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J.-H. Rosny aîné, rédacteur du présent : le passage à La Revue indépendante

Jean-Michel Pottier
p. 63-73

Résumés

Parallèlement à son début de carrière romanesque effectuée en compagnie de son frère, J.-H. Rosny aîné s’engage dans le journalisme littéraire au sein de La Revue indépendante. Comme lecteur, il va s’attacher à rendre compte d’une partie des publications romanesques de son époque, principalement entre 1888 et 1893. Alternant critiques littéraires, comptes rendus de lecture et publication de son œuvre propre (« Tornadres », La Légende sceptique, « Le Septième Sens », « Scènes préhistoriques »), J.-H. Rosny aîné s’attache également à théoriser sa dette envers Gustave Flaubert qu’il considère comme essentiel pour l’histoire du roman et de la langue.

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Texte intégral

  • 1 Gustave Flaubert, Lettre à X., entre le 5 et le 9 avril 1858, édition électronique des lettres de F (...)

Le journalisme ne vous mènera à rien – qu’à vous empêcher de faire des longues œuvres et de longues études. Prenez garde à lui. C’est un abîme qui a dévoré les plus fortes organisations. Je connais des gens de génie devenus, en quelque sorte, des bêtes de somme1.

1On connaît la force des propos de Flaubert à l’encontre du journalisme qui lui apparaît comme un danger menant de Charybde en Scylla, d’un excès à l’autre. Telle pourrait être la situation de J.-H. Rosny aîné, enserré entre le besoin de dire et celui d’être présent dans le monde des feuilles. Cela ne se démentira pas : durant l’ensemble de sa carrière, l’un comme l’autre des frères multiplieront les apparitions dans la presse, publiant contes, nouvelles, chroniques. Contrairement à ce qu’en dit Flaubert, la presse ne constituera pas un obstacle à leur œuvre, mais bien plutôt une occasion, une possibilité d’expression, un vecteur puissant, tout autant qu’une manière d’exister et de survivre dans le monde des Lettres.

2La situation que connaît l’écrivain au début de sa carrière est intéressante à envisager, tant les tendances semblent déjà se marquer avec netteté. J.-H. Rosny entre dans la vie littéraire et éditoriale avec une première œuvre parue dans une revue : il fait paraître en effet « Sur le calvaire » dans la Revue moderniste. La nouvelle deviendra bientôt « L’immolation » puis « La brute », lors de rééditions ultérieures. C’est cependant à une autre perspective que nous nous attacherons en évoquant la position de Rosny au sein de La Revue indépendante. Il se manifeste en effet en lecteur au sein de la revue et cette fonction constituera un pan entier de son activité : il transcrira ses notes de lecture dans de nombreux articles touchant à la chose littéraire, mais aussi à sa vision du monde ; tout au long de sa carrière littéraire, il pratiquera cette activité comme juré puis comme président de l’Académie Goncourt de 1903 à 1940.

  • 2 Charles Vignier (1863-1934) devait tuer en duel Robert Caze en 1886. Il est souvent présenté comme (...)
  • 3 Charles Vignier, « Manières de voir », La Revue moderniste, no 11-12, février 1886, p. 63.

3Curieusement, et avant même toute collaboration journalistique, la question du statut du lecteur critique est d’ailleurs posée au sein même d’un numéro de La Revue moderniste, numéro de février 1885 d’autant plus intéressant que Rosny aîné y publie une partie de sa nouvelle « Sur le calvaire ». Elle précède de quelques pages « Les manières de voir » de Charles Vignier2. Celui-ci se pose la question de savoir ce qu’est le journalisme littéraire, « stage obligé de tout novateur » ou « carrière pour littérateur besogneux »3 ? Le chroniqueur ajoute :

  • 4 Ibid.

Il se peut qu’en des époques spéciales, une génération littéraire ait accompli sa tâche, avant que la génération suivante soit efficacement prête à lui succéder. Un temps d’arrêt semble alors se produire. Affolés, les chroniqueurs ressassent ou pataugent, lâchent le gros mot : Décadence4 !

4Quelle part Rosny aîné prend-il au sein de La Revue indépendante ? Quelles informations donne-t-il comme lecteur et comme écrivain ? Comment Rosny aîné se situe-t-il dans la succession des générations littéraires qu’il est amené à présenter et à décrire dans ses articles ?

