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Dossier : Hubert Curien, une vie pour la recherche

Hubert Curien et le partage de la science

Populariser la science, partager les connaissances, une constante dans l’action d’Hubert Curien, physicien, délégué général à la recherche, ministre, président de l’Europe spatiale, académicien. Avec l’ambition de donner un « passeport pour la recherche » au plus grand nombre et en tout premier lieu à la jeunesse.
Hubert Curien and the sharing of science
Dominique Ferriot
p. 154-161

Résumés

Hubert Curien développe, dès l’enfance, une culture de l’observation qui contribue à l’éveil de sa vocation scientifique. Physicien, enseignant, il sait faire partager son goût des sciences et sa conviction que la recherche doit être l’affaire de tous. Au CNRS puis à la DGRST Hubert Curien promeut une politique éditoriale et la création de lieux de partage des savoirs qui, bientôt, irrigueront le territoire national. Ministre, il lance un programme mobilisateur pour la culture scientifique et technique avec des actions novatrices en direction de la jeunesse et des entreprises. Défenseur d’une francophonie bien comprise, Hubert Curien soutient une littérature scientifique de qualité pour les étudiants comme pour un public plus large.

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Texte intégral

  • 1 Le bon plaisir d’Hubert Curien, émission de Michèle Chouchan, France Culture, 18 septembre 1993.

1« Voir ce truc avec les lampes » dans une émission enregistrée pour France Culture1 Hubert Curien se souvient de l’arrivée dans sa famille du premier poste de radio et aussi de la leçon de choses sur le grillon enseignée dans la classe de sa mère, institutrice à Cornimont, « compter les pattes, regarder les articulations ». L’enfant de sept ans cultive déjà cette « culture de l’observation » qui sera pour le chercheur, l’enseignant, le délégué à la recherche le socle d’une politique de « popularisation de la science ». À treize ans, autre « révélation » avec la visite du Palais de la découverte en 1937 avec son père et son frère. « La science existait… » dit-il dans cet entretien avec la journaliste Michèle Chouchan, « … on pouvait la toucher du doigt et l’expliquer ». De là vient sans doute l’éveil de sa vocation de chercheur et d’expérimentateur. Hubert Curien, directeur général du CNRS, ministre ou président du CNES insistera toujours sur le nécessaire éveil d’une vocation scientifique dès le plus jeune âge et sur le rôle assumé par les clubs ou centres de culture scientifique.

  • 2 Le courrier du CNRS, n°5, juillet 1972, éditorial.
  • 3 « Science pour tous », extrait du journal de la Maison de la culture de Grenoble, Rouge et Noir, m (...)
  • 4 Colloque Science et société organisé par l’OCDE et la DGRST, 5-7 juin 1972, compte rendu dans la r (...)

2La carrière d’Hubert Curien prend un tour décisif en 1966 lorsqu’il devient directeur du Département de physique au CNRS avant d’être directeur général de 1969 à 1973. Dans ses fonctions il promeut la communication de la recherche comme en témoignent ses éditoriaux pour Le Courrier du CNRS : « L’accroissement de la connaissance et les progrès techniques font que les interactions entre la communauté scientifique et l’ensemble de la société sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus directes. Les chercheurs doivent tout mettre en œuvre pour que ces interactions ne soient ni des frictions, ni des faux contacts.2 » Dans cet éditorial signé en 1972, Hubert Curien prône « une pacifique mais énergique offensive pour l’information. » Sur le terrain il soutient notamment les expositions « Images de la recherche » créées en 1973 à la Maison de la culture de Grenoble, alors présidée par le physicien Alain Némoz, puis chaque année dans une ville différente. « La science qui se construit sur les succès de la recherche est l’affaire de tous3 ». Cette ambition pour la recherche, Hubert Curien la partage avec des chercheurs éclairés tels que Jean-Jacques Salomon venu lui proposer l’organisation d’un colloque en coopération avec l’OCDE sur les rapports entre science et société. Ce sera le colloque de Saint-Paul-de-Vence à la fondation Maeght, filmé par Roberto Rossellini qui pose des questions abruptes sur la responsabilité sociale des scientifiques. Hubert Curien lui répond : « La science est devenue un fait social collectif qui rétroagit sur toute l’évolution de l’humanité. De ce fait, le regard mais aussi le rôle du scientifique a changé ; au-delà de sa propre spécialisation, il ne peut plus penser de façon sectorielle mais doit se donner pour objectif d’appréhender toute la complexité des systèmes humains, culturels, environnementaux dans lesquels évolue la société. Sous cette condition, il pourra fournir aux décideurs politiques comme aux citoyens les éléments indispensables aux grands choix de société. La science, si elle est un puissant levier de croissance économique, doit également garantir la prééminence des universaux : la liberté de pensée et la solidarité, qui sont les moteurs de la démocratie.4 ».

