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Des Lapita au cyclone Pam : une histoire de la composition des jardins de Tongoa (Vanuatu)

From Lapita to cyclone Pam: A history of the composition of Tongoan gardens (Vanuatu)
Maëlle Calandra
p. 93-106

Résumés

Se fondant sur l’histoire de la diversité des plantes cultivées à Tongoa, une île du centre du Vanuatu, régulièrement frappée par des catastrophes « naturelles », comme l’ont illustré le cyclone Pam en mars 2015 et le cyclone Harold en avril 2020, cet article cherche à mettre en évidence la singularité de l’horticulture qui y est pratiquée. Pour ce faire, après avoir rappelé l’origine géographique des plantes cultivées et l’histoire de leur diffusion dans la région, il décrit les différents types de jardins rencontrés à Tongoa. Il s’achève sur les changements induits, après le passage du cyclone Pam, au sein de ces espaces et sur les pratiques que sous-tendent qu’ils sous-tendent.

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Texte intégral

Cet article tire en partie ses fondements de ma thèse de doctorat en anthropologie sociale et je profite pour exprimer à nouveau ma plus grande gratitude aux professeurs Philippe Descola et Pierre Lemonnier pour leur encadrement tout au long de ces années. Je tiens également à remercier chaleureusement les habitants de Tongoa et particulièrement ceux du village de Kurumampe, pour leur hospitalité, leur patience et leur amitié durant chacun de mes séjours chez eux. Enfin, pour leurs relectures attentives, leurs suggestions et références, je remercie vivement les évaluateurs anonymes et la rédaction du jso.

  • 1 Le Vanuatu est le plus récent des micro-États indépendants du Pacifique Sud. Il se situe à mi-chem (...)
  • 2 En référence aux travaux d’André Georges Haudricourt (1962 ; 1964) et ceux de Jacques Barrau (1967 (...)
  • 3 Sur les rapports particuliers des habitants aux catastrophes naturelles, voir Calandra, 2019.

1Dans les pays insulaires du Pacifique Sud, une grande partie des plantes cultivées pour la subsistance sont exogènes à la région, seule une minorité est endémique et a préexisté à l’arrivée des premiers humains. Aujourd’hui, leur mise en culture perdure au sein d’espaces dédiés: les jardins. Les plantes qui les composent sont le corollaire d’un long processus de sélection et d’innovations techniques entrepris par les humains depuis des millénaires. Au Vanuatu1, pays le plus exposé aux catastrophes « naturelles » (Bündnis Entwicklung Hilft, 2019 : 7), où les cyclones, les tremblements de terre, les raz-de-marée, les glissements de terrain, les sécheresses, les inondations et les éruptions volcaniques sont récurrents et parfois se cumulent, les horticulteurs2 ont également dû intégrer cette donnée à leurs pratiques, afin de garantir la pérennité des plantes dont ils dépendent pour leur alimentation. Ailleurs dans l’archipel, comme à Tongoa, les habitants ont toutefois su tirer parti des différents aléas auxquels ils sont exposés, puisque le sol d’origine volcanique de cette île profite aujourd’hui à l’épanouissement des végétaux3. Tongoa, d’une superficie de 42 km² (figures 1 et 2), qui abrite 2 300 personnes réparties sur 14 villages et parlant deux langues vernaculaires différentes (le nakanamanga et le namakura), a pour singularité de se situer non loin du volcan sous-marin Karua (localement nommé Tompuku). En 1452, celui-ci a généré l’un des plus violents cataclysmes sismo-volcanique de l’histoire de l’humanité et scindé l’île de Kuwae sur laquelle il se trouvait en plusieurs morceaux (Monzier et al. 1994 ; Cole-Dai et al., 1997 ; Gao et al., 2006 ; Witter et al., 2007). Tongoa est le reliquat de cette grande île et ses falaises égueulées portent encore les stigmates de la violence de l’éruption. La couleur noir charbon de ses sols rappelle la proximité temporelle des dernières éruptions et contraste avec la couleur verte des plantes qu’il abrite. Se fondant sur une ethnographie conduite à différentes reprises entre 2011 et 2018 à Tongoa, cet article retrace l’histoire des jardins et des plantes qu’ils contiennent, depuis l’arrivée des premiers migrants dans l’archipel, jusqu’à nos jours. Il se compose de trois parties distinctes. La première présente de manière succincte les données archéologiques concernant l’origine géographique des plantes cultivées au Vanuatu et leur diffusion à travers le Pacifique Sud. La deuxième porte plus spécifiquement sur les différents jardins de l’île de Tongoa et la façon dont les horticulteurs continuent d’enrichir leurs parcelles de nouvelles variétés. Enfin, la dernière partie, regarde comment le passage du cyclone Pam a participé à l’évolution de ces espaces de cultures et des pratiques qu’ils sous-tendent. Finalement, l’article propose de considérer les jardins de cette île comme des productions sociales résistantes, capables de permettre la survie des familles après une catastrophe de grande ampleur.

Figure 1. – Carte de l’archipel du Vanuatu

Figure 1. – Carte de l’archipel du Vanuatu

anu, CartoGIS CAP, 2018)

Figure 2. – Carte de l’île de Tongoa

Figure 2. – Carte de l’île de Tongoa

(© Patrick Pentsch, 2017)

La dispersion des plantes alimentaires dans le Pacifique Sud

Les premiers voyages de peuplement

  • 4 Le terme de « domestication » fait l’objet de nombreuses définitions. La Convention de Rio (1992) (...)
  • 5 Ce complexe culturel a pour dénominateurs communs, d’une part, les langues austronésiennes parlées (...)

2Dans le Pacifique Sud, la domestication4 des plantes a commencé il y a des millénaires et c’est en Papouasie Nouvelle-Guinée que se trouve l’un des plus anciens foyers agricoles du monde (Denham et al., 2003 ; Sullivan et al., 1987). Les fouilles archéologiques menées à Kuk, sur les hauts plateaux de la vallée de la Waghi (Papouasie Nouvelle-Guinée), ont révélé les premiers vestiges d’un aménagement du sol (drain, cuvette, trous de poteaux, etc.) vers 9 000 bp (before present). Les récentes analyses de microfossiles et de sédiments archéologiques de ce site ont mis en évidence la présence de plusieurs variétés d’Aracées (Araceae), de bananiers (Musa spp.) (Denham et al., 2003 : 190), de pandanus (Pandanus spp.), de nangailles (Canarium spp.) et de différentes espèces d’ignames (Dioscorea spp.). Celles-ci ont progressivement été diffusées durant la période dite « Lapita »5 (≈3100-2750 bp) (Donoghue, 1989 ; Denham, 2004 ; Fullagar et al., 2006 ; Cochrane, 2018). Au Vanuatu, une première vague de peuplement s’est produite entre 2900 et 2 300 bp, associant Océanie lointaine et culture Lapita. Puis, vers 2 300 bp, ces premiers habitants auraient été presque entièrement remplacés par des populations papoues anciennes et originaires des Bismarck (Lipson et al., 2018). Cette deuxième vague de migrations constitue la principale ascendance des habitants du pays d’aujourd’hui (Ibid. : 1158).