Rosny aîné dans l’histoire de La Revue indépendante

5La Revue indépendante constitue pour le début de la carrière de Rosny aîné un moment certes limité mais elle joua un rôle essentiel. La nécessité de tenir une chronique mensuelle l’obligea à formuler ses idées sur le champ littéraire et, par là même, à prendre clairement position dans certains domaines. Si Rosny aîné sut se conformer à la ligne éditoriale de la Revue, il profita néanmoins de l’opportunité qui lui était offerte pour poser quelques jalons intéressants. Avant d’analyser la participation de Rosny aîné à cette revue, il convient d’en rappeler la ligne éditoriale.

  • 5 J.-H. Rosny aîné, Torches et Lumignons. Souvenirs de la vie littéraire, Paris, La Force française, (...)

6La Revue indépendante connut une évolution rapide entre 1884, date de sa reprise, et 1895, date de fin de publication. C’est Félix Fénéon qui reprit le titre de mai 1884 à avril 1885 pour deux premières séries. Il s’entoura d’Edmond de Goncourt, J.-K. Huysmans, Henry Céard, Louis Desprez, Paul Verlaine ainsi que d’un jeune critique, Émile Hennequin qui, bien malgré lui, allait jouer un rôle important dans la carrière de Rosny aîné. Les deux premières séries regroupaient deux écrivains issus de Médan, le créateur du Grenier ; ils officièrent ensemble durant quelques mois, à un moment où, déjà, le naturalisme marquait le pas. Après une interruption d’un an, Édouard Dujardin, déjà directeur de la Revue Wagnérienne, reprenait le titre en le nourrissant d’une caractérisation particulière : La Revue indépendante de littérature et d’art était née. En 1887, Dujardin devait se faire connaître avec la publication du roman Les lauriers sont coupés, caractérisé par une utilisation fréquente du monologue intérieur. Le comité de rédaction de la Revue s’était amplifié et diversifié : Huysmans et Céard étaient toujours présents, mais Mallarmé, Laforgue, Barbey d’Aurevilly, Bourget, Villiers de l’Isle Adam, Henri de Régnier complétaient le groupe. Dujardin allait rester directeur de 1886 à 1888 et il avait choisi Téodor de Wyzéva comme rédacteur en chef. Rosny aîné le définit d’un trait : un homme « à l’ironie dédaigneuse, par le tour ensemble classique et disloqué de ses phrases, par des pensées molluscoïdes et subtiles, sans doute aussi par un ragoût exotique »5. François de Nion prit la suite de Dujardin, de janvier 1889 à octobre 1895. De fait, l’éditeur Savine menait habilement la barque. L’orientation symboliste devenait claire : Gustave Kahn, Vielé-Griffin, Gourmont, René Ghil, d’autres encore, marquèrent ce dernier moment de la revue. Un des proches de Rosny aîné, Jean Ajalbert relate l’inauguration de la revue en reproduisant le poème que Mallarmé écrivit à cette époque :

  • 6 Jean Ajalbert, Mémoires en vrac. Au temps du symbolisme, 1880-1890, Paris, A. Michel, 1938, p. 189.

La Revue avec bruit qu’on nomme
« Indépendante », sous peu pend
Une crémaillère d’or comme
Le gaz de son local pimpant.
Caressé par la réussite,
Et regards d’extase amincis,
Édouard Dujardin sollicite
Qu’après neuf heures le vingt-six
Novembre, pas l’ombre endossée
D’un habit à crachats divers
Vous honoriez, onze, Chaussée
D’Antin, son magasin de vers.
C’est entre Messieurs, sans compagne,
Y trouvant du blanc de poulet
Et l’on s’attend même au champagne
Si d’autre rire ne coulait6.

7Dans un numéro des Belles-Lettres consacré en 1924 aux revues d’Avant-Garde, Édouard Dujardin rappelle le rôle qu’il avait assigné à la Revue :

  • 7 Maurice Gaillard et Charles Forot, « Les revues d’avant-garde », Belles-Lettres, 6e année, no 62-66 (...)

