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Sur le Champ

Du détroit de Malacca jusqu’à sa périphérie

Le pirate des villes et le pirate des champs face au retour de l’Etat indonésien
Eric Frécon

Résumés

Autrefois théâtre de nombreux abordages, le détroit de Malacca est de plus en plus sécurisé donc montré en exemple. Qu’en est-il réellement sur le terrain ? L’Etat a-t-il définitivement relevé le défi de la piraterie et enfin réinvesti les ghettos sur pilotis ? Les recherches sur le terrain, en appréhendant la piraterie en tant que menace terrestre et sociale, tendent à nuancer le diagnostic. Certes les pirates des villages sont inquiétés par les patrouilles mises en place par les Etats voisins et ne veulent plus prendre de risque. Mais dans les villes, le désespoir laisse ouverte l’option de détournements plus ambitieux. A la périphérie du détroit, de nombreux actes de piraterie ont eu lieu en 2008-2009 et la crise économique oblige à rester vigilant. Au final, l’Etat doit encore chercher à s’imposer en reconnectant certaines zones grises aux pôles économiques et administratifs.

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Notes de l’auteur

Les enquêtes de terrains et entretiens se sont déroulés entre 2000 et 2009 lors de plusieurs voyages en Malaysia, à Singapour ainsi qu’en Indonésie dans les provinces des Riau, de l’archipel des Riau (Karimun, Batam, Bintan), de Jambi, de Sumatra-Sud et de Bangka-Belitung.

Texte intégral

  • 1  Il sera le plus souvent question du sud du détroit de Malacca et du détroit de Singapour.

1La piraterie est-elle une mode ? Longtemps abandonnée aux seuls romanciers et réalisateurs, la voici à la une des journaux et revues, scientifiques ou non. Le modèle malais fit sensation dans les années 1990-2000, du détroit de Malacca1 à celui de Makassar entre les mers de Célèbes et de Java. Puis il a dû faire face à une tentative de contrefaçon terroriste en 2004-2007 lorsque des articles alarmistes ont évoqué l’idée d’une connexion entre les adeptes de la violence politique et ceux de la criminalité maritime. A présent, les projecteurs se braquent sur la scène somalienne : les attaques menées de jour, contre des navires occidentaux, assurent une parfaite couverture médiatique. La mer Rouge supplante le détroit de Malacca ; Monfreid relèguerait-il Conrad ? Les chiffres fournis par le Bureau maritime international (BMI ou IMB – International Maritime Bureau), une émanation de la Chambre internationale du commerce, tendent à le laisser entendre.

(IMB, 2008-2009)

2003

2004

2005

2006

2007

2008

1-3/2009

Somalie et Golfe d’Aden

21

10

45

20

44

111

61

Indonésie, détroits de Malacca et de Singapour

151

140

98

66

53

36

2

2Mais la piraterie mérite davantage de considération, de recul et d’analyse. Née avec la mer et le cabotage, elle traverse imperturbablement le temps et se niche dans les interstices de l’histoire, quand l’ordre mondial peine à s’établir. Ces dernières années, après avoir été précipitamment déclarée « obsolète » dans l’Entre-deux-guerres (experts cités par Lucchini & Voelckel, 1996), elle est réapparue sitôt les parenthèses de la colonisation et de la Guerre froide refermées. L’Asie du Sud-est désertée par les patrouilles américaines et soviétiques au début des années 1990 a longtemps rassemblé la moitié des actes de piraterie commis dans le monde. L’Indonésie a été jusqu’en 2007 l’Etat le plus touché de la planète. Nombre de pirates partaient de ses côtes.

  • 2  « La toponymie de l’ensemble malaysien est complexe. Pendant la période coloniale, on nomme Malaya (...)

3Aujourd’hui le pays se rachète une conduite. Jakarta tourne la page de l’autoritarisme incarné par Suharto au pouvoir de 1965-1966 à 1998. La démocratie s’établit doucement depuis la Reformasi de mai 1998. Pour la première fois un président a été élu au suffrage universel direct en 2004 et mène cette année son mandat à son terme. Parallèlement, la piraterie baisse. Après avoir vu son image salie par la critique internationale qui blâmait son laisser-aller et la corruption ambiante, le gouvernement indonésien a su réagir : il a emboité le pas à la Malaysia2 et à Singapour, ce qui lui permet de se voir à présent régulièrement félicité par le BMI. Depuis, les Etats riverains du détroit de Malacca se gargarisent de leur succès et brandissent avec fierté leurs statistiques. Kuala Lumpur et Singapour participent même à la chasse aux pirates somaliens ; sûrs de leur succès, ils ne manquent pas une occasion de dispenser leurs conseils.

