelle n’est pas un moment purement sensible ; il est déjà rationnel. Et c’est cela qui fonde la méthode baconienne. Le pseudo baconisme de Sprat est précisément pseudo en ce qu’il est un baconisme sans induction. Ce n’est que la promotion d’une histoire, qui semble parfois être son propre but : le moment de l’invention est renvoyé à plus tard. Ainsi Sprat décrit-il la méthode de la philosophie :

  • 17 Sprat, History, p. 31.

« La vraie philosophie doit avant tout commencer par un examen scrupuleux et sévère des particuliers ; de là, avec de grande précautions, quelques règles générales peuvent être tirées ; mais elle ne doit pas se reposer là, et ce n’est pas la partie la plus difficile de la route. Elle doit avancer ces principes en sorte de découvrir de nouveaux effets, dans toutes les variétés de la matière. Et il faut que ces deux chemins soient parcourus ensemble : de l’expérimentation à la démonstration, et de la démonstration à l’expérimentation encore une fois »17.

14On retourne à l’expérimentation, et elle semble avoir le dernier mot. Pour Bacon, la science a une structure pyramidale : elle s’achève par la connaissance des axiomes, ou des lois, ou des causes les plus générales. Mais pour Sprat importe essentiellement le premier moment : pour lui, la Royal Society, dont l’existence est encore très récente, a pour tâche de commencer – on revoie ainsi aux générations futures l’invention des axiomes. Le programme est fixé pour de nombreuses années – je m’arrête aux tâches les plus immédiates.

15Que devient la chimie dans ce contexte théorique et épistémologique rapidement esquissé ? En premier lieu, elle est mise à égalité avec les autres sciences. Ainsi que le déclare Glanvill :

  • 18 Glanvill, Plus Ultra pp. 9-10.

« Il y a deux principales manières de faire avancer la connaissance : 1) en élargissant l’histoire de la nature ; et 2) en améliorant la coopération et les communications. L’histoire de la nature doit être augmentée soit par l’investigation à propos des ressorts des mouvements naturels, soit par des descriptions plus complètes des phénomènes plus grossiers et plus palpables. Pour mettre au jour les commencements et les profondeurs des choses, et découvrir les histoires de la nature éloignée, on dispose de trois arts remarquables, et d’une multitude d’excellents instruments […] Les arts sur auxquels je pense sont la chimie, l’anatomie et les mathématiques »18.

  • 19 Sprat, History, p. 37.

16Cela signifie que la chimie et les autres sciences doivent avoir la même forme : recollecter des matter of facts. Mais à nouveau, il faut que ces particuliers, ces faits soient de véritables faits. La description plus fine de la chimie indique aux yeux de Glanvill et Sprat une véritable rupture historique avec la chimie qui précède. La chimie est une science comme les autres, donc, à condition qu’elle respecte la méthode de toutes les sciences, bien entendu. En quelques lignes, Sprat, ainsi que Glanvill font le tri (et de la même manière) entre la chimie admise comme science (productrice de savoir), et une chimie dépassée. Le texte de Sprat est d’autant plus intéressant qu’il ne décrit pas encore les activités de la Royal Society, mais seulement les philosophes qui ont rénové la philosophie, qu’il faut distinguer des chercheurs d’or ou de l’élixir – lesquels ont perdu leur temps à la recherche de vaines chimères (temps qu’ils auraient pu employer mieux, au lieu de céder à une illusion). A l’opposé, qu’est-ce que les chimistes qui ont cherché des médicaments et ceux qui ont cherché le savoir pour lui-même ont effectivement fait ? Aux dires de Sprat, ils ont « sans aucun doute mis en lumière le vrai instrument des grandes productions ou altérations ; ce que pour l’essentiel, ils ont fait grâce au Feu »19. Et de fait, ils ont analysés des corps, ce que Sprat semble recevoir : l’analyse est expérimentale. La formulation de Sprat à l’endroit de l’analyse et de ses résultats vaut d’être précisée :

  • 20 Sprat, History, p. 37.

« Les deux premiers ont réussi à séparer, composer et changer les parties des choses ; et à montrer les pouvoirs admirables de la nature, en fabricant de nouvelles consistances [de nouveaux corps], figures, couleurs et vertus [au sens médical] »20.

17Sprat semble se donner un certain mal pour éviter le vocabulaire des principes et des éléments. L’effort est encore plus flagrant chez Glanvill : il souligne que la chimie est un savoir moderne, et que les Grecs n’étaient pas versés

  • 21 Glanvill, Plus Ultra, p. 11.

« […] dans ces processus utiles et lumineux, par lesquels la Nature est laissée intacte et est réduite ses parties rudimentaires minuscules ; et par la violence de ces feux pleins d’art, on lui fait avouer ses parties latentes, parties qu’elle, avec une mise à la question moindre, ne découvrirait pas. Et pourtant, de même que nous ne pouvons comprendre la structure d’une montre sans la mettre en pièce, de même on ne peut bien connaître la nature sans la résoudre en ses commencements, ce qui certainement est le mieux du monde effectué par la chimie »21.

18Certains termes appartiennent au vocabulaire baconien. Mais ce texte montre un effort considérable pour n’employer ni le vocabulaire chimique consacré – est-il question ici d’éléments, de principes ? Qu’est-ce qu’un rudiment etc. ? –, ni le vocabulaire mécaniste.

  • 22 Cf. Glanvill, Vanity of Dogmatizing, pp. 211-12.

19Il nous semble que l’on peut voir là un premier effet de la référence à Bacon, précisément dans cette indécision, tout au moins relative. Le choix d’un vocabulaire le plus neutre possible laisse aux chimistes le choix de leurs descriptions, c'est-à-dire aussi des principes qu’ils pourront éventuellement mettre au jour et mettre en œuvre. De fait, les positions particulières de Sprat et Glanvill sont plus proches de la position mécaniste que les textes que nous venons de lire ne le laisseraient penser. Ainsi, Glanvill salue-t-il deux choses en Descartes : avoir rendu compte de la fabrique de l’univers et de ne l’avoir fait que sur un mode hypothétique et non dogmatique22. Sprat, quant à lui, s’il n’est pas mécaniste, n’est pas loin de l’être :

  • 23 Sprat, History, p. 31.

« Il est probable que celui qui a le premier découvert que toutes les choses sont ordonnées dans la nature par le mouvement est allé sur un chemin plus sûr que ceux qui l’ont précédé »23.