Un des plus grands services qu’elle put rendre aux lettres fut d’avoir voulu et d’avoir su faire un départ entre l’éphémère et un peu caricaturale agitation des « décadents » qui florissaient en certains cafés de la rive gauche, et le grand mouvement poétique que devait être le symbolisme7.

8C’est à cette époque que Rosny aîné entra en jeu. Il publia d’abord comme écrivain « Tornadres » (février 1888 – « Le Cataclysme »), « Le Septième Sens » (avril 1888), « Scènes préhistoriques » (en juillet 1888 – Première version de Vamireh), Les Corneilles (septembre-octobre 1888) et « Psaumes » (octobre 1888). L’année 1889 et le début de l’année 1890 furent consacrés aux articles critiques et à la publication de La Légende sceptique. Rosny aîné disparut ensuite, hormis lors de la publication de la préface de Daniel Valgraive en mars 1891 et d’un entretien portant sur « Bêtes et gens de lettres » par Georges Docquois en mars 1893.

9Rosny aîné a commenté son passage à La Revue indépendante. Il l’a fait longuement dans Torches et Lumignons :

  • 8 J.-H. Rosny aîné, Torches et Lumignons, p. 266-267.

Je devins donc le critique littéraire de La Revue indépendante et j’y énonçais quelques idées, dont beaucoup me paraissent encore justes à l’heure présente. Au total, ce fut un travail assommant. Je n’avais pas et ne pouvais avoir une liberté complète. Ma situation était trop précaire. Si je n’écrivais rien qui ne fût conforme à mes tendances, je devais me restreindre, et c’est seulement aux polémiques entre jeunes que je prenais plaisir8.

10Rosny aîné qui, on le voit, prend pleinement en charge la responsabilité de la partie critique, adopte, près de quarante ans plus tard, une position très nuancée. On peut le comprendre puisqu’à l’époque où il écrit ces propos, il est près de devenir président de l’Académie Goncourt. Il tient alors avec son épouse table ouverte pour des goûters qui ont lieu au 47, rue de Rennes, dernier logement, et le plus prestigieux, des Rosny. Toutefois, il ne néglige pas de dire l’importance que la revue avait revêtue à ses yeux, malgré son passage rapide. Dans l’enquête citée, Rosny aîné prolonge la pensée de Dujardin :

  • 9 Maurice Gaillard et Charles Forot, « Les revues d’avant-garde… », p. 184.

La Revue indépendante fut d’abord l’œuvre de Dujardin, qui, à mon sens, était un directeur incomparable, et un écrivain de haut vol. Il donna à la revue une importance extraordinaire, et non seulement les symbolistes, mais tous les jeunes hommes de talent, y étaient accueillis. Gustave Kahn, associé à Dujardin, donna des études originales, intenses et combatives, sur le symbolisme et le vers libre. Au total, cette revue eut une incontestable influence sur la jeunesse littéraire. J’y exerçai à mon tour quelque autorité, en même temps que François de Nion : ma critique fut, je crois, pluraliste. Quant à mon influence – chi lo sa ? Excusez cette réponse trop hâtive : vous savez que le temps nous dévore de plus en plus vite9 !

Camille Mauclair avait également commenté le statut de Rosny aîné, perçu comme « leader »au sein de la Revue :

  • 10 Camille Mauclair, Servitude et Grandeur littéraire, Paris, Ollendorf, 1922, p. 18.

[…] cet homme énergique aux yeux perçants, à la voix mordante, aux propos lents et abstraits – grande impression de force et d’autorité, que tout de suite atténua celle d’une sincère bonté10.

Un exercice de lecture

  • 11 Nous dissocions volontairement la position d’écrivain de celle de critique dans la mesure où la sig (...)
  • 12 J.-H. Rosny aîné, Torches et Lumignons, p. 69.

11L’action de Rosny aîné comme critique11 s’inscrit dans la continuité de celle de son prédécesseur, Émile Hennequin. Il le rencontre chez Edmond de Goncourt. Il apprécie ce jeune homme « d’extrême-nord, au crâne allongé en cutter, un frère rétréci et anémié des Scandes danois »12. Il aime grandement chez lui une tournure qui l’éloigne bien de Goncourt mais le rend sympathique :

  • 13 Ibid., p. 70.