4Toutefois, n’est-il pas plutôt question en l’espèce d’auto-persuasion ? A la façon du docteur Emile Coué, ne s’agit-il pas de se convaincre en (se) répétant sans cesse que le détroit est sécurisé ? A l’optimisme régional ne faudrait-il pas ajouter quelques inquiétudes locales ? Fin décembre 2008 et à nouveau fin juin 2009, le BMI a en effet publié deux alertes spéciales à propos de la mer de Chine méridionale à cause de la reprise des attaques dans la zone, au large de Mangkai. En avril dernier, trois attaques y ont été menées en moins de 48 heures. Idem en juin. Il était encore fait état d’une attaque dans les mêmes eaux le 2 août 2009. Le ReCAAP-ISC (Regional Cooperation Agreement on Combating Piracy And Armed Robbery Against Ships in Asia - Information Sharing Centre’s), qui dispose d’un soutien gouvernemental et non privé comme le BMI, a lui aussi souligné dans ses rapports la présence de pirates à la sortie est du détroit de Malacca. Là, deux secteurs inquiètent les armateurs : d’une part Batu Berhenti, au large de Belakang Padang, visible depuis le parc de loisir singapourien de Sentosa, d’autre part Tanjung Ayam au sud-est de la péninsule malaise, dans l’Etat fédéré de Johor. Le nombre d’attaque y est en augmentation : deux en moins de vingt-cinq minutes le 12 juillet et d’autres rapportées dans le même secteur au sud de Singapour le 22 juin, le 21 juillet et le 15 août (ReCAAP, 2008, 2009). N’en déplaise aux autorités indonésiennes et malaysiennes, l’Etat semble donc toujours sous la menace des pirates et à la peine pour définitivement contrôler ses approches maritimes. Son autorité apparaît bafouée. Des franges de son territoire échapperaient encore à son emprise.

Carte de localisation

Carte de localisation

5Qu’en est-il réellement sur le terrain ? Faut-il se fier aux discours rassurants des ministres ou aux statistiques inquiétantes des organisations spécialisées ? Qui du pirate ou du Léviathan s’impose le long des côtes du détroit de Malacca ? Plus précisément, la situation est-elle si tranchée ? Quelles sont les tendances ? Ne convient-il pas d’apporter des nuances ? Quels outils l’acteur étatique met-il en œuvre afin de réinvestir ces zones de non-droit ? Pour tenter de répondre à ces questions, impossible de ne pas aller étudier sur place les dynamiques en cours : retour de l’Etat versus persistance des facteurs conduisant à la piraterie. Un tel objectif renverse les perspectives habituellement retenues dans le cadre des études sur la piraterie. Il oblige en effet à mobiliser une approche plus terrienne que maritime et plus socio-anthropologique (Bouvier, 1997) que seulement militaro-stratégique. Cette démarche et la méthodologie qui la soutient permettent de mettre un visage sur la piraterie des années 2000 afin d’évaluer lucidement la menace. Il faudra analyser autant les motivations que le cadre de vie du bandit des mers. L’aménagement des territoires, les infrastructures, l’état des services publics, les forces de l’ordre, les flux migratoires interprovinciaux et l’étude des espaces maritimes représentent autant de critères à étudier pour évaluer la digue politique et étatique face au reflux criminel et pirate. De telles approches tendraient alors à inscrire la géographie (Kaplan, 2009), particulièrement sociale, à l’agenda de la recherche sur la piraterie maritime.

6Pour tenter de rendre compte de ce défi pirate à partir des enquêtes de terrain menées entre 2000 et 2009, proposons une version piratée des fables d’Esope déjà reprises par La Fontaine. Plus qu’une distinction entre pirates malais – plus exactement d’Insulinde – et somaliens, il s’agit de différencier le pirate des champs et le pirate des villes ainsi que le bandit actuellement à l’œuvre en mer de Chine méridionale. Si le retour de l’Etat à déjà porté ses fruits dans le premier cas (1.), il est en cours dans le deuxième (2.) et à venir – espérons-le – dans le troisième (3.).

L’Etat en chasse contre le pirate des champs (Dapur Arang) : à poursuivre…

7Comme ce sera le cas pour celui des villes, il convient en premier lieu d’analyser le cursus du pirate des kampung – ou petits villages – avant d’étudier la présente situation et d’envisager l’avenir.

L’âge d’or

8Belakang Padang dépend du district de Batam, dans la zone franche située au sud de Singapour et inaugurée en janvier dernier par le président indonésien Susilo Bambang Yudhoyono. Cette petite île de l’archipel des Riau borde le chenal Philippe par lequel transitent quelque 65 000 navires par an, avec une augmentation annuelle de 10% (Mulawarman, 2009). Loin de l’agitation de Batam Centre – la capitale économique – ou de Batu Ampar et Batu Kuning – les poumons économiques – le bourg de Belakang Padang présente des allures apaisantes. Il n’est plus question de fronts pionniers, de pickpockets, de prostituées ou de rackets comme sur l’île voisine. Ici les gorengan – ou amuse-gueules frits – peuvent s’apprécier sur les tables des échoppes à l’ombre de la mosquée centrale.

9Il ne s’agit pourtant que d’un sas, voire d’une écluse, avant le repaire pirate situé plus loin, sur la côte nord, dans le petit village de Dapur Arang. Loti le long d’une baie débouchant sur le détroit de Singapour, il a longtemps été le hub de la piraterie régionale. Isolé des centres administratifs et économiques, tout en bénéficiant d’une localisation propice à la guérilla maritime – proximité avec le rail maritime de Singapour, dédale d’îles et mangroves – ce kampung accueillait dans les années 1990-2000 des pirates venus de tout l’archipel le temps de quelques raids et campagnes. La police a abandonné cette zone de non-droit aux gangs maritimes. Il en existait quatre-cinq positionnés en permanence sur l’île et composés de six-sept individus. Le regroupement se faisait sur une base ethnique avec une majorité d’hommes de mains natifs de la région. La bande de Buton par exemple, originaire du sud de Sulawesi, a longtemps été la plus redoutée.