  • 24 Et ce même si Glanvill déclare : « nous ne pouvons rien connaître de la nature sinon par une analys (...)

20Sprat est, au moins dans sa rhétorique, plus prudent que Glanvill. Cela s’explique assez aisément, puisque Sprat ne parle pas d’abord en son nom. Soulignons cependant que les deux auteurs ne font que poser ici ou reprendre des hypothèses. De fait, selon la méthode attribuée aux virtuosi, il n’est pas question de se prononcer a priori et en toute certitude  sur les causes dernières des phénomènes24. Or Sprat aurait pu être plus affirmatif, sans s’attirer d’ennuis autres que la relative tension relevée par un lecteur attentif de son History. Il suffit pour le voir de relever la manière dont Oldenburg présente à Spinoza les travaux de la Royal Society :

  • 25 Lettre de Oldenburg à Spinoza, 27 septembre 1661 (in Spinoza, Traité politique et Lettres, trad. C. (...)

« Dans notre Collège philosophique nous nous appliquons à faire des observations et des expériences avec autant de soin qu’il nous est possible et aussi, sans plaindre notre temps, à l’étude des Arts mécaniques. Nous croyons en effet que les formes et les qualités des choses peuvent s’expliquer par des principes mécaniques, et que tous les effets observables dans la nature résultent du mouvement, de la figure, de la structure et de leurs diverses combinaisons, sans qu’il soit besoin de recourir aux formes inexplicables et aux qualités occultes, et asile de l’ignorance »25.

21Certes, on pourra considérer que Oldenburg fait l’article à quelqu’un dont il croit qu’il est cartésien, ou à tout le moins mécaniste. Néanmoins, il s’autorise une présentation particulièrement nette ici, et elle n’aurait pas de sens si le mécanisme était complètement interdit.

22Nous voyons ici le premier effet du baconisme, fût-il discutable, de la Royal Society : si une forme est imposée, celle de l’histoire naturelle, aucune explication ne prévaut a priori. Mais cela ne signifie pas que rien ne soit permis. De fait, Boyle utilise les concepts mécanistes, ou du moins vise une intelligibilité de type mécaniste, et cela est mis en avant par le secrétaire de la Royal Society dans sa correspondance avec Spinoza : selon Oldenburg,

  • 26 Lettre de Oldenburg à Spinoza, 3 avril 1663 (in Spinoza, op. cit., p. 154).

« [Boyle] se borne à dire que son dessein, en composant son ouvrage, était principalement de montrer, avec preuves à l’appui, quel parti l’on peut tirer de la chimie pour corroborer les principes mécaniques de la philosophie, et il ajoute qu’il n’a pas trouvé ce point traité et expliqué avec autant de clarté chez d’autres auteurs »26.

  • 27 Cf. la longue liste donnée par Sprat, History, pp. 254-255.

C’est plutôt le signe que tout est permis, sous quelques conditions cependant. La forme de l’histoire naturelle, comprise de manière radicale, s’accompagne du refus au moins affiché de la théorie. Dès lors, aucun style d’explication causale ne peut être récusé. Et rien n’empêche éventuellement d’émettre des hypothèses. On ne s’en prive pas – et il n’y a pas de raison de s’en priver, au point que l’hypothèse devient quasiment un genre, désignant un type de discours écrits ou lus devant l’assemblée (le type est annoncé dans le titre) : on trouvera ainsi, par exemple, « A discourse on the petrifications, and an hypothesis for explaining the several varieties of such bodies », ou bien « several discourses about the loadstones and an hypothesis for salving its appearances » ; le « discours » et « l’hypothèse » peuvent être distincts27. Pourvu donc que ce statut hypothétique soit préservé, on peut dire ce que l’on veut. Il ne s’agit pas seulement de rhétorique. L’hypothèse est licite parce qu’elle a un sens méthodique :

  • 28 Sprat, History, p. 257.

« Dans cette collection de discours et de traités, mon lecteur, remarquant que certains portent le nom d’hypothèse, imaginera peut-être que cela n’est pas si cohérent avec leur méthode, et avec le dessein principal de leurs études, à propos desquels j’ai souvent répété qu’ils étaient tournés essentiellement vers la philosophie opérative, plutôt que vers la philosophie spéculative. Mais j’espère qu’il sera satisfait s’il se souvient que j’ai déjà ôté ce doute en affirmant que quels que soient les principes et les spéculations qu’ils tirent des choses, ils ne se reposent pas sur eux comme des termes absolus, mais les utilisent comme des moyens pour des connaissances à venir. De sorte que les notions et les théorèmes les plus spéculatifs que l’on peut tirer de la matière peuvent conduire à beaucoup de profit »28.

23L’hypothèse est donc provisoire et heuristique. Ces deux critères ouvrent un espace théorique propre. Pourvu que les chimistes s’appuient sur des phénomènes, ils peuvent théoriser comme ils l’entendent – sans se soumettre aux exigences de l’intelligibilité mécaniste.

  • 29 Pour Bacon, la « métaphysique » est « une branche ou un enfant des sciences de la nature » (Du prog (...)

24La forme baconienne de la science laisse ainsi une relative liberté aux savants. Cela nous intéresse en particulier en ce qui concerne la chimie. Cette liberté est la possibilité pour les chimistes de trouver leur propre espace théorique. Autrement dit, c’est l’occasion pour les chimistes de fonder une science complètement autonome, dotée de ses propres principes. En l’occurrence, il s’agit de la capacité de forger des hypothèses proprement chimiques. Certes, il s’agit d’un baconisme relativement dévoyé : le but de la philosophie baconienne n’est certainement pas de poser des hypothèses. Bacon veut une méthode qui permette de produire un véritable savoir29. Ce qui se modifie donc, c’est le sens de l’induction. Mais on conserve de Bacon cette idée qu’on ne peut décider a priori de ce que doivent être les causes, les lois ou encore les principes qui permettront l’explication des phénomènes.

Un espace possible mais non nécessaire

25La possibilité que nous venons de décrire est entièrement théorique. Il reste encore à voir si elle est effective. Certes, rien n’impose aux chimistes de choisir a priori tel ou tel type de principe. Mais cela peut avoir plusieurs effets : il reste possible, évidemment, d’être mécaniste, ou bien de produire des principes propres à la chimie, ou encore de ne surtout pas choisir de principe. La méthode baconienne est en ce sens ouverte, mais il n’est pas certain qu’elle soit toujours productive. Nous voudrions montrer à présent que ces effets sont relativement paradoxaux. D’une part, tout un pan de la production en chimie à la Royal Society reste purement empirique, et peut même être accompagné d’un refus marqué de la théorie ; et d’autre part, quand les chimistes se saisissent de la possibilité de ne pas être mécanistes, alors il retrouvent la tradition chimique – mais alors, c’est le discours de rupture qui est pris en défaut. Bref, le baconisme ne permet pas nécessairement de produire un nouveau savoir.