3Ces migrants emportaient dans leurs embarcations des végétaux pour se sustenter en mer, mais aussi du matériel végétal, des méthodes et des techniques de culture afin de reproduire un environnement familier. Patrick Kirch (1982), se fondant sur les travaux d’Edgar Anderson (1952), a développé la notion de « transported landscapes » pour désigner ces déplacements de connaissances et de savoir-faire liés à la terre et à la mer (pêche, collecte de coquillage, déboisement des forêts, aménagement des jardins, etc.), mais aussi de plantes, d’animaux domestiques et de commensaux pour assurer leur survie dans des îles de plus en plus éloignées. Cette notion caractérise également la modification des biotopes induite par la colonisation de ces territoires isolés. Ainsi, au fil des mers traversées et des terres abordées, par vagues successives, les navigateurs Lapita et les peuples qui leur ont succédé ont disséminé des plantes alimentaires là où ils se sont arrêtés. La sédentarisation a été favorable au développement de l’horticulture et à l’expansion des groupes de populations vers l’intérieur des îles (Barrau, 1962 ; Green, 1976 ;Yen, 1989). À présent, il est admis que l’arbre à pain (Artocarpus altilis), le bananier, la canne à sucre (Saccharum officinarum L.) ou encore l’igname sont originaires de la plaque continentale de Sahul ou des grandes îles mélanésiennes (Sullivan et al., 1987 ; Kirch, 1989 ; Ivancic et Lebot, 1999 ; Denham et al., 2003 ; Bourke, 2009 ; Labouisse, 2016). Ils sont le résultat d’une lente coévolution avec l’humain, qui a progressivement délaissé la cueillette pour des techniques intermédiaires se rapprochant de plus en plus de l’horticulture, par la mise en culture d’espèces sauvages (Barrau, 1967 : 278-284). Au Vanuatu, des recherches portant sur l’analyse de microfossiles sur d’anciens sites de peuplement à Epi (île du centre, voisine de Tongoa), Uripiv et Vao (îlots près de Malekula au nord de l’archipel), ont révélé des indices de culture et de consommation en quantité importante de bananes, de taros et d’ignames (Horrocks et Bedford, 2005 ; Horrocks et al., 2009 ; Horrocks et Bedford, 2010). Outre l’introduction préhistorique de végétaux originaires du domaine malayo-océanien, d’autres plantes, cette fois-ci issues de continents lointains, firent leur apparition dans les jardins. La plus emblématique et la plus énigmatique de toutes est la patate douce (Ipomoea batatas (L.) Lam), puisqu’elle provient du continent sud-américain. Elle est probablement le résultat de plusieurs vagues d’introduction et de diffusion à travers le Pacifique, d’abord autour de l’an mille, par des contacts maritimes entre Polynésiens et populations sud-américaines à l’est du Pacifique puis, à partir du xvie siècle, via les Philippines, par le galion de Manille (Yen, 1973 ; Ballard et al., 2005 ; Lawler, 2010 ; Barber, 2012 ; Thorsby, 2012 ; Roullier et al., 2013 ; Denham, 2013). L’histoire de la dispersion des plantes dans le Pacifique Sud est concomitante à l’expansion humaine et a, plus tard, été poursuivie par l’arrivée des premiers Européens.

L’arrivée des Européens dans la région

4Il y a quelques siècles, la « découverte » du Pacifique Sud par les Européens a entraîné l’introduction de nouvelles plantes alimentaires, comme le macabo (Xanthosoma sagittifolium (L.) Schott), le manioc (Manihot esculenta Crantz), l’arachide (Arachis hypogaea) ou la papaye (Carica papaya). Au Vanuatu, en 1606, le maïs (Zea mays L.) fut introduit par Pedro Fernandes de Queirós et adopté dans l’ensemble de l’archipel au xixe siècle (Walter et Lebot, 2003 : 293). Au xviiie siècle, le capitaine James Cook, au service de la couronne d’Angleterre, amena l’ananas (Ananas comosus) et plusieurs Citrus et continua de répandre la patate douce en Océanie (Barrau, 1962 : 163). Les Espagnols développèrent, quant à eux, la culture d’un haricot (Phaseolus vulgaris L.), tandis que le jardinier Lahaie qui accompagnait Labillardière, au service de la couronne française, sema et offrit dans chacune des îles rencontrées des graines de romaine verte (Lactuca sativa L.), de scarole (Cichorium Endivia L.), de persil (Petroselinum crispum), d’oignon (Allium cepa), de betterave (Beta vulgaris L.), d’artichaut (Cynara scolymus L.), de panais (Pastinaca sativa L.), de cresson (Rorripa nasturnium) et de diverses cucurbitacées, tels que la chouchoute (Sechium edule), le concombre (Cucumis sativus), le potiron (Cucurbita maxima), le melon (Citrullus lanatus) ou encore la pastèque (Citrullus lanatus) (Barrau, 1962 : 83 ; 190).

5À partir du xviiie, les missionnaires des Églises protestantes et catholiques poursuivirent ces introductions : là où ces derniers s’établirent, ils cultivèrent des graines collectées lors de leurs pérégrinations ou ramenées d’Europe. En 1824, William Ellis, missionnaire de la London Missionary Society, apporta par exemple à Tahiti, des citronniers (Citrus limon), des tamariniers (Tamarindus indica), des goyaviers (Psidium guajava L.) et des ananas (Ananas comosus) originaires de l’archipel d’Hawai’i. La mission catholique des Nouvelles-Hébrides importa des variétés de taro en Nouvelle-Calédonie. Enfin, des catéchistes samoans de la London Missionary Society participèrent à la diffusion de variétés d’arbre à pain et de taro entre Fidji et la Papouasie Nouvelle-Guinée (Barrau, 1962 : 83-84).

6En Océanie, l’introduction de ces plantes exotiques a permis d’élargir le choix du consommateur en augmentant, par conséquent, la diversité des espèces et des variétés disponibles localement (Walter et Sam, 1999 : 58). Leur appropriation a été motivée par leur facilité de culture, leurs qualités gustatives, nutritives ou encore leur résistance aux aléas climatiques (ibid.). Désormais, leur pérennité dépend de l’énergie déployée par celui qui les possède et réciproquement, puisque celles-ci couvrent une partie des besoins alimentaires des habitants et assurent la tenue de différents événements coutumiers durant l’année. Avant de fournir davantage de détails sur le système horticole de Tongoa, livrons d’abord quelques éléments de contexte.