10Au sommet de la hiérarchie, contrôlant les trafics et opérant en véritables potentats locaux, deux frères madurais ont longtemps fait figure de Barberousse locaux. Le plus violent de la fratrie, surnommé le Bulldog, versait dans différents trafics et a longtemps imposé la terreur. Depuis, il s’est fait bâtir une magnifique villa à Java. Il est devenu un hadji suite à son pèlerinage à la Mecque ainsi que le propriétaire d’une école coranique et d’une boite de nuit sur Batam. Là, au Pacific, s’échangent chaque samedi soir ecstasy et prostituées, estimées à 300 000 rupih la nuit, soit environ vingt euros. Et les pirates ? Que sont-ils devenus ?

Le déclin

11Des anciens pirates rencontrés au printemps dernier mobilisaient les arguments familiaux pour justifier leur retraite anticipée. Deux d’entre eux, jeunes pères de chacun deux enfants préfèrent profiter de leur trentaine fringante pour tourner la page et se lancer dans une activité moins dangereuse et plus sûre que les abordages de nuit en pleine mer. L’un d’eux a d’ailleurs investi dans un sampan pour devenir bateau-taxi à son compte. Un troisième ancien larron vient de se marier et préfère lui aussi ne plus tenter le diable des patrouilles.

12Quant aux enfants, ils pourraient prendre la relève mais préfèrent pour l’heure se consacrer à leurs études. A la différence de leurs pères, ils peuvent en effet compter sur le développement de Batam, avec le soutien du gouvernement, pour trouver leur salut ailleurs qu’en mer. Le total des investissements s’élevait à 13 milliards de dollars en 2008. Entre 2004 et 2007, la croissance y a régulièrement avoisiné les 7,5 %. 1 015 sociétés étrangères y étaient implantées en 2008, contre 688 en 2003. Les palmes sur les toits ont cédé la place aux paraboles et Batam compte aujourd’hui officiellement 26 parcs industriels (BIDA, 2009). Bien que concurrencées par le projet urbain et industriel Iskandar à Johor, en Malaysia, les îles Riau, même en pleine crise, continuent d’accueillir des investissements. La société italienne Saipem, spécialisée dans les forages et la recherche d’hydrocarbures, s’est par exemple vue confier fin 2008 une concession de soixante-dix ans sur 140 hectares dans l’île voisine de Karimun. L’aménagement du site coûtera 450 millions de dollars et devrait créer 5 000 emplois (RSIS-Indonesia Programme, 2008).

13En parallèle à ces motifs personnels et économiques, certains anciens ghettos sur pilotis ont été reconnectés avec les pôles d’activités. Sur Karimun par exemple, où Pongkar faisait également office de chambre de décompression entre le centre industriel et le repaire de Pelambung, des travaux d’infrastructures ont été entrepris. La route a été élargie, asphaltée et même équipée d’égouts. Un poste des douanes y a été bâti signalant le retour de l’Etat dans cette ancienne zone grise. Sous l’impulsion de nouveaux gouverneurs, notamment dans l’archipel des Riau – province d’accueil des pirates – et à Sumatra sud – souvent point de départ ou passage des pirates – des quartiers sont nettoyés, au sens propre comme au figuré ; c’est par exemple le cas autour de Boom Baru, à Palembang, où nombre de jeunes désœuvrés étaient encore récemment orientés vers la filière pirate par les malfrats locaux.

14Ces efforts à terre se sont prolongés en mer. Certes la marine indonésienne connait encore des difficultés pour s’équiper comme l’exige la surveillance d’un archipel de 17 508 îles aussi large que la distance Londres-Bagdad. Souvent des avions et hélicoptères de l’armée se crashent. En 2009, deux experts à Singapour assuraient qu’entre seulement un quart et un tiers de la flotte indonésienne était opérationnel. Il faut dire que l’argent fait défaut. Même si le ministre assurait fin 2008 que les dépenses militaires ne seraient pas touchées par la crise, il n’en demeure pas moins que la part du budget militaire dans le produit national brut est passé entre 2007 et 2008 de 0,82 à 0,64 % (contre 4,35 et 4,08 % à Singapour). Les esprits taquins relèveront même que le ratio budget de la défense/kilomètre carré était en 2008 de 1 625 dollars en Indonésie contre 10,6 millions de dollars à Singapour. Plus concrètement, l’Indonésie comptait en 2008 : 8 frégates, 21 corvettes, 41 patrouilleurs, 11 bâtiments anti-mines, 28 pour la logistique et quelques autres pour le transport de troupes. A ces bâtiments s’ajoutent les 71 patrouilleurs des services auxiliaires navals, 55 pour les douanes, 85 pour la police maritime et 11 pour les garde-côtes (IISS, 2009). C’est encore trop peu mais les efforts entrepris sous la présidence de Gus Dur (1999-2001) commencent à se concrétiser. A cela l’aide du Japon et des Etats-Unis n’est pas étrangère. Les premiers ont fait don de patrouilleurs affectés exclusivement à la surveillance du détroit où ils ont été aperçus en février dernier. Les seconds ont suivi l’exemple. Grâce à la générosité de Washington, la police maritime de Batam profite de nouveaux patrouilleurs. À bord, il a été possible de juger de la rapidité de ces nouvelles embarcations idéales pour répondre à la furtivité des pirates. Avec deux moteurs de 250 chevaux – contre souvent un seul de 40 chevaux par le passé – les forces de l’ordre peuvent enfin rivaliser avec les sampans surmotorisés des pirates. De telles embarcations pourraient donner des idées à d’éventuels fonctionnaires corrompus. Mais le parrain veille : des émissaires de l’ambassade des Etats-Unis à Jakarta viennent parfois contrôler l’usage des bateaux destinés aux patrouilles et non à la contrebande.