Quoiqu’il goûtât l’art, donc le concret, tous ses penchants le portaient à l’abstraction et lui faisaient appliquer aux auteurs imagés ou sensitifs des définitions philosophiques et sociales : souvent cette traduction se trouvait juste13.

  • 14 Par la suite, le roman sera revendiqué par Rosny jeune dans la convention de 1935 qui statue sur la (...)
  • 15 Émile Hennequin, La Critique scientifique, Paris, Perrin, 1888, p. 26.

12Rosny aîné avait décelé chez ce jeune critique un homme avisé dont il s’était senti proche, même si l’envoi de son roman Les Corneilles14 (revendiqué d’ailleurs par Rosny jeune) n’avait pas rallié les suffrages d’Hennequin dont la position sur la lecture est d’ailleurs à ce titre tout à fait intéressante. Dans La Critique scientifique, son ouvrage majeur, que Rosny aîné avait reçu, Hennequin devance nettement les critiques de la réception en affirmant qu’un « livre est d’abord ce qu’il est ; mais il est ensuite l’œuvre d’un homme et la lecture de plusieurs »15. Disparu prématurément en juillet lors d’une partie de campagne chez son ami Odilon Redon, Hennequin laissait une place libre à La Revue indépendante qui revint finalement à Rosny aîné.

13Edmond de Goncourt, commentateur pointu des discussions en vogue dans son Grenier, avait bien perçu cette proximité et la filiation qui unissait les deux critiques :

  • 16 Edmond de Goncourt, Journal, Paris, R. Laffont, t. III, 1989, p. 286.

Ah ! cette critique d’Hennequin, reprise par Rosny, comme elle n’est pas faite pour un cerveau français ! Et comme le mot de mon frère sur Feuillet… Feuillet, le Musset des familles, m’en apprend plus sur le talent du romancier de l’Impératrice que 45 pages de critique scientifico-littéraire16.

14L’action de Rosny aîné au sein de La Revue indépendante porte bien évidemment sur le contrat qu’il a passé avec les directeurs : rendre compte de l’actualité littéraire du mois écoulé. Apparaissent ainsi de nombreux articles courts, plus proches des notes de lecture que des analyses développées. Rosny aîné adopte trois attitudes tout en présentant les œuvres de l’époque.

15La première attitude consiste à soutenir la jeune création romanesque. Deux des signataires du Manifeste des Cinq, Lucien Descaves et Paul Margueritte, bénéficient de mentions favorables pour les œuvres qu’ils publient en 1889. Pour Margueritte, c’est Jours d’épreuves qui obtient l’éloge du critique :

  • 17 J.-H. Rosny, « Critique littéraire », La Revue indépendante, janvier-février 1889, p. 312.

C’est très lent, très résigné et très doux, presque toujours un novembre de vie, des vapeurs frigides dans l’horizon, des poudres de feuilles mortes, des mélancolies fondues en pluies intarissables et en flocons de neige sous un ciel bas17.

16Il relève les « sourires du destin », les « sentiments de justice », les « poignantes résignations » et la conclusion « optimiste » du livre. Descaves connaît un succès de scandale avec un roman militaire, Sous-Offs. Rosny aîné commente :

  • 18 J.-H. Rosny, « Critique littéraire et théâtrale », La Revue indépendante, octobre-décembre 1889, p. (...)

Œuvre, en somme, complète, solide, digne du talentueux littérateur qui l’a conçue et accomplie, œuvre tourmentée, d’où monte la lamentation des esclaves du plus douloureux des devoirs sociaux18.

  • 19 Descaves sera condamné pour son roman militaire. À cette occasion une pétition sera lancée : il est (...)

17Descaves n’échappe cependant pas à l’esprit de nuance qui caractérise le critique : Rosny aîné estime en effet que Descaves ne manifeste pas toute la rigueur et l’objectivité qu’appellent de « telles analyses de laboratoire »19.

18Si Rosny aîné pratique, dans une certaine mesure, une critique de réseau, il choisit également de se distinguer par certaines postures d’attaque plutôt virulentes. À propos de la publication de Certains de J.-K. Huysmans, Rosny aîné loue tout d’abord la position de l’auteur :

  • 20 J.-H. Rosny, « Critique littéraire », La Revue indépendante, janvier-mars 1889, p. 483.