3En 1973 Hubert Curien est nommé délégué général à la recherche scientifique et technique. Il met en œuvre une politique de popularisation de la science, en étroite collaboration avec le BNIST (Bureau national de l’information scientifique et technique au ministère de l’Industrie. Les relations confiantes et suivies du délégué général avec les journalistes scientifiques et leur association confortaient aussi cette volonté de communiquer, d’expliquer et, au-delà, de faire partager les savoirs au plus grand nombre.

Images de la recherche

Maryvonne Pellay, astrophysicienne, scénariste multimédia

La seconde guerre mondiale avait fait oublier la nécessité de montrer « la science en train de se faire » comme l’avait voulu Jean Perrin en créant le Palais de la découverte en 1937.

Hubert Curien avait décidé de renouer avec l’esprit de Jean Perrin et de créer un service des relations publiques au CNRS, une revue, Le Courrier du CNRS et des expositions dans les villes où le centre avait des laboratoires. La première exposition « Images de la recherche » à la Maison de la culture de Grenoble, lieu symbolique, fut la première grande ouverture de la recherche vers le public. C’est encore Hubert Curien, à la DGRST, qui a soutenu l’exposition itinérante sous chapiteau « En passant par la recherche », destinée à faire bénéficier les petites villes d’une information scientifique de qualité.
Chez Hubert Curien, le sens du service de l’État n’était pas une posture. Il s’y investissait avec toutes ses qualités : honnêteté intellectuelle, esprit de synthèse, ponctualité, fidélité à ses passions. Au nombre de celles-ci, la recherche, les chercheurs qu’il connaissait si bien, la popularisation de la science et la science citoyenne. Il savait imposer ses décisions sans violence mais avec fermeté. Il désamorçait les conflits par son sens de la répartie et son humour bienveillant, même lorsqu’il était caustique.

Il était de ceux qui pensaient qu’il n’y a pas de croissance sans innovation et, bien sûr, pas d’innovation sans recherche. Pour répondre à Pompidou qui, en 1972, lui avait dit « Accusés défendez-vous ! », en parlant des scientifiques, Hubert Curien a su défendre la science et son budget auprès du public en allant vers ce public : la plus élégante façon de se défendre.

  • 5 AMCSTI, Association des musées et centres pour le développement de la culture scientifique, techni (...)

4Le 1er Juillet 1976, Hubert Curien est nommé président du CNES. Il promeut les actions de cet établissement en direction de la jeunesse pour soutenir fortement les clubs scientifiques. Ses qualités d’écoute et d’entraînement rendaient possible un accord pourtant jugé improbable au début d’une réunion. Ainsi la création de l’AMCSTI5, cette association nationale des musées et centres de sciences dont il accepte, en 1982, de présider l’assemblée générale constitutive réunie au Conservatoire national des arts et métiers. Depuis, l’AMCSTI, toujours très active, a baptisé « Prix Hubert Curien » le grand prix que lassociation décerne chaque année à une personnalité qui s’est illustrée par une action ou une pensée marquante dans le domaine de la vulgarisation des sciences et de la culture scientifique et technique.