L’horticulture à Tongoa

7Localement, chaque habitant est membre d’un clan et chaque clan possède un territoire à l’intérieur duquel, lorsque les familles transmettent une parcelle de terre, les ayants droit cultivent où bon leur semble. Ces terres sont scindées en petits lots et se cèdent en ligne agnatique, depuis le premier défricheur ou le premier occupant de la parcelle. Le jardin recouvre plusieurs aspects : c’est un site aménagé où les principales plantes alimentaires sont cultivées sans ajout d’engrais ou de produits phytosanitaires, c’est aussi un lieu de profusion et de superflu garantissant sécurité alimentaire et indépendance économique tout au long de l’année et des récoltes. Le système horticole local se décline en deux types de jardins aux fonctions et aux compositions distinctes : un premier centré sur la culture de l’igname (jardin spécialisé) permettant la bonne tenue des événements coutumiers (fête des ignames, cérémonies d’ordination des chefs, mariages, baptêmes et funérailles), lors desquels elles sont offertes et/ou échangées entre les familles impliquées, et un second jardin (jardin de polyculture) composé de multiples espèces originaires de continents différents et permettant la subsistance des familles.

Le jardin spécialisé (roara ni nawi)

  • 6 La surface de culture est proportionnelle au nombre d’ignames de semence dont dispose la famille : (...)
  • 7 Sogni est une expression en nakanamanga qui signifie « pour compléter », en référence à l’importan (...)
  • 8 Nawiya est la contraction de deux mots : « nawi », qui veut dire igname et « wiya », qui signifie (...)
  • 9 Ce principe vital qui le différencie des autres végétaux, le rapproche des êtres humains et nécess (...)
  • 10 J’entends par domestique le contrôle génétique de l’espèce, via un processus de sélection artifici (...)
  • 11 Pour davantage de précisions sur les variétés recensées, se rapporter à Calandra 2017, annexes 4 à (...)
  • 12 Les tiges se développent dans les feuillages de l’arbre, au pied duquel elles ont été plantées, le (...)

8Au sein du jardin « spécialisé » (en moyenne 400 m²)6, la plante dominante est l’igname (Dioscorea spp.), par le nombre de variétés qu’elle compte, la place qu’elle occupe dans les parcelles, et par l’importance que les horticulteurs lui accordent. Elle est en effet considérée comme la plante la plus noble. Sa culture reflète les talents de l’horticulteur qui doit parvenir à obtenir de longs et gros tubercules. L’igname est la plante témoin de tous les événements sociaux importants, au cours desquels elle est échangée ou offerte, puis consommée. Lorsque les récoltes sont mauvaises (intempéries, maladie, cyclone dévastateur, etc.), aucun événement important ne peut avoir lieu durant l’année. Le tubercule est également offert aux visiteurs de passage ou ayant rendu service, et peut être vendu à un prix élevé au marché de l’île. Localement, les villageois distinguent trois catégories d’ignames : d’un côté, la grande igname cérémonielle (Discorea alata L.) dite masogni7 ou, plus rarement nawiya tamoli8, – qui a pour singularité de contenir une intériorité (natana)9 – et, de l’autre, les nawi, les petites ignames (famille Dioscoreaceae, principalement D. esculenta) destinées à la consommation courante. Elles sont d’une remarquable variabilité morphologique tant au niveau de leurs tubercules que de la couleur de leurs feuilles, de leur chair, de leur peau ou de leurs lianes. Une dernière catégorie concerne les variétés semi-domestiques, dites nawi koa (litt. « les ignames sauvages »). Les relevés ethnobotaniques entrepris entre 2013 et 2014 avec le groupe de travail des femmes de l’Église presbytérienne du village de Kurumampe (257 habitants en 2018), ont permis de recenser 35 espèces d’ignames domestiques10 et six variétés d’ignames semi-domestiques (D. nummularia Lam, D. bulbifera L., D. pentaphylla L.)11 (Calandra, 2017). Ces dernières se distinguent, d’une part, par leur morphologie, puisqu’elles ont des tiges robustes et épineuses tandis que leurs tubercules comportent de nombreuses racines, et d’autre part, par leur mode de culture, car elles sont semi-cultivées12. Le sol n’est pas préparé avant leur mise en terre et, lors de leur développement, elles ne sont pas entretenues. Parmi elles, deux variétés poussent spontanément dans la forêt (malu fera et taou mako) et sont consommées en cas de disette, après un violent cyclone ou une sécheresse, comme cela fut le cas en 2015, après les ravages causés dans les jardins par le cyclone Pam. Cette classification des ignames se retrouve dans l’organisation interne des parcelles : les espèces semi-domestiques poussent à la périphérie des jardins, tandis que les masogni sont plantées au centre des parcelles et les espèces subalternes aux extrémités ou au pied des grandes ignames. Bien que les ignames soient majoritaires et dominantes dans les parcelles où elles sont cultivées, il ne s’agit pas d’une monoculture. Sous les tuteurs des masogni, d’autres espèces sont disposées, principalement des herbes et des grimpantes domestiquées. Les tiges des ignames poussant en hauteur, les horticulteurs profitent du sol disponible autour des buttes pour cultiver des plantes qui n’entrent pas en concurrence avec les tubercules en train de croître, tel le chou chinois (Brassica rapa L.) qui est récoltable après deux à trois mois de culture et la pastèque, dont les tiges tapissent le sol et limitent l’apparition d’espèces adventices ; facilitant de surcroît le travail d’entretien du sol (fig. 3). Ces assemblages sont toutefois le fait des villageois les plus jeunes, les plus âgés préférant ne pas associer aux ignames d’autres espèces, car ils redoutent l’incursion de vaches ou de cochons errants qui pourraient piétiner les lianes et les monticules des ignames. Après huit mois de croissance, les ignames sont récoltées et le sol disponible peut accueillir de nouvelles plantes alimentaires. Les alentours sont désherbés pour agrandir l’espace cultivable et, progressivement, ce jardin de culture spécialisée devient un jardin de cultures multiples destinées à la subsistance quotidienne des familles ainsi qu’à la vente, et change ainsi de statut. L’année qui suivra, l’horticulteur ouvrira, ailleurs, sur un espace encore en jachère (lolua), un nouveau jardin d’ignames.

Figure 3. – Un exemple d’assemblage d’ignames et de choux chinois dans le jardin d’igname de Daniel

Figure 3. – Un exemple d’assemblage d’ignames et de choux chinois dans le jardin d’igname de Daniel

(cliché de Maëlle Calandra, 30/09/2013, Tongoa, village de Kurumampe)

Le jardin de polyculture (tafa)

  • 13 Entre août et décembre 2014, afin d’évaluer le pourcentage que représentent les plantes alimentair (...)
  • 14 En juillet 2018, le kava coûtait entre 1500 et 2000 vatu (vt) le kilo (12 € à 16 €), tandis qu’ava (...)