15A ces initiatives nationales s’ajoutent les patrouilles tri-latérales largement reprises dans la presse : les Malacca Strait Sea Patrols (MSSP) mises en place en 2004, les patrouilles aériennes de l’opération Eyes in the Sky operation (2005) et l’Intelligence Exchange Group (IEG) qui date de 2006 (Ho & Raymond, 2005 ; Ong-Webb, 2006 ; Ho, 2009). L’impact de ces patrouilles est difficile à évaluer. Les autorités restent très discrètes sur le nombre de bâtiments effectivement affectés ou sur le rythme des rotations aériennes. Par ailleurs, un officier indonésien admettait volontiers, off the record, que la plupart des navires dédiés à la surveillance étaient de trop gros tonnage pour pouvoir traquer les pirates au plus près de leurs repaires. Néanmoins, les pirates lisent les journaux et regardent la télévision. Comme la communauté internationale, ils croient en ces patrouilles qui suffisent à les dissuader. Au final, la psychose opère.

Diversification

16De nouvelles opportunités s’offrent à ces anciens artisans pirates, à commencer par la carrière d’acteurs pour de nombreuses reconstitutions. Ces photos et tournages qui peuvent parfois biaiser l’analyse et tromper le lecteur leur rapportent 900 000 rupih (soit 63 euros) contre 220 000 rupih (15 euros) pour une journée sur leurs bateaux-taxis. En plus d’être rémunérateur, le travail se révèle beaucoup moins risqué. Des précautions sont toutefois prises pour ne pas éveiller l’attention de la police ou de gangs rivaux qui pourraient s’inquiéter de ces agissements. A ce jour, les anciens brigands rencontrés à Belakang Padang affirment avoir déjà travaillé pour des productions américaine, française, japonaise et allemande.

Anciens pirates lors d’une reconstitution dans les Riau (Indonésie)

Anciens pirates lors d’une reconstitution dans les Riau (Indonésie)

Source : auteur

17D’autres s’adonnent à la contrebande. Les passerelles existent en effet entre les différentes activités illicites de l’île en particulier et de la province en général. Ici comme ailleurs, la piraterie ne doit pas être considérée comme un crime à part entière mais comme une option parmi d’autres dans la palette de l’illégalité rampante. C’est ainsi que les pirates à la retraite observent parfois, de jour, leurs anciens collègues en train de tester leurs moteurs avant de traverser, de nuit, le détroit. A Belakang Padang, il s’agit surtout de cigarettes revendues à Singapour trois euros plus chers qu’en Indonésie. Trois hommes et vingt-cinq minutes suffisent, trois fois par semaine, pour alimenter le marché de l’île-Etat. Parmi leurs voisins, les contrebandiers comptent le pilote des meilleurs patrouilleurs de la police maritime, ceux offerts par les Américains. Mais aucun souci, une fois à Belakang Padang, il oublie tout, à commencer par son travail et ses devoirs. Depuis Karimun, ce sont des tonnes de granit qui traversent la frontière sans crier gare ainsi que des immigrés clandestins. En juillet 2006, il en coûtait un peu plus de 40 euros pour chacun de la dizaine de clandestins aperçus en train d’embarquer vers la Malaysia, à la tombée de la nuit, via Pulau Pisang .

Immigrés clandestins au départ de Karimun (Indonésie)

Immigrés clandestins au départ de Karimun (Indonésie)

Source : auteur

18Les derniers, s’ils ne veulent jouer ni les pères de famille, ni les acteurs, ni les contrebandiers, vont proposer leurs services plus au sud, vers le détroit oublié de Berhala, le long de Sumatra sud. Les villes de Kuala Tungkal et Tembilahan y jouent le même rôle que Batam face à Singapour. Les candidats à la piraterie s’y retrouvent, y montent leurs coups avant de s’établir à l’écart dans les villages de Kampung Laut et Kuala Enok. Là, parmi d’autres contrebandiers, les pirates guettent leurs proies, loin de l’agitation du détroit de Malacca. Rarement en effet les chercheurs ou journalistes descendent plus au sud que Batam pour aller voir où les pirates se terrent en attendant le retour des campagnes en mer. L’Etat lui non plus ne devrait pas limiter ses efforts aux seules îles de Batam, Bintan et Karimun ; à Sumatra, d’autres zones abandonnées aux malfrats sont à (re)conquérir.

19Après plusieurs entretiens menés sur place, il apparaît que les pirates de ces zones essentiellement rurales n’ont aucun lien avec leurs homologues des villes. Ils ne se connaissent pas et ignorent leurs pratiques respectives. Le pirate de champ est généralement un natif de la région ou bien un immigré de longue date. Le pirate des villes, au contraire, a le plus souvent débarqué dans les Riau au plus tôt dans le milieu des années 1990 pour y chercher du travail. Ce sont principalement son impatience et ses exigences pécuniaires qui le poussent vers le crime.