  • 6 CCSTI, Centres de culture scientifique, technique et industrielle.
  • 7 La création, en 1985, d’une direction d’administration centrale pour la culture scientifique et te (...)

5Ce soutien aux musées et centres de culture scientifique et technique, qu’il s’agisse d’établissements nationaux comme le Palais de la découverte, de centres nouveaux créés en région comme l’Espace des sciences à Rennes ou d’initiatives singulières comme celle encouragée par Gérald Antoine à l’Écomusée de la Hallière, dans le département des Vosges, sera un axe fort de la politique d’information scientifique et technique défendue par Hubert Curien nommé, en juillet 1984, ministre de la recherche et de la technologie. Ce sera le lancement, en 1985, d’un programme mobilisateur pour la culture scientifique et technique dont la conduite est confiée à Jean-Claude Pecker et à Jean-Marc Lévy-Leblond, respectivement président et directeur du programme. Des actions prioritaires sont ainsi engagées en faveur des régions où la création de CCSTI6 est encouragée en espérant un partenariat à construire avec la future Cité des sciences et de l’industrie de La Villette. D’autres initiatives concernent également la jeunesse avec des opérations-pilotes comme Passeport pour la recherche et Mille classes, mille chercheurs qui permettent aux jeunes de découvrir les activités et les métiers de la recherche. Enfin, on vise aussi les entreprises avec une prise en compte de la culture technique et industrielle reconnue comme une composante essentielle de la culture. Pour faciliter la mise en place de ce programme et conduire une politique ambitieuse de culture scientifique et technique le ministre réforme son administration et crée une Direction de la culture scientifique et technique dotée de moyens nouveaux. Cette Direction, la DIXIT7 ne survivra pas longtemps à l’alternance politique.

Populariser la science et irriguer le territoire national

Marie- Noëlle Favier, ancienne directrice de la communication de l’IRD-Institut de recherche pour le développement

Le ministre Hubert Curien, qui a développé une politique volontariste pour mailler le territoire national de laboratoires de recherche, était également convaincu de la nécessité d’irriguer les régions en matière de « popularisation de la science », comme il aimait à le dire.

Peut-être avait-il été marqué, comme président de l’assemblée générale fondatrice de l’AMCSTI, par le dynamisme des acteurs régionaux et par la vitalité des projets nés dans la mouvance des assises et de la loi sur la recherche de 1982. En tout cas, il portait intimement cette conviction, de l’obligation, pour les chercheurs, de partager leurs savoirs : « Il est bon que la science sorte des lieux où elle s’élabore », déclarait-il lors de la première édition du festival des sciences de Chamonix, en 1991.

Ce fut le cas pour le réseau des centres de culture scientifique, technique et industrielle, créés pour offrir un cadre de dialogue et d’expérimentations autour des sciences et de la technologie. Le ministre a célébré les dix ans du premier CCSTI, celui de Grenoble, créé en 1979 ; inauguré notamment ceux du Nord-Pas-de-Calais, de Poitiers, le Jardin des sciences à Strasbourg, la Maison de l’innovation, à Clermont-Ferrand, l’Espace des sciences à Rennes, dont il suivra attentivement la destinée. Il encourageait en particulier les lieux portés par les scientifiques eux-mêmes, comme le musée des Eyzies, celui de Tautavel, le Géodrôme d’Orléans. De cette dynamique naîtront également Océanopolis à Brest, Nausicaá à Boulogne-sur-Mer et la Cité de l’espace à Toulouse.

  • 8 Les Délégués régionaux à la recherche et à la technologie sont, depuis 1982, en charge de l’action (...)

Tous ces projets ont pu voir le jour grâce aux financements des contrats de plan État-région. Une ligne spécifique « culture scientifique et technique » fut même créée par la Datar. Et le ministre ne manquait pas d’inciter les DRRT8, sur lesquels il s’appuyait beaucoup pour sa stratégie régionale, à faire émerger des dossiers en ce sens.