  • 30 Quand il est question explicitement de chimie, il s’agit bien entendu de Boyle, loué pour son étude (...)

26Voyons le premier aspect du travail de la Royal Society. Certes, la grande affaire revendiquée de ses membres est l’établissement du matter of fact. Mais il faut reconnaître que c’est parfois quelque peu décevant, puisqu’il manque une interprétation, ou encore une théorisation. Selon les catégories proposées par Sprat, de nombreux travaux s’en tiennent au « discours », et ne proposent aucune « hypothèse ». Celle-ci est renvoyée à plus tard. Mais alors, l’histoire naturelle si elle est bien remplie, paraît en même temps parfois pour le moins creuse. Elle ne donne pas lieu à un savoir véritable, tel que pouvait le souhaiter Bacon. Divers éléments de preuves appuient cette affirmation. Tout d’abord, dans les textes que nous lisons, et Sprat et Glanvill se défendent et défendent la Royal Society contre l’accusation de n’avoir rien fait. Le texte de Glanvill est à cet endroit le plus net : il souligne que Rome ne s’est pas faite en un jour – établir l’histoire de toute la nature requiert certainement du temps. Néanmoins, il donne toute une série d’exemples dans les diverses disciplines. Sauf la chimie – au point qu’il ne nomme aucun chimiste30. Certes, cela peut aussi vouloir dire que Glanvill ne connaissait rien à la chimie et ne s’y intéressait pas vraiment. Mais cet argument est discutable : il considère que la chimie est une des clefs majeures pour l’étude de la nature ; et au vu de la manière dont il rapporte les découvertes en mathématiques, il ne connaissait pas grand-chose dans ce domaine, ce qui ne l’empêche pas d’en traiter. S’il avait eu quelque chose à dire, on peut penser qu’il l’aurait dit. Le fait est qu’il n’en dit rien.

27En second lieu, une recension rapide des premiers volumes des Philosophical Transactions donne une image étrange de la chimie. Les articles qui lui sont consacrés sont de diverses formes. Il peut s’agir de chimie pratique – il s’agit alors d’analyser des vertus médicales (on trouve de très nombreuses recherches sur les sources, c'est-à-dire sur la composition de l’eau et sur les effets que l’on constate, sans que le lien entre les deux soit expliqué véritablement), ou encore des procédés que l’on dira faute de mieux industriels (il s’agit alors de rapporter la manière dont, à tel endroit, telle opération est effectuée, sans effort d’explication). Lorsque ce n’est pas cette chimie qui est en jeu, on a affaire à des observations d’expériences – qui s’en tiennent à la description de l’expérience sans interprétation – soit lorsqu’il s’agit de théorie, on lit des comptes-rendus d’ouvrages, qui ne sont pas nécessairement de membres de la Royal Society. Tout ceci donne l’impression d’une chimie très empirique, alors que la production théorique semble se passer en dehors des murs de la Royal Society. Et de fait, de nombreuses contributions signalent explicitement le refus de s’engager trop loin dans des « spéculations ». Retenons trois exemples, particulièrement nets. Cette déclaration, par exemple :

  • 31 Philosophical Transactions, vol. 4, 1670, p. 1132.

« Mais, pour éviter les théories compliquées, et avec cela les difficultés qu’il y a à déterminer lequel du Sel ou de l’Eau est le principe le plus proche ou le plus lointain, ou le plus abondant actif ou influent dans tel ou tel corps… »31.

28De même, dans un compte rendu de la manière dont on extrait le minerai au Mexique, l’auteur refuse de s’engager dans la discussion de la génération des métaux, mais pas parce que ce ne serait pas le lieu. Il renvoie rapidement à Sendivogius, mais donne tout de même quelques indications sur la possibilité de la transmutation des métaux :

  • 32 Philosophical Transactions, 1669, p. 823 sq.

« Comme j’ai décrit cette opération au complet, je devrais quelque peu élargir mon propos à la génération des métaux, en livrant mes spéculation et ma théorie à ce sujet. Mais, même si c’était l’un des principaux motifs qui m’ont conduit à entreprendre ce voyage long et ennuyeux, considérant que ce sujet est d’une nature telle qu’il requiert beaucoup de choses comme suppositions et comme prémisses et plus d’expérience que ce à quoi j’ose prétendre, je ne plongerai pas dans cet océan. Je dirai seulement ceci : premièrement, mon opinion en cette matière est assez différente de l’opinion ordinaire, bien que je nie pas qu’en substance, elle ne diffère pas tant que cela de celle de Sendivogius, dans le livre des 12 Traités (libro de 12. Tractatibus) »32.

  • 33 Ce compte rendu est donné par Sprat, op. cit. p. 228 : « Experiments Of the Weight of Bodies increa (...)

29Dans les deux cas, les auteurs refusent de prendre position, et de s’engager plus avant, parce que, disent-ils, ces questions sont trop compliquées. Ils indiquent cependant au moins la possibilité d’une recherche. Le troisième exemple est celui de recherches sur l’augmentation du poids des métaux due à leur calcination. Il s’agit ici d’un pur compte rendu d’expérience, qui se passe de toute explication : les expériences ne sont pas vraiment décrites, n’en sont donnés que les résultats des mesures. Ces résultats montrent la précision des pesées, les variations menées. Mais on se trouve devant le fait brut de la pesée33. Ce travail semble très bien illustrer ce que Sprat dit à propos de la méthode : il faut établir le matter of fact, ce à quoi l’assemblée passe le plus clair de son temps.

  • 34 Coxe, « Some Observations and Experiments about Vitriol, tending to find out the nature of that sub (...)