L’Etat en prise avec le pirate des villes (Lubuk Bajak) : à suivre…

Le temps des bateaux fantômes

20Le développement de l’archipel des Riau fut l’un des derniers projets portés par les proches de Suharto et en particulier Habibie. Il s’intégrait au début des années 1990 dans le programme du triangle de croissance SIJORI (SIngaour-JOhor-RIau ; Fau, 1998, 2004). L’Indonésie devait fournir la main d’œuvre. A cette fin, des jeunes ont afflué de toutes les îles de l’archipel. La population de l’île est passée de 6 000 habitants en 1973 à plus de 792 000 en 2008 (BIDA, 2009). L’encombrement fut tel que de nombreux candidats au miracle asiatique sont venus peupler les bidonvilles et autres logements sauvages aux abords du quartier de Lubuk Bajak (le « bourbier pirate » en indonésien), notamment sur Bukit Senyum – la colline du Sourire – et le long des côtes. Là, les pelabuhan tikus – port-souris, c’est-à-dire de contrebande – se développent. Sengkuang est l’un des plus fameux. On y émigre ou immigre lorsque les passeports ne sont plus en règle à Singapour ou en Malaysia : fin 2008, le trajet depuis Johor coûtait 50 ringgit malaysiens (10 euros) et durait une heure. Dans ce contexte d’anomie, les jeunes sans repères familiaux ni balises sociales deviennent des proies vulnérables pour les gangs en mal de main d’œuvre.

21Les attaques y ont longtemps été plus ambitieuses. A la différence du pirate des kampung, il ne s’agissait pas seulement de banditisme maritime mais de détournements. Ceux-ci étaient la plupart du temps gérés par des Chinois comme l’expliquait en 2002 Marcus Uban, un pirate reconverti dans les combats de boxe et maisons closes. Ainsi, à la fin des années 1990, c’est de Batam que Mr Wong, entre autres, a dirigé de nombreux abordages en usant de la technique du bateau fantôme ; son plus beau fait d’arme demeure l’abordage du Petro Ranger en 1998 : ce tanker fut mystérieusement retrouvé avec une nouvelle immatriculation, une couleur différente et rebaptisé Wilby dans un port de Chine du Sud. Winang, originaire de Singapour tout comme Mr Wong, a géré un autre gang qui opérait depuis l’archipel des Anambas, en mer de Chine méridionale. Il faisait régulièrement l’aller-retour avec Batam pour venir changer ses butins en rupih. Enfin, un larron de Batam raconta comment dans ces années 1990-2000 il fut mystérieusement recruté, financé pour se rendre à Bangkok puis accueilli sur un navire qui allait se révéler être un bateau mère. Durant les trois mois passés à sillonner la mer de Chine, une attaque permit de se charger en containers. Ceux-ci furent ensuite vendus au gré des rendez-vous pris en haute mer.

22Mais après la grandeur, la décadence ; à croire que la crise existe aussi pour les pirates.

Reflux

23Les îles des Riau sont peu à peu devenues moins propices aux activités pirates d’envergure. Les lois 22 et 25 du 21 avril 1999, instaurant l’autonomie régionale après plusieurs décennies régie par une stricte centralisation administrative, l’expliquent en partie. L’archipel s’est détaché des Riau pour devenir une province à part entière en 2004. Si Jakarta pouvait par le passé ne prêter qu’une attention minime à la menace pirate car plus préoccupée par les velléités séparatistes à Timor Leste, à Aceh ou en Papouasie Occidentale, il en va différemment pour le pouvoir provincial basé à Tanjung Pinang, sur le balcon du détroit. De plus, les Malais des Riau, renforcé par l’arrivée de Bugis au fil des siècles, ont toujours montré plus d’intérêt pour la mer que les Javanais particulièrement craintifs comme l’illustre leur culte à Ratu Kidul, la reine des mers du sud.

24Dans un premier temps, le nouveau gouverneur de l’archipel a fait montre de fermeté en signalant le retour de l’état de droit en ville et la fin du laisser-aller juridique. De nuit, la police patrouille. L’éclairage public a été installé aux abords des ports et de nouvelles infrastructures ont été bâties autour des zones autrefois mal sécurisées. Signe des nouveaux temps : les motards portent leurs casques et les conducteurs attachent leurs ceintures, ce qui était impensable quelques années plus tôt. Mieux : les autorités ont contrôlé et régulé l’afflux de nouveaux candidats aux miracles asiatiques, source de potentiels chômeurs et pirates. De même, les paris illicites ont été interdits. Les pirates expliquaient début 2009 qu’une telle décision ne leur simplifiait pas la tâche pour blanchir l’argent des butins même s’il leur reste possible, à cette fin, de se lancer dans d’obscurs projets immobiliers. Ainsi en va-t-il par exemple, le pense-t-on sur place, d’un complexe touristique à l’ouest de Batam. Enfin, les jeunes des bandes pirates expliquaient combien il était moins facile pour eux d’infiltrer les compagnies maritimes afin d’obtenir des renseignements ou de recruter des complices parmi l’équipage.

25En conséquence, les principaux parrains et sponsors semblent adopter un profil bas. Déjà au début des années 2000, Mr Wong interrogé depuis sa prison de Pekanbaru se disait abandonné par ses associés. Plus récemment, les « grands frères » de Batam, anciens voyous – et pirates – sur le chemin de la repentance, racontaient la retraite de M. Pang dans les faubourgs de Batam. Ce Chinois de Malaysia, la cinquantaine bedonnante, généralement basé à l’hôtel ASEAN, attendrait des jours meilleurs pour reprendre tous ses crimes et trafics.