Fidèle à son émerveillement d’enfant, au Palais de la découverte, Hubert Curien ne manquait pas une occasion d’accompagner ou de valoriser par sa présence les actions de sensibilisation des jeunes, il appréciait les expérimentations, les Exposciences régionales, les lancements de fusées de Planète sciences, les clubs Inserm jeunesse, adossés aux centres de recherche en région et considérait que l’astronomie et les planétariums étaient un bon vecteur pour stimuler l’appétence des jeunes pour la science et les inciter à y consacrer leur avenir. Là aussi, les planétariums de Vaulx-en-Velin, de Cappelle-la-Grande, de Pleumeur-Bodou, de Strasbourg, témoignent de cette politique d’essaimage.

Tous ces exemples montrent à quel point, le ministre convaincu et bienveillant qu’était Hubert Curien, a incarné, par conviction et volontarisme, une politique éclairée et regrettée de partage des savoirs.

6Parmi les musées ou les centres de science dont Hubert Curien a soutenu la création et le développement une place particulière revient à l’Espace des sciences de Rennes dont il a suivi les différentes étapes depuis sa fondation.

Un nouvel Espace pour les sciences à Rennes

Michel Cabaret, directeur de l’Espace des sciences

L’Espace des sciences de Rennes est créé en 1984 à l’initiative du maire de Rennes, Edmond Hervé, et d’une association, présidée par Paul Tréhen, qui rassemble la communauté scientifique. Ce centre, d’abord dénommé CCSTI de Rennes, s’inscrit dans le paysage des années quatre-vingt marqué par la mise en place d’une politique nationale de la culture scientifique portée par les ministères de la Culture et de la Recherche. En 2000 allait démarrer la construction du nouvel équipement culturel devenu Les Champs Libres qui allait regrouper la bibliothèque, le musée de Bretagne et l’Espace des sciences.

Le 4 décembre 1993, Hubert Curien annonce publiquement l’engagement de son ministère à hauteur de huit millions de francs pour les investissements dédiés à la construction du nouveau centre. « Il est absolument indispensable d’expliquer à nos concitoyens ce que nous faisons et pourquoi nous le faisons, quels sont les bénéfices qui s’ensuivent. C’est pour un pays comme le nôtre une vocation de plus en plus évidente. Il ne faut en aucun cas tolérer un quelconque clivage entre ceux qui savent déjà et ceux qui ne savent pas encore. C’est un devoir absolu qu’il nous faut remplir en y associant le plus possible de partenaires. » Hubert Curien sera de nouveau à nos côtés, avec son épouse Perrine, pour visiter le chantier du futur Espace des sciences dans Les Champs Libres le 15 octobre 2003. Ce sera sa dernière visite chez nous, dans une ville qu’il aimait bien et où il avait de nombreux amis.

La belle salle de conférences de l’Espace des sciences et des Champs Libres porte désormais son nom. * Quel plus bel hommage puisqu’elle accueille chaque semaine les plus grands scientifiques français dans le cadre des « Mardis de l’Espace des sciences ».

* La salle de conférences des Champs Libres porte un grand nom « Hubert Curien », un homme de science et de culture- Dominique Ferriot-Sciences Ouest, n° 237, novembre 2006.

7Ministre une nouvelle fois de 1988 à 1993, Hubert Curien saura cependant faire renaître cette joie de partager et le goût de la solidarité, des constantes de son action politique. L’ouverture au public du jardin du ministère de la Recherche, rue Descartes à Paris en 1991, annonce la manifestation nationale La science en fête qui verra fleurir les initiatives les 12,13 et 14 juin 1992. Inciter les scientifiques à ouvrir leurs laboratoires ; faire partager le sens de la démarche scientifique et les joies de la découverte ; mettre en avant les « bons savants », découvreurs d’idées nouvelles capables d’éveiller des vocations chez les plus jeunes en donnant à voir la richesse des métiers de la science et de la technologie : tels sont quelques-uns des objectifs de cette manifestation devenue annuelle en France puis étendue à d’autres pays européens avec des modes variés de collaboration entre les équipes de recherche et un élargissement des publics concernés.