30Ce constat n’est pas faux. Mais il est trop sévère. Il s’agit seulement d’illustrer le fait que le pseudo baconisme de Sprat et dans une moindre mesure de Glanvill ouvre un espace théorique qui n’est que possible. On répond à l’accusation de ne pas rompre avec le passé en prônant une forme de retour absolu à l’expérience et à l’empirie. Au risque cette fois de la trivialité. Le problème n’est pas ou du moins pas seulement celui des membres de la Royal Society : ils ont affaire à des attaques qui ne sont pas cohérentes, et contre lesquelles il est difficile de se défendre. De fait, il existe de nombreuses « hypothèses », et il est bien certain que nombre d’entre elles ne le sont que de nom, et masquent en réalité des théories que l’on estime bien établies. Mais, plus significativement pour notre propos, examinons la manière dont Coxe présente son travail sur la nature du vitriol34. Nous nous bornerons à relever et à examiner un certain nombre d’indications de méthode.

  • 35 Philosophical Transactions, n° 103, p. 41 ; deux pages plus loin, on trouve une référence à Basile (...)
  • 36  Cela ne vaut pas de toute la tradition : dans un autre discours, Coxe mentionne le « célèbre Van H (...)

31Dès la première ligne, Coxe souligne les propriétés du vitriol, en s’appuyant sur la tradition chimique – mais il parle de la « tribu spagirique » : c’est une manière de prendre ses distances. S’il se sert de ce qui existe, c’est aussi pour s’en distinguer. Et il s’en sert essentiellement de manière rhétorique, de façon à souligner l’importance de son sujet. La tradition n’est pas intéressante pour elle-même. Elle n’est évoquée que pour s’en différencier35. Implicitement donc, son discours se place dans une rupture au moins relative avec la tradition chimique36.

32Mais cela ne conduit pas à une affirmation absolue de nouveauté, en prenant le parti de la nouvelle philosophie. Toujours au début de l’article que nous lisons, Coxe déclare :

  • 37 Philosophical Transactions, n° 103, p. 42.

« Je ne prétends pas donner une explication mécanique de sa génération, ni une histoire de tout ce que l’on peut réaliser grâce à lui en médecine et en chimie »37.

  • 38 Selon A. Clericuzio, Coxe avec d’autres, essaie d’interpréter les notions principales de la chimie (...)

33Coxe souligne les limites de son étude, mais ces limites n’ont pas tout à fait le même statut. Il cherche la nature du vitriol : pour cela, l’adoption d’un schème mécaniste requiert en général de faire la genèse, celle-ci révélant la nature du produit composé de parties figurées etc. Du point de vue de la théorie, ce refus n’a pas la même signification que de ne pas faire l’histoire de tous les usages. En deux temps, Coxe se démarque de deux manières de faire de la chimie et de présenter des résultats de chimie38.

34Coxe peut ainsi présenter sa recherche de la nature du vitriol comme une recherche empirique de ce qui compose le vitriol :

  • 39 Philosophical Transactions, n° 103, p. 42 – cela ne l’empêche pas de reprendre une métaphore elle-m (...)

« Mon but est seulement de fournir aux chercheurs quelques observations et expérimentations, ce qui probablement leur permettra de chercher plus facilement la nature de cette substance protéenne, ainsi que de les éclairer dans leurs recherches des principes et des propriétés des autres minéraux »39.

  • 40 « Mon dessein est seulement de donner aux personnes curieuses quelques observations et expérimentat (...)

35Dans ses déclarations, Coxe semble donc s’en tenir au programme de la Royal Society – en étant d’ailleurs plus baconien que ce que dit Sprat : il n’est pas question d’un relevé d’expériences et d’observations faites au hasard. Ainsi, il renvoie la théorisation à plus tard, et surtout à d’autres que lui-même, et prétend s’en tenir à des expériences40. Celles-ci seront doublement lumineuses : manifester la nature du vitriol, et faciliter l’enquête sur les métaux. A terme, on est donc censé avoir affaire à une bonne histoire naturelle du vitriol.

36Or, dans les deux articles de 1674, on trouve plus qu’une simple histoire du vitriol. L’analyse rapide de la structure des articles permet de le montrer. Suite à une introduction dont nous venons de lire le début, et relatant où l’on trouve du vitriol, Coxe passe à l’analyse de la composition, en flegme insipide, terre métal, quelque métal, un soufre minéral, un sel acide ou esprit, joint avec quelque petite portion du sel aérien volatil. Quelques expériences permettent de s’assurer de cette composition. Mais premier point de méthode : Coxe s’intéresse essentiellement au principe salin. Il y a là une décision théorique que rien dans les expériences qui précèdent cette décision ne permet véritablement de justifier. On peut bien dire que ce n’est pas très original : Coxe cherche et s’intéresse à ce que tout le monde cherche. Néanmoins, dans le contexte méthodologique qui est le sien, un tel argument ne peut être retenu ; et quoiqu’il en soit, il lui faudrait au moins le justifier. Voici ce que Coxe déclare :

  • 41 Philosophical Transactions, n°103, p. 45.

« Le principe salin étant ce dont j’ai essentiellement l’intention de traiter, je vais chercher d’où il tient son origine ; à quelle substance il ressemble le plus, ou bien ce dont il est le plus proche parent »41.

37Ces questions permettent de déterminer la nature du principe salin, selon un concept fonctionnel de nature : déterminer les propriétés, pour savoir de quelle substance connue par ailleurs ce principe est le plus proche. En exceptant le saut méthodologique qui consiste à ne s’intéresser qu’à ce principe, la méthode de Coxe est tout à fait conforme à l’esprit de l’histoire naturelle, en tant qu’histoire ordonnée. Une série d’expériences permet de montrer l’affinité qu’il y a entre le vitriol, l’alun et le soufre minéral : signe de ce que les sels qui les composent sont à tout le moins de nature proche, et en fait selon Coxe identiques. On commence à voir pourquoi il s’intéresse seulement au principe salin : celui-ci est ce qu’il y a de commun entre les trois substances.

38Le second article montre l’identité d’une part entre le sel vitriolique qui forme le corps du soufre commun et le sel que l’on peut extraire du vitriol ; et d’autre part entre le vitriol et l’alun. Pour notre propos cette double démonstration n’est pas ce qu’il y a de plus intéressant. En effet, Coxe se livre à des conjectures, qui sont pour nous cruciales : deux sont désignées comme telles, et la troisième est faite à l’occasion d’un « il me semble ».

  • 42 Peut-être s’agit-il de Descartes, mais nous n’avons rien trouvé de probant dans les textes de Desca (...)