9Le jardin de polyculture est en moyenne trois fois plus grand qu’un jardin d’ignames, mais sa taille varie considérablement, de 50 m² à 3 500 m², d’après les observations entreprises dans les jardins des cinquante-deux familles du village de Kurumampe. Les plantes qui le composent peuvent être mises en terre à n’importe quelle période de l’année et sont principalement représentées par des plantes à tubercules. Les relevés ethnographiques ont révélé qu’un tel jardin fournissait près de 80 % des besoins alimentaires des habitants13 au fil des saisons, durant au moins trois années consécutives, avant d’être à nouveau laissé en jachère. Les tubercules parvenus à maturité se conservant peu, ils sont récoltés chaque jour en fonction des besoins. Le surplus de la production est commercialisable et permet de financer des dépenses comme les frais de scolarité des enfants ou l’achat de produits manufacturés et d’importation (sel, sucre, riz, conserves, farine, produits d’hygiène, matériel agricole, etc.). Ce type de jardin abrite également des plantes utilitaires : des pandanus (Pandanus tectorius) pour la vannerie et des sagoutiers (Metroxylon warburgii) pour l’élaboration de tuiles végétales à partir de ses palmes. Afin de dégager un revenu régulier de leurs jardins, les horticulteurs cultivent également du kava (Piper methysticum), dont le collet et les racines une fois broyés, mélangés à de l’eau puis filtrés, constituent une boisson consommée en large quantité dans les nakamal (bars à kava) de la capitale. Le kava se vend à des prix élevés14 depuis le passage du très puissant cyclone Pam, survenu le 13 mars 2015, et qui a détruit la plupart des cultures du centre et du sud de l’archipel. Cette culture, parce qu’elle représente la principale source de revenus monétaire des habitants de l’île, nécessite l’engagement des familles et mobilise une part importante de la force de travail de chacun de ses membres.

10Chaque famille nucléaire de l’île possède plusieurs jardins de polyculture au sein desquels elle passe de nombreuses heures, selon les saisons et les tâches à accomplir. C’est durant les mois les plus arides de l’année, soit entre août et novembre, que les horticulteurs passent le plus de temps dans leurs jardins (jusqu’à six heures par jour, six jours sur sept), car il s’agit de l’époque où les nouveaux jardins sont ouverts (la période de jachère est levée). Les mois de décembre à février étant les plus chauds, on entendra dire « kali pawa !» (litt. « le bâton à fouir nous a assommés ! ») celui avec lequel les ignames ont été plantées. C’est « la paresse de noël » disent les habitants. À cette époque, le travail dans les jardins est achevé et il ne reste à faire que la récolte des plantes et des tubercules nécessaires à l’élaboration des repas quotidiens. Les mois consécutifs sont ceux durant lesquels les plantes croissent, impliquant un entretien régulier des parcelles pour limiter la présence d’espèces adventices. De manière générale, dans les jardins, si le gros œuvre revient plutôt aux hommes, il n’existe pas de tâches qui soient spécifiquement attitrées à un sexe. Une femme ou un homme seul peut accomplir l’ensemble des tâches horticoles.

11Un jardin de polyculture abrite sur une même surface une multitude de variétés mêlées les unes aux autres et qui sont agencées sur la parcelle en fonction de leurs caractéristiques agronomiques. À la suite de relevés ethnobotaniques dans les jardins de l’île, 265 variétés ont été dénombrées et décrites (Calandra, 2017). Chacune d’elle fait l’objet durant sa croissance d’une attention particulière, et chaque emplacement du jardin est préparé selon ses spécificités. Par exemple, la canne à sucre, dont les racines sont envahissantes, est mise à l’écart des kavas qui ont besoin d’un espace important pour se développer. Le manioc, qui est décrit par les horticulteurs, comme une plante appauvrissant les sols, n’est pas mélangé à d’autres espèces (fig. 4).

Figure 4. – Le jardin de polycultures de Turana

Figure 4. – Le jardin de polycultures de Turana

Au premier plan poussent des maïs, des choux des îles (Abelmoschus manihot (L.) Medik) et des fleurs. Au second plan, on distingue des bananiers, des kavas, des patates douces, des maniocs et des taros.

(cliché de Maëlle Calandra, 17/09/2014, Tongoa, village de Kurumampe)

12Si les spécificités agronomiques des plantes cultivées sont connues et partagées, les horticulteurs ne suivent toutefois pas de plan ordonné ou d’organisation rigide pour les agencer, bien que des plantes ne soient jamais associées ou, au contraire, couplées l’une à l’autre (voir plus haut). Ainsi, alors même que l’ensemble de la communauté villageoise cultive les mêmes espèces, leur disposition au sein des parcelles varie considérablement d’une famille à l’autre. Chaque jardin est ainsi unique. Comme nous allons à présent le voir, les différences entre les jardins se fondent plutôt sur le nombre de variétés cultivées.

Des horticulteurs collectionneurs

Les réseaux d’échanges « traditionnels »

  • 15 Des travaux sur ces questions ont déjà été conduits à travers l’archipel, voir par exemple Caillon (...)
  • 16 Les personnes dont les prénoms apparaissent ici ont donné leur autorisation pour apparaître dans d (...)

13Les habitants de l’île enrichissent sans cesse leurs jardins de nouvelles variétés et se décrivent volontiers comme des collectionneurs. Les plantes alimentaires font la fierté et l’orgueil de ceux qui les possèdent15. La majorité des horticulteurs affichent la diversité de leur patrimoine végétal en entretenant correctement les abords de leurs jardins, afin que la végétation n’obstrue pas la vue des passants. Ils se plaisent également à raconter aux autres villageois leurs nouvelles acquisitions ou à montrer à leurs visiteurs leurs collections. Au village de Kurumampe, posséder des cultivars rares ou uniques est source de prestige. Janet16 est par exemple connue pour sa collection d’espèces exogènes à l’île, notamment de plants de manioc et de patate douce rapportés de Malekula, son île natale (nord-ouest de l’archipel). Rose est réputée pour ses nombreuses variétés d’ignames dont les boutures se transmettent de génération en génération, Nagege est célèbre pour ses grandes parcelles de pastèques dont elle conserve précautionneusement les graines d’une récolte à l’autre, tandis que Margaret et son mari Missel sont renommés pour la taille de leurs parcelles de taros.

  • 17 Tini oli est une expression en nakanamanga signifiant que deux choses différentes, mais de valeur (...)

