La représentation du Souabe danubien dans la presse roumaine post-totalitaire
Résumés
Cette contribution se propose de mettre en lumière, à l’aide d’une analyse du discours, les représentations dans la presse roumaine post-totalitaire des Souabes danubiens émigrés et colonisés au Banat dès le xviiie siècle par les Habsbourg, et celles des échanges culturels tissés entre cette communauté et les populations allogènes existantes sur place, fruit de leur présence triséculaire sur ce territoire.
Nous posons comme postulat que le bilinguisme et le biculturalisme sociétal (et même, dans ce contexte spécifique du Banat, vieille province autrichienne peuplée par une véritable mosaïque ethnosociolinguistique, le plurilinguisme et le pluriculturalisme) apparaissent comme le tout premier aspect des relations interculturelles engagées dans la région, par la force d’une co-existence/co-habitation pluricentenaires. C’est précisément cet aspect-là qui constitue, dans un premier temps, l’objet de notre présente analyse. Conjointement, ce profil linguistique et culturel à part des acteurs sociaux banatais et des Souabes danubiens en particulier s’incarne, bien plus souvent qu’on ne le pense, en ce que l’on a appelé, en psychologie culturelle, une « fluidité identitaire », voire une « identité migratoire », ou encore la fameuse « identité ouverte » (Abdallah-Pretceille). Nous en proposons ici un éclairage à travers le prisme de la notion de « transfert culturel » (Espagne), voire « identitaire », telle qu’il apparaît dans les articles de presse étudiés.
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La transfiguration de la presse écrite roumaine contemporaine
- 1 Il s’agit des événements du 22 décembre 1989, faisant suite à la chute du Mur de Berlin et du Ridea (...)
1Un examen attentif de la nouvelle presse écrite roumaine nous révèle que la révolution de décembre 19891 a représenté pour les mass media roumains un moment d’une importance cruciale : la transmission des premiers produits non-censurés et non-conformistes de l’ère post-dictatoriale. L’effondrement du régime communiste a donné le signal de libération de la presse tout entière des servitudes imposées et auto-imposées, dont la censure, l’auto-censure et la langue de bois systématiques et omniprésentes, ainsi que le passage d’un système centralisé et coercitif à un système décentralisé libre.
- 2 Stela Giurgeanu, « 25 ans de presse libre », [http://dilemaveche.ro/sectiune/societate/articol/25-a (...)
2Dans les faits, les années suivant ce tournant socio-politique et historique majeur enregistrent une diversification de la presse écrite, caractérisée par une croissance sensible des thématiques abordées, des titres, des tirages. Ce phénomène met en lumière d’une part le besoin vital des journalistes d’écrire enfin libérés des chaînes de la censure, et d’autre part celui des lecteurs de s’ouvrir à de nouveaux types d’idées et d’information. C’est ainsi que l’on pourra constater un « véritable boom » médiatique2, la presse écrite étant celle qui se développera le plus rapidement, donnant naissance à plus d’un millier de publications nouvelles, tant au niveau national que local et régional. L’une des tâches les plus complexes, que la nouvelle presse écrite apprit pratiquement « en marche », fut l’information réelle du public quant au nouveau système politique qu’était la démocratie. Le problème qui se posait désormais avec le plus d’acuité était le chemin que la Roumanie devait emprunter sur le plan économique, social et politique, nécessairement celui de la restructuration du système, cristallisant pour la première fois des opinions des plus diverses et contradictoires.
3Soulignons d’emblée que l’une des grandes transformations de la presse écrite concerne, sans aucun doute, la liberté d’aborder des thèmes occultés pendant le régime totalitaire.
- 3 Martine Abdallah-Pretceille, Métamorphoses de l’identité, Paris, Economica, 2006, p. 49.
4À cet égard, la nouvelle presse écrite roumaine nous apparaît sensiblement transfigurée, car il s’agit d’une mue spectaculaire eu égard à la presse de l’ancien régime, ayant longtemps fait figure d’appareil de propagande du Parti unique, de son idéologie exclusive et sans partage. Elle s’assigne un rôle décisif dans la nouvelle société émergente, s’érigeant presque en une sorte « d’instance juridique », témoignant d’une volonté à plus d’un titre polyphonique. Dans le cas précis que nous avons choisi, il s’agit, d’une part, de relayer et divulguer une réalité effective – celle de l’hétérogénéité linguistique et culturelle, historique et consubstantielle à la nation roumaine, réifiée par la présence d’une diversité ethnique considérable au sein de cette dernière. D’autre part, de rétablir cette diversité dans ses droits historiques – celui de la reconnaissance et de la conscientisation au niveau sociétal, celui de la visibilité et de la possibilité d’expression littéraire et artistique. Par ce positionnement, la nouvelle presse écrite s’inscrit dans la continuité d’une pensée complexe contemporaine, se plaçant aux antipodes d’une conception monolithique et ethnocentriste des sociétés, ayant nourri les nations en général, notamment l’ordre établi par l’ancien régime roumain révolu. Ainsi semble-t-elle s’inscrire d’entrée de jeu dans une nouvelle perspective, selon laquelle l’hétérogénéité (en l’occurrence sociétale) constitue la norme, alors que l’homogénéité ne serait rien d’autre qu’une construction volontaire, aboutissant à la destruction de la pensée par le dogmatisme, du religieux par les fondamentalismes/intégrismes et du politique par le totalitarisme3.
5C’est dans la foulée de cette démarche que l’un des premiers phénomènes de la société roumaine post-totalitaire – celui de l’abandon et de la désertification des villages allemands (saxons et souabes) de Roumanie tout au long de la deuxième moitié du xxe siècle, au profit d’un retour de leurs populations vers les pays d’origine – trouvera enfin écho dans la nouvelle presse écrite.
- 4 A. Mogoş, I. M. Danciu, « Culture journalistique et mutations sociales en Roumanie au début du troi (...)
6Ce phénomène fut vécu comme un processus résolument douloureux, voire déchirant par la société roumaine en son intégralité. Aussi le désir se manifestera-t-il très tôt de dresser le bilan de la présence plusieurs fois séculaire de cette communauté souabe aux côtés de la « majorité » roumaine : un facteur de stabilité et d’équilibre au sein de la nation roumaine, et une contribution civilisatrice que personne ne pourrait plus, dès lors, contester4.