26Mais déjà une nouvelle génération se prépare. Un autre Chinois, basé à Palembang, au sud de Sumatra, gérerait à présent les détournements.

La relève

27Aujourd’hui, les temps sont durs. Certes au niveau national, les indicateurs de l’économie sont au vert. La communauté internationale s’est félicitée des bons chiffres de la croissance : 6,3 % en 2007 et 6,1 % en 2008 malgré la tourmente financière et à la différence de résultats plus calamiteux parmi les voisins. Le déficit fiscal était estimé à seulement 0,1% du PNB en 2008, loin des 2,1 % projetés. Quant aux revenus, ils étaient supérieurs de 9,6 % aux prévisions. A l’appui de ces chiffres, un document intitulé Visi Indonesia 2030 et publié par des économistes indépendants espérait pouvoir placer l’Indonésie parmi les cinq plus pesantes économies au monde d’ici vingt ans (de Mello, 2008). Sur le terrain, les prix de la consommation se sont stabilisés et on essaye de faire face à une éventuelle augmentation de la pauvreté en maintenant des prix modérés pour la nourriture, une croissance soutenue dans le domaine de l’agriculture et des programmes gouvernementaux de transferts d’argent (World Bank, 2009). Des progrès sont réalisés en termes d’infrastructures et de nombreux projets se développent. L’archipel des Riau n’échappent pas à la règle : hydrocarbures aux Natunas où se battit un nouveau terminal portuaire, récente liaison aérienne avec Kuala Lumpur, projet de pont Batam-Bintan, construction de nouvelles routes, notamment vers l’ouest et sur fonds coréens, aménagement du site de plongée à l’est de Bintan où 72 espèces de coraux et 103 de poissons ont été recensées, achat de deux nouveaux ferries pour le Lagoi, au nord de Bintan, afin d’acheminer quelques-uns des 400 000 touristes prévus pour 2009 contre 360 000 un an plus tôt, etc. De même, Batam traitait par exemple 2 343 litres d’eau par seconde en 2008 contre 1 760 cinq ans plus tôt.

  • 3  110 Sapi untuk Hinterland. Batam Pos, 29/3/2009.

28Cependant, ces efforts sont insuffisants et le travailleur peine parfois à ressentir les bienfaits de cette embellie (BIDA, 2009). Selon les mêmes statistiques, les transferts de fonds du gouvernement local auprès des familles de travailleurs est passé de 190 milliards de rupih en 2007 et 152 en 2003 à 113 en 2008. Et le chômage persiste. En témoigne par exemple l’investissement déjà évoqué de Saipem dans les Riau. Depuis le début du projet et l’enthousiasme suscité par l’annonce, les chômeurs déchantent : leur manque de qualification les empêche de postuler alors 5 000 emplois restent vacants. Comble de la frustration, ce sont quelque 100 000 travailleurs aux compétences précises que recherchent les sociétés implantées dans l’archipel des Riau. En parallèle, quatre sociétés, dont Sony fin août 2009 pour cause de baisse de la demande, annonçaient vouloir cesser leurs activités à Batam (RSIS-Indonesia Programme, 2009). Ainsi, malgré les investissements, le désarroi grandit dans certaines franges de la population. Et l’annonce de la distribution de 110 vaches parmi les familles de l’arrière-pays de l’archipel des Riau n’était pas suffisamment sérieuse – crédible ? – pour calmer les inquiétudes3.

29Aussi sont-ils encore quelques jeunes venus à Batam dans les années 1990 et toujours en quête d’un emploi stable et lucratif. Ils guettent toutes les opportunités, y compris celles pour (re)partir en mer le temps d’une embauche légale ou pas. Ainsi en va-t-il de trois pirates qui se sont rencontrés en prison, avant que leur chef corrompe les matons pour obtenir leur libération. L’un d’eux travaille maintenant sur un parking et gagne trois euros par jour. Un autre est vigile de nuit ; il a perdu son œil durant sa garde à vue, après une nuit en mer pour tenter d’échapper à la police. Le dernier se lève chaque jour à deux heures du matin pour vendre des salades sur un marché sale et nauséabond de Lubuk Bajak.

S., pirate et vendeur sur le marché

S., pirate et vendeur sur le marché

Source : auteur

30Il gagne quotidiennement quatre euros. Il rêve de se marier et de lancer son propre business. Pour cela, comme les autres, il n’en peut plus d’attendre l’emploi qui lui semblait promis par le miracle asiatique. Ainsi  ses yeux brillent-ils lorsque ses acolytes lui parlent d’un abordage en préparation. Un homme d’affaire véreux attendrait une augmentation du prix du pétrole pour détourner un pétrolier. Il a besoin de treize pirates : le chef de file sera payé 35 000 euros et les hommes de rang 10 000 euros chacun.

31D’autres croupissent derrière l’hôtel Harmony de Batam. Ici, dans les échoppes qui entourent l’ancien Kopi (café) Indah, des marins au chômage tuent le temps en attendant un coup de téléphone qui leur apporterait du travail, un contrat ou du « small business ». S’agissant de cette dernière option, ils restent très discrets. Il peut s’agir de contrebande le temps d’une nuit, voire de piraterie. Dans ce quartier interlope, on se rencontre, discute et échange des renseignements. Ici point de regroupements ethniques. Ces pirates opportunistes sont freelance et s’associent le temps d’une attaque.