Vacances, plaisir des sciences

Henri Ostrowiecki

Ingénieur CNAM, chargé de mission auprès du public salarié

Derrière ce sigle se profile la volonté du Ministère d’étendre son action vers les salariés au travers de leurs comités d’entreprise d’où l’idée d’établir un partenariat avec l’association VVF (Villages, vacances, familles). Une première animation scientifique ayant pour thème l’holographie, fut inaugurée en 1991 par Hubert Curien à partir du village de vacances de Super-Besse, puis dans six autres durant tout l’été, à raison d’une semaine par site. Après ce premier succès, l’idée d’une caravane scientifique s’imposa dans laquelle on regroupa tout ce que la science pouvait offrir de plus ludique pour un public en vacances : holographie, chimie, astronomie, espace (fusée à eau), archéologie, théâtre et cinéma scientifiques. Le but était de permettre à chaque village de choisir ses activités.

Bientôt, d’autres partenaires montrèrent leur intérêt pour l’animation scientifique, comme l’UCPA (Union nationale des centres sportifs de plein air) autour des bases de loisirs de la région parisienne, accueillant tout au long de l’année plusieurs milliers de jeunes en quête de nouvelles propositions. Passé les premiers moments d’étonnement, le croisement science et sport sut prendre sa place.

8Cette ambition de partage des savoirs, Hubert Curien saura la mettre en œuvre dans les différents établissements qu’il sera amené à présider, le Palais de la découverte naturellement mais aussi l’université de technologie de Compiègne où il favorisera la création du prix Roberval, concours international francophone récompensant des œuvres pour comprendre la technologie. Avec ses collègues de l’université Henri Poincaré à Nancy il crée des « Journées de la culture scientifique et technique » organisées depuis 2005 et qui portent aujourd’hui son nom. Le patronyme d’Hubert Curien sera aussi donné à l’auditorium des Champs Libres à Rennes, au planétarium du Jardin des sciences de Dijon et au grand prix décerné par l’AMCSTI pour la culture scientifique et technique. Ces marques de reconnaissance par la communauté des enseignants-chercheurs mais aussi celle des « vulgarisateurs » et autres « passeurs de science » traduisent bien l’attachement profond et le souvenir vivace laissés par Hubert Curien à tous ceux qui ont eu la chance de le connaître et de contribuer à ses initiatives.

Le prix Roberval

Gérard Béranger, professeur honoraire des universités, université de technologie de Compiègne

C’est sous la présidence d’Hubert Curien que le prix Roberval, concours international francophone récompensant « des œuvres littéraires, audiovisuelles ou multimédias consacrées à l’explication de la technologie » voit le jour en 1987 au sein de l’université de technologie de Compiègne. L’UTC en assure toujours, depuis, la gestion et organise également la cérémonie de remise des prix. Soutenu dès l’origine par le Conseil général de l’Oise et décliné sous plusieurs formes, ce prix a rapidement trouvé ses lettres de noblesse dans le monde francophone. Apprécié des auteurs il est aussi recherché par les éditeurs d’ouvrages consacrés aux sciences et aux technologies ainsi que par les réalisateurs et producteurs d’émissions de télévision et de supports numériques. Hubert Curien en a présidé le premier jury et participa à de nombreuses cérémonies de remise des prix.

Au cours de la remise du prix Roberval en décembre 2000, Hubert Curien, alors président de l’Académie des sciences, fait cette recommandation aux scientifiques : « Il est nécessaire d’expliquer ce que font les chercheurs, leurs méthodes et leurs résultats. Une explication a priori et non plus a posteriori. Expliquez, expliquez, il en restera toujours quelque chose ». L’année suivante il reprend : « Le prix Roberval donne une nouvelle fois la preuve que la science n’est pas ennuyeuse. Il ne suffit pas de dire qu’elle est utile, encore faut-il montrer qu’elle est amusante. »

9À l’Académie des sciences dont il a été le président comme à l’Académie des technologies dont il est l’un des membres fondateurs, Hubert Curien saura aussi entraîner ses confrères dans une politique plus active mettant en avant la responsabilité sociale des scientifiques et leur contribution essentielle aux grands enjeux sociétaux de leur époque.