L’écrivain anti-fluide, cristallin, de vibration inquiète et morbide, de prunelle extraordinairement intense, opiniâtre, vitupérateur monocorde, bondé d’épithètes âpres, détailliste exquis, magique ciseleur, a resserré dans une étreinte énergique, les annales baroques de l’innaturel ontologique, de la création burlesque ou cauchemardante20.

  • 21 Ibid., p. 485.

19Tout aussitôt, il passe à la charge. Lui reprochant trop d’excès, l’usage flagrant de l’hyperbole plus que le raisonnement, l’exaspération outrée, il fustige chez lui « la stupidité de refuser le respect à de difficiles travaux qu’on sent ne pouvoir accomplir soi-même, à de hautes études auxquelles notre intelligence échoua »21. En un mot, un pessimisme flagrant.

20Rosny aîné développe également une critique d’hommages : en direction des morts (Hennequin, Villiers de l’Isle Adam), mais aussi à l’occasion de la publication de la correspondance de Flaubert :

  • 22 J.-H. Rosny, « Critique littéraire », La Revue indépendante, juillet-septembre 1889, p. 325.

La phrase de Flaubert, où la recherche de la perfection semble un problème de maximum, cette phrase stable, voulue définitive, d’une majesté calme, presque froide, émanée pourtant d’une âme lyrique de puissant barbare, d’une âme essentiellement littéraire, aux périodes larges, tenaces, abondantes, à l’observation pleine, reprise par masse aux greniers de la mémoire où un instinct sagace avait groupé des séries infiniment adéquates à la dynamique vitale22.

21Rosny aîné commente d’emblée l’écriture de Flaubert pour aborder ensuite, dans une étude d’une quinzaine de pages, la configuration, la réflexion esthétique dont on voit bien qu’elle pouvait le séduire : « Plus il ira, plus l’art sera scientifique, de même que la science deviendra artistique ; tous deux se joindront au sommet après s’être séparés à la base ». Rosny aîné de commenter :

  • 23 Ibid., p. 334.

C’est le cri d’un novateur, car se moderniser, absorber son époque pour la recréer, restera toujours la voie originale des forts. L’expérience et la logique le veulent ainsi. Flaubert […] sait que la science est une caractéristique essentielle des temps modernes et qu’on ne pourra l’écarter longtemps de l’esthétique23.

  • 24 Jules Huret, « Les néo-réalistes. M. J.-H. Rosny », in Jules Huret et al., Enquête sur l’évolution (...)

22On le voit, la critique débouche souvent sur une analyse ou une esquisse d’analyse du présent. Dans son propos, Rosny aîné cherche à montrer combien le présent peut s’expliquer par la dimension esthétique. Il le redira deux ans plus tard dans l’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret24.

23On l’aura compris, la critique littéraire de Rosny aîné peut être lue comme un simple panorama d’une année de parutions, préfiguration du travail d’un juré de l’Académie Goncourt, scrupuleusement attaché à sa mission. Elle peut être également interprétée comme venant d’une zone plus lointaine, dans ce dialogue qu’entretient encore l’écrivain avec les maîtres du naturalisme. S’il ne pousse pas le verbe aussi loin qu’un Léon Bloy, le « Ramoyre » du Termite, il participe à sa manière aux funérailles du naturalisme au sein d’une revue dont les rédacteurs n’attendaient au fond que cela.

24L’ensemble ne serait cependant pas complet si l’on ne faisait cas de deux articles qui concluent le passage de Rosny aîné au sein de La Revue indépendante, en janvier et en avril 1890. Le compte rendu de deux livres offre à l’écrivain-chroniqueur une opportunité qu’il saisit à bras-le-corps. En janvier 1890, il rend compte du livre d’Edmond Picard, El Moghreb Al Aksa, récit de voyage en Afrique du nord paru à Bruxelles en 1889. L’ouvrage est décrit comme chargé de

  • 25 J.-H. Rosny, « Critique littéraire. El Moghreb Al Aksa », La Revue indépendante, janvier 1890, p. 1 (...)

Beaux et solennels paysages, sites sinistres et cadavéreux, citadelles vétustes, marines et plaines enveloppées dans un vaste sentiment de l’étendue, grouillement d’êtres fantasques, indolents vindicatifs, aux lentes allures rythmiques, aux rumeurs caverneuses, aux prunelles fatalistes et barbares25.