32Enfin, à défaut de propositions convaincantes ou de projets de détournements, ces forbans du centre de Batam pourraient reprendre les activités délaissées par les pirates des kampung. Ainsi, lors des entretiens menés en mai à Dapur Arang, sur Belakang Padang, il a été fait état d’un nouveau gang mené par Kamili, un Buton qui – c’est nouveau – collaborerait avec des Indonésiens venus d’autres îles, notamment de Java. Ceux-ci pourraient être à l’origine des attaques menées ces derniers mois au large de Batu Berhenti, à seulement quelques encablures de la petite maison où ces pirates se retrouvent pour monter leur coup à l’abri des volets clos. C’est ce que raconte leur voisin, un pasteur presbytérien qui ne compte pour paroissiens que sa famille.

L’Etat en difficulté avec les pirates étrangers (Anambas) : à faire…

33Plus loin, coupée de Batam et des centres décisionnels, la situation au large de Mangkai, une petite île déserte de l’archipel des Anambas de la mer de Chine du Sud, devrait inquiéter la communauté maritime internationale. Ce point de passage à l’entrée – ou sortie – est de l’entonnoir de Malacca a été marqué par de nombreuses attaques : six en 2008 dans un rayon de cinquante kilomètres autour de Mangkai, sans compter celles légèrement plus éloignées. En comparaison, seulement deux attaques avaient été rapportées en 2007 dans ce même périmètre et zéro en 2006.

Les années 1990 à Keramut (Anambas)

34Là-bas, peu de traces signalent la présence de l’Etat indonésien. Keramut est un petit village de pêcheurs situé dans cet archipel des Anambas, accessible seulement par bateau-stop et alimenté en électricité uniquement le soir grâce à un groupe électrogène. Les visiteurs occidentaux s’y succèdent au rythme d’un tous les dix ans. Ils n’y trouvent ni auberge ni force de l’ordre. Au contraire, ce kampung présente tous les avantages d’un repaire pirate : isolement naturel et administratif mais connexions maritimes et commerciales.

Le village de Keramut, dans les Anambas (Indonésie)

Le village de Keramut, dans les Anambas (Indonésie)

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35C’est pourquoi plusieurs gangs sont venus par le passé s’y établir. Un de ces anciens pirates faisait état d’un roulement depuis Belakang Padang afin de profiter de l’emplacement stratégique. L’un des groupes se fit accepter en finançant l’orchestre local. Certains lançaient leurs attaques depuis l’île voisine de Mangkai, où est bâti un phare. Aussi le binôme Keramut/Mangkai en mer de Chine méridionale rappelle-t-il celui de Dapur Arang/Batu Berhenti, dans le détroit de Malacca. On pourrait également mentionner le village de Letung, à quelques kilomètres de Keramut, qui évoque Belakang Padang et sa fonction de sas avec l’agitation de la province.

Fantôme des mers ou pirates ? Indonésiens ou Thaïlandais ?

36A présent, d’autres pirates opèrent depuis Keramut. Les témoignages recueillis sur place n’évoquaient plus de présences parmi les villageois mais de groupes à l’écart, mouillant au large des plages désertes de la petite île. Si les anciens font état avec grande crainte du fantôme des mers, les plus jeunes soulèvent la piste de pirates thaïlandais qui viendraient à leur tour profiter de ce poste avancé. L’hypothèse n’est pas dénuée de tous fondements. On aperçoit dans la zone de nombreux pêcheurs étrangers et illégaux. Surtout, des navires attaqués, comme celui le 1er décembre 2008, étaient en route vers la Thaïlande. Un autre, détourné en septembre 2008, fut même retrouvé deux semaines plus tard sous une autre identité dans un petit port au sud de ce pays.

L’arrière-garde en danger

37Le bruit médiatique autour des patrouilles du détroit de Malacca empêche d’entendre l’appel au secours en provenance de la mer de Chine. Personne ne réagit. Il faut dire qu’en 2006, les cinq marins de Letung en charge de la sécurité sur la petite dizaine d’îles ne disposaient d’aucun bateau. Pire: eux aussi craignaient le fantôme des mers qui les dissuadait de patrouiller. Pour ces raisons, souhaitons une prise de conscience des autorités dans la périphérie du détroit.

38Certes le Bakorkamla (Indonesian Maritime Security Coordination Board – Bureau de coordination indonésien pour la sûreté maritime) a tenté de réagir en organisant une opération navale baptisée Gurita, vingt jours durant, en novembre dernier. Mais le dispositif naval était bien trop dispersé dans l’archipel. La durée était également trop courte. L’objectif doit se situer à plus long terme. L’enjeu est de taille : des compagnies pétrolières, depuis quelques mois, s’interrogent pour éventuellement emprunter le détroit de la Sonde, entre Java et Sumatra, plutôt que celui de Malacca réputé propice à la piraterie. Néanmoins, dans les deux cas, les pétroliers seront amenés à croiser au large des Anambas. La situation stratégique de ces îles exige donc une attention soutenue de la part des autorités.