14Localement, posséder de nombreuses variétés correspond moins à un besoin alimentaire particulier qu’au plaisir d’enrichir sa collection familiale. Cet enthousiasme à diversifier les espèces cultivées est également corrélé à un critère esthétique. Pour les horticulteurs, un beau jardin est un jardin fertile où il est plaisant d’observer un nombre considérable de plantes endémiques ou originaires de continents lointains (principalement d’Amérique, d’Asie et d’Afrique). Dans la mesure où l’apparition spontanée de nouvelles variétés est peu fréquente dans les parcelles (par mutations somatiques ou par reproduction sexuée), pour enrichir leur portefeuille agricole, les horticulteurs échangent, et disent : « tini oli »17. Ces opérations relatives à l’horticulture se produisent à différents niveaux : d’une parcelle à une autre parmi celles que cultive une même famille, entre habitants du même village, de la même île ou encore d’îles différentes. Ils impliquent aussi une certaine réciprocité. Le principe est d’obtenir des graines ou des cultivars que l’on ne possède pas contre d’autres cultivars de même espèce ou d’espèce différente. Par exemple, lorsqu’une personne qui vit loin de ses parents vient leur rendre visite, elle va, au cours de son séjour, les aider dans leurs jardins. Lorsqu’elle quittera l’île, elle repartira avec des boutures prélevées dans les jardins visités. À titre illustratif, en août 2015, Rachel, une femme d’une cinquantaine d’années résidant à Efate, était venue pour un bref séjour à Tongoa (pour témoigner sa compassion aux membres de sa famille après le passage du cyclone Pam). À son arrivée, elle avait offert des graines de tournesol (achetées en commerce) et était repartie, trois semaines plus tard, avec des graines de pastèques, de choux et des pieds de taros prélevés dans les jardins de ses affins, pour les replanter dès son retour chez elle.

  • 18 Dans la hiérarchie locale, cette position correspond au nambao ni nawota lapa, c’est-à-dire à ceux (...)

15Les nouveaux cultivars s’acquièrent aussi lors d’événements sociaux, comme les mariages ou les cérémonies d’ordination des chefs, lors desquels des maniocs, des ignames masogni, des cannes à sucre et des kavas sont offerts avec leurs racines et leurs tiges afin de pouvoir être replantés par celui qui les reçoit. Ils constitueront, dans les jardins, la mémoire sociale de l’horticulteur où chaque plante cultivée raconte une histoire particulière de transmission ou d’acquisition. En 2013, après la cérémonie d’ordination de Masoe Kole, un petit chef18 du village de Lupalea, Pua Daniel, originaire du village de Kurumampe invité à l’événement, alla planter la bouture de la canne à sucre qu’il avait reçue ce jour-là, et expliqua que lorsque celle-ci serait suffisamment grande pour être consommée, il livrerait le récit de son obtention à ses petits-enfants (fig. 5).

Figure 5. – À Tongoa, tout type de mariage est accompagné d’un versement compensatoire donné à la famille de la mariée – qui constitue le « prix de la fiancée », sous forme de viande, de tubercules, de nattes tressées en feuilles de pandanus, de tissus et plus récemment d’argent. Sur cette photo, des pieds de kavas avec leurs racines, des cannes à sucre avec leurs racines, des maniocs avec leurs branches, des régimes de bananes, un panier de patates douces ainsi qu’un cochon vivant ont été versés par la famille du mari afin de pouvoir entamer la cérémonie du mariage

Figure 5. – À Tongoa, tout type de mariage est accompagné d’un versement compensatoire donné à la famille de la mariée – qui constitue le « prix de la fiancée », sous forme de viande, de tubercules, de nattes tressées en feuilles de pandanus, de tissus et plus récemment d’argent. Sur cette photo, des pieds de kavas avec leurs racines, des cannes à sucre avec leurs racines, des maniocs avec leurs branches, des régimes de bananes, un panier de patates douces ainsi qu’un cochon vivant ont été versés par la famille du mari afin de pouvoir entamer la cérémonie du mariage

(cliché de Maëlle Calandra, 10/10/2013, Tongoa, village de Kurumampe)

  • 19 Il est important de préciser qu’il existe des exemples très différents dans la littérature. À Vanu (...)

16À Tongoa, la diversité des espèces cultivées témoigne des réseaux d’échanges que l’horticulteur a su mettre en place. Par conséquent, on peut supposer que plus ses relations sociales sont multiples et étendues (sur Tongoa et au-delà), plus le nombre d’espèces et l’agrobiodiversité qu’il cultive seront importants19. Pua Daniel, qui est l’un des horticulteurs les plus âgés du village possède, par exemple, de très nombreuses espèces d’ignames et de cannes à sucre dans ses parcelles. Les habitants connaissent l’histoire et l’origine, non seulement géographique, mais aussi sociale des différentes plantes qu’ils cultivent. Enfin, à ces modes d’approvisionnement fondés sur l’économie du don s’ajoutent ceux permis par l’économie marchande.

L’apparition récente des semences industrielles dans les jardins

17Les horticulteurs, pour agrandir leurs collections de plantes alimentaires, se procurent de nouvelles semences sur les étals des marchés – de l’île ou de la capitale –, mais aussi dans les boutiques ou les magasins spécialisés (un sachet de graines se vend en moyenne 250 vatu, soit 1,90 €). Ces plantes allogènes, en plus de participer à la diversité des espèces dans les parcelles, témoignent des capacités financières de celui qui les cultive et sont, par conséquent, source de convoitises. On entendra, par exemple, que telle personne a un beau jardin, parce qu’il ou elle a de l’argent et a ainsi pu acheter de nombreuses graines ou diverses boutures de telles ou telles espèces. Dans les îles du centre de l’archipel, le marché des graines est florissant car il répond à une demande des consommateurs d’origine asiatique et européenne de la capitale, mais aussi à l’attrait de la population locale envers les plantes alimentaires exotiques. À Tongoa, les horticulteurs expliquent s’en procurer de manière à pouvoir, par la suite, vendre leurs récoltes à des prix avantageux aux différents marchés de Port-Vila (pastèque, carotte, navet, laitue, tomate, melon, persil, concombre, aubergine, etc.) (fig. 6).

Figure 6. – Le jardin d’Elsifa où poussent de nombreuses plantes exotiques (oignons, poivrons, tomates et choux) et dont le sol est parfaitement entretenu. On remarque également sur cette photo qu’elle a choisi de planter ses plantes à proximité de la barrière séparant sa parcelle du chemin qu’empruntent d’autres familles pour se rendre dans leurs jardins

Figure 6. – Le jardin d’Elsifa où poussent de nombreuses plantes exotiques (oignons, poivrons, tomates et choux) et dont le sol est parfaitement entretenu. On remarque également sur cette photo qu’elle a choisi de planter ses plantes à proximité de la barrière séparant sa parcelle du chemin qu’empruntent d’autres familles pour se rendre dans leurs jardins

(cliché de Maëlle Calandra, 25/09/2014, Tongoa, village de Kurumampe)

18Le nombre d’introductions d’exotiques dans les parcelles cultivées, et donc dans les régimes alimentaires, a augmenté après le passage du cyclone Pam, lequel, rappelons-le, a anéanti la majorité des jardins de l’île.