25La liste se prolonge sans éviter ce que nous comprenons aujourd’hui comme des lieux communs et qui pouvait être perçu comme une forme d’exotisme. De même, en avril 1890, Rosny aîné expose la pensée d’Édouard Drumont exprimée dans l’un de ses violents pamphlets, La Dernière Bataille. Certes, l’écrivain dresse un portrait contrasté de l’individu :

  • 26 J.-H. Rosny, « Critique littéraire », La Revue indépendante, avril 1890, p. 306.

Un homme relativement médiocre, mais brave, un écrivain à portée des masses, décousu mais bien documenté, peu profond mais intense, de vues courtes mais nettes, d’assimilation rapide, de philosophie embryonnaire et d’éloquence bavarde26.

26Toutefois, Rosny aîné lui consacre néanmoins la moitié de sa chronique. Le propos est alors nettement plus orienté que dans le précédent article. Aujourd’hui, il est bien difficile de lire certains passages, quand bien même ils seraient réinscrits dans leur contexte. Reprenant sans les cautionner, les propos de Drumont, il déclare :

  • 27 Ibid., p. 308.

Dans ce rameau maudit de la race humaine, un groupe chétif et pauvre, le vaincu des vaincus parvient à se maintenir. Dès la haute antiquité dispersé et captif, accoutumé à l’ignominie, condamné pour vivre à la duplicité, à la malice et à l’effacement, pauvre possesseur d’une pauvre terre, il n’eut peut-être pas deux siècles part à l’opulente civilisation de ceux de son sang27.

27La pente choisie par Rosny aîné est identique dans les deux articles qui, rappelons-le, appartiennent à la chronique littéraire. Son attitude est double.

28D’une part, il formule deux constats identiques : pour la question de l’Afrique du Nord, on observe une « violente incompatibilité entre le Sémite africain et nos races » ; à propos de La Dernière Bataille de Drumont, il note une forte disjonction entre « l’Arya » et le « Juif ».

29D’autre part, face à ces constats, sortes de blocages sociaux, historiquement ancrés, Rosny aîné en appelle à la raison ; à propos des peuples africains, il interpelle les Européens :

  • 28 J.-H. Rosny, « Critique littéraire », La Revue indépendante, janvier 1890, p. 129.

L’Européen, je le trouve suffisamment ancré sur le globe, je l’estime désormais trop fort d’élan et de cupidité, trop sûr de son Droit souverain pour ne pas me troubler de cette violence frénétique à la nature et aux humanités inférieures. J’aimerais un arrêt, quelques siècles de développement plus harmonique, une mise en ordre de ces acquêts prodigieux28.

30Face à la situation de la « question juive » (l’expression est employée dans le corps de son article), Rosny aîné affirme :

  • 29 J.-H. Rosny, « Critique littéraire », La Revue indépendante, avril 1890, p. 311.

Certes le Juif court un grand péril, certes il n’est pas improbable que des mesures d’exception soient prises contre lui s’il persiste à demeurer une nation parmi les nations […] Certes l’heure approche pour lui de se dissoudre dans la société européenne ou de se résigner à un nouvel exode (et tout ami de la complexité humaine désirera la première alternative)29.

  • 30 Ibid.

31Si Rosny aîné fait écho aux problèmes qui agitent son époque, ce que l’Affaire Dreyfus amènera sur le devant de la scène, il choisit la voie de la nuance et de ce qu’il appelle la « complexité », un des termes très souvent présents dans son vocabulaire. Il tend à réaffirmer sa foi en la science nouvelle qui « saura faire avancer la cause de l’Humanité »30, même si le lecteur d’aujourd’hui peine à identifier la position de l’écrivain, tant la langue, volontairement recherchée, adopte des contours délicats qui ne lèvent pas toutes les interrogations.

32Pour bref qu’il fût, le passage de Rosny aîné à La Revue indépendante marque une étape importante dans son parcours d’écrivain. Si tous les grands axes de son œuvre sont posés aux alentours des années 1890 – merveilleux-scientifique avec Les Xipéhuz, préhistoire avec « Les scènes préhistoriques », période naturaliste avec Nell Horn de l’Armée du Salut, romans sociaux avec Le Bilatéral – Rosny aîné entre de plain-pied dans la vie littéraire en dessinant les contours de son action de critique et en posant certaines valeurs esthétiques et morales.

  • 31 Rosny aîné complétera son tableau dans des notes encore inédites justement liées à une nouvelle gén (...)

33Les critiques littéraires de Rosny aîné sont à lire à deux niveaux : d’une part, elles dressent une galerie littéraire conforme à l’esprit de la Revue : pour lui, une « génération montante » accède au premier plan31 ; d’autre part, elles nous renseignent sur les conceptions littéraires de l’écrivain, souvent discret sur sa propre poétique. La langue utilisée par l’écrivain, marquée par l’esthétique fin de siècle, et animée d’une visée artiste, montre bien la voie empruntée par l’auteur de Nell Horn.

34En fin de compte, c’est ce qu’il confirmera lors de son entretien capital avec Jules Huret au moment de l’Enquête sur l’évolution littéraire. Le passage de Rosny aîné à La Revue indépendante traduit bien cette esthétique de la complexité qu’il avait préalablement traduite dans l’univers romanesque de Bilatéral.

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Annexe

Recension des publications de J.-H. Rosny aîné dans La Revue indépendante

Dates Œuvres Chroniques
Février 1888 « Tornadres »
Avril 1888 « Le Septième Sens » (Le départ, La Vallée des Méhagnes, Journal)
Juillet 1888 « Scènes préhistoriques » (Nox Bellicosa, La Sépulture de Wannhab)
Octobre 1888 « Psaumes »
Janvier-février 1889 Critique (Jeunes-Bourget, Lemonnier, P. Margueritte)
Mars 1889 Critique (Renan, Stendhal, Barbey, Hennequin)
Avril 1889 Critique (Naturalisme, Maupassant, Loti, Rachilde)
Mai 1889 Critique (Hennique, Jourdain, Daudet, Méténier)
Juin 1889 Critique (Manifestes, Barrès, Maupassant, Rodenbach, Toudouze)
Juillet1889 La Légende sceptique Critique (Bourget, Manifestes)
Août 1889 La Légende sceptique Critique (Flaubert, Verlaine, Maeterlinck)
Septembre 1889 La Légende sceptique Critique (Villiers, Cladel, Case)
Octobre 1889 La Légende sceptique
Novembre-décembre 1889 La Légende sceptique Critique Science (Huysmans, Descaves, Darien)
Janvier 1890 Critique (Picard, Barbey, Toudouze)
Février 1890 Critique (Richepin, Loti, Darien, Figuier)
Avril 1890 Critique (Goncourt, Drumont)
Mars 1891 Préface de Daniel Valgraive
Mars 1893 Bêtes et gens de lettres – Interview par Georges Docquois
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Notes

1 Gustave Flaubert, Lettre à X., entre le 5 et le 9 avril 1858, édition électronique des lettres de Flaubert, en ligne : https://flaubert.univ-rouen.fr/correspondance/edition/.

2 Charles Vignier (1863-1934) devait tuer en duel Robert Caze en 1886. Il est souvent présenté comme un disciple de Verlaine et un ami de Mallarmé.

3 Charles Vignier, « Manières de voir », La Revue moderniste, no 11-12, février 1886, p. 63.

4 Ibid.

5 J.-H. Rosny aîné, Torches et Lumignons. Souvenirs de la vie littéraire, Paris, La Force française, 1921, p. 258.

6 Jean Ajalbert, Mémoires en vrac. Au temps du symbolisme, 1880-1890, Paris, A. Michel, 1938, p. 189.

7 Maurice Gaillard et Charles Forot, « Les revues d’avant-garde », Belles-Lettres, 6e année, no 62-66, décembre 1924 (repris par Olivier Corpet et Patrick Fréchet, Les Revues d’avant-garde. 1870-1914 : Enquête, Paris, Ent’revues – J.-M. Place, 1990, p. 140).

8 J.-H. Rosny aîné, Torches et Lumignons, p. 266-267.

9 Maurice Gaillard et Charles Forot, « Les revues d’avant-garde… », p. 184.

10 Camille Mauclair, Servitude et Grandeur littéraire, Paris, Ollendorf, 1922, p. 18.

11 Nous dissocions volontairement la position d’écrivain de celle de critique dans la mesure où la signature des extraits d’œuvre ou des œuvres pourrait bien être celle de la collaboration (J.-H. Rosny), tandis que celle des articles est assurément J.-H. Rosny aîné. Voir tableau de recension des articles parus dans La Revue indépendante sous la plume de J.-H. Rosny aîné en fin d’article.

12 J.-H. Rosny aîné, Torches et Lumignons, p. 69.

13 Ibid., p. 70.

14 Par la suite, le roman sera revendiqué par Rosny jeune dans la convention de 1935 qui statue sur la collaboration. Voir Jean-Michel Pottier, « Le dernier manifeste, La Convention littéraire de 1935 », in « Cahiers génétiques II. Le “Journal” de Rosny », Les Cahiers naturalistes, no 70, 1996, p. 257-263.

15 Émile Hennequin, La Critique scientifique, Paris, Perrin, 1888, p. 26.

16 Edmond de Goncourt, Journal, Paris, R. Laffont, t. III, 1989, p. 286.

17 J.-H. Rosny, « Critique littéraire », La Revue indépendante, janvier-février 1889, p. 312.

18 J.-H. Rosny, « Critique littéraire et théâtrale », La Revue indépendante, octobre-décembre 1889, p. 489.

19 Descaves sera condamné pour son roman militaire. À cette occasion une pétition sera lancée : il est étonnant d’observer que Rosny aîné ne signera pas, tandis que Zola, « maître tombé au fond de l’immondice » (selon la formulation lancée dans le Manifeste des Cinq), viendra apporter son aide à son ancien contempteur.

20 J.-H. Rosny, « Critique littéraire », La Revue indépendante, janvier-mars 1889, p. 483.

21 Ibid., p. 485.

22 J.-H. Rosny, « Critique littéraire », La Revue indépendante, juillet-septembre 1889, p. 325.

23 Ibid., p. 334.

24 Jules Huret, « Les néo-réalistes. M. J.-H. Rosny », in Jules Huret et al., Enquête sur l’évolution littéraire, Paris, G. Charpentier, 1891.

25 J.-H. Rosny, « Critique littéraire. El Moghreb Al Aksa », La Revue indépendante, janvier 1890, p. 123.

26 J.-H. Rosny, « Critique littéraire », La Revue indépendante, avril 1890, p. 306.

27 Ibid., p. 308.

28 J.-H. Rosny, « Critique littéraire », La Revue indépendante, janvier 1890, p. 129.

29 J.-H. Rosny, « Critique littéraire », La Revue indépendante, avril 1890, p. 311.

30 Ibid.

31 Rosny aîné complétera son tableau dans des notes encore inédites justement liées à une nouvelle génération d’écrivains. Dans le paratexte éditorial de Marc Fane (Paris, Librairie Moderne, Maison Quantin, 1888), il annoncera deux ouvrages « en préparation » : La Génération montante (silhouettes littéraires) et La Transformation littéraire (critique).

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Michel Pottier, « J.-H. Rosny aîné, rédacteur du présent : le passage à La Revue indépendante »Elseneur, 34 | 2019, 63-73.

Référence électronique

Jean-Michel Pottier, « J.-H. Rosny aîné, rédacteur du présent : le passage à La Revue indépendante »Elseneur [En ligne], 34 | 2019, mis en ligne le 04 avril 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/elseneur/504 ; DOI : https://doi.org/10.4000/elseneur.504

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Auteur

Jean-Michel Pottier

Université de Reims

Jean-Michel Pottier, est maître de conférences à l’université de Reims Champagne-Ardenne. Il a consacré sa thèse au Journal de Rosny aîné (1856-1940). Un premier tome du Journal est paru (Tusson, Du Lérot, 2008). Il est l’auteur d’un dossier « Rosny aîné » (Cahiers naturalistes, 1996), d’articles consacrés au journal lui-même (Journaux de la vie littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009) et, avec Arnaud Huftier et Philippe Clermont, il a dirigé un ouvrage intitulé Un seul monde. Relectures de Rosny aîné (Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2010).

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Droits d’auteur

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