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Les légitimités disciplinaires au cours des années 1960 : une approche transversale des sciences naturelles, des sciences physiques et de l’Education Physique et Sportive1

Michaël Attali, Muriel Guedj-Chauchard, Jean Saint-Martin et Pierre Savaton
p. 169-185

Résumés

Les réformes de structures du système éducatif engagées dans les années 1960 ont pour corollaire des redéfinitions de la place des disciplines scolaires dans les plans d’études. Cet article qui porte sur trois disciplines (sciences physiques, sciences naturelles et éducation physique et sportive) éclaire les justifications mobilisées pour convaincre de leur utilité éducative. Ainsi, les arguments développés se définissent principalement en termes de légitimité économique, sociale et politique puisqu’il s’agit de former les futurs cadres de la société moderne mais également en termes de légitimité scolaire, chaque discipline devant se situer dans une « hiérarchie » dessinant ainsi de nouveaux enjeux disciplinaires.

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Texte intégral

  • 1 Les auteur-e-s sont membres de l’équipe de recherche « Réformer les disciplines scolaires : acteu (...)

1La nécessité de réformer l’enseignement secondaire s’impose dès la Libération, mais malgré les nombreux projets qui se succèdent aucun n’aboutit. C’est à l’instauration de la cinquième République que revient la transformation majeure de l’école en un système éducatif où disparaît la dualité entre l’ordre primaire et l’ordre secondaire (Nique & Lelièvre, 1990). Si les structures d’enseignement connaissent d’importantes modifications, les disciplines scolaires sont particulièrement interpellées dans le cadre de ces réformes. En effet, la réforme Berthoin de 1959 et la réforme Fouchet de 1963 qui la complète vont les transformer tant dans les logiques qui fondent leur enseignement que dans leur position au sein de l’école. Cette période correspond ainsi à une remise en questions de la place des unes et des autres dans la formation des élèves de cette nouvelle école moyenne, dans la formation du citoyen de la fin du xxe siècle. La préparation de la réforme du collège unique de 1975 la prolonge en y ajoutant la pression de la massification de l’enseignement opérée au cours des années 1960. Les logiques disciplinaires réactivées par ces réformes vont ainsi tout autant participer à transformer l’école que ces réformes elles-mêmes auxquelles est le plus souvent attribué un processus avant tout structurel.

2Les textes et instructions officiels, autant que les discours de différents acteurs de ces disciplines scolaires (inspecteurs, associations de spécialistes, enseignants) sont alors profondément marqués par la nécessité de justifier leur place. En considérant avec A. Chervel (1998) que les disciplines scolaires correspondent à des mises en forme de savoirs spécifiques, il s’agit d’identifier les choix correspondant à cette recherche de légitimité par l’intermédiaire de la structuration du savoir. En d’autres termes, cette analyse s’articule autour de deux axes complémentaires. L’analyse des textes officiels permettra de situer les disciplines dans les politiques scolaires. Elle sera confrontée aux discours publiés dans les bulletins des associations professionnelles et dans les manuels professionnels afin d’appréhender la perception de leur situation par les acteurs et les transformations envisagées conduisant à dessiner les perspectives curriculaires. La méthode historique privilégiée dans cet article (Prost, 1996) autorise à établir des conclusions à partir de l’étude de corpus exhaustifs dont les citations proposées présentent les tendances majeures.

3Au cours des années 1960, l’analyse des discours au sein de trois disciplines scolaires en apparence bien établies, depuis au moins un siècle (les sciences physiques, les sciences naturelles et l’éducation physique et sportive-EPS), montre une proximité certaine. En effet, si elles sont toutes instituées, il demeure de nombreuses interrogations au sein de la communauté scolaire au niveau de leur utilité et de leur(s) contribution(s) au processus éducatif. Au moment où l’EPS devient une épreuve obligatoire au baccalauréat à partir de 1959, il paraît improbable que cette discipline puisse en rester à des justifications spécifiquement disciplinaires ou se limiter à des considérations sportives. Les sciences naturelles s’inscrivent dans une perspective proche dans la mesure où bien que situées dans le champ des disciplines intellectuelles, elles ne bénéficient pas de la même reconnaissance que les autres sciences. Enfin les sciences physiques, systématiquement référées aux mathématiques ne cessent de se situer par rapport à cette discipline afin d’obtenir une légitimité plus grande avec plus d’horaires ou plus de poids au baccalauréat.