Les effets du cyclone Pam dans les jardins

Des semences distribuées par l’aide internationale

19Afin de participer au rétablissement des jardins et d’aider les familles à recouvrer rapidement leur autosuffisance alimentaire, le gouvernement du pays a sollicité l’appui de la fao pour réhabiliter son secteur agricole. Réunies au sein du Vanuatu Food Security and Agriculture Cluster et sous la coordination du Department of Agriculture and Rural Development, des ong internationales ont distribué dans les îles affectées des semences industrielles à rendement rapide20 et du matériel végétal issus d’îles épargnées par la catastrophe. À Tongoa, les familles ont par exemple reçu du manioc originaire de l’île de Malekula. L’ong Care y a distribué des milliers de graines de choux, de pastèques, de tomates, de maïs, de concombre, d’épinard et de papayes21. Par ailleurs, le gouvernement de Nouvelle-Calédonie, en soutien aux sinistrés du Vanuatu, a débloqué une aide d’urgence de 30 millions de francs cfp22 (151 000 €) et a ainsi adressé 800 kg de graines industrielles sous forme de « kits d’aide »23. Les familles de Tongoa ont, à ce titre, bénéficié de plusieurs sachets de chou vert, de maïs, de laitue et de pastèque (fig. 7). Si ces introductions les soulagèrent en attendant de pouvoir récolter leurs tubercules locaux, ces semences présentèrent le désavantage d’être principalement des hybrides stériles, c’est-à-dire qu’il leur était impossible de conserver une partie des récoltes pour les ressemer à la saison suivante. Par ailleurs, celles-ci étant considérées par les habitants comme bien moins nourrissantes que les tubercules locaux, ceux-ci œuvrent à préserver leur patrimoine végétal des catastrophes naturelles pour ainsi être très rapidement autonomes après un événement comme Pam.

Figure 7. – L’une des parcelles d’Aki contenant des végétaux dont les graines ont été distribuées par les ong intervenues au lendemain du cyclone Pam. On y voit de la laitue, du maïs et des choux

Figure 7. – L’une des parcelles d’Aki contenant des végétaux dont les graines ont été distribuées par les ong intervenues au lendemain du cyclone Pam. On y voit de la laitue, du maïs et des choux

(cliché de Maëlle Calandra, 12/08/2015, Tongoa, village de Kurumampe)

La recomposition des espaces cultivés

  • 24 C’est dans cet espace que les graines sont stockées dans de la bourre de coco et pendues au-dessus (...)
  • 25 Au lendemain de Pam, le phénomène El Niño s’est installé dans la région, la privant de pluie durant (...)

20En effet, avant l’arrivée de l’aide internationale, les familles s’étaient déjà attelées au rétablissement de leurs parcelles en plantant des boutures élaborées à partir des plantes brisées par les vents et en semant les graines qu’elles étaient parvenues à sauver des débris de leurs cuisines24. Quatre mois après Pam, à la fin du mois de juin, les jardins retrouvaient peu à peu leur allure d’antan et le patrimoine végétal des familles se reconstituait progressivement, grâce à leurs réseaux d’échange habituels et les dons reçus des autres îles et des ong. Cependant, une plante faisait défaut dans les parcelles : le manioc. Celle-ci, expliquèrent les habitants, n’avait pas supporté la salinité des sols (le cyclone ayant déposé une quantité importante de sel dans les jardins) et le manque de pluie lui avait été fatal25. Les horticulteurs jugèrent que trois variétés sur les 19 recensées en 2013 avaient disparu. Toutefois, cette absence fut profitable à l’expansion du taro qui, jusque-là, était minoritaire et aux cucurbitacées, lesquelles étaient très peu considérées. Les habitants ayant remarqué que le taro était la seule plante à avoir résisté au cyclone, ils ont décidé de favoriser sa culture. À la fin du mois de mars 2015, celui-ci était bouturé et échangé en grande quantité et en juillet 2015, parce qu’il était le plus cultivé, il était le tubercule le plus consommé.

21Si le cyclone a bouleversé le paysage de l’île en annihilant provisoirement la plupart des jardins et les espaces d’habitations, celui eut pour effet de participer à la recomposition du territoire. Quelques semaines après Pam, des plantes alimentaires poussèrent là où on n’en voyait pas d’ordinaire. Durant la nuit de son passage, la force des vents détruisit les espaces de stockage des graines du jardin (les cuisines) et les dissémina. Ainsi, à proximité des cuisines, sur les chemins ou encore sur ce qu’il restait de certaines toitures de chaume, se développaient des pastèques, des citrouilles et des haricots – visions inattendues et « déplacées » d’espèces alimentaires par ailleurs disparues des espaces où elles étaient cultivées précédemment. Dans la mesure où il n’y avait plus rien dans les jardins, les habitants ont décidé de conserver ces précieuses pousses et de les protéger des animaux errants en les entourant de morceaux de tôles ondulées et de débris, et ont ainsi recréé l’environnement d’un jardin là où jusqu’à récemment il n’avait pas lieu d’être. Plus ces plantes se sont épanouies et plus les petits enclos dans lesquels elles se trouvaient se sont agrandis et se sont transformés en espaces de cultures, si bien que d’autres espèces y ont été introduites volontairement (notamment les graines distribuées par les ong). Au fil des semaines, ces nouveaux espaces ont prospéré et les récoltes se sont succédé (figure 8). Mais le cyclone n’a pas seulement ensemencé l’espace d’habitation, puisque des graines de tomates, de pastèques et de cucurbitacées se sont également répandues en forêt, là où a priori aucune plante domestique ne croît, puisqu’elle requiert des soins de la part de l’horticulteur. Le cyclone Pam a, de ce fait, provoqué un bouleversement et une hybridation des espaces de cultures et de leur composition végétale. Ce mouvement des plantes vers la forêt ou le village est réciproque, puisque des espèces de la forêt se sont également dispersées dans les jardins. Au milieu des plants de maïs et des patates douces ont surgi des nandove (espèce indéterminée), un arbre au bois rouge utilisé pour la charpente des maisons, ainsi que des piko (Solanum torvum), une espèce envahissante qui recouvre les sols. En quelques semaines, les pieds de celle-ci mesuraient près d’un mètre de hauteur et rendaient le travail de débroussaillage difficile, du fait de ses épines sur ses feuilles, ses tiges et ses calices.

Figure 8. – Un exemple de petit enclos cultivé au sein du village à la suite du cyclone Pam. Là y prospèrent des variétés locales semées par le cyclone et des variétés exogènes distribuées par l’aide internationale

Figure 8. – Un exemple de petit enclos cultivé au sein du village à la suite du cyclone Pam. Là y prospèrent des variétés locales semées par le cyclone et des variétés exogènes distribuées par l’aide internationale

© Maëlle Calandra, 01/08/2015, Tongoa (village de Kurumampe).