Hubert Curien et le partage des connaissances : son bilan ; comment faire fructifier son héritage ?

Jean- Marc Lévy-Leblond, professeur émérite de l’université de Nice, directeur de la revue Alliage

Hubert Curien restera dans l’histoire des institutions scientifiques de notre pays comme l’un des seuls — oserai-je dire le seul ? — ministre de la recherche qui aura pris au sérieux la question du partage des connaissances et du développement d’une véritable culture scientifique. Nombreuses sont les initiatives qu’il impulsa à ces fins. Le meilleur hommage que l’on puisse lui rendre me semble être celui d’un bilan d’étape, aussi sommaire puisse-t-il être ici, de quelques-unes des perspectives qu’il a ouvertes. Deux ans après la fin de son dernier mandat ministériel, Hubert Curien publiait dans le Monde Diplomatique, en avril 1995, voici un peu plus de vingt et un ans, un article intitulé « Partager la connaissance ». On pouvait y lire notamment :
« La science est une composante de plus en plus essentielle de la culture. Qui oserait aujourd’hui se dire cultivé en ignorant tout ou presque de ce que l’esprit humain a pu imaginer sur la structure, l’origine et le comportement de la matière inerte et vivante ? On peut survivre, certes, en ne sachant rien, en n’apprenant rien de tout cela. Mais quel dommage de s’en priver, ou d’en être privé ! Le devoir de ceux qui font reculer les frontières de la connaissance est de partager leurs conquêtes. De bons journaux, de bonnes revues, de bonnes émissions qui parlent de science, à tous niveaux, sont une nécessité absolue. En langue française, bien sûr.

Les étudiants méritent une attention particulière. Les manuels et les traités sont un complément indispensable de l’enseignement oral. La situation française actuelle n’est pas satisfaisante, pour deux raisons au moins. D’abord parce que, pour la carrière d’un chercheur, la rédaction d’un traité d’enseignement n’est pas honorée à sa juste valeur. À peine l’est-elle pour un enseignant-chercheur. Mesdames, messieurs les membres des jurys, commissions et conseils qui gérez les carrières de vos collègues, il vous appartient de valoriser les mérites de tous ceux qui alimentent les lectures estudiantines. (…) Trop peu d’auteurs, des éditeurs spontanément peu motivés : une incitation publique paraît s’imposer. Elle existe ; ne pourrait-elle être renforcée ?

Mais à quoi bon s’attarder sur ces affaires de langues lorsqu’il s’agit de science, entend-on parfois dire. Le langage des chimistes est celui des formules, les mathématiciens s’expriment par équations et, plus généralement, la langue de la science est celle de l’informatique. Discours réductionniste, que personne ne peut prendre vraiment au sérieux. Ce serait, pour le coup, ouvrir une faille béante au sein de la culture, séparant un monde déshumanisé, fait d’équations et de formules, d’un monde de sensibilité, fondé sur la suavité des nuances dans une diversité dont la multiplicité des langues est l’une des marques les plus sensibles.

Pour conclure, un conseil aux francophones. Vous souhaitez défendre notre langue : apprenez les langues des autres. Ainsi, lorsque vous parlerez français, ici ou là dans le reste du monde, vous pourrez le faire en toute assurance, sachant qu’il vous serait loisible de commuter sur un autre registre si cela s’avérait nécessaire, ou simplement courtois. »

Les « défi(s)ciences » ainsi pointées par Hubert Curien restent hélas plus que jamais d’actualité, une décennie après sa disparition. Pourtant, quelques mesures institutionnelles simples et proposées depuis longtemps permettraient de commencer à y remédier. La situation est d’autant plus paradoxale que la « société civile », selon l’étrange terme consacré (les pouvoirs publics officiels ne le seraient donc pas, « civils ? »), a vu, dans cette même période, émerger diverses initiatives originales et prometteuses. Reprenons donc certains des thèmes évoqués dans le texte d’Hubert Curien.