39Un des solutions consisterait à étendre les mécanismes trilatéraux, navals et aériens mis en place dans le détroit de Malacca. De plus, tout comme l’Indonésie collabore avec l’Inde au nord du détroit, Jakarta et Kuala Lumpur devraient resserrer leur coopération dans cette zone. Plus précisément, l’Indonesia-Malaysia General Border Committee (Comité général frontalier Indonésie-Malaysia) qui traite déjà des problématiques transfrontalières, particulièrement entre le Kalimantan et Sarawak au nord-ouest de Bornéo, devrait rajouter à son agenda les attaques commises entre les archipels des Anambas (Indonésie) et de Tioman (Malaysia).

Conclusion – « Achevons tout notre rôt »…

40Pendant des années, pirates des bidonvilles, comme à Lubuk Bajak, ou des mangroves, comme à Belakang Padang, ont attaqué et arraisonné des navires.

« Je laisse à penser la vie
Que firent ces deux amis.
Le régal fut fort honnête :
Rien ne manquait au festin ;
Mais quelqu’un troubla la fête
Pendant qu’ils étaient en train. »
(La Fontaine, 1668)

41Des patrouilles ont été mises en place, l’Etat a réagi et la répression s’est abattue sur ces criminels des détroits de Malacca, Singapour et Berhala, plus au sud. Depuis, le pirate des kampung montrent des signes de lassitude ; « fi du plaisir que la crainte peut corrompre » semble-t-il marmonner…

42Si, au gré des séminaires diplomatiques, la situation est déclarée sous contrôle suite aux opérations trilatérales, un examen plus attentif depuis les rives indonésiennes, et non pas seulement de Singapour ou Malaysia, conduit à un diagnostic plus nuancé. D’une part, à la différence de son compère des mangroves, le pirate des villes est encore disposé à partir à l’abordage. A la première faille ou au moindre signe de relâchement dans le dispositif naval, il resurgira et attaquera de nouveau. La question est donc de savoir si les pirates sont encore réellement effrayés par les patrouilles. Vont-ils bientôt se rendre compte de leur efficacité toute relative ? Le gouvernement pourra-t-il maintenir son effort sans baisser la garde ? Plus largement, quels seront les impacts de la crise sur les vocations pirates (chômage accru à cause des banqueroutes ou bien davantage d’emplois suite à d’éventuelles délocalisations occidentales en Indonésie) ainsi que sur les patrouilles (coût du carburant, entretien du matériel, fiabilité des équipements) ?

43Cette étude plus terrienne que maritime et plus anthropologique que stratégique conduit par ailleurs, à terme, à une approche plus globale. Car les pirates ne sont pas seuls et s’intègrent dans un ensemble populationnel plus vaste. La piraterie ne constitue qu’un volet de l’éventail criminel des Riau. Au sein des kampung et des familles, les jeunes hommes balancent entre contrebande et piraterie. Ces activités sont leur exutoire. Elles leur permettent de satisfaire leurs besoins de consommation. Mais les instituts locaux craignent à plus long terme des conflits horizontaux : ils ne devraient pas se développer sur une base interethnique mais plus vraisemblablement parmi les jeunes et les populations des taudis des Riau, au sud de Singapour. Déjà des manifestations se déroulent auprès des autorités locales. Face au désenchantement, à l’impatience et à la déception, la violence pourrait s’immiscer dans les débats locaux, cette fois-ci à terre.

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Bibliographie

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Notes

1  Il sera le plus souvent question du sud du détroit de Malacca et du détroit de Singapour.

2  « La toponymie de l’ensemble malaysien est complexe. Pendant la période coloniale, on nomme Malaya le territoire de la péninsule malaise sous contrôle britannique ; Malaya se traduit par Malaisie et ne se réfère qu’à la péninsule. A l’indépendance, le nom officiel du pays devient : fédération de Malaya. La fédération change de nom en 1963 (…). Le nom officiel devient alors : fédération de Malaysia. » (Beaulieu, Isabelle, 2008. L’Etat rentier : le cas de la Malaysia. Ottawa : Presses de l’université d’Ottawa, p. 53). Notons que la diplomatie française préfère utiliser « Malaisie ».

3  110 Sapi untuk Hinterland. Batam Pos, 29/3/2009.

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Titre Carte de localisation
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Titre Anciens pirates lors d’une reconstitution dans les Riau (Indonésie)
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Titre Immigrés clandestins au départ de Karimun (Indonésie)
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Titre S., pirate et vendeur sur le marché
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Titre Le village de Keramut, dans les Anambas (Indonésie)
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Pour citer cet article

Référence électronique

Eric Frécon, « Du détroit de Malacca jusqu’à sa périphérie »EchoGéo [En ligne], 10 | 2009, mis en ligne le 16 septembre 2009, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/echogeo/11414 ; DOI : https://doi.org/10.4000/echogeo.11414

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Auteur

Eric Frécon

Eric Frécon (isefrecon@ntu.edu.sg) est post-doctorant à la S. Rajaratnam School of International Studies (RSIS), Programme Indonésie, Singapour. Il a publié sur le sujet :
- La dimension terrestre des pirateries somaliennes et indonésiennes. Hérodote, 2009.
- Menace pirate sur les Etats d’Asie du Sud-est, in Huetz de Lemps, Christian, Sevin, Olivier. L’Asie-Pacifique. Crises et violence. Paris, PUPS, 2008, p. 101-123.

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