Les reliques du cyclone

22En 2018, lors de mon dernier séjour sur l’île, les petits espaces de cultures au sein du village de Kurumampe avaient tous disparu. Dans les jardins, le taro était toujours cultivé sur de grandes superficies, mais le manioc avait retrouvé sa place. Les courges qui avaient résisté au cyclone étaient, quant à elles, bien plus présentes dans les régimes alimentaires. Autre point notable, les horticulteurs avaient de plus en plus de parcelles dédiées exclusivement à la vente, un changement influencé par la création d’une association réunissant les habitants de l’île pour aller vendre leurs récoltes, à tour de rôle, au marché de Tagabe (île d’Efate), qui est réservé aux habitants de la province des Shepherd (centre de l’archipel). À titre illustratif, en juillet 2018, Meriam Elo avait dédié une parcelle entière à la culture du poivron et une autre aux patates douces, Lei Nasei aux taros et d’autres encore cultivaient des salades, des tomates, des maïs, des choux et des pastèques pour le marché de la capitale. Toutefois, le kava n’était pas encore mature, les mandariniers et les orangers n’avaient pas encore donné de fruits et les cocotiers produisaient seulement leurs premières cocos. Dans les jardins, si les graines émanant de l’industrie semencière semblent être de plus en plus présentes, celles-ci n’ont pas encore délogé les espèces locales qui restent gratuites : les familles de l’île se nourrissent encore majoritairement des plantes qu’elles cultivent.

23À Tongoa, le processus d’appropriation des plantes cultivées engagé depuis des millénaires, couplé à l’intérêt des horticulteurs pour la diversification de leur patrimoine végétal a permis la mise en œuvre d’une culture vivrière répondant à des besoins d’ordres différents (alimentaire, social et économique). À l’aune des différentes catastrophes auxquels les jardins sont régulièrement exposés, tel les cyclones Pam et Harold, ceux-ci peuvent être considérés comme des espaces résilients, tant ils permettent aux familles de se relever d’une catastrophe « naturelle » et de recouvrer rapidement leur sécurité alimentaire.

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Notes

1 Le Vanuatu est le plus récent des micro-États indépendants du Pacifique Sud. Il se situe à mi-chemin entre l’équateur et le pôle Sud, dans la partie méridionale de l’arc volcanique insulaire du Pacifique. Il est composé de 83 îles et il est peuplé par 272 459 personnes (vnso, 2016 : 1).

2 En référence aux travaux d’André Georges Haudricourt (1962 ; 1964) et ceux de Jacques Barrau (1967), les termes d’« horticulture » et d’« horticulteur » seront employés tout au long de cet article pour qualifier les pratiques culturales rencontrées dans les jardins où coexistent plusieurs espèces de plantes, chacune représentée par un relativement petit nombre et recevant des soins individuels.

3 Sur les rapports particuliers des habitants aux catastrophes naturelles, voir Calandra, 2019.

4 Le terme de « domestication » fait l’objet de nombreuses définitions. La Convention de Rio (1992) précise qu’une espèce cultivée ou domestiquée correspond à : « toute espèce dont le processus d’évolution a été influencé par l’homme pour répondre à ses besoins » (art. 2 de la Convention de Rio du 5 juin 1992 sur la diversité biologique). Pour les sciences humaines et sociales, la définition de ce terme n’est pas seulement technique ou évolutionniste, mais renvoie aussi « aux rapports entre production, organisation des sociétés et systèmes de représentations » (Michon, 2015 : 63). Sur ce thème, voir également Haudricourt (1962), Barrau (1967, 1978), Godelier (1984) et Descola (1986, 2005).

5 Ce complexe culturel a pour dénominateurs communs, d’une part, les langues austronésiennes parlées et, d’autre part, la poterie décorée de motifs géométriques en lignes pointillées. Le nom « Lapita » vient du site archéologique calédonien éponyme où des tessons de cette poterie furent découverts en 1952 par l’archéologue Jack Golson. Ils ont permis de dater pour la première fois l’ancienneté de ce groupe de navigateurs.

6 La surface de culture est proportionnelle au nombre d’ignames de semence dont dispose la famille : plus elle en a, plus son jardin d’igname sera grand. La plus grande parcelle observée lors du terrain mesurait un peu plus de 1 000 m² au sein de laquelle 210 buttes avaient été édifiées. En revanche, la plus petite faisait 50 m² et ne comportait qu’une vingtaine de buttes.

7 Sogni est une expression en nakanamanga qui signifie « pour compléter », en référence à l’importance de cette igname lors des prestations cérémonielles.

8 Nawiya est la contraction de deux mots : « nawi », qui veut dire igname et « wiya », qui signifie beau, bon ou meilleur. C’est un adjectif employé pour exprimer la satisfaction. Ce nom peut être traduit en français par « (le) meilleur des ignames ». « Tamoli » veut dire « peau humaine » : la peau de cette igname est du même brun que celle des humains, d’où son nom.

9 Ce principe vital qui le différencie des autres végétaux, le rapproche des êtres humains et nécessite de la part de l’horticulteur un travail dévoué et soigné (Calandra, 2017 : 101-102).

10 J’entends par domestique le contrôle génétique de l’espèce, via un processus de sélection artificielle. Celle-ci est « le fruit d’une longue chaîne de manipulations et d’expérimentations […]. La domestication est considérée comme accomplie quand la plante ou l’animal en question dépendent entièrement de l’homme pour leur production et leur reproduction » (Michon, 2015 : 63). La dépendance, écrivait Jacques Barrau, « est le vrai critère de la domestication » (1967 : 282).

11 Pour davantage de précisions sur les variétés recensées, se rapporter à Calandra 2017, annexes 4 à 9.

12 Les tiges se développent dans les feuillages de l’arbre, au pied duquel elles ont été plantées, le plus souvent un nakara (Dendrocnide latifolia (Gaudich.) Chew), qui bien qu’urticant, produit des racines profondes ne gênant pas la croissance des tubercules.

13 Entre août et décembre 2014, afin d’évaluer le pourcentage que représentent les plantes alimentaires dans l’alimentation quotidienne des familles versus les produits d’importation, j’ai observé de manière systématique les repas de trois familles issues de trois clans différents à Kurumampe (Calandra, 2017 : 148).

14 En juillet 2018, le kava coûtait entre 1500 et 2000 vatu (vt) le kilo (12 € à 16 €), tandis qu’avant le cyclone Pam, il se vendait encore entre 300 et 350 vatu le kilo (2,50 € à 2,80 €). Cela représente une augmentation de 500 % à 571 % du prix au kilogramme. On peut également supposer qu’à la suite du très puissant cyclone Harold qui a traversé l’archipel entre les 5 et 6 avril 2020, le prix du kava va de nouveau augmenter.

15 Des travaux sur ces questions ont déjà été conduits à travers l’archipel, voir par exemple Caillon et Labouisse (2001), Caillon (2005, 2011), Caillon et Muller (2015) et Thomas et Caillon (2016).

16 Les personnes dont les prénoms apparaissent ici ont donné leur autorisation pour apparaître dans des publications scientifiques. Un accord qui a été ratifié en 2013 lors de l’obtention du visa de recherche délivré par le Centre Culturel du Vanuatu (vks) et qui a été renouvelé en mai 2018.