« De bons journaux, de bonnes revues, de bonnes émissions » de culture scientifique, en français, nous en manquons toujours. Les grands quotidiens s’efforcent certes de suivre l’actualité scientifique, mais cèdent trop souvent aux effets de communication et de promotion des institutions de recherche, amplifiant indûment l’importance et la nouveauté des découvertes sans les replacer de façon critique dans leur contexte historique et épistémologique. Les récents articles consacrés à la découverte des ondes gravitationnelles, comme voici quatre ans à celle du boson de Higgs, pour ne rien dire de la pseudo-découverte des neutrinos supraluminiques, le démontrent de façon criante. En ce qui concerne les revues de vulgarisation, elles connaissent aujourd’hui une baisse continue et inquiétante de leur lectorat. Du côté de l’audio-visuel, si les émissions scientifiques radiodiffusées de France Culture et de France Inter maintiennent leur diversité et leur qualité, la télévision publique, en revanche, montre une nette dégradation de sa production. Que l’on pense seulement à la disparition de la très populaire émission C’est pas sorcier en 2014, après vingt-et-un ans d’existence et près de six cents épisodes. Mais elle a récemment resurgi sur internet, sous le titre L’esprit sorcier (où l’on peut regretter la disparition de la négation). Et, de fait, c’est bien sur internet que sont apparues de nouvelles formes de diffusion des connaissances, plus originales et nullement institutionnelles. De très nombreux blogs scientifiques et, mieux encore, des séries vidéo sur YouTube, souvent drôles et critiques en même temps que scientifiquement irréprochables, et ayant pour auteur(e)s de jeunes médiateur(e)s, captent des audiences impressionnantes (voir, par exemple, http://dirtybiology.com).

Quant aux traités en français dont Hubert Curien déplorait la pénurie, la situation n’a pas évolué et les maisons d’édition universitaires n’ont guère changé de politique. Mais elles ne sont pas seules en cause, car les enseignants ont majoritairement abandonné leur rôle de prescripteurs de lectures auprès des étudiants, sauf à la rigueur en matière de sciences humaines et sociales. Bien entendu, les formes même de la lecture à visée pédagogique ont changé avec une rapidité qu’Hubert Curien ne pouvait prévoir : pour les jeunes générations désormais, l’écran électronique a remplacé la page imprimée. Encore faudrait-il que naissent des formes originales de supports d’enseignement sur ces nouveaux médias. Il faut bien reconnaître que, pour l’instant, la plupart des mooc – Massive online open course - (soit, en français, flot ou clom – Cours en ligne offerts aux masses - ce qui n’est qu’à peine plus plaisant à l’œil et à l’oreille) ne brillent guère à cet égard.

Il serait cependant erroné d’en conclure à une crise générale du livre de sciences. Car si l’édition spécialisée fait face aux difficultés que l’on vient d’évoquer, pour sa part, l’édition de littérature générale ne connaît pas, dans le domaine des ouvrages scientifiques destinés au grand public et à tous les niveaux, de crise comparable. Plusieurs maisons d’édition, grandes ou petites, proposent des collections scientifiques qui trouvent un lectorat plus qu’honorable et connaissent parfois de grands succès de librairie. Il faut saluer ici l’action du ministère de la Culture qui, par l’intermédiaire du Centre national du livre et de sa commission spécialisée « Littérature scientifique », apporte une aide non-négligeable à ce domaine éditorial.

Pour autant, comme le déplorait Hubert Curien, le travail de synthèse et de rédaction que demandent de tels ouvrages, qu’il s’agisse de manuels spécialisés ou non, n’est que trop peu reconnu par les commissions institutionnelles d’évaluation et de promotion des carrières des chercheurs et des enseignants. Tel est le cas d’ailleurs, plus généralement, de toutes les activités de diffusion des connaissances menées par les scientifiques. Si, depuis la loi d’orientation et de programmation de la recherche de 1982, la diffusion de la culture scientifique fait nommément partie des missions professionnelles des chercheurs, force est de constater que manquent toujours les moyens de les former et de les encourager dans ces tâches.