4L’originalité de la présente étude se situe donc bien dans la volonté d’associer dans la même recherche des disciplines aussi différentes en apparence que les sciences naturelles, les sciences physiques et l’éducation physique et sportive mais extrêmement proches au niveau des enjeux qui sous-tendent leur définition et leur positionnement scolaire. Alors que la littérature scientifique tend plutôt à privilégier des investigations propres à chacune d’elles en esquissant de manière générale des transversalités, il s’agit bien ici de croiser les analyseurs selon une perspective comparée. L’intérêt se situe donc justement dans la possibilité d’identifier des préoccupations communes et des tendances de fond caractérisant ainsi un processus de légitimation tout en sachant que ce dernier structure considérablement l’école en France en établissant des hiérarchies réelles ou fantasmées entre les enseignements. Le lien à établir entre ces trois disciplines se situe aussi au niveau de leur fragilité dans la reconnaissance de leur contribution au processus éducatif. Tout en étant à l’école, des doutes subsistent quant à leur périmètre épistémologique. À travers elles, on mesure combien la légitimité (scolaire) est au cœur des transformations éducatives. Cela implique notamment des redéfinitions et des inflexions éducatives et passe par des discours parfois proches sur des thématiques identiques. L’étude des publications professionnelles, des positions prises par les acteurs de ces disciplines tout autant que l’analyse des textes officiels, conformément à la démarche employée dans le cadre de l’analyse de contenus, doit ainsi permettre d’engager une démarche comparative et d’identifier les voies de légitimité retenues.

5Toutes trois, malgré des positions institutionnelles et scolaires distinctes, tentent de légitimer leur place par des discours appuyés à la fois sur des arguments économiques et sociaux et sur des arguments d’équité disciplinaire. Les enseignants veulent promouvoir leurs disciplines et leur faire la place qu’elles méritent selon eux dans l’institution scolaire car elles répondent aux attentes d’une société moderne en construction et participent de manière complémentaire à la formation des citoyens de cette nouvelle société.

Une légitimité économique, sociale et politique

Former les futurs cadres d’une société moderne

6Si la planification des besoins économiques a en charge la gestion et la qualification de la main-d’œuvre peu qualifiée, elle doit également anticiper les besoins d’une société en mutation. Ainsi, la commission de la main d’œuvre du IVe plan (1962-1965) estime qu’entre 1959 et 1975, le besoin en ingénieurs doit augmenter de 50 % et les besoins en techniciens de 65 % alors que le Ve plan (1966-1970) insiste sur la nécessité d’élever le niveau général de qualification.

  • 2 Une étude prospective de Jean Fourastié annonçait en 1963 que l’économie allait avoir besoin en 1 (...)

7C’est bien dans ce cadre que se situent les discours de légitimation de ces trois disciplines dont il convient d’augmenter l’orientation vers la formation supérieure (Fourastié, 1963)2 en développant l’enseignement et en assurant la formation et le recrutement des enseignants. Les sciences physiques et naturelles sont ainsi directement appréhendées sous l’angle des besoins productifs alors que l’EPS est envisagée comme un moyen de préparation aux loisirs indispensables à l’équilibre du futur travailleur. Cette nécessité s’exprime publiquement une première fois en sciences en 1960 lors d’une conférence donnée conjointement par les trois principales associations corporatives d’enseignants de sciences, l’Association des Professeurs de Mathématiques (APM), l’Union des Physiciens (UDP) et l’Union des Naturalistes (UdN) : « Pour faire face à tous les besoins de notre société en personnel scientifique, pour assurer à l’ensemble de la jeunesse du pays la formation culturelle scientifique à laquelle elle a droit, il est d’importance primordiale d’assurer le développement de l’enseignement des sciences » (BUP, 1961).

  • 3 Ce principe est particulièrement développé dans L’Essai de Doctrine du Sport (HCS, 1965) dont la (...)

8Cette jeunesse doit compléter sa formation par une éducation au sport permettant de « créer un climat social nouveau » et compenser l’absence d’activités physiques liée aux nouvelles formes de travail3.

9L’enseignement des sciences physiques ou des sciences naturelles devient nécessaire parce que la France a besoin de physiciens, de chimistes, de biologistes ainsi que de géologues.

10« L’essor de la géologie, avec toutes ses conséquences pour la vie du pays, est devenu un problème national et même parfois international ; il nécessite un « milieu national » compréhensif et un homme qui se prétend cultivé doit avoir compris l’intérêt de la géologie. »

11Cette déclaration en 1964 d’André Causin, membre du bureau de l’UdN depuis 25 ans et président de la régionale de Paris, exprime une conviction partagée (Causin, 1964a). Ce n’est pas à l’école de former à ces métiers. « Il n’appartient pas au Second Degré de fabriquer des biologistes et des géologues », mais seulement de préparer à une orientation vers ces métiers, d’éveiller les vocations (Causin, 1964b). Cet enseignement doit donc permettre à l’élève de déterminer l’orientation de ses études supérieures selon ses goûts et aptitudes.

12En sciences physiques, le discours de légitimation économique est sensiblement différent car le lien étroit entre le développement des sciences physiques et le développement économique du pays est déjà bien implanté dans l’école de la République. Le Ve plan veut développer trois industries stratégiques : le nucléaire, l’aéronautique et l’informatique. Plus que jamais, l’enseignement des sciences physiques doit être associé au développement scientifique et technique du pays. C’est ce que rappelle Roland Omnès dans un texte rédigé à la demande d’André Lagarrigue missionné pour rénover l’enseignