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AccueilEnquête. Cahiers du CERCOM7La Zwischenbetrachtung

La Zwischenbetrachtung

Un espace théorique intermédiaire
Philippe Fritsch

Résumé

Max Weber developed his method of the ideal type construct while elaborating his theory on the religious refusal of the world. In so doing, he illustrates some of the fundamental themes of his epistemology. A structuralist reading of this text, or even an interactionist one, would certainly provide an opportunity for examining the concept of the knowledge value oflearning pertaining to “the general rules of experience” used by Max Weber to formulate his interpretations. But within this “theoretical parenthesis”, Max Weber systematically developed a global theory whose essential concepts are based on the tensions between spheres of activity, each having its own internal logic, and also concerned with the rôle of imperceptible changes and “moments” of equilibrium. Wouldn’t Max Weber’s modernity thus be related to this attention paid to continuous changes in the social reality?

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Texte intégral

1Selon une manière de faire toute wébérienne, il s’agit de s’interroger sur le sens de ce texte dont le titre formel, Zwischenbetrachtung, reste énigmatique même s’il dit excellemment la place qu’il occupe comme un isthme entre deux continents : le sens visé par Max Weber lui-même en proposant, à cet endroit, cette réflexion théorique comme une sorte de cadence plagale qui maintient la tension et appelle d’autres développements harmoniques ; mais aussi le sens ou plutôt les significations que ce texte wébérien peut prendre actuellement lors même qu’il passe sans doute pour exprimer des « considérations inactuelles ».

  • 1 Cf. J. Freund, La sociologie de Max Weber, Paris, Presses universitaires de France, 1966, p. 157-16 (...)

2Tant Raymond Aron que Julien Freund ont déjà présenté ce chapitre de la Religionssoziologie et il n’est donc pas nécessaire d’en faire à nouveau le résumé1, sauf à rappeler qu’il traite des rapports entre la religion et les divers ordres de l’activité humaine.

I

  • 2 Hormis le titre et le résumé initial, le texte parle d’abord de négation du monde, Weltverneinung, (...)
  • 3 Cet artifice typographique tend à exprimer l’ambiguïté de statut épistémologique des constructions (...)

3Dès les premières lignes de la Zwischenbetrachtung, Max Weber annonce son projet et l’objet de ce texte. Il s’agit de bâtir une théorie de cette attitude religieuse qui consiste à rejeter le monde ; à le refuser d’ailleurs plutôt qu’à le nier, encore que ce rejet n’ait pas manqué de varier tant en degré qu’en direction tout au long de l’histoire universelle2. La diversité des formes de cette attitude est à prendre en compte mais, au-delà, l’important est d’étudier ce qui (peut) la motive(r)3.

  • 4 M. Weber, Essais sur la théorie des sciences, trad. de l’allemand et introd. par J. Freund, Paris, (...)

4Comme l’indique le résumé placé en tête du texte, Max Weber s’est donné pour tâche de construire le schéma rationnel des motifs de rejet du monde (Weltablehnungsmotive) et il commence par s’expliquer sur le sens de cette entreprise. Ce qui, en cet endroit, est dit de la construction idéaltypique et de son rapport au réel tient en quelques phrases où l’on retrouve, brièvement évoqués, nombre des thèmes de l’épistémologie et de la méthodologie wébériennes, tels qu’ils ont été exposés notamment dans les « Études critiques » de 19064.

  • 5 Les occurrences de la formule « d’après les règles générales de l’expérience » – ou au singulier : (...)

5Ainsi, par exemple, la construction idéelle d’une typologie de conflits éthiques permet d’envisager leur possibilité objective et même de les concevoir en termes de causalité adéquate : ils ne sont ni accidentels ni nécessaires mais apparaissent comme les effets qui en règle générale sont à attendre d’une situation ou d’un ensemble de conditions, conceptuellement saisis dans leur unité. Si cette référence, ailleurs quelque peu insistante pour ne pas dire obsédante, aux « règles générales de l’expérience »5, n’est ici qu’implicitement faite, elle est à l’œuvre tout au long de ces réflexions théoriques et ce pourrait faire l’objet d’une première série d’interrogations sur le statut épistémologique de ce recours aux « règles de l’expérience », sur les niveaux auxquels peut s’effectuer cet appel, sur la réflexivité qu’il présuppose, sur la nature des opérations qu’il implique, etc.

  • 6 Il est notable que Max Weber emploie le terme Erfahrung et non pas Erlebnis. Il ne s’agit donc pas (...)
  • 7 M. Weber, « Zwischenbetrachtung », in Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, Tübingen, C. B. (...)

6Autre thème, celui de l’attrait et de l’autorité que la rationalité exerce sur les êtres humains ; partant, autre question sur la nature de ce pouvoir mais question également sur ce qui permet d’énoncer ce jugement : cette rationalité n’est-elle qu’un postulat théoriquement nécessaire, faute de quoi la réalité serait indéchiffrable, ou bien peut-elle être inférée, elle aussi, des « règles générales de l’expérience » ? D’ailleurs, selon Max Weber lui-même, cette recherche en sociologie de la religion est simultanément une contribution à la sociologie du rationalisme6. La rationalité est tour à tour du côté de la pratique et du côté de la théorie. En effet la recherche théorique est issue des « formes les plus rationnelles que la réalité peut admettre » (Zw., p. 537)7, mais elle cherche à savoir si et « dans quelle mesure des conséquences rationnelles, établies avec certitude en théorie, ont été tirées dans la réalité ; et éventuellement pourquoi elles ne l’ont pas été » (Zw., p. 538).

7L’intérêt que Max Weber porte à la religion et particulièrement à l’attitude religieuse de rejet du monde tient à la valeur qu’il accorde lui-même à la rationalité. D’une part les activités religieuses apparemment irrationnelles sont encore à ses yeux du domaine du rationnel :

« Les actes motivés par la religion ou la magie sont des actes, au moins relativement rationnels, en particulier sous leur forme primitive : ils suivent les règles de l’expérience même s’ils ne sont pas nécessairement des actes selon des moyens et des fins ».

8D’autre part, dans la mesure même où, comme ce texte l’affirme à plus d’une reprise, la question du sens… de la vie, de la mort, du monde, etc. est fondamentale pour nombre de religions, et dans la mesure où, pour d’autres, importent avant tout la maîtrise et la régulation, au besoin la réglementation, des mêmes forces constitutives de la vie, de la mort et du monde, les diverses formes de rejet du monde et ce qui les motive ne peuvent s’interpréter rationnellement qu’en les rapportant à ces orientations religieuses fondamentales, pour les étudier quant au rapport de moyens à fin ou, au moins, quant à leur cohérence avec ce qui les inspire.

9Distincte de l’évaluation émotionnelle bien sûr, mais aussi des jugements de goût et des appréciations morales, l’interprétation rationnelle a pour objet de faire comprendre les relations significatives entre phénomènes ou éléments d’un même phénomène. Ici sont en cause les relations entre le rejet du monde et les religions qui le tolèrent ou le promeuvent sous diverses formes, mais aussi, au titre d’hypothèses causales, les rapports de tension entre sphère religieuse et autres sphères d’activité. Une des originalités de la Zwischenbetrachtung est précisément de mettre en œuvre ces concepts de sphère d’activité, de loi interne propre (Eigengesetzlichkeit) dynamisant et régissant chaque sphère, de tension entre sphères d’activités, et de les appliquer dans l’étude de l’activité religieuse et plus particulièrement de cette attitude de « rejet du monde ».

10Pour comprendre cette attitude dans ses diverses modalités et occurrences, pour établir les relations auxquelles elle peut être imputée, il s’agit, dans ce cas comme en d’autres, de se donner des types rationnels « en construisant les formes les plus rationnelles de conduite pratique qui puissent être déduites d’hypothèses solidement établies » (Zw., p. 537) et de comparer à l’idéaltype ces formes et relations pour en évaluer le degré de proximité effective :

« Lorsqu’un phénomène historique se rapproche, par des traits isolés ou globalement, d’un de ces faits établis, la construction permet d’en constater pour ainsi dire le lieu typologique en cherchant s’il est proche du type théorique construit ou s’il s’en écarte » (Zw., p. 537).

11Comparée à d’autres textes de Max Weber, la Zwischenbetrachtung offre l’intérêt de contribuer doublement à l’épistémologie et à la méthodologie en combinant les formulations théoriques de la solution wébérienne au problème de la connaissance sociologique et, pour ainsi dire, l’expérimentation pratique de ces formules pour comprendre le réel et non – il prend la précaution de le rappeler – pour « enseigner une philosophie personnelle » (Zw., p. 537).

II

12Comme c’est le cas pour nombre d’autres textes de Max Weber, il est tentant de faire une lecture structurale de la Zwischenbetrachtung. Les constructions idéaltypiques qu’elle présente, semblent s’y prêter, à commencer par les deux figures de l’ascète et du mystique. Mais les toutes premières phrases de Max Weber dans cette partie du texte sont en quelque sorte décourageantes à cet égard. En effet si un système d’oppositions et d’affinités semble s’organiser, c’est pour aussitôt se compliquer et s’embrouiller, a fortiori quand l’on passe des schémas théoriques aux phénomènes historiques, c’est-à-dire aux religions et aux conduites religieuses effectives.

13Cependant, en ce qui concerne l’attitude religieuse de rejet du monde, l’ascèse active et le mysticisme occupent, dans le champ des possibles religieux, des positions radicalement opposées encore que le contraste entre l’une et l’autre puisse être atténué. C’est précisément cette façon de raisonner tantôt sur les oppositions polaires et radicales, les passages à la limite en quelque sorte, tantôt sur le rapprochement des contraires, qui permet à Max Weber de se tirer d’affaire dans ce problème typologique complexe.

14L’analyse porte sur les religions de salut et laisse donc de côté les religions essentiellement rituelles, encore qu’à l’occasion celles-ci soient évoquées pour les besoins de la démonstration. Le problème est celui des moyens à mettre en œuvre pour atteindre une fin qui leur est commune : le salut des fidèles. Cette recherche du salut peut se faire selon deux grandes voies dont Max Weber montre combien leur opposition peut être radicale mais aussi comment, parfois, elles peuvent se rapprocher ou diverger à nouveau.

15Il est possible de représenter d’une façon certes simplifiée la construction théorique et schématique des rapports entre ces deux voies de salut, tout en caractérisant typiquement celles-ci, les valeurs qu’elles mettent en avant et les attitudes qu’elles préconisent. L’écart est maximal entre l’ascèse active, surtout quand celle-ci considère le fidèle comme l’« instrument de Dieu » et se donne pour fin de « réformer rationnellement le monde par le travail », et la contemplation du mystique qui fuit le monde pour devenir le « réceptacle de Dieu » (Zw., p. 538-539).

16Le contraste s’atténue pour peu que soient abandonnés les projets de réforme séculière et que l’ascèse tende à assurer le salut par le respect de règles de vie personnelle impliquant d’éviter l’action dans les institutions temporelles, ou sur l’autre axe, pour peu que le mystique contemplatif ne tire pas toutes les conséquences du principe prescrivant de fuir le monde et qu’il se maintienne ou même intervienne dans l’organisation du monde – la ligne de fuite, si l’on peut dire, de cette attitude paradoxale n’est autre que le millénarisme révolutionnaire. Dans la pratique, diverses combinaisons des deux orientations de la recherche du salut peuvent se rencontrer et donner lieu à des attitudes apparemment semblables mais de significations différentes ou composites.

  • 8 M. Weber, Économie et société, trad. de l’allemand par J. Freund et al., Paris, Plon, 1971, t. I, p (...)
  • 9 M. Weber, La ville, trad. de l’allemand par P. Fritsch, préface de J. Freund, Paris, Aubier-Montaig (...)

17La construction théorique est fondée sur l’opposition marquée entre deux concepts qui subsument chacun un ensemble de pratiques, de représentations, d’institutions, de valeurs, d’attitudes et d’agents ou plutôt de figures – l’ascète et le mystique – qui précisément, selon le procédé de l’accentuation idéaltypique, permettent d’identifier les pôles d’un système de relations entre la religion et le monde. Cependant de multiples réalités historiques peuvent se profiler derrière l’une ou l’autre de ces figures et peuvent être globalement désignées par l’un ou l’autre de ces concepts que Max Weber oppose alors que nombre de doctrines religieuses en usent souvent de façon conjointe – conjonction qui a pu se traduire par les fondations d’associations ou d’ordres ascético-mystiques, ainsi pour ne citer qu’un exemple, l’Ordo de poenitentia de François d’Assise. D’une certaine façon, cette opposition est artificielle et constitue l’effet d’un coup de force théorique. Max Weber accentue des traits distinctifs et accroît des distances de telle sorte que le contraste devient saisissant. Mais, c’est aussitôt, ici comme en d’autres textes – par exemple dans le chapitre de Wirtschaft und Gesellschaft consacré aux « types de communauté religieuse »8 ou dans celui sur « la ville »9 – pour montrer à la fois que l’opération idéelle peut s’inverser (atténuation du contraste) et qu’il convient d’imaginer toutes les transitions possibles entre les types construits conceptuellement.

18À l’insistance sur la diversité du réel et sur la fluidité de l’ordre (oppositions et compositions) que nous pouvons y découvrir ou plutôt lui inventer, correspond la mise en valeur de passages à la limite et de paradoxales transmutations des significations et des valeurs. L’étude théorique wébérienne procède donc par définition de pôles opposés et par recherche de cas qui ne sont pas seulement intermédiaires mais où s’effectuent des renversements inattendus dont il s’agit pourtant de montrer qu’ils sont conséquents, c’est-à-dire inscrits dans une certaine logique.

19Caractéristique est à cet égard le passage où Max Weber met en scène les rapports du calvinisme et de la religion luthérienne (Zw., p. 550) avec les autorités politiques, particulièrement en ce qui concerne la guerre : le calvinisme a ses « combattants de la foi » mais ceux-ci refusent de participer aux entreprises guerrières qui ne relèvent pas de la « guerre sainte » et ils se révoltent contre les autorités politiques quand elles leur paraissent violer la volonté divine ; on connaît la liberté d’esprit de Luther et les libertés qu’il a prises à l’égard des autorités instituées ; pourtant, le luthéranisme refuse la guerre sainte et se soumet aveuglément aux autorités politiques, même quand elles imposent des guerres qui n’ont aucun rapport avec la foi. L’ascèse et la mystique conduisent ainsi à des prises de position qui ne sont pas seulement inverses dans leur expression et contraires dans leurs effets mais cohérentes tout en apparaissant contradictoires au regard de leurs prémisses : refus d’agir dans le monde à partir d’un principe d’ascèse active dans le monde (calvinisme), obéissance aveugle aux institutions temporelles à partir du précepte de fuir le monde pour s’ouvrir à Dieu (luthéranisme).

20Certes l’essentiel demeure l’ensemble des oppositions majeures entre mystique et ascèse : méthode de salut, qui discipline les fidèles pour en faire des instruments de Dieu (Gottes Werkzeug), l’ascèse, surtout sous sa forme active, est orientée vers l’action (Handeln) et tend à former méthodiquement chez les fidèles – du moins ceux d’entre eux qui cherchent à vivre en virtuoses religieux – un habitus permanent (Dauerhabitus) et pour ainsi dire, ordinaire, tandis que la contemplation mystique, dont l’extase est un moment extraordinaire dans la quête du salut tant par son intensité que par sa fugacité, est axée sur la possession (Haben), le mystique se considérant comme le réceptacle du divin (Gefäss des Göttlichen) et cherchant l’union (unio mystica) avec le divin, que celui-ci soit conçu comme un dieu personnel ou non.

  • 10 Comparer avec maintes formules de la Religionssoziologie. Par exemple : « Der Gegensatz ist selbst (...)

21Ces repères étant posés, la construction rationnelle s’opère en référence constante à l’histoire, donc à la diversité empirique et aux nuances infinies qui font les demi-teintes dans un tableau de pensée structuré par les contrastes vifs. Ou bien la mise au point est telle que ceux-ci s’imposent et l’on obtient les types contrastés du mystique contemplatif et de l’ascète actif dont le puritain est la figure exemplaire, ou bien la visée tend à saisir les « passages » (au sens pictural du terme) d’un type à l’autre dans leur fluidité10. Dans l’un et l’autre cas Max Weber procède fréquemment en usant d’une sorte d’effet de miroir, c’est-à-dire par exemple en présentant successivement l’image que le mystique se fait de l’ascète et celle que l’ascète se fait du mystique.

« Pour l’ascète vivant dans le monde le comportement du mystique n’est que paresseuse jouissance de soi, pour le mystique la conduite de l’ascète revient à s’engager dans l’agitation du monde, non sans vain pharisaïsme. » (Zw., p. 539.)

  • 11 «La reformulation des analyses wébériennes dans le langage de l’interactionnisme symbolique est d’a (...)
  • 12 « Il nous faut donc à présent examiner de plus près les relations entre prêtres, prophètes et non-p (...)

22À la tentation d’une lecture structuraliste de Max Weber pourrait se substituer celle d’une interprétation interactionniste11. L’activité religieuse, celle de l’ascète comme celle du mystique, est ainsi identifiée comme comportement qui non seulement a un sens subjectif mais prend sens dans le rapport à autrui. Le jugement que l’un porte sur la conduite de l’autre permet de saisir le sens qu’a pour lui sa propre manière d’être et inversement De la même façon qu’il examine « les rapports réciproques entre les prêtres, les prophètes et les non-prêtres »12, Max Weber, pourrait-on dire, fait parler l’ascète et le mystique en étudiant ce qu’ils sont l’un par rapport à l’autre ou plutôt ce qu’ils sont l’un pour l’autre dans leur rapport au monde.

  • 13 Dans l’article cité précédemment, Pierre Bourdieu (p. 5) estime qu’il faut rompre avec « l’analyse (...)

23Mais d’une part, ces relations sont étudiées in abstracto à l’intérieur d’une construction schématique théorique et il ne s’agit nullement d’une analyse de situation dont les acteurs sociaux négocient le sens en présence l’un de l’autre, chacun orientant son comportement sans doute selon ses propres objectifs mais en fonction d’autrui et des intentions qu’il lui prête13. D’autre part si Max Weber compare les représentations que l’ascète peut généralement se faire du mystique et réciproquement, c’est précisément en se référant aux règles générales de l’expérience. À nouveau la question se pose de savoir ce qu’il faut entendre par là et ce que vaut épistémologiquement cette inférence. L’histoire des religions, les figures exemplaires qu’elle nous a laissées – Lao-Tseu, Mani, Luther, Calvin, et bien d’autres –, les jugements portés par les uns à l’égard des autres, y compris les conséquences extrêmes que ces jugements ont pu avoir, les innombrables textes et l’enchaînement même des événements, tout ceci constitue la matière dont se sert l’analyste. On connaît l’érudition fascinante de Max Weber et elle n’est pas en cause, mais le statut et par suite la valeur (de connaissance) du « savoir nomologique » dont il s’autorise pour formuler telle ou telle interprétation.

24Ce savoir porte sur les significations que peuvent avoir les pratiques, conduites et attitudes d’agents définis dans et par leurs rapports réciproques ou plutôt les uns par rapport aux autres : l’ascète par rapport au mystique, l’ascète vivant dans le monde par rapport à l’ascète refusant le monde, celui-ci par rapport au mystique fuyant le monde, etc. C’est de cet ensemble de mises en rapport que naît une série d’oppositions dont la pertinence est relative à la valeur des interprétations initiales. Or celles-ci s’appuient sur les principes que telle ou telle catégorie d’acteurs reconnaît comme siens et sur les conséquences qui logiquement en découlent. La connaissance des premiers relève de la recherche empirique (les témoignages, les documents, etc.), la découverte des secondes est affaire de rigueur du raisonnement.

25Le système de relations qui est construit par Max Weber et dont l’opposition entre ascèse et mystique n’est jamais que la plus voyante, ne peut se comprendre si l’on oublie que ces modalités de l’activité religieuse ne se définissent pas en elles-mêmes, ni seulement l’une par rapport à l’autre, mais aussi dans le rapport à Dieu (personnel, transcendant ou impersonnel, immanent, etc.) et au monde, que chacune dénote. La fuite hors du monde, du mystique qui recherche l’extase et se déprend des intérêts de la vie quotidienne (activité minimale), est rapportée à son interrogation sur le sens du monde, qui ne peut trouver de réponse qu’au-delà de toute conception rationnelle, dans l’union intime avec le divin dont il est seulement « réceptacle ». Inversement l’activité personnelle rationnelle, déployée par l’ascète qui entend transformer le monde pour le mettre en accord avec ses idéaux ascétiques, est rapportée à sa conviction d’être l’instrument de la volonté divine.

26Le « monde », au sens religieux du terme, est ainsi l’objet par rapport auquel se déterminent des attitudes de fuite, de refus, de mépris, de négation, ou d’attrait, d’acceptation, de valorisation, etc. propres à chaque éthique religieuse. Dans la Zwischenbetrachtung c’est essentiellement l’attitude de rejet (fuite ou refus) du monde qui est étudiée mais elle ne peut l’être qu’en comparaison de l’attitude inverse d’inscription de l’action religieuse dans le monde. Max Weber ne propose pas de définition de ce terme qu’il emploie abondamment dans ce texte, soit seul, soit dans ce couple de mots composés, d’ailleurs difficiles à traduire, qui s’opposent par leur sens – ausserweltlich/innerweltlich – soit encore dans d’autres mots composés tels que précisément Weltablehnung, Weltverneinung, Weltflucht, etc. Certes le « monde » y est conçu comme l’ensemble de ce qui existe et selon le cas, il s’agit d’un monde donné de toute éternité (mystique orientale) ou d’un monde créé à partir du néant par un dieu tout puissant et transcendant (mystique occidentale) – nombre de religions distinguent le monde d’ici bas et l’Autre monde, habité par les âmes après la mort – ; mais en tant que réalité profane le « monde » est distingué du sacré et du divin auquel éventuellement il s’oppose. Toute la gamme des possibilités offertes par la pensée dualiste serait à envisager : de la séparation radicale du « pur » et de « l’impur » aux combinaisons instables du « fragile monde empirique » (Zw., p. 572). Évalué du point de vue mystique, ce monde est à fuir dans la mesure où justement il constitue un obstacle au salut. Évalué du point de vue ascétique, le monde peut être considéré là encore, comme ce à quoi il faut renoncer pour faire son propre salut (ascétisme hors du monde) ou bien tout en demeurant ce qu’il est, c’est-à-dire une création imparfaite ou corrompue, le monde peut être envisagé comme le matériau à transformer et dont la transformation sera moyen de salut (ascétisme dans le monde). Ces distinctions sont cependant grossières et, dans le détail, les représentations et les pratiques donnent lieu à des combinaisons diverses et nuancées, dont le sens peut varier infiniment.

  • 14 Cette formule est employée par Max Weber dans Wirtschaft und Gesellschaft, p. 311.

27Pour analyser cette diversité des attitudes, des conduites et de leurs motifs, Max Weber entreprend d’étudier les « rapports de tension entre la religion et le monde » (Zw., p. 540). Cependant le terme n’est plus ici connoté péjorativement comme massa perditionis14. Il se trouve défini comme totalité de l’activité humaine ou, pour ainsi dire, comme lieu géométrique des divers ordres d’activité parmi lesquels Max Weber distingue ceux dont il étudie les rapports avec l’activité religieuse :

« … Les religions prophétiques ou sotériologiques se trouvaient dans un rapport de tension non seulement aigu (comme c’est évident d’après la terminologie employée), mais encore permanent avec le monde et ses institutions. » (Zw., p. 541.)

28Dans la mesure où Max Weber étudie ces relations et les effets des tensions qui s’y révèlent, dans la mesure surtout où celles-ci et celles-là sont analysées, semble-t-il, du point de vue des acteurs puisque l’interrogation porte sur les motifs qu’ils ont de fuir ou de refuser le monde, l’interprétation interactionniste du texte wébérien paraît être conséquente.

29Pourtant il convient d’observer que Max Weber met en scène des instances plutôt que des acteurs, des séquences relationnelles entre éthiques religieuses et sphères d’activité plutôt que des relations interpersonnelles. Au plus, Max Weber élabore un scénario plausible des rapports entre catégories d’agents : prophètes, sauveurs, prêtres, magiciens, calvinistes, luthériens, autorités politiques, nobles, paysans, etc.

III

  • 15 Se donnant pour objet le comportement religieux, Max Weber n’en donnait pas d’autre définition géné (...)

30Les ensembles qu’il se donne : sphères politique, économique, esthétique, érotique et intellectuelle, sont autant de totalités constituées chacune à partir d’un concept qui subsume des réalités innombrables. De même qu’il estime n’avoir pas à dire ce qu’est la religion ni à s’occuper de son « essence », de même Max Weber considère seulement chacune de ces sphères d’activité comme « une espèce particulière de façon d’agir en communauté »15. Cependant il arrive qu’elles soient envisagées du point de vue du type de biens matériels ou symboliques que chacune permet d’acquérir :

« En effet la rationalisation et le raffinement conscient des rapports que les hommes entretenaient avec les différents ordres de biens matériels et spirituels, religieux et profanes ont conduit à mettre en évidence les lois internes propres à chacun de ces domaines et à les laisser atteindre un degré de tensions réciproques qui n’apparaissait pas quand le rapport au monde était naturel et sans contrainte […] En prenant exemple sur une série de ces biens, essayons d’y voir clair dans les phénomènes typiques qui, d’une manière ou d’une autre, se reproduisent dans des éthiques religieuses très différentes. » (Zw., p. 541-542.)

31Certes l’ambition de Max Weber est d’interroger l’histoire de la religion et de construire rationnellement un système où prennent place ces différentes éthiques religieuses saisies ici à partir de phénomènes qui leur sont communs – notamment le renoncement au monde, dont la modalité (fuite ou refus, etc.) est discriminante :

« Les éthiques du passé, qui cherchaient le salut en rejetant le monde, se situaient, chacune selon son mode de rejet du monde, à des places extrêmement différentes de cette échelle construite de façon purement rationnelle. » (Zw., p. 571.)

  • 16 Ce thème fut, on le sait, amplement développé dans la conférence sur « La vocation de savant » : «  (...)

32Mais c’est bien de tensions réelles qu’il s’agit et tout se passe comme si Max Weber percevait dans certaines conjonctures historiques ou certains événements qui ont effectivement eu lieu l’épure de ses tableaux de pensée. Le mouvement transhistorique de rationalisation et d’intellectualisation, dont Max Weber crédite les sociétés occidentales, serait lui-même à l’origine tant d’une mise en évidence de la logique interne à chaque sphère d’activité que d’un accroissement des tensions entre sphères. La rationalisation joue pour ainsi dire sur les deux tableaux : celui de la réalité historique et celui de la connaissance du réel. Celle-ci ne peut progresser qu’en raison du déploiement – ce qui ne veut pas nécessairement dire progrès – de celle-là16.

33Selon que l’accent est mis sur ce qui fait que l’on peut parler de sphères d’activité ou sur les rapports entre celles-ci, s’impose soit le concept de loi interne propre, soit celui de tension. L’usage que Max Weber fait de l’un et de l’autre dans ce texte ne manque pas d’être éclairant tant sur sa conception de l’activité sociale que sur sa manière de mener l’analyse sociologique de cette activité.

  • 17 M. Weber, Économie et société, p. 62. Il insiste d’ailleurs en opposant à une définition de l’écono (...)
  • 18 Ibid., p. 322.

34Les sphères d’activité sont distinguées selon le sens visé par l’agent ou les agents et, dans Wirtschaft und Gesellschaft, Max Weber définit par exemple l’« activité économique » en disant « d’une action qu’elle a une orientation économique quand elle vise dans son intention à aller au-devant d’un désir d’utilité »17. À la limite et dès lors que les déterminations sont fondées sur le sens visé, des distinctions pourraient être faites à l’infini. Mais certaines sont déjà opérées et opérantes dans la pratique sociale, au point d’imposer comme totalités certaines « espèces particulières de façon d’agir en communauté ». Ainsi, pour s’en tenir au même exemple, faut-il compter avec « ce secteur des activités humaines dont l’orientation dépend nécessairement des “conditions économiques” de leur exercice »18. Et cet ensemble tend, pour ainsi dire, à avoir sa vie propre, à se développer à un rythme et dans des directions qui lui sont propres, de telle sorte qu’il est possible de parler, par exemple, d’un « ordre économique » ou encore d’une « sphère politique », d’une « sphère esthétique », etc. Qu’à ces découpages correspondent des divisions, somme toute traditionnelles du savoir, nul ne s’en étonnera pour peu que soit rappelé le recours wébérien aux règles générales de l’expérience. Il y aurait d’ailleurs là matière à digression théorique sur les rapports entre catégories de la pratique et catégorisation savante non seulement pour marquer, une fois de plus, ce que celle-ci doit à celles-là mais encore pour observer qu’inversement les catégories pratiques elles-mêmes peuvent aussi être redevables aux classifications savantes ; donc pour s’attarder sur les effets en retour que la connaissance de la pratique sociale peut avoir sur cette même pratique. Mais plus que la classification par domaines l’important semble être l’attention que Max Weber porte à ce qui constitue ces domaines en tant que tels, ce qui fait que puisse leur être reconnue une autre existence que celle de produit artificiel d’un découpage arbitraire, c’est-à-dire le dynamisme propre à chaque sphère d’activité tant sur le plan de l’action (ou de la relation) sociale que sur celui des significations et des valeurs, donc aussi sur celui de la légitimité. La loi interne propre (Eigengesetzlichkeit) qu’évoquaient maints passages de la Zwischenbetrachtung, comme d’ailleurs certains passages de Die Stadt, n’est pas à entendre seulement comme le principe essentiel et constant d’une sphère d’activité mais aussi comme ce qui confère à celle-ci la légitimité (sociale plutôt que juridique).

35L’hypothèse est que chaque sphère d’activité évolue de façon (relativement) autonome, qu’elle obéit à sa logique propre mais aussi qu’elle dispose d’une sorte de crédit social lui reconnaissant pour ainsi dire le droit d’exister en tant que sphère d’activité – cette métaphore juridique tendant à exprimer qu’un ensemble de rapports entre fins et moyens mais aussi entre agents, donc également un ensemble de pratiques et d’institutions, se trouve socialement reconnu, qu’il a, comme l’on dit, de la valeur. À la fois, tel ou tel domaine d’activité sociale s’impose parce qu’il se développe de façon endogène, selon sa propre loi de croissance, sa logique propre, son propre rythme, ses modalités propres, etc., bref : sa vie propre, et cet autodéveloppement n’est possible qu’en fonction de l’importance sociale que ce mode d’action en commun a prise, donc de sa légitimité. Ici comme en d’autres textes se reconnaît l’usage de la typologie wébérienne des fondements de la légitimité. Cependant, si la part faite au charisme est grande dans l’analyse de l’activité religieuse et de son caractère légitime, maints passages de la Zwischenbetrachtung insistent sur le processus de rationalisation à l’œuvre dans les diverses sphères d’activité, y compris celle de la religion, ce qui implique la référence au « type de domination légale ». À cet égard, Max Weber observe combien vont de pair rationalisation dans un domaine et connaissance de ce domaine :

« …la rationalisation et le raffinement conscient des rapports que les hommes entretenaient avec les différents ordres de biens qui peuvent être possédés, matériels et spirituels, profanes et religieux, aboutirent à mettre en évidence les lois internes propres à chaque ordre particulier… » (Zw., p. 541.)

36La tension naît de ce que chaque sphère d’activité se développe et se rationalise selon son dynamisme propre, sa logique propre et sa légitimité propre, mais entre de ce fait en concurrence avec les autres sphères, c’est-à-dire les autres manières d’agir en commun. C’est ainsi que Max Weber analyse les relations entre l’ordre communautaire qui naît d’une nouvelle religion de salut et l’organisation sociale « naturelle » ou surtout entre l’« éthique de fraternité » qui caractérise les religions de salut, et l’éthique mise en œuvre par les institutions politiques. Cet exemple permet de comprendre qu’il s’agit d’une tension consécutive à ce que, d’un côté, une religion de salut conséquente avec elle-même développe une morale dont les préceptes constituent la suite logique de ses principes, et de l’autre côté la sphère politique s’objective dans des institutions et des pratiques qui, elles aussi, apparaissent comme les produits conséquents des principes fondateurs de l’activité politique.

37Dans cet ordre d’idée, la fraternité universelle que promeuvent les religions de salut, conséquentes avec elles-mêmes, entre en contradiction avec le sentiment communautaire qui naît, par exemple, entre compagnons d’arme sur le champ de bataille ou qu’engendre tout autre lien social, sentiment qui est constitutif de l’appartenance exclusive à un cosmos social et qui l’est aussi des rapports de force avec d’autres groupes sociaux. Les réponses à la question du sens de la vie et de la mort diffèrent du tout au tout selon que la rationalisation se fait en direction de ce que Max Weber appelle l’« acosmisme » propre aux religions de salut, qui tirent toutes les conséquences de leur principe, ou au contraire en direction de ce qui, en définitive, produit la raison d’État. Mais l’important c’est avant tout la tension qui, dans la pratique, donc dans l’histoire, s’établit entre telle manière d’agir, typique d’un ethos religieux particulier (par exemple, calviniste ou luthérien), et tel ensemble de dispositions attendues des agents, en fonction de ce que sont les institutions politiques dans une formation sociale définie et de ce qu’elles exigent.

38Dans la réalité ces tensions peuvent aller jusqu’à la rupture où elles donnent lieu à des compromis ; qu’il s’agisse des rapports entre d’une part l’éthique religieuse, surtout celle qui prône la charité universelle, et d’autre part la rationalisation de l’économie, surtout dans sa forme moderne du calcul rationnel tel que le capitalisme en fait usage, ou qu’il s’agisse des rapports entre l’art et la religion, entre celle-ci et la sexualité, et finalement « entre la religion et la sphère des connaissances théoriques » (Zw., p. 564).

39L’importance que Max Weber accorde à l’analyse des tensions entre la religion et la sexualité est évidente – le nombre de pages qu’il y consacre (près de huit pages, soit 1/5 environ du texte) est symptomatique surtout comparativement : par exemple la tension entre religion et économie est examinée en moins de deux pages, de même le rapport entre art et religion. Cette insistance, Max Weber la justifie par le fait que l’amour sexuel est « la plus grande force vitale irrationnelle » (Zw., p. 556). Cependant il serait faux d’interpréter le refus religieux de la sexualité comme l’expression d’un rejet de l’irrationnel, car c’est un double mouvement de rationalisation qui peut accroître les tensions : rationalisation tendant à l’érotisme et rationalisation religieuse soit sous sa forme mystique, soit sous sa forme ascétique.

40La signification des interdits et des institutions, en particulier celle du mariage, naît ici encore de ce type d’interactions qui aboutit à la rupture consommée ou conduit aux compromis. Dans ce domaine le refus religieux du monde se traduit par le rejet de la sexualité en raison même de la proximité psychologique donc de la concurrence entre l’expérience érotique et l’expérience mystique ou par le refoulement de tout ce qui est sexuel en tant que puissance diabolique menaçant le salut de l’ascète retiré du monde. Inversement la sexualité peut être acceptée à condition de se fondre dans le mariage défini comme une institution voulue par Dieu et un instrument rationnel de salut : concession que Dieu fait à ses créatures pour éviter le pire, la sexualité consacrée (mais aussi réglementée) par le mariage devient, pour l’ascétisme au sein du monde, une activité dont la finalité est rationnelle puisque par la procréation et l’éducation des enfants il s’agit de poursuivre l’œuvre de Dieu et que l’encouragement mutuel à se tenir en état de grâce contribue à assurer le salut des époux.

41Cependant c’est « entre la religion et la sphère des connaissances théoriques » que la tension est la plus forte, parce qu’elle se situe à un niveau plus fondamental. Est ici en cause le « sens » du monde, postulé par toute éthique religieuse qui conçoit le monde comme un cosmos ordonné par Dieu ; c’est-à-dire à la fois expression de la volonté divine et ordre qui a sa raison d’être en Dieu, ce qui est contesté par (ou au moins indifférent à) la recherche scientifique :

« Tout accroissement dans la science empirique s’accompagne d’un déplacement de la religion qui de plus en plus passe du domaine du rationnel à celui de l’irrationnel et qui n’est plus désormais qu’une puissance supra-personnelle, irrationnelle ou anti-rationnelle. » (Zw., p. 564.)

42L’analyse des rapports entre science et religion telle que Max Weber la conduit permet d’affiner la réflexion sur la conception wébérienne de la rationalité. En un certain sens la magie et les religions purement rituelles sont rationnelles dans la mesure où elles constituent des tentatives d’adaptation au monde tel qu’il est (pour elles). Cependant les religions de salut et les morales de conviction qui y correspondent, sont elles aussi rationnelles, mais en un autre sens ; et elles le sont d’autant plus qu’elles sont plus systématiquement élaborées, c’est-à-dire plus doctrinales et plus conséquentes dans la pratique apologétique. Toutefois celles-ci comme celles-là, au nom même de leurs principes, tendent à exiger le sacrifice de la raison et Max Weber note – dans un passage qui peut s’interpréter comme une contribution à l’élaboration de la « théorie générale des champs » – combien les religions du livre peuvent susciter « une pensée laïque, rationnelle et indépendante des prêtres » (Zw., p. 565).

43Soit la rationalité apparaît comme celle d’un ensemble théorico-pratique conséquent et qui peut, d’une part, être concurrent de (ou contradictoire avec) tout autre système de fins et de moyens, ayant sa logique propre, mais qui peut aussi, d’autre part, aboutir à des conclusions théoriques et pratiques tout à fait contraires à la raison ; soit la rationalité, bien au-delà du seul « ordre logique » (au sens de Coumot), est celle de la science et de l’« application systématique des connaissances empiriques rationnelles » (Zw., p. 565). Alors que les religions s’accommodent et, pour ainsi dire, se nourrissent de l’« ordre logique », elles supportent difficilement « l’idée d’une intelligence qui se suffit à elle-même » (Zw., p. 566). Prétendant accéder à la connaissance du « sens » du monde (donc aussi de la vie, de la souffrance, de la mort, etc.), elles ne le donnent pas pour « déduit » mais pour « révélé » et attendent de leurs fidèles (ou leur imposent) qu’ils se libèrent des « abstractions vides de l’intellect » et réservent en eux « la place pour accueillir la seule chose qu’il soit pratiquement important de saisir : le sens du monde et de sa propre existence » (Zw., p. 566).

44   

45Dire de ce texte qu’il s’agit d’un espace théorique intermédiaire, ce n’est pas seulement jouer avec le sens de son titre formel, c’est, il est vrai, prendre en compte la position de cette réflexion (Betrachtung) dans un ensemble de textes dont chacun est centré sur un univers religieux relativement circonscrit – ici, au contraire, la réflexion passe ces frontières et circule d’un domaine à l’autre – ; il s’agit d’une parenthèse, un inter-texte (Zwischen) qui suspend un certain « ordre des raisons » et lui en substitue un autre : celui de l’analyse comparée qui a pour objet une attitude religieuse, diversement quoique communément partagée, le refus du monde. Mais cette qualification d’espace théorique intermédiaire entend également rendre compte de ce qui caractérise ce texte, c’est-à-dire le niveau auquel il se situe et même, en quelque sorte, son style. Si les toutes premières pages relèvent de cet « ordre du discours » qui, depuis Descartes, se nomme « Discours de la méthode » et si l’épistémologie wébérienne s’y laisse découvrir, la réflexion qui est conduite ultérieurement procède moins par « longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles » que par construction idéaltypique et développement d’une analyse se situant tantôt sur le versant empirique (la matière étant fournie par l’histoire), tantôt sur le versant de l’interprétation rationnelle. Ou plutôt – car la métaphore géographique n’est pas satisfaisante, sauf à imaginer un cheminement à proximité de la ligne de crête tantôt sur un versant tantôt sur un autre – la réflexion progresse par la mise en ordre d’éléments ou de faits, tirés de l’histoire des religions et, plus largement, de l’histoire des civilisations, organisés en un système de relations significatives. Ce procédé caractéristique de la construction idéaltypique donne effectivement un genre intermédiaire entre, d’un côté, ce qui ne serait qu’exposé descriptif ou même analytique de connaissances a posteriori et, de l’autre, ce qui serait synthèse systématiquement élaborée à partir de propositions tenues pour certaines ou d’idées a priori (au sens de Claude Bernard). Ce faisant, le passage est souvent insensible, de l’analyse empirique à l’interprétation rationnelle – la métaphore topologique serait d’ailleurs plus pertinente car c’est, pour ainsi dire, sans qu’il y ait changement de « côté » que s’opère le passage d’un registre à un autre, en quelque sorte comme sur une bande de Moebius.

  • 19 Yoshio Atoji, Sociology at the turn of the century, Tokio, Dobunkan Publishing Co. Ltd., 1984, en p (...)
  • 20 « That is to say, he sets up the priest midway between both extremes of the magician and of the pro (...)
  • 21 Ainsi en est-il des extraits déjà cités par Pierre Bourdieu : « L’opposition est dans la réalité as (...)

46Cette modalité de la réflexion correspond d’ailleurs à la « logique de transition fluide » qui, selon Yoshio Atoji, caractérisait Max Weber tout autant que Georg Simmel19. De fait, qu’il s’agisse des types de communautés ou de domination ou de la typologie des villes ou encore, pour ce qui est de la sociologie religieuse, des différences entre mystique et ascèse ou entre magiciens, prêtres et prophètes20, toutes les transitions sont envisageables entre les pôles typiques conceptuellement construits. Nombre de formules wébériennes laissent à penser que la réalité est créditée de cette fluidité au contraire de la connaissance théorique qui procède par distinctions et oppositions tranchées21. Pourtant – et c’est là une orientation essentielle qui s’exprime dans le style même du texte – Max Weber tente de rendre compte conceptuellement de cette fluidité, non seulement en faisant remarquer que le réel présente des combinaisons assez insaisissables là où la théorie marque des écarts ou des différences nettes, mais encore en cherchant à traduire les médiations et le mouvement progressif des unes aux autres, ainsi que leurs effets paradoxaux d’inversion des valeurs et des normes.

47La modernité de Max Weber ne serait-elle pas liée à cette préoccupation dont la traduction est l’attention qu’il porte aux transformations progressives d’ensembles qui n’ont jamais qu’une cohérence provisoire ou, plutôt momentanée (soit la métaphore mécanique du « moment » d’un couple de forces), donc à l’instabilité des équilibres et à la gradation insensible qui entraîne le déséquilibre ou un nouvel équilibre ? L’étude théorique du refus religieux du monde, dans la diversité de ses manifestations, de ses orientations et de ses significations, donne lieu certes à des interprétations des attitudes qui sont de cette nature – Max Weber y insiste lui-même –, mais surtout à l’analyse des tensions entre religion et sphères d’activité, donc à l’analyse des variations de tension qui ont précisément pour effet telle ou telle attitude typique de refus du monde (ou son contraire) et les passages imperceptibles de l’une à l’autre.

  • 22 À cette question, un ouvrage collectif récent apporte des réponses diverses : A. Bourdin et M. Hirs (...)

48Peut-on pousser plus loin et envisager comme conséquence ultime de cette logique des transitions fluides l’abandon de ces repères fixes que sont les constructions idéaltypiques ou, du moins, leur transfert de l’espace-temps du chercheur à celui des acteurs sociaux en situation ? Autrement dit, est-il pertinent de tirer Max Weber du côté d’Alfred Schütz ou même de Cicourel ? Serait-ce là ce qui fait l’actualité de Max Weber22 ?

  • 23 P. Bourdieu, loc. cit., p. 5.

49À dire vrai la « parenthèse théorique », ouverte par Max Weber dans son recueil d’analyses sociologiques des grandes religions, ne prend pas cette direction et ne passe pas d’une logique des transitions fluides à une logique des interactions entre acteurs sociaux. Les diverses modalités de refus du monde, en tant qu’attitude et conduite, en tant également que norme et valeur, les unes et les autres étant typiques de certaines éthiques religieuses, n’y sont pas expliquées par des négociations de sens « entre des agents directement en présence »23.

50Certes, Max Weber y écrit nettement que la possibilité de déchiffrer la réalité diverse du comportement religieux est liée, sinon subordonnée, non seulement à l’autorité que le rationnel a auprès des êtres humains mais encore à l’emprise de la rationalité sur leur pratique… au moins celle d’interprétation du réel – le bref exposé épistémologique et méthodologique des premières pages wébériennes est éclairant à cet égard. Certes encore, il est possible de lire ces analyses wébériennes comme le produit d’une conception de la « réalité sociale », qui, selon Robert Williame, est caractéristique de la sociologie compréhensive :

  • 24 R. Williame, Les fondements phénoménologiques de la sociologie compréhensive : Alfred Schütz et Max (...)

« …la réalité sociale se présente comme un échafaudage complexe, une construction d’une multiplicité de sens qui s’entrecroisent, qui se concilient ou s’opposent, qui s’accordent ou se contredisent ; conciliations ou oppositions, accords ou désaccords, collaborations ou antagonismes qui sont autant d’actions sociales chargées de sens pour ceux qui en sont les artisans24. »

51Mais, dans cette pause réflexive entre deux séries d’analyses, c’est un ensemble systématiquement construit de relations objectives entre sphères d’activité humaine qui permet à Max Weber d’expliquer le refus du monde, ses motifs, ses orientations et ses degrés.

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Notes

1 Cf. J. Freund, La sociologie de Max Weber, Paris, Presses universitaires de France, 1966, p. 157-161 ; et R. Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, p. 546-550.

2 Hormis le titre et le résumé initial, le texte parle d’abord de négation du monde, Weltverneinung, mais le terme dont l’occurrence est de loin la plus fréquente ultérieurement, Weltablehnung, impose l’idée de refuser, rejeter, épouser.

3 Cet artifice typographique tend à exprimer l’ambiguïté de statut épistémologique des constructions idéaltypiques wébériennes : Max Weber insiste à la fois sur leur nature de schémas construit par la pensée – donc sur leur « irréalité » – et sur ce qu’elles doivent à l’expérience concrète – donc sur leur inscription dans la « réalité ».

4 M. Weber, Essais sur la théorie des sciences, trad. de l’allemand et introd. par J. Freund, Paris, Plon, 1965, p. 215-323.

5 Les occurrences de la formule « d’après les règles générales de l’expérience » – ou au singulier : « règle de l’expérience » (Regel der Erfahrung)  sont particulièrement fréquentes dans le texte des « Études critiques » de 1906.

6 Il est notable que Max Weber emploie le terme Erfahrung et non pas Erlebnis. Il ne s’agit donc pas de retrouver par introspection ce qui est de l’ordre de l’expérience vécue mais d’analyser l’expérience en tant qu’usage et pratique, là même où sont en question les motifs d’une attitude ou d’une conduite. Cependant le passage de l’une à l’autre se fait aisément quand par exemple Max Weber cherche à faire comprendre ce qu’il entend par analyse causale, et met en scène « une jeune mère de fort tempérament » revenant en pensée sur la gifle qu’elle vient d’administrer à son enfant désobéissant : « l’expérience vécue » est devenue, écrit-il, « un “objet” formé catégorialement ».

7 M. Weber, « Zwischenbetrachtung », in Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, Tübingen, C. B. Mohr, 1920, p. 537. Dans la suite de cet article, les citations de la Zwischenbetrachtung seront extraites de la traduction et seront suivies, entre parenthèses, de l’abréviation Zw. avec mention de la page dans l’édition allemande de référence.

8 M. Weber, Économie et société, trad. de l’allemand par J. Freund et al., Paris, Plon, 1971, t. I, p. 429.

9 M. Weber, La ville, trad. de l’allemand par P. Fritsch, préface de J. Freund, Paris, Aubier-Montaigne, 1982, p. 218 (« Champ urbain »).

10 Comparer avec maintes formules de la Religionssoziologie. Par exemple : « Der Gegensatz ist selbst verständlich […] zwischen weltablehnender Askese und welflüchtiger Kontemplation flüssig » (M. Weber, « Wirtschaft und Gesellschaft », in Grundriss der Sozialökonomik, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1947, t. III, p. 312). Par exemple encore cette autre phrase du même chapitre, telle qu’elle a été traduite dans Économie et société et où l’on retrouve le qualificatif flüssig, i. e. fluide : « Que cette différence soit des plus fluides, qu’en outre de multiples combinaisons des caractères mystiques et des caractères ascétiques reviennent sans cesse […] montre que ces éléments hétérogènes ne sont pas incompatibles […] », p. 563.

11 «La reformulation des analyses wébériennes dans le langage de l’interactionnisme symbolique est d’autant plus facile et, semble-t-il, légitime que l’on n’aurait pas de peine à dégager des écrits théoriques de Max Weber les principes, explicitement exprimés, d’une théorie de l’interaction symbolique » (P. Bourdieu, « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », Archives européenne de Sociologie, 12, 1971, p. 3-21).

12 « Il nous faut donc à présent examiner de plus près les relations entre prêtres, prophètes et non-prêtres » (M. Weber, Économie et société, p. 474).

13 Dans l’article cité précédemment, Pierre Bourdieu (p. 5) estime qu’il faut rompre avec « l’analyse de la logique des interactions qui peuvent s’établir entre des agents directement en présence » ou du moins la « subordonner […] à la construction de la structure des relations objectives entre les positions qu’ils occupent dans le champ religieux ».

14 Cette formule est employée par Max Weber dans Wirtschaft und Gesellschaft, p. 311.

15 Se donnant pour objet le comportement religieux, Max Weber n’en donnait pas d’autre définition générale dans Économie et société : « Notre tâche est d’étudier la condition et les effets d’une espèce particulière de façon d’agir en communauté » (p. 429).

16 Ce thème fut, on le sait, amplement développé dans la conférence sur « La vocation de savant » : « …le progrès scientifique est un fragment, le plus important il est vrai, de ce processus d’intellectualisation auquel nous sommes soumis depuis des millénaires […] L’intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons. » (M. Weber, Le savant et le politique, trad. par J. Freund, introduction par R. Aron, Paris, Plon, 1959, p. 77‑78.)

17 M. Weber, Économie et société, p. 62. Il insiste d’ailleurs en opposant à une définition de l’économie qu’il juge insuffisante, en ce qu’elle prend « comme “point de départ” les “besoins du consommateur” et leur “satisfaction” », une définition qui part du fait que « les “utilités” sont l’objet d’un désir » et qu’« on tente de combler ce désir précisément par des initiatives », ibid. Quant aux « utilités », Max Weber les définit comme « les chances […] d’utilisations présentes ou futures, chances (réelles ou supposées telles), concrètes et isolées qui font l’objet d’initiatives économiques adéquates et dont l’importance, évaluée comme moyen aidant à la réalisation d’objectifs précis, oriente l’activité du ou des agents économiques », ibid., p. 67.

18 Ibid., p. 322.

19 Yoshio Atoji, Sociology at the turn of the century, Tokio, Dobunkan Publishing Co. Ltd., 1984, en particulier p. 60-68.

20 « That is to say, he sets up the priest midway between both extremes of the magician and of the prophet, and yet he grasps fluidly the transition from one side to other side. » (Y. Atoji, ibid., p. 63.)

21 Ainsi en est-il des extraits déjà cités par Pierre Bourdieu : « L’opposition est dans la réalité assez fluide, comme pour tous les phénomènes sociologiques […] Cette opposition, claire sur le plan conceptuel, est “fluide” dans la réalité. » (M. Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, t. I, p. 335, cité par P. Bourdieu, loc. cit., p. 4.)

22 À cette question, un ouvrage collectif récent apporte des réponses diverses : A. Bourdin et M. Hirschhorn, eds, Figures de la ville. Autour de Max Weber, Paris, Aubier-Montaigne, 1985, notamment p. 15-16, p. 89-94, p. 95-103, passim (« RES Champ urbain »).

23 P. Bourdieu, loc. cit., p. 5.

24 R. Williame, Les fondements phénoménologiques de la sociologie compréhensive : Alfred Schütz et Max Weber, La Haye, Martinus Nijhoff, 1973, p. 16-17.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Philippe Fritsch, « La Zwischenbetrachtung »Enquête [En ligne], 7 | 1992, mis en ligne le 09 juillet 2013, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/enquete/134 ; DOI : https://doi.org/10.4000/enquete.134

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