J’avais naguère, lors de la réforme du doctorat en 1992, suggéré que l’attribution du titre de docteur ès sciences exige la présentation, outre, certes, d’une thèse de recherche, d’un travail de diffusion publique des connaissances (livres, articles, émissions, collaborations associatives, soutien d’activités amateur, etc.). Dans cette perspective, les écoles doctorales seraient chargées d’instaurer des enseignements d’histoire, de philosophie, de sociologie des sciences — et de perfectionnement linguistique. Hubert Curien avait prêté une oreille attentive à cette idée, mais, pris par d’autres urgences, n’avait pu la concrétiser.

De même, les procédures d’appréciation et de reconnaissance des activités culturelles au long des carrières scientifiques devraient être renforcées et c’est un euphémisme ! Il faut se réjouir que nombre de prix plus ou moins prestigieux existent désormais dans ce domaine, souvent à l’heureuse initiative de régions ou de mairies. Le ministère en charge de l’enseignement supérieur et de la recherche a d’ailleurs créé le prix « Le goût des sciences », mais c’est l’AMCSTI qui décerne un prix baptisé, à juste titre, « prix Diderot/Hubert Curien ». Et pour gratifiants que soient ces prix, ils ne compensent guère la faible reconnaissance professionnelle de ces activités.

Au nombre des avancées récentes, il faudrait encore consacrer de longs développements au renouveau et à l’expansion de l’amatorat scientifique sous des formes jusqu’ici inédites (voir Alliage n° 69, octobre 2011). Mais arrêtons-nous là en saluant l’œuvre d’Hubert Curien, et en souhaitant la voir reprise et poursuivie par des responsables politiques aussi clairvoyants que lui.

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Notes

1 Le bon plaisir d’Hubert Curien, émission de Michèle Chouchan, France Culture, 18 septembre 1993.

2 Le courrier du CNRS, n°5, juillet 1972, éditorial.

3 « Science pour tous », extrait du journal de la Maison de la culture de Grenoble, Rouge et Noir, mai 1973.

4 Colloque Science et société organisé par l’OCDE et la DGRST, 5-7 juin 1972, compte rendu dans la revue de la DGRST, Le Progrès scientifique, n°160, janvier 1973.

5 AMCSTI, Association des musées et centres pour le développement de la culture scientifique, technique et industrielle.

6 CCSTI, Centres de culture scientifique, technique et industrielle.

7 La création, en 1985, d’une direction d’administration centrale pour la culture scientifique et technique au ministère de la recherche et de la technologie traduit bien la priorité donnée par le ministre Hubert Curien à une politique ambitieuse de partage des savoirs. Cette direction baptisée DIXIT - Délégation à l’information, à la communication et à la culture scientifique et technique - redeviendra un simple département ou service dans les ministères successivement en charge de la recherche.

8 Les Délégués régionaux à la recherche et à la technologie sont, depuis 1982, en charge de l’action régionale de la politique ministérielle. À ce titre, ils ont été des agents actifs d’une politique volontariste de culture scientifique et technique dans les territoires.

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Pour citer cet article

Référence papier

Dominique Ferriot, « Hubert Curien et le partage de la science »Histoire de la recherche contemporaine, Tome V-N°2 | 2016, 154-161.

Référence électronique

Dominique Ferriot, « Hubert Curien et le partage de la science »Histoire de la recherche contemporaine [En ligne], Tome V-N°2 | 2016, mis en ligne le 15 décembre 2018, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/hrc/1344 ; DOI : https://doi.org/10.4000/hrc.1344

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Auteur

Dominique Ferriot

Dominique Ferriot est professeure des universités, ancienne directrice du musée des arts et métiers. Précédemment directeur-

adjoint de l’écomusée du Creusot, responsable de l’action régionale pour le musée de La Villette, directrice de la culture scientifique et technique auprès du ministre Hubert Curien. Membre de l’Académie des technologies.

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Droits d’auteur

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