39La première est une confirmation : selon Coxe, ses expériences permettent d’appuyer la conjecture d’un certain Cartesius42 concernant la nature du soufre : le soufre consiste en particules salines encloses dans des matières oléagineuses branchues ; il peut prédominer dans certaines matières, mais ne se trouve jamais pur et séparé des autres principes. Cette conjecture rend raison du fait que Coxe s’intéresse au principe salin. Et si elle est rapportée à Descartes, il manque alors l’essentiel : il n’est pas précisé si les particules salines et les matières oléagineuses sont d’une seule et même matière, que seule la figure viendrait distinguer. La mention des branches ne doit pas faire illusion : la déclaration n’est pas vraiment mécaniste – il manque des conditions essentielles. Si donc la source de Coxe est Descartes, il s’agit d’un Descartes repris en vue de la théorie chimique et débarrassé de son mécanisme et de la métaphysique qui le sous-tend.

40Les deux autres conjectures, quant à elles, n’ont manifestement plus rien à voir avec une quelconque théorie mécaniste (ces conjectures sont identiques : la dernière porte sur la cause de l’alun, dont Coxe déclare qu’elle est identique à celle du vitriol). La seconde conjecture porte sur la formation du vitriol minéral, dans la Terre, et au dessus du sol terrestre – en deux fois, puisque la production n’est pas la même. Sous Terre, le vitriol se forme grâce à la pénétration de vapeurs sulfureuses dans les veines de cuivre, ce qui corrode le cuivre et l’unit avec le soufre. Se produisent d’ailleurs de la sorte les divers acides, selon les divers métaux. Coxe ne dit rien de la manière dont les vapeurs de soufre corrodent les métaux, ni ce qu’il en est de l’union. Peut-être ceci doit-il recevoir une explicitation mécaniste ; mais en l’état, de tels concepts semblent suffisants à titre explicatif. La seconde partie de cette conjecture est plus intéressante encore : sur Terre, c'est-à-dire au dessus du sol, le vitriol se forme par l’union du sel aérien et de substances minérales. Or ceci, selon Coxe ne doit pas surprendre : le sel aérien est bien connu – ou du moins il en a déjà été question dans un discours, où il a été montré que ce sel doit abonder dans l’air. Pour le moment, il suffit de savoir ceci :

« Ce sel aérien que j’ai fourni de nombreuses façons, tant qu’il est dans l’air, est complètement non spécifié, c'est-à-dire libre de tout union avec, ou de toute détermination par un principe séminal (les originaux de toutes les espèces dans l’univers étant selon mon opinion spermatiques) ; mais dirigeant une fois le pouvoir architectonique d’une espèce quelconque, quoi que cela soit, il est [illisible] avec une autre matière, déterminé en vue de la formation ou de la croissance de l’individu, et la propagation de l’espèce, et, selon la dissolution de son véhicule retourne là d’où il était descendu. Outre cela, il y a également dans l’air une acidité, comme cela évident par les barres de fer dont la surface est résoute en un subtil crocus, ou encore par le fait que les métaux polis ternissent, là où le charbon brûle beaucoup, près de et sur la mer, et là où ils sont exposés à certains vents ; ces vérités sont si communes et évidentes que je n’ai pas besoin d’en dire plus, ni de m’efforcer de les confirmer.

  • 43 Philosophical Transactions, n° 104, p. 70.

Cet esprit acide, et le sel dont on vient de parler sont les instruments que la Nature emploie dans presque chaque opération ; en particulier le sel, sans lequel aucun animal ne peut subsister une minute, et dont la privation fait que tout végétal pourrit »43.

41Ce passage quasi cosmologique est très loin de toute histoire naturelle : il est impossible de trouver la moindre preuve expérimentale de tels propos. Certes, Coxe semble prétendre pouvoir le faire, mais d’une manière bien peu convaincante :

  • 44 Philosophical Transactions, n° 108, p. 172. Coxe conclut ainsi un passage assez long dans lequel il (...)

« Ce ne sont pas les rêves d’un chimiste délirant, mais des affirmations que je pourrais confirmer par une série entière d’expérimentations ; celles-ci seront peut-être communiquées, si, par un examen strict je les trouve dignes d’être publiées dans cette période curieuse et judicieuse »44.

42D’une part, ces preuves ne se rapportent pas essentiellement au rôle séminal du sel aérien, mais plutôt au fait que l’on peut en trouver partout. Et d’autre part, Coxe se contente d’affirmer qu’il dispose de telles preuves, et d’une manière qui laisse encore planer le doute : il semble que, au moment où il écrit, il ne soit pas sûr qu’elles vaillent d’être publiées. Il est vrai que cela peut signifier soit qu’il n’est pas certain qu’elles soient correctes, soit que le public ne les mérite pas. Le fait reste qu’il ne les donne pas – lors même qu’il a bien conscience des difficultés que peut entraîner son discours dans le public.

43Au total, Coxe conjecture l’existence d’un air empli universellement d’un sel ou d’un acide. Ce type de conjecture est proprement chimique – cela signifie que la seule véritable justification que l’on pourra en donner se trouve dans la tradition chimique. En effet, d’une part rien d’expérimental n’en permet une preuve au sens strict (la corrosion des métaux laissés à l’air libre est un signe de cette acidité mais non une preuve au sens strict sauf à supposer que la corrosion est nécessairement due à de l’acide, et que tout acide revient à une substance unique qui serait un sel – ce qui n’est pas démontré ici). Et d’autre part, il n’y a aucune explicitation mécaniste donnée – et on peut douter qu’elle soit possible (typiquement la notion de pouvoir architectonique n’a pour un mécaniste pas le moindre sens possible). Bref, il s’agit de théorie chimique : Coxe reprend des thèmes qui n’ont rien de très surprenant. Mais qui n’en sont pas pour cela expérimentaux, l’essentiel étant qu’ils soient repris sous les conditions de l’hypothèse ou de la conjecture.

44Nous voyons au moins un chimiste s’emparer de la possibilité théorique ouverte par le pseudo baconisme de la Royal Society : puisqu’on ne peut s’en tenir purement et simplement à l’expérience et à l’histoire naturelle, la revendication de l’expérience conduit à ouvrir le champ des conjectures et des hypothèses. Et ce indépendamment de tout modèle d’intelligibilité : le choix est vaste, du mécanisme de Glanvill et Oldenburg, à la théorie chimique usant de ses propres principes, en passant par le corpuscularisme de Boyle. La possibilité de faire des hypothèses permet de ne pas s’en tenir au compte rendu pur et simple de certaines expériences, dont la signification théorique est dès lors inassignable. Mais le prix à payer est peut-être de donner raison à Stubbe : la chimie n’est pas tant que cela en rupture avec ce qui précède.