- 5 Cette présence lorraine en terre banataise remonte à la colonisation initiée par les Habsbourg au x (...)
- 6 Les Souabes danubiens seront originaires en priorité des rives gauches du Rhin et de la Moselle : l (...)
7Ainsi a-t-on vu apparaître, jour après jour depuis plus d’un quart de siècle, des articles faisant état de l’origine de la présence, entre autres minorités ethniques, des Souabes danubiens sur le sol banatais5, des articles s’arrêtant longuement sur des données aussi méconnues que les territoires de provenance de ces communautés6, sur les conditions de leur arrivée et installation dans le Banat, leurs coutumes et traditions, leur statut de bâtisseurs et détenteurs d’un savoir-faire agricole, artisanal et ouvrier avancé. Mais aussi sur les vicissitudes de l’histoire et les avanies subies par cette minorité notamment après la fin de la Seconde Guerre mondiale (déportations en Sibérie par l’URSS, déplacements dans la plaine aride du Bărăgan par le régime communiste roumain, confiscation de leurs biens, etc.), jusqu’à leur exil provoqué, conditionné, voire monnayé aux pires moments du régime communiste.
- 7 Il s’agit d’un mémoire relevant d’une approche sociolinguistique (2016) portant sur le sujet Images (...)
8La présente analyse repose sur une recherche précédente7, réalisée sur un corpus de 28 fragments extraits de 10 articles parus dans 6 journaux et revues de la presse écrite roumaine de la période 2004-2016 : ils ont été sélectionnés selon un principe qualitatif, celui de la richesse informative, de l’originalité et de la pertinence des éléments apportés concernant la thématique évoquée.
9Pour la présente contribution, nous avons choisi un corpus de six extraits (que nous avons traduits du roumain en français), tirés de trois articles parus dans trois journaux, dont un quotidien national (L’Événement du jour), un hebdomadaire régional (Timpolis) et une revue culturelle mensuelle (Orizont). Nous examinerons ainsi trois cas distincts emblématiques des exemples trouvés dans la presse écrite contemporaine relatifs à la perception et à la représentation de la diversité souabe dans ses rapports d’échanges et de transferts culturels avec le reste de la nation roumaine, notamment à travers le filtre de l’existence :
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de personnalités complexes au sein de la mosaïque ethnolinguistique et culturelle constitutive du Banat, évoluant avec aisance autant dans une sphère linguistique que dans une autre, de véritables acteurs sociaux plurilingues ;
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d’un réel statut de bi-culturalité, dans le contexte du plaidoyer de la presse écrite en faveur de la revendication et de l’intégration au sein de la culture roumaine des artistes ainsi dits biculturels ;
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de certains cas de « transfert identitaire », montrant que des acteurs sociaux appartenant de fait à la communauté souabe germanophone intégreront, de gré ou de force, selon les circonstances (et selon des stratégies identitaires), l’aire ethnolinguistique hongroise.
La valorisation des Souabes danubiens comme acteurs plurilingues
10Le fragment qui suit, tiré d’un journal régional soucieux de laisser le champ libre à l’expression des différentes minorités linguistiques et culturelles du Banat, montre un plaidoyer pour une cause quasi perdue : les langues de la diaspora (en l’occurrence la diaspora souabe) en danger de mort.
- 8 Reşiţa (Reschitz), ville du Banat dans laquelle s’installèrent, en 1776, 70 familles allemandes. En (...)
- 9 La Styrie, région appartenant à l’Autriche, a pour capitale la ville de Graz.
- 10 Ramona Băluţescu, « Le Photographe et le parler qui disparaît », Timpolis, 15 mars 2012. Ce journal (...)
Extrait n°1
Suite à une discussion avec une collègue du journal Banater Zeitung autour des langues qui meurent, autour du passé, celui sur lequel je voudrais écrire est Karl Franz Szelhegyi-Windberger, photographe et homme de plume ayant lié son nom à des publications hongroises et allemandes du Banat. Il l’a fait par le truchement de ses photographies, qu’il réalise sans relâche depuis 77 ans, mais aussi par les articles qu’il a signés. Et, chose probablement encore plus remarquable, Herr Windberger a également signé des articles de journal dans le parler des Allemands de Reşiţa8, qui ne parlent ni l’allemand littéraire ni le souabe, mais parlent au contraire leur propre dialecte, leur rappelant la Styrie9, dont sont originaires leurs ancêtres. Des livres dans ce dialecte, on en avait déjà écrit, mais ils sont très peu nombreux. En revanche, pour ce qui est des articles de journal, tout au moins durant ces dernières décennies, il n’y avait que ceux de Herr Windberger – alors que désormais, il n’y en a plus10. […] (1)
« Avis à la population. Ceci est notre dernier cri avant le silence éternel ». Je ne sais pas si au dernier article signé par Herr Windberger à la page « Die Pipatsch » du journal Banater Zeitung on avait rattaché, dans un petit coin de sa rubrique de 3 500 signes, un appel de ce genre, qui dise signifier le silence éternel, j’ai oublié de poser la question. Mais ce qui est certain, c’est que le silence est arrivé. Si personne n’ose plus publier des livres écrits dans la langue des Allemands de Reşiţa, sa variante écrite se sera à jamais évanouie. Puis, un certain temps après, ce sera au tour de la langue elle-même de disparaître… (2)10
11Le propos de cet article est de retracer le portrait de l’une des figures de la presse en langue locale (en l’occurrence, la presse en langue allemande) de Timişoara, figure longtemps restée dans l’ombre ; la problématisation en apparaît dès le paratexte, notamment dans le titre, nous suggérant un lien étroit entre le métier de l’interviewé et une langue minorée dont la présentation suivra dans le cotexte.
- 11 François Grosjean, Parler plusieurs langues. Le monde des bilingues, Paris, Albin Michel, 2015.
12Le seul nom de celui qui est présenté comme un « homme de plume » est révélateur de cette identité fluide (ouverte) caractéristique des acteurs sociaux de la région du Banat, pouvant endosser, en fonction des circonstances, une identité nouvelle, dévoilée notamment par son patronyme/hétéronyme affiché. Les deux patronymes, le hongrois et l’allemand, ont les mêmes signifiés en hongrois et en allemand : « vent » et « montagne », comme les deux facettes d’une seule et même individualité, dans un permanent jeu de miroirs. L’acte de discours faisant découvrir la double activité du photoreporter, mise au service, sans distinction, des publications allemandes mais également hongroises, est révélateur d’un plurilinguisme réel de ce représentant des minorités historiques, ainsi que des interactions culturelles se déployant dans cet espace multiculturel à part. La notion de bi/plurilinguisme renvoie ici à la définition esquissée par François Grosjean11 : l’utilisation, par un même acteur social, dans la vie de tous les jours, de deux ou plusieurs langues ou dialectes, à l’oral ou à l’écrit, à des niveaux divers de compétence dans chacune d’entre elles.
- 12 Jean Decety, « Neurosciences : les mécanismes de l’empathie », Sciences humaines n°150, 2004, p. 57
13La problématisation apparaît dès la toute première unité de phrase : « Suite à une discussion avec une collègue du journal Banater Zeitung autour des langues qui meurent, autour du passé […] ». L’énoncé embrayé par le déictique temporel « suite à une discussion » laisse entrevoir la volonté d’aller plus loin, de donner un prolongement à cette discussion à bâtons rompus. Le scripteur de ce texte se sent fondamentalement concerné par les langues et parlers existants et véhiculés dans le contexte spatio-culturel du Banat. C’est un fait inexistant dans la presse écrite roumaine communiste et un véritable début dans la nouvelle presse écrite, à plus forte raison s’agissant de variations de langues normalisées (mises encore en avant par l’État ethnocentriste roumain), mais un début attestant l’existence d’un réel intérêt interculturel, en l’occurrence pour la langue de l’Autre, au sein du microcosme pluriethnique/plurilingue banatais. En énonçant l’objet de la discussion évoquée (« le passé »), le scripteur précise qu’il y va du sort des langues (variations) en perte massive de locuteurs, ce qu’il appelle « les langues qui meurent », « mourir » étant un modalisateur d’évaluation appréciative très fort dans ce contexte. L’énonciateur vise ici à tirer un signal d’alarme autant qu’à rendre compte de la vitalité d’une langue qui n’est pas la sienne, en perte de vitesse, conditionnée par la vitalité même de la communauté (qui n’est pas non plus celle d’appartenance du scripteur) qui l’utilise. Il s’agit là de l’expression d’un mouvement d’empathie à la fois cognitive et affective12 telle qu’elle a été définie dans la théorie de l’esprit, en tant que l’empathie est un puissant moyen de communication interindividuelle. On remarque par ailleurs l’appellation utilisée par le scripteur pour désigner la langue minorée : un « parler » ou un « dialecte », dont il fait la présentation par un discours à visée explicative/informative ; commencé par une anaphore pronominale pour évoquer les Allemands de Reșița, « ils », et terminé par une énonciation polyphonique de négation et d’identification : ils « ne parlent ni l’allemand littéraire ni le souabe, mais parlent au contraire leur propre dialecte, leur rappelant la Styrie, dont sont originaires leurs ancêtres ». La deuxième partie de cette unité de phrase a pour vocation d’informer l’énonciateur de l’origine de ces Allemands (Souabes) installés près de la ville de Reşiţa, mais aussi d’identifier précisément le dialecte véhiculé.
- 13 Par communauté ethno-sociolinguistique, nous entendons la communauté dépassant largement un groupe (...)
14Un acte énonciateur d’information fait savoir à son destinataire que « des livres dans ce dialecte, on en avait déjà écrit, mais ils sont très peu nombreux », justement pour souligner l’originalité et le mérite de son invité d’honneur, par un discours polyphonique de concession modalisé par l’adverbe « déjà », mais aussi par le connecteur « en revanche », introduisant une idée de restriction (« tout au moins durant ces dernières décennies ») : « En revanche, pour ce qui est des articles de journal, tout au moins durant ces dernières décennies, il y avait uniquement ceux de Herr Windberger […] ». Un discours d’information embrayé par les déictiques temporels « les dernières décennies », mis en opposition avec « maintenant » par le biais du connecteur « alors que » (« alors que désormais il n’y en a plus du tout »), arrive à point nommé comme pour mieux souligner les ravages occasionnés par le passage du temps et préfigurer ce qu’il évoquera plus loin dans le cotexte, la dévitalisation d’une communauté ethno-sociolinguistique13, une nouvelle image corrélative à la minorité souabe, conjointe à celle de l’acteur social plurilingue. À remarquer le lexème « Herr » visant un double mouvement d’évaluation appréciative de la part du scripteur/énonciateur : manifester son estime envers son invité, tout en lui faisant la faveur et la politesse de lui exprimer dans sa langue maternelle.
- 14 Claude Hagège, Halte à la mort des langues, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 87-88.
- 15 La diglossie désigne l’état dans lequel se trouvent deux variétés linguistiques coexistant sur un t (...)
- 16 Claude Hagège, Halte à la mort des langues, op. cit., p. 87-88.
- 17 Ibid., p. 91.
- 18 Ibid., p. 93.
15Si, dans ce premier extrait d’article, nous avons pu assister à une volonté de signaler l’existence et la présence de langues locales, régionales, usitées par une minorité d’acteurs sociaux (1), et leur identification expresse (2), nous serons désormais les témoins d’un véritable plaidoyer pour ces langues menacées d’extinction14. Une langue serait donc éteinte dans le cas de la disparition des locuteurs de naissance, mais également des utilisateurs ayant une « compétence native » supposant une connaissance complète, une capacité d’usage spontané, la langue servant d’instrument de communication dans toutes circonstances. La situation des Souabes banatais originaires de Styrie correspondrait donc à la situation évoquée par Claude Hagège, selon laquelle les locuteurs d’une langue se trouvent dans un lieu d’immigration (diaspora), où cette communauté déplacée la conserve encore au sein d’un environnement bi/plurilingue, en situation de diglossie15. La langue s’éteignant donc par manque de locuteurs dans ce contexte-là, il s’agira d’un cas d’extinction en diaspora – par opposition à l’extinction in situ, dans la situation des locuteurs se trouvant dans l’espace d’origine et usant de leur langue comme d’un patrimoine autochtone16. Dans le cas évoqué dans cet extrait, il s’agit d’une possible extinction annoncée du parler de Styrie, d’abord par précarisation17. En revanche, on parlera d’une extinction par obsolescence lorsque la langue sera utilisée à des degrés variables, selon les situations, par des « sous-usagers », ne possédant pas une « compétence native »18.
- 19 Ibid., p. 131.
16Quoi qu’il en soit, il nous apparaît que la disparition annoncée du parler des Souabes styriens pourrait être due à l’action de toutes ces causes conjuguées, auxquelles viendront s’adjoindre les causes politiques, les aménagements linguistiques ayant mené à « l’immolation de certaines langues sur l’autel de l’État »19, selon l’expression un peu forte du linguiste, visant les assimilations forcées, les déplacements de populations, les déportations, ayant eu raison, à travers le temps, de la vitalité de ces dernières.
Le plaidoyer pour l’intégration des artistes biculturels à la sphère culturelle roumaine
- 20 François Grosjean, Parler plusieurs langues, op. cit., p. 172.
- 21 Ibid., p. 168-169.
17Dans la partie qui suit, nous nous intéresserons au profil biculturel d’une partie des Souabes, ainsi qu’au traitement du phénomène de bi-culturalité au sein de la société roumaine, et à sa perception par la nouvelle presse écrite roumaine. Nous nous reportons, pour la notion de bi-culturalité, à la définition énoncée par François Grosjean20 selon laquelle une personne devient biculturelle lorsqu’elle noue des contacts avec deux cultures différentes dans lesquelles elle doit vivre au moins en partie, de par son appartenance à une famille biculturelle ou à une minorité culturelle, ou par l’émigration, comme c’est le cas des Souabes du Banat. Une condition pour accéder au statut de bi-culturalité serait la faculté d’adaptabilité de son comportement, de ses habitudes et de son langage, le cas échéant, mais surtout celle de combiner et de synthétiser des traits de chacune des cultures en présence21.
18Dans les extraits suivants, nous présenterons un cas à part dans l’aire linguistico-culturelle roumaine, révélant la condition de l’écrivaine Prix Nobel 2009 Herta Müller, née au Banat de descendants de colons lorrains, ayant depuis toujours écrit son œuvre en allemand littéraire, et émigrée en Allemagne dans les années 1980 ; elle y poursuit son œuvre littéraire complexe par le biais de la même langue, mais surtout portée par les mêmes sources d’inspiration : son expérience vécue sur le territoire banatais, et la condition des membres de la communauté souabe sous le régime communiste de cette région roumaine.
- 22 Radu Pavel Gheo, « L’Identité refusée de Herta Müller », Orizont, mai 2013, n°5 (1568), p. 14.
Extrait n°2
En Allemagne, les voix mettant en exergue son altérité (son origine est-européenne, voire sa roumanité) ne sont pas rares, soit pour louer la fraîcheur de sa vision – qui parfois n’est rien d’autre qu’une autre appellation de l’exotisme –, soit pour critiquer son inaptitude à adhérer aux thématiques spécifiques de l’Allemagne et de la littérature allemande. Le seul attribut non contesté de son appartenance reste celui qui est régional qui, dans ce contexte précis, n’est pas subsumé à celui qui est national22.
19Dans cet article, l’essayiste Radu Pavel Gheo (lui-même d’origine banataise) fait état de la difficulté de positionnement des critiques à l’égard de Herta Müller : l’impossibilité, et finalement le refus pur et simple de l’intégrer dans l’un ou l’autre des paysages littéraires de ses deux pays d’appartenance : la Roumanie, pays de sa naissance, et l’Allemagne, redevenue son pays d’accueil, sinon son nouveau pays « d’exil ».
20Côté allemand, le scripteur/énonciateur de ce discours nous fait savoir, sur le mode discursif de la chronique/critique littéraire, la propension des critiques à mettre en exergue plutôt la différence de Herta Müller, de par son appartenance à l’ancien bloc de l’Est, la reléguant à sa seule origine roumaine. Aussi l’une des qualités essentielles de son écriture (« une fraîcheur de la vision »), unanimement reconnue dans le monde littéraire, se retrouve-t-elle vécue comme promptement rabaissée et réductrice car assimilée à l’« étrangéité », par une énonciation interprétative évaluative ; l’exotisme quant à lui est perçu dans ce contexte comme un qualificatif renvoyant encore davantage à une altérité distanciée, voire éloignée par rapport à l’aire géographico-culturelle allemande ouest-européenne, et symbole d’une évaluation subtilement dépréciative.
21Mais ce discours évoque conjointement un autre aspect de l’écriture de Herta Müller cristallisant les contestations des critiques allemands : la supposée inaptitude de l’auteure à adhérer aux thématiques épousant les centres d’intérêt allemands, ouest-européens, assertion elliptique derrière laquelle le co-énonciateur sous-entend : l’inadéquation due à la méconnaissance, voire à l’ignorance (si ce n’est le désintérêt ?) des réalités et des codes socio-culturels du pays d’accueil. Le scripteur, faisant le bilan des reproches adressés à la romancière, constate la relégation de l’écrivaine à sa seule identité régionale. Herta Müller, originaire du Banat, romancière de la condition des Allemands (Souabes) du Banat durant l’époque de Ceausescu, la seule qu’elle y ait vécue, nous apparaît comme « assignée à résidence » définitivement, aux yeux des critiques allemands, confinée dans l’espace géographique et culturel qui l’a vue naître, et reléguée à ses réalités – bien régionales – dont elle rend régulièrement compte dans son œuvre littéraire, ces réalités faisant obstacle à son accessibilité à une véritable dimension nationale.
22Cette idée de la difficulté de classement et d’intégration d’une telle identité hybride ou métissée, cette condition de « Banataise » de Herta Müller, nous semble indissociable de son empreinte identitaire, dimension que l’auteure elle-même n’entend pas renier ou contester.
- 23 Radu Pavel Gheo, « L’Identité refusée de Herta Müller », article cité.
Extrait n°3
« À la maison c’était… autrefois, là-bas, en Roumanie … » C’est ici que se révèle le drame existentiel de Herta Müller, qui est davantage qu’un drame identitaire, que son écriture ne cesse de tenter d’atténuer – chose dont la romancière est parfaitement consciente. Cette dernière décrit par le menu, en diverses occasions, cette obsession de la « patrie », d’un « chez soi » perdu, dont l’absence devient une présence obsessionnelle. (1)
« Cette imbécile de patrie te poursuit partout même si tu ne le veux pas, et te tourmente jusque là-bas, où tu es partie pour avoir la vie sauve. Souvent, dans mes déplacements à l’étranger, me revient à l’esprit la patrie comme mon “chez moi”… Dans ces moments-là, les larmes me viennent, car je me rends compte de la quantité de gens à ne jamais avoir été obligés de quitter leur patrie. » (2)23
- 24 Voir notamment Gwénola Sebaux, (Post) colonisation – (Post) migration : ces Allemands entre Allemag (...)
23Dans ce nouvel extrait, le scripteur/énonciateur nous fait découvrir le dilemme de la romancière : la perte de la patrie natale, en l’occurrence le Banat, patrie que les retrouvailles avec le pays de ses origines ancestrales, l’Allemagne occidentale, n’ont su remplacer. Le mode discursif de l’événement commenté, à visée à la fois persuasive et de captation/ séduction, pose ici comme actes de discours la problématisation et l’interprétation : la recherche des racines profondes des difficultés identitaires de l’écrivaine nobélisée. L’énonciation subjectivante du scripteur/énonciateur/critique littéraire intervient avec l’interprétation et le commentaire personnels de l’affirmation citée de l’écrivaine qui, pour lui, dévoilerait « le drame existentiel de Herta Müller », qu’il distingue du drame identitaire, réalisant ainsi une espèce de hiérarchisation de la souffrance. Il s’agit de la même attitude évaluatrice lorsque le scripteur fait de la tentative d’atténuation perpétuelle de ce drame l’essence même de l’écriture de la romancière insistant sur cette façon démultipliée de l’auteure de revenir sans cesse sur le syntagme « à la maison » et sur cette idée de « patrie perdue ». La citation textuelle (2) a pour rôle de nous faire connaître son sentiment personnel, sa propre définition de l’idée de « patrie », et nous fait percevoir un sentiment de révolte, trahi par l’adjectif modalisateur « imbécile », associée au substantif « patrie », ainsi que par le verbe « tourmenter », suggérant une action subie malgré soi et non maîtrisée par le sujet passif. On comprend à travers cette énonciation fortement modalisée l’existence d’un profond sentiment de détestation chez cette romancière, dont le véritable objet serait l’injuste division du monde en privilégiés (en l’occurrence, les individus bénéficiant et jouissant de leur patrie) et défavorisés (ceux contraints à l’exil, dépossédés de leur patrie, ou « dépatriés », selon le terme employé par Gwénola Sebaux24), et l’immense regret, dépité, impuissant, de devoir faire partie malgré elle de cette dernière catégorie. C’est donc une nouvelle image que nous voyons se profiler ici en filigrane : l’image de l’exilée contre son gré, ainsi que sa totale impuissance face au destin lui étant réservé.
24Cette idée d’identité refusée, voire de mise au ban de la société des lettres et des lettrés d’une telle personnalité marquée par la bi-culturalité se poursuit dans ce nouvel extrait :
- 25 Radu Pavel Gheo, « L’Identité refusée de Herta Müller », article cité.
Extrait n°4
Cette forme de repoussement – d’appartenance par le repoussement –, qui vise non pas un peuple, une culture, mais un régime politique, reste constamment présent tout le long de la carrière de Herta Müller, une écrivaine puissamment impliquée socialement, dont les idées contredisent les dogmes et les clichés communs et imposent (ou tout au moins proposent) de nouvelles perspectives sur des idées communes, acceptées une fois pour toutes. […]
Nous ajouterions ici, comme une réplique à l’unilatéralité du critère linguistique, appliqué systématiquement dans le cas des auteurs roumains écrivant dans d’autres langues, qu’une langue n’est pas la propriété d’une seule culture, et encore moins d’une seule culture nationale – surtout que la langue, comme la culture, d’ailleurs, est une réalité spirituelle plus ancienne que la réalité idéologique du concept de nation25.
25Ici, l’auteure est dépeinte comme une écrivaine impliquée dans le champ social, animée par une pensée tournant le dos aux stéréotypes et promotrice de visions novatrices du sens commun. Le scripteur met en exergue une constante de son œuvre littéraire : sa prédisposition à cibler et fustiger un pouvoir et une dictature, aucunement identifiables à un peuple ou à une culture (en l’occurrence la culture roumaine). Le discours subjectivant du scripteur/ énonciateur/critique littéraire conclut à l’inappropriation, mais aussi à l’iniquité de la prise en compte du seul critère linguistique appliqué aux écrivains roumains s’exprimant dans d’autres langues et frappés d’ostracisme. Il précisera même sa pensée par un acte de parole d’identification, rendant à la langue ses lettres de noblesse et lui conférant un statut de primauté sur l’idée de nation : « surtout que la langue, comme d’ailleurs la culture, est une réalité spirituelle bien plus ancienne que la réalité idéologique du concept de nation. » Ainsi le caractère polyphonique de ce discours de présupposition dénonce-t-il les représentations sociales les plus courantes selon lesquelles une langue est synonyme de « culture » ou de « nation », ainsi que le stéréotype de l’imposition de l’exclusivité du critère linguistique touchant les auteurs roumains d’expression littéraire étrangère.
26Dans l’extrait suivant, le scripteur nous propose de répondre à la problématique posée précédemment : pourquoi est-il injuste que l’écrivaine Herta Müller soit exclue du paysage littéraire roumain contemporain ?
- 26 Ibid.
Extrait n°5
Pour conclure, il nous apparaît problématique – nous dirons même impossible – qu’une auteure pour laquelle la Roumanie, avec son histoire contorsionnée des dernières décennies de communisme, représente l’un des repères fondamentaux de son identité personnelle et de sa biographie traumatisée […] ne soit pas incluse dans l’espace de la littérature roumaine, à cause du fait qu’elle écrit en langue allemande. (1)
Si nous pensons au fait que la thématique et les motifs définissant la création de Herta Müller (impossibles à dissocier de l’histoire et de la culture roumaines) sont utilisés dans des œuvres littéraires d’une grande force, leur conférant par là même un caractère universel – celui auquel aspire toute culture, fût-elle petite ou grande, par ses créations –, l’absurdité d’une pareille exclusion devient encore plus évidente26. (2)
27Les raisons invoquées par l’énonciateur dans son discours pour mettre un terme à l’anathème frappant l’écrivaine sont multiples : le poids extrême, déterminant, de la Roumanie dans la vie personnelle et littéraire de l’auteure (« l’un des repères fondamentaux de son identité personnelle et de sa biographie traumatisante »), mais aussi la récurrence des thèmes et motifs relatifs à ce pays dans ses romans et nouvelles.
28Finalement, ces quelques extraits tirés de l’article « L’Identité refusée de Herta Müller » ont pour mérite de faire connaître au public lecteur, destinataire de ce discours, le drame existentiel de cette écrivaine, écartelée entre le pays de sa naissance et celui de ses lointains ancêtres, acculée, tout en gardant sa langue, son moyen d’expression littéraire, à l’abandon de la patrie, en tout cas de celle considérée comme telle, l’une ne pouvant nullement se substituer à l’autre. Si, pour les critiques roumains, la langue d’expression constitue un blocage à son intégration à la littérature « nationale », pour les Allemands, la même langue d’expression s’avérera insuffisante pour son rattachement au paysage littéraire allemand.
29On voit bien ici la difficulté de définir, de déterminer une identité et de s’y rapporter, y compris sur le plan de la création artistique, dès lors que celle-ci se trouve métissée et enrichie de différents apports ethno-sociolinguistiques ; en raison précisément d’une certaine velléité d’exclusivité et de marginalisation manifestée par les représentants de chacune des deux cultures évoquées, la double appartenance, la bi- voire pluriculturalité nous apparaît dans ce contexte inconcevable et insurmontable. C’est par un fort mouvement d’empathie, condition première de tout échange culturel, que le scripteur de cet article tente de faire prendre conscience de l’absurdité d’un pareil positionnement, tout au moins à l’intérieur des frontières roumaines, et de contribuer à y remédier.
La mise en exergue du « transfert identitaire » des Souabes
- 27 Michel Espagne, « La notion de transfert culturel », Revue Sciences/Lettres [en ligne] 1/2013.
- 28 Ibid.
30Dans cette dernière partie de notre analyse, nous nous pencherons sur un aspect particulier de l’interculturalité, pouvant dans certains cas conduire à ce que nous sommes tentée d’appeler de véritables « transferts identitaires ». C’est dans la continuité de la notion de transfert culturel introduite par Michel Espagne que nous préconisons de nous placer, notion selon laquelle tout passage d’un objet culturel d’un contexte dans un autre a pour conséquence une transformation de son sens, une dynamique de resémantisation, qu’on ne peut pleinement reconnaître qu’en tenant compte des vecteurs historiques du passage27. Toujours dans cette perspective, tous les groupes sociaux susceptibles de passer d’un espace national ou linguistique, ethnique ou religieux à l’autre peuvent être vecteurs de transferts culturels28, ce qui est justement le cas de cette catégorie de Souabes dont nous allons parler ci-dessous.
31Nous analyserons une séquence textuelle tirée d’un article destiné à attirer l’attention de l’énonciataire sur l’existence d’une communauté de Souabes, dans la région de Satu-Mare (au nord-ouest de la Roumanie), présentant une caractéristique intéressante : ils affichent une identité linguistique hongroise, mais revendiquent culturellement une appartenance à la tradition culturelle et religieuse souabe (et catholique, les Hongrois de Roumanie, quant à eux, appartenant en majeure partie à la confession protestante).
- 29 Anonyme, « Les Allemands qui parlent hongrois », L’Événement du jour, 23 juin 2006.
Extrait n°6
Ils ont l’identité allemande, mais ils parlent prioritairement le hongrois. Avant la guerre, ils étaient quelque 100 000. Il n’en reste à présent qu’un peu moins d’un tiers. […] « Les miens parlaient entre eux le souabe, mais avec moi uniquement en hongrois ! », avoue Maria Naghi, la maire de Petrifeld. […]
L’Assimilation par la population hongroise majoritaire dans la région est évidente dans le cas de la commune de Foieni. (1) « Ici, lors du recensement de 2002, 783 personnes se sont déclarées d’origine allemande, mais seules 15 ont déclaré l’allemand comme langue maternelle, les autres se retrouvant parmi celles qui ont déclaré comme lange maternelle le hongrois. […] ».
(2) « En réalité, il y a plus de 30 000 Souabes dans le département de Satu-Mare ! Beaucoup se sont déclarés de nationalité hongroise. En parlant le hongrois, les Souabes ont presque perdu leur identité. Il leur reste le sérieux et la rigueur allemands […] », raconte Stefan Keiser, le vice-président du Forum Démocrate Allemand, section Transylvanie du Nord29.
32Une formule d’accroche nous apprend l’existence d’une communauté de Souabes admirée en égale mesure par les Roumains et les Hongrois, à l’aide des adjectif / substantifs modalisateurs appréciatifs estimés, rigueur/loyauté.
33La perception de cette communauté annoncée d’entrée de jeu nous indique une dichotomie inhérente à leur profil identitaire entre leur identité linguistique et leur identité culturelle, car « ils ont une identité (culturelle) allemande, mais ils sont très nombreux à parler notamment le hongrois. » Les affirmations de la maire du village mixte souabo-hongrois de Petrifeld, rapportées en discours direct libre, viennent crédibiliser les propos avancés et les authentifier : « Les miens parlaient entre eux le souabe, mais avec moi uniquement le hongrois ! » ; le verbe modalisateur ajouté par la suite – « avoue Maria Naghi » – est là pour nous signifier qu’il s’agit d’une révélation dont nous sommes les destinataires privilégiés et en mesure d’inférer, par un discours d’implicite sémantique, l’appartenance de cet aveu à une sphère circonstancielle confidentielle et limitée. Le discours explicatif se fait jour pour souligner leur assimilation par les grandes minorités nationales.
34Dans le fragment (1), le type d’énonciation embrayée par le déictique spatial « ici » attire l’attention du co-énonciateur sur la spécificité de cet endroit et de cette communauté en particulier, comme la formulation de l’information (« seules 15 ont déclaré la langue allemande comme langue maternelle ») laisse deviner, par un implicite sémantique, l’un des critères se trouvant à la base du recensement évoqué, la langue maternelle ; cette dernière est, pour nombre de ces acteurs sociaux, le hongrois, dans le contexte d’une population majoritairement hongroise et des mariages mixtes dont nous inférons qu’ils doivent être la règle dans ces villages mixtes. Les déclarations du vice-président du Forum Démocrate Allemand soulignent une fois de plus la force et l’importance de ce marqueur identitaire qu’est la langue.
35En même temps, ces affirmations attirent l’attention de l’énonciataire sur le caractère d’invisibilité de cette communauté germanophone escamotée derrière une nouvelle identité, celle conférée par la pratique de la langue hongroise. Elles viennent s’ajouter aux précédentes informations dans le but de nous « détromper », de battre en brèche une représentation sociale largement répandue considérant ces acteurs sociaux comme des Hongrois ; l’expression « en réalité » est ici la marque de la présence d’un discours polyphonique de concession, nous faisant savoir que le nombre d’Allemands dépasse largement les chiffres des recensements et statistiques en tout genre. Une assertion à valeur de constat d’une très grande importance, « En parlant le hongrois, les Souabes ont quasiment perdu leur identité », est énoncée par ce membre représentatif de la communauté en question qui, en mettant un signe d’égalité entre langue et identité, nous laisse supposer la persistance de traces résiduelles de l’ancienne identité allemande de ces Souabes.
- 30 Martine Abdallah-Pretceille, Métamorphoses de l’identité, op. cit., p. 39.
- 31 Ibid., p. 44.
- 32 Ibid.
36Notons au passage l’assimilation de cette communauté souabe non pas à la majorité roumaine dominante, comme il serait prévisible, mais à cette communauté villageoise d’origine hongroise dont elle partage l’existence, par une sorte de vacillation de la filiation au profit d’une affiliation individualisée30, témoignant d’un processus de négociation. En effet, l’on peut remarquer ici une rupture délibérée dans la chaîne de transmission intergénérationnelle de la langue maternelle, et désormais toutes les références identitaires sont porteuses d’une information ethno-sociolinguistique inattendue, l’individu pouvant se révéler ou se dissimuler, contrariant les attentes identitaires, son identité étant utilisée comme un déguisement social ou personnel31. Les stratégies identitaires mises en place pour accéder à ce nouveau statut peuvent être nombreuses et attester l’adoption d’une « identité-alibi » (cette dernière serait alors révélatrice de la détérioration antérieure d’une relation32), en l’occurrence, suite aux mesures de rétorsion d’après-guerre prises par les autorités à l’encontre de cette communauté, telles les déportations successives en Sibérie ou dans la plaine du Bărăgan, incitant à l’opération d’un pareil déguisement censé les protéger. Rappelons également que la théorie du transfert culturel introduite par Michel Espagne souligne que ce dernier n’est pas une importation, mais une réinterprétation et resémantisation des anciennes entités à l’aune des nouveaux vecteurs, qui pourraient être, dans ce cas précis, les Souabes danubiens épousant la langue hongroise, arborant des noms et des identités hongroises, mais préservant jalousement des repères identitaires religieux, culturels ou traditionnels souabes.
- 33 Geneviève Vinsonneau, Mondialisation et identité culturelle, Paris, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 201 (...)
37Nous remarquons la reproduction des mêmes représentations sociales hétéro-attribuées rencontrées au début de cet extrait, représentations sociales des autres minorités à l’égard de la communauté souabe – des Souabes « estimés pour leur rigueur et pour leur loyauté » –, que le scripteur semble avoir adoptées et reproduites par un discours de contamination. Celles-ci sont réitérées par la communauté elle-même au regard de sa propre identité, par le truchement d’un cadre la représentant (« sérieux et rigueur allemande »), représentation sociale renforcée par l’adverbe modalisateur « typiquement », semblant souligner la consubstantialité exclusive de ces qualités à la communauté en question, la définissant et la distinguant spécifiquement, par un phénomène de stéréotypie cognitive33 prenant ici valeur de stéréotypie ethnique.
Conclusion
38Le corpus analysé dans cette contribution, bien que limité, atteste donc l’existence de réels échanges culturels entre la communauté des Souabes danubiens et le reste des communautés banataises dont elle partage l’existence, échanges incarnés en tout premier lieu par le plurilinguisme/pluriculturalisme des acteurs sociaux des différentes aires linguistiques et culturelles se côtoyant. Ce sont des échanges placés dès l’abord sous le signe de la mobilité originelle (sous-jacente aux vagues successives de colonisation lorraine) de ces communautés souabes, d’une véritable dynamique identitaire, et générés par une logique d’ouverture inhérente à l’espace culturel banatais. Ils reposent, selon nous, sur une démarche résolument empathique des communautés co-existantes dans cet espace, que la presse roumaine post-totalitaire (de langue roumaine) s’évertue à explorer depuis maintenant plus d’un quart de siècle de liberté d’expression. Le traitement médiatique évoqué est également révélateur de la toute nouvelle faculté de la récente presse écrite roumaine d’infléchir et d’ouvrir la voie à l’avènement de nouveaux paradigmes mentaux, relationnels et comportementaux au sein de la société roumaine post-totalitaire.
Notes
1 Il s’agit des événements du 22 décembre 1989, faisant suite à la chute du Mur de Berlin et du Rideau de Fer en place en Europe de l’Est, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, marquant l’effondrement du régime dictatorial du couple Nicolae et Elena Ceausescu.
2 Stela Giurgeanu, « 25 ans de presse libre », [http://dilemaveche.ro/sectiune/societate/articol/25-ani-presa-libera], consulté le 1er janvier 2016.
3 Martine Abdallah-Pretceille, Métamorphoses de l’identité, Paris, Economica, 2006, p. 49.
4 A. Mogoş, I. M. Danciu, « Culture journalistique et mutations sociales en Roumanie au début du troisième millénaire (2000-2010) », Transylvanian Review 20 (4), 2011, p. 139-145.
5 Cette présence lorraine en terre banataise remonte à la colonisation initiée par les Habsbourg au xviiie siècle, à l’issue de la guerre austro-turque, mettant fin à 150 ans de domination ottomane au Banat ; les trois vagues de colonisation initiées à l’époque sont connues dans l’histoire sous le nom de colonisation « caroline », « thérésienne » et « joséphine », selon les noms des trois empereurs se trouvant à leur origine : Charles VI, Marie-Thérèse et Joseph II.
6 Les Souabes danubiens seront originaires en priorité des rives gauches du Rhin et de la Moselle : le Palatinat, la Saxe, la Hesse, la Bavière, le Wurtemberg, mais aussi l’Alsace, la Lorraine et le Luxembourg.
7 Il s’agit d’un mémoire relevant d’une approche sociolinguistique (2016) portant sur le sujet Images et représentations des minorités linguistiques et culturelles dans la presse roumaine post-totalitaire – Le cas des Lorrains émigrés au Banat au xviiie siècle, Mémoire de Master 2 en Didactique des langues et des cultures, à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne.
8 Reşiţa (Reschitz), ville du Banat dans laquelle s’installèrent, en 1776, 70 familles allemandes. En 1930, il y avait plus de 10 000 Allemands, alors qu’en 2011 il n’y restait qu’un peu plus d’un millier.
9 La Styrie, région appartenant à l’Autriche, a pour capitale la ville de Graz.
10 Ramona Băluţescu, « Le Photographe et le parler qui disparaît », Timpolis, 15 mars 2012. Ce journal bi-hebdomadaire voit le jour dès la fin 1989 à Timişoara.
11 François Grosjean, Parler plusieurs langues. Le monde des bilingues, Paris, Albin Michel, 2015.
12 Jean Decety, « Neurosciences : les mécanismes de l’empathie », Sciences humaines n°150, 2004, p. 57.
13 Par communauté ethno-sociolinguistique, nous entendons la communauté dépassant largement un groupe de gens ayant la même langue, ou un ensemble d’individus se revendiquant, se voulant, se pensant d’une même communauté linguistique par la langue, surtout par l’appartenance à un groupe social (quelles que soient ses pratiques linguistiques), lequel se définit par la construction d’une identité ethno-socioculturelle. Cf. Jean-Louis Calvet, La Sociolinguistique, Paris, PUF, 1993, p. 86.
14 Claude Hagège, Halte à la mort des langues, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 87-88.
15 La diglossie désigne l’état dans lequel se trouvent deux variétés linguistiques coexistant sur un territoire donné et ayant, pour des motifs historiques et politiques, des statuts et des fonctions sociales distinctes, l’une étant représentée comme supérieure et l’autre inférieure au sein de la population. Les deux variétés peuvent être des dialectes d’une même langue ou bien appartenir à deux langues différentes. Cf. Jean-Louis Calvet, La Guerre des langues, Paris, Payot, 1997.
16 Claude Hagège, Halte à la mort des langues, op. cit., p. 87-88.
17 Ibid., p. 91.
18 Ibid., p. 93.
19 Ibid., p. 131.
20 François Grosjean, Parler plusieurs langues, op. cit., p. 172.
21 Ibid., p. 168-169.
22 Radu Pavel Gheo, « L’Identité refusée de Herta Müller », Orizont, mai 2013, n°5 (1568), p. 14.
23 Radu Pavel Gheo, « L’Identité refusée de Herta Müller », article cité.
24 Voir notamment Gwénola Sebaux, (Post) colonisation – (Post) migration : ces Allemands entre Allemagne et Roumanie, Paris, Le Manuscrit, 2015, et « Les Allemands du Banat : Fuite, émigration, éclatement d’une collectivité historique », in Carola Hähnel-Mesnard, Dominique Herbet (dir.), Fuite et expulsion des Allemands, Transnationalité et représentations xixe-xxe siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2016, p. 315-324.
25 Radu Pavel Gheo, « L’Identité refusée de Herta Müller », article cité.
26 Ibid.
27 Michel Espagne, « La notion de transfert culturel », Revue Sciences/Lettres [en ligne] 1/2013.
28 Ibid.
29 Anonyme, « Les Allemands qui parlent hongrois », L’Événement du jour, 23 juin 2006.
30 Martine Abdallah-Pretceille, Métamorphoses de l’identité, op. cit., p. 39.
31 Ibid., p. 44.
32 Ibid.
33 Geneviève Vinsonneau, Mondialisation et identité culturelle, Paris, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2012, p. 48.
La stéréotypie cognitive, concept issu des travaux de la sociolinguistique, consiste à distribuer mécaniquement parmi des individus des séries de clichés (rigides et résistants au changement), caractéristiques des groupes d’appartenance respectifs (âge, genre, couleur de peau, etc.).
Pour citer cet article
Référence papier
Silvia Aulagnon, « La représentation du Souabe danubien dans la presse roumaine post-totalitaire », Germanica, 62 | 2018, 57-73.
Référence électronique
Silvia Aulagnon, « La représentation du Souabe danubien dans la presse roumaine post-totalitaire », Germanica [En ligne], 62 | 2018, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/germanica/4413 ; DOI : https://doi.org/10.4000/germanica.4413
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