17 Tini oli est une expression en nakanamanga signifiant que deux choses différentes, mais de valeur identique, sont échangées. Cela pourrait être traduit littéralement, en français, par : « je te donne en retour ».

18 Dans la hiérarchie locale, cette position correspond au nambao ni nawota lapa, c’est-à-dire à ceux qui se trouvent en dessous des grands chefs.

19 Il est important de préciser qu’il existe des exemples très différents dans la littérature. À Vanua Lava (nord Vanautu) où l’organisation politique est traditionnellement dominée par celle des Big-men, c’est-à-dire que l’ascension sociale y est basée sur le mérite et la redistribution, à la différence de Tongoa où celle-ci est héréditaire, Mathieu Thomas et Sophie Caillon (2016), n’ont pas observé de réciprocité directe ou indirecte dans la circulation des semences entre les horticulteurs de l’île. Il serait à ce titre intéressant d’engager une enquête semblable à Tongoa ou dans des îles à l’organisation politique différente. Bien des auteurs ont traité ces questions en dehors des seules frontières océaniennes, voir par exemple : Aistara, 2011 ; Demeulenaere et Bonneuil (2011), Wencélius et Garine (2014) ; Coomes et al. (2015), Labeyrie et al. (2016) ou encore Violon et al. (2016).

20 Information issue du rapport établi par le Vanuatu Food Security & Agriculture Cluster (https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/VUT_TC_Pam_2015_FSAC_FoodRec_plan_draft.pdf, consulté le 26/04/2020).

21 Information issue du site internet de l’ong Care : https://www.care.org/newsroom/press/press-releases/cyclone-pam-one-month-seeds-reslilience-planted-across-vanuatu, consulté le 26/04/20.

22 Information issue du site internet : https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/2015/03/16/cyclone-pam-l-aide-internationale-commence-arriver-au-vanuatu-238487.html, consulté le 21/04/2020.

23 En Nouvelle-Calédonie, les dons de graines hybrides ou génétiquement modifiées vers le Vanuatu, au cours du mois de mai 2015, ont fait du bruit dans la presse locale. L’association STOP ogm PACIFIQUE a médiatisé l’affaire afin d’obtenir des informations de la part de la Chambre d’Agriculture de Nouvelle-Calédonie (http://www.stopogmpacifique.org/2015/04/16/stop-ogm-pacifique-vs-chambre-d-agriculture/, consulté le 17/08/2018).

24 C’est dans cet espace que les graines sont stockées dans de la bourre de coco et pendues au-dessus du foyer, afin que la fumée les préserve des rongeurs et du pourrissement.

25 Au lendemain de Pam, le phénomène El Niño s’est installé dans la région, la privant de pluie durant au moins quatre mois.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. – Carte de l’archipel du Vanuatu
Crédits (© anu, CartoGIS CAP, 2018)
URL http://journals.openedition.org/jso/docannexe/image/11616/img-1.png
Fichier image/png, 178k
Titre Figure 2. – Carte de l’île de Tongoa
Crédits (© Patrick Pentsch, 2017)
URL http://journals.openedition.org/jso/docannexe/image/11616/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 244k
Titre Figure 3. – Un exemple d’assemblage d’ignames et de choux chinois dans le jardin d’igname de Daniel
Crédits (cliché de Maëlle Calandra, 30/09/2013, Tongoa, village de Kurumampe)
URL http://journals.openedition.org/jso/docannexe/image/11616/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 448k
Titre Figure 4. – Le jardin de polycultures de Turana
Légende Au premier plan poussent des maïs, des choux des îles (Abelmoschus manihot (L.) Medik) et des fleurs. Au second plan, on distingue des bananiers, des kavas, des patates douces, des maniocs et des taros.
Crédits (cliché de Maëlle Calandra, 17/09/2014, Tongoa, village de Kurumampe)
URL http://journals.openedition.org/jso/docannexe/image/11616/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 456k
Titre Figure 5. – À Tongoa, tout type de mariage est accompagné d’un versement compensatoire donné à la famille de la mariée – qui constitue le « prix de la fiancée », sous forme de viande, de tubercules, de nattes tressées en feuilles de pandanus, de tissus et plus récemment d’argent. Sur cette photo, des pieds de kavas avec leurs racines, des cannes à sucre avec leurs racines, des maniocs avec leurs branches, des régimes de bananes, un panier de patates douces ainsi qu’un cochon vivant ont été versés par la famille du mari afin de pouvoir entamer la cérémonie du mariage
Crédits (cliché de Maëlle Calandra, 10/10/2013, Tongoa, village de Kurumampe)
URL http://journals.openedition.org/jso/docannexe/image/11616/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 400k
Titre Figure 6. – Le jardin d’Elsifa où poussent de nombreuses plantes exotiques (oignons, poivrons, tomates et choux) et dont le sol est parfaitement entretenu. On remarque également sur cette photo qu’elle a choisi de planter ses plantes à proximité de la barrière séparant sa parcelle du chemin qu’empruntent d’autres familles pour se rendre dans leurs jardins
Crédits (cliché de Maëlle Calandra, 25/09/2014, Tongoa, village de Kurumampe)
URL http://journals.openedition.org/jso/docannexe/image/11616/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 444k
Titre Figure 7. – L’une des parcelles d’Aki contenant des végétaux dont les graines ont été distribuées par les ong intervenues au lendemain du cyclone Pam. On y voit de la laitue, du maïs et des choux
Crédits (cliché de Maëlle Calandra, 12/08/2015, Tongoa, village de Kurumampe)
URL http://journals.openedition.org/jso/docannexe/image/11616/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 452k
Titre Figure 8. – Un exemple de petit enclos cultivé au sein du village à la suite du cyclone Pam. Là y prospèrent des variétés locales semées par le cyclone et des variétés exogènes distribuées par l’aide internationale
Crédits © Maëlle Calandra, 01/08/2015, Tongoa (village de Kurumampe).
URL http://journals.openedition.org/jso/docannexe/image/11616/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 356k
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Pour citer cet article

Référence papier

Maëlle Calandra, « Des Lapita au cyclone Pam : une histoire de la composition des jardins de Tongoa (Vanuatu) »Journal de la Société des Océanistes, 150 | 2020, 93-106.

Référence électronique

Maëlle Calandra, « Des Lapita au cyclone Pam : une histoire de la composition des jardins de Tongoa (Vanuatu) »Journal de la Société des Océanistes [En ligne], 150 | 2020, mis en ligne le 02 janvier 2022, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/jso/11616 ; DOI : https://doi.org/10.4000/jso.11616

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Auteur

Maëlle Calandra

Post-doctorante en anthropologie, idex-isite initiative 16-idex-0001 (CAP 20-25)/Challenge 4, Université Clermont Auvergne, cnrs, lapsco (umr 6024), F-63000 Clermont-Ferrand, France. Associée au credo (Aix Marseille Université, cnrs, ehess, umr 7308, Marseille), maelle.calandra@gmail.com

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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