Conclusion : Le baconisme et le recours à la tradition chimique

  • 45 Cf. L. Principe, The Aspiring Adept, Robert Boyle and his Alchemical Quest, Princeton, Princeton Un (...)
  • 46  Cf. D. Dickson, « Thomas Henshaw and Sir Robert Paston’s Pursuit of the Red Elixir : An Early Coll (...)
  • 47  D. Dickson, art. cit. (note 44), p. 57.

45La forme baconienne de la science ouvre effectivement un espace pour les chimistes, mais il ne s’agit que d’un espace possible. Mal compris, c'est-à-dire compris comme restreignant tout savoir à l’expérience, le baconisme a l’effet inverse que celui qu’aurait dû avoir la grande restauration voulue par Bacon : une chimie triviale, routinière, non une science. Toutefois, étant donnée l’histoire naturelle, deux moyens permettent de sortir de la trivialité : la formation d’hypothèses ; ou bien une manière d’induction vers les causes des effets découverts par la chimie. Dans les deux cas, aucune norme d’intelligibilité n’est et ne peut être imposée à la chimie. En ce sens, la philosophie baconienne peut effectivement servir pour donner à la chimie un statut de science à part entière. Or cette place est conquise à la Royal Society au prix d’une modification de la résolution de s’en tenir à l’expérience : il faut admettre la possibilité de forger des hypothèses. Mais le prix à payer est peut-être relativement lourd. Certes, la chimie trouve sa place comme science autonome. Cependant, cela semble finir par donner à raison à Stubbe, lorsqu’il déclare avoir du mal à déceler les progrès de la chimie. Coxe qui s’empare de la liberté laissé au chimiste de forger ses hypothèses ne se démarque de la tradition que de façon très rhétorique, et il en reprend bien des aspects. Et l’on pourrait prendre bien d’autres exemples au sein de la Royal Society de cette fausse rupture – qu’il s’agisse de Boyle45, ou de Henshaw46. C’est d’ailleurs avec ce dernier que D. Dickson illustre une position générale à propos de la Royal Society : « nous voyons à présent combien la conception de la philosophie naturelle était large même à la Royal Society, étant donné les intérêts hermétiques de bien de ses premiers membres »47. Dickson semble voir une opposition entre les déclarations baconiennes et cet intérêt-là. Pour notre part, nous préférons y voir quelque chose comme un accord : la forme baconienne de la science permet à la chimie de s’ériger en véritable science, tout en conservant une partie – faut-il dire : la bonne part ? – de sa tradition. Bref, il se pourrait que les modifications apportées aux sciences par la forme baconienne ne changent pas grand-chose à la chimie en réalité. Le seul changement est peut-être une forme de prudence dont on décèle rapidement le côté factice : il faut présenter des hypothèses. Mais il se pourrait que sous ces hypothèses, on retrouve l’idée qu’il faut ne pas s’en tenir à l’histoire naturelle pure et simple. Cette situation est peut-être le signe de ce que la chimie trouve facilement son compte dans la philosophie baconienne – ceci est un indice pour voir dans cette philosophie une philosophie de la chimie non au sens d’une épistémologie, mais d’une philosophie et d’une méthode inspirées par ce que font ou ont fait les chimistes.

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Notes

1 Cf. L. Peterschmitt, « Bacon et la chimie. A propos de la réception de la philosophie naturelle de Bacon aux XVIIe  et XVIIIe siècles », Methodos, 5 (2005) http://methodos.revues.org/document385.html.

2  Cela ne signifie pas que tout le monde ait à être d’accord avec le détail des déformations que l’on fait subir à la pensée de Bacon – de fait, un tel accord supposerait d’une part l’accord sur la pensée de Bacon et d’autre part l’accord sur les textes que l’on compare à ceux du Chancelier. De telles conditions sont rarement réunies, évidemment.

3 Rappelons que cette notoriété est au moins autant politique que scientifique – mais de fait, quant à ce dernier aspect, même à la Royal Society, on a rapidement arrêté d’examiner les propositions positives de Bacon, et l’on ne s’est pas gêné pour critiquer vertement (au nom de ses propres principes), sa manière de faire des histoires naturelles - Cf. G. Rees, « The Fate of Bacon’s Cosmology in the seventeenth Century », Ambix, 1977, pp. 28-29.

4  Cf. L. Peterschmitt, art. cit.(note 1).

5 Respectivement, T. Sprat, History of the Royal Society, edited with Critical apparatus by J.J. Cope & H.W. Jones, Saint-Louis (Missouri), Washington University Studies (désormais History) ; et J. Glanvill, The Vanity of Dogmatizing, Londres, 1661, reprint Hildesheim et New-York, Olms, 1970, et Plus Ultra or the Progress and Advancement of Knowledge since the Days of Aristotle, London, James Collins, 1668 (désormais Plus Ultra). Toutes les traductions sont nôtres.

6 Cf. M. Purver, The Royal Society, Concept and Creation, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1967 chap. I passim ; mais également M. Hunter, Establishing the New Science : The Experience of the Early Royal Society, Woolbridge, The Boydell Press, 1989. Hunter a publié des brouillons de l’ouvrage de Sprat écrits par Oldenburg : le rôle de Oldenburg en particulier n’est pas seulement celui du contrôle après coup de ce que Sprat écrivait, mais il rédigeait lui-même au moins certains passages (en l’occurrence, il s’agit d’un passage sur ce que l’on doit faire quand une expérience rate, réflexion cruciale pour des empiristes).  

7  M. Purver écrit : « L’exposé donnée par Sprat de l’idée et des commencements de la Royal Society est le seul qui nous dise en détail non seulement ce que les fondateurs faisaient, mais, ce qui est encore plus important, ce qu’il pensaient faire » (op. cit. (note 6), p. 10). Cette affirmation est fausse, comme en témoignent deux décalages. D’une part, la méthode de Boyle est assez différente de celle de Sprat : l’une est baconienne, l’autre essentiellement empiriste ; et d’autre part, Oldenburg affirme que la philosophie de la Royal Society est mécaniste, ce que Sprat, bien qu’il semble partager cette opinion ne dit à aucun moment : dès lors, on ne peut supposer la franchise de Oldenburg – à un moment ou à un autre, au minimum, il ne dit pas toute la vérité – cf. infra.

8  P. Wood, « Methodology and Apologetics : Thomas Sprat’s History of the Royal Society », The British Journal for the History of Sciences, 13 (43), 1980, pp. 1-26.

9 Scepsis scientifica, or Confest ignorance, the way to science ; Scire/i tuum nihil est : or the authors defence of the vanity of dogmatizing, Londres, 1665.

10  Cf. Philosophical Transactions, en date du 15 juin 1668, vol. III, 1669, pp. 715-716 : « il a donné un compte-rendu succinct aussi bien que authentique et honnête des raisons, de la nature et des desseins de cet établissement, pour l’information de ceux qui n’auraient pas encore lu leur excellente History » (il s’agit bien évidemment de celle de Sprat).

11 Legends no Histories, Londres, 1670 cit. par J. Golinski, « A Noble Spectacle : Phosphorus and the Public Cultures of Sciences in the Early Royal Society », Isis, 80 (1), 1989, p. 14 ; voir également « Appendix B : Aftermath : Stubbe’s Attacks on the Royal Society », in T. Sprat, History of the Royal Society, edited with Critical apparatus, by J.I. Cope & H.W. Jones, Saint Louis (Missouri),  Washington Universities Studies, 1958, pp. 69-74.

12 De fait, le compte rendu du Plus Ultra signale que cet ouvrage a été écrit justement pour remplacer l’History  auprès de « quelques bons messieurs [qui] semblent effrayés par une institution dont ils n’ont entendu parler que de façon imparfaite et [qui] sont jaloux de ce qu’ils n’ont pas eu l’occasion de comprendre » (op. cit. (note 10), p. 716).

13 Glanvill, Plus Ultra, pp. 90-91.

14 Sprat, History, p. 115. Soulignons que cette position extrême ne décrit pas nécessairement le travail de tous les membres de la Royal Society ; ainsi Boyle ne travaille pas dans cette optique – cf. R.M. Sargent, « Robert Boyle’s Baconian Inheritance : A Response to Laudan’s Cartesian Thesis », Studies in the History and Philosophy of Science, 17, 1986, pp. 469-486, ainsi que D. Krook, « Two Baconians : Robert Boyle and Joseph Glanvill », The Huntington Library Quarterly, 1954-1955, pp. 261-278. Il reste que ce que décrit Sprat ici peut être une reprise de la manière dont Bacon lui-même travaille dans la Sylva sylvarum, ouvrage qui par son désordre au moins apparent a pu apparaître en contradiction avec les préceptes proprement baconiens.

15 Pour lui donner toute son importance, on pourrait le traduire ou le rendre de la façon suivante : ce qu’il en est en matière de fait.

16 Pour les deux premiers points, qui sont évidemment liés : de telles prescriptions peuvent tomber sous le coup des critiques que Bacon adresse aux « fourmis » de la science, qui amassent sans réfléchir, mais qui dès lors ne permettent pas d’établir un véritable savoir. Ainsi que l’écrit Bacon : « ceux qui ont traité des sciences furent ou des empiriques ou des dogmatiques. Les empiriques, à la manière des fourmis, se contentent d’amasser et de faire usage ; les rationnels, à la manière des araignées, tissent des toiles à partir de leur propre substance ; mais la méthode de l’abeille tient le milieu : elle recueille sa matière des fleurs des jardins et des champs, mais la transforme et la digère par une faculté qui lui est propre. Le vrai travail de la philosophie est à cette image. Il ne cherche pas son seul ou principal appui dans les forces de l’esprit ; et la matière que lui offre l’histoire naturelle et les expériences mécaniques, il ne la dépose pas telle quelle dans la mémoire, mais modifiée et transformée dans l’entendement. Aussi, d’une alliance plus étroite et plus respectée entre ces deux facultés, expérimentale et rationnelle (alliance qui reste à former), il faut bien espérer » (Novum Organum, I, 95, trad. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, Paris : PUF, 1986, pp. 156-157).

17 Sprat, History, p. 31.

18 Glanvill, Plus Ultra pp. 9-10.

19 Sprat, History, p. 37.

20 Sprat, History, p. 37.

21 Glanvill, Plus Ultra, p. 11.

22 Cf. Glanvill, Vanity of Dogmatizing, pp. 211-12.

23 Sprat, History, p. 31.

24 Et ce même si Glanvill déclare : « nous ne pouvons rien connaître de la nature sinon par une analyse de ses causes premières véritables ; et tant que nous ne connaîtrons pas la première origine des mouvements naturels, nous ne serons qu’ignorants » (Vanity of Dogmatizing, p. 210). Certes, le mouvement est la cause principale des phénomènes, mais il est lui-même causé – il reste encore à savoir par quoi au juste.

25 Lettre de Oldenburg à Spinoza, 27 septembre 1661 (in Spinoza, Traité politique et Lettres, trad. C. Appuhn, Paris, GF, 1966, p. 127). 

26 Lettre de Oldenburg à Spinoza, 3 avril 1663 (in Spinoza, op. cit., p. 154).

27 Cf. la longue liste donnée par Sprat, History, pp. 254-255.

28 Sprat, History, p. 257.

29 Pour Bacon, la « métaphysique » est « une branche ou un enfant des sciences de la nature » (Du progrès et de la promotion des savoirs, trad. M. Le Doeuff, Paris, Gallimard, 1991, livre II, p. 120). Elle s’occupe de « rechercher les formes de la sensibilité, du mouvement volontaire, de mouvement végétatif, des couleurs, de la gravité et de la légèreté, de la densité, de la subtilité, de la chaleur et de la froideur et de toutes les autres qualités de la nature qui, comme les lettres de l’alphabet sont en nombre limité et desquelles sont faites les essences (dont la matière est le substrat) de toutes les créatures » (ibid. p. 124). Cette connaissance est le but de la philosophie naturelle – il n’est donc pas question de s’en tenir à des hypothèses, et encore moins à une seule histoire naturelle.

30 Quand il est question explicitement de chimie, il s’agit bien entendu de Boyle, loué pour son étude du Salpêtre destinée à valider l’usage des concepts sinon mécanistes du moins corpuscularistes, ou pour le Sceptical Chymist – cf. Plus Ultra, chap. XIII, entièrement consacré à Boyle.

31 Philosophical Transactions, vol. 4, 1670, p. 1132.

32 Philosophical Transactions, 1669, p. 823 sq.

33 Ce compte rendu est donné par Sprat, op. cit. p. 228 : « Experiments Of the Weight of Bodies increased in the fire, Made at the Tower and the Account brought in by my Lord Brouncker » – cf. annexe. On pèse, mais on se contente de mettre en avant une variation du poids des métaux – sans même se demander quelle pourrait être l’origine de cette variation (surtout quand il y a augmentation : celle de la perte peut être assez évidente, s’il y a des fumées notamment). Tous les comptes rendus d’expériences ne sont pas aussi secs, loin s’en faut. Mais il y a une constante : on se contente de décrire des expériences menées, avec la description d’un résultat, mais on ne sait même pas nécessairement dans quel but ces expériences ont été menées.

34 Coxe, « Some Observations and Experiments about Vitriol, tending to find out the nature of that substance, and to give further light in the Inquiry after the Principles and Properties of other Minerals », Philosophical Transactions, en date du 25 mai 1674, n° 103 (vol. IX, pp. 41-47) ; et « A continuation of the Discourse concerning Vitriol, begun in Numb. 103; shewing that Vitriol is usually produced by Sulphur, acting on, and coagulating with, a Metal; and then Making out, that Allom is likewise the Result of the said Sulphur; as also evincing, that Vitriol, Sulphur and Allom do agree in the Saline principle; and lastly declaring the Nature of the Salt in Brimstone, and whence it is derived », Philosophical Transactions, en date du 22 juin 1674 (vol. IX, pp. 66-73).

35 Philosophical Transactions, n° 103, p. 41 ; deux pages plus loin, on trouve une référence à Basile Valentin : Coxe mentionne que ce dernier donne une manière de réaliser une opération (séparer la terre du vitriol), mais c’est pour ajouter immédiatement qu’il en a « découvert une plus facile et plus rapide » (p. 43).

36  Cela ne vaut pas de toute la tradition : dans un autre discours, Coxe mentionne le « célèbre Van Helmont, qui a judicieusement observé et confirmé par de nombreuses expérimentations que les variétés de Soufre différencient les espèces de corps mixtes » (« A continuation of Dr. Daniel Coxe’s Discourse, begun in Numb. 107 touching the identity of all Volatil Salts and Vinous Spirits », Philosophical Transactions,  en date du 23 novembre 1674, n° 108, vol. IX p. 171). Il faudrait donc distinguer, geste classique, une bonne et une mauvaise tradition, la bonne ne l’étant que grâce à ses expériences.

37 Philosophical Transactions, n° 103, p. 42.

38 Selon A. Clericuzio, Coxe avec d’autres, essaie d’interpréter les notions principales de la chimie helmontienne « en termes de corpuscules dotés d’un pouvoir plastique formateur » : il s’agit là d’un « compromis » - A. Clericuzio, « From van Helmont to Boyle. A study of the transmission of Helmontian chemical and medical theories in seventeenth-century England », British Journal for the History of Science, 26, 1993, p. 326 ; on trouvera une présentation générale de la pensée de Coxe à la page suivante.

39 Philosophical Transactions, n° 103, p. 42 – cela ne l’empêche pas de reprendre une métaphore elle-même traditionnelle en chimie, bien entendu.

40 « Mon dessein est seulement de donner aux personnes curieuses quelques observations et expérimentations » (Philosophical Transactions, n° 103, p. 42).

41 Philosophical Transactions, n°103, p. 45.

42 Peut-être s’agit-il de Descartes, mais nous n’avons rien trouvé de probant dans les textes de Descartes appuyant cette conjecture ; mais Coxe mentionne par ailleurs l’hypothèse cartésienne selon laquelle les parties des huiles (c'est-à-dire le Soufre) seraient branchues – cf. Philosophical Transactions, n° 108, p. 173.

43 Philosophical Transactions, n° 104, p. 70.

44 Philosophical Transactions, n° 108, p. 172. Coxe conclut ainsi un passage assez long dans lequel il expose d’une part que ce sel volatil doit imprégner l’air, et d’autre part quelles en sont les propriétés. La première partie de la preuve ne pose à la limite pas vraiment de problème (il suffit de montrer qu’on le trouve partout, et qu’il peut être exhalé par les animaux, les vivants, et pourquoi pas des matières minérales). La seconde partie décrit ce que suppose le passage que nous examinons, à savoir la présence universelle d’un sel non spécifié : « Ces sels, étant reçus dans la vaste étendue subtile sont immédiatement débarrassés des propriétés qui les différencient et deviennent l’instrument de divers effets et opérations, non seulement dans les productions naturelles, mais aussi dans les productions artificielles ; on peut obtenir ces sels dans leur pure simplicité par des méthodes différentes, et à partir de substances diverses ; mais une fois qu’il est dissous dans la pluie et la rosée, et grâce à elles amené dans la Terre ou autrement pris et conduit dans les végétaux, ils sont rapidement rendus spécifiques, et par une union avec d’autres principes ou corpuscules d’une nature différente, il dégénèrent ou sont exaltés (comme il vous plaira) et de substances simples (relativement) deviennent des substances composées ; mais la nature ou l’art peuvent cependant aisément les ramener à nouveau à leur simplicité première ». La remarque de Coxe est d’autant plus significative pour notre propos : on pourrait imaginer des preuves pour ce qui vient d’être décrit. Mais il n’y est pas question encore de principes séminaux et de pouvoir architectonique. Si l’on craint déjà là être pris pour un chimiste délirant, franchir un pas supplémentaire devrait devenir franchement problématique.

45 Cf. L. Principe, The Aspiring Adept, Robert Boyle and his Alchemical Quest, Princeton, Princeton University Press, 1998 ; A. Clericuzio signale que Coxe était un proche de Boyle, art. cit.(note 38), p. 327.

46  Cf. D. Dickson, « Thomas Henshaw and Sir Robert Paston’s Pursuit of the Red Elixir : An Early Collaboration between Fellows of the Royal Society », Notes and Records of the Royal Society of London, 51 (1), 1997, pp. 57-76.

47  D. Dickson, art. cit. (note 44), p. 57.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Luc Peterschmitt, « Le programme « baconien » des chimistes de la Royal Society »Methodos [En ligne], 8 | 2008, mis en ligne le 11 avril 2008, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/methodos/1683 ; DOI : https://doi.org/10.4000/methodos.1683

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Auteur

Luc Peterschmitt

UMR 8163 « Savoirs, Textes, Langage », CNRS, Université de Lilleluc.peterschmitt@wanadoo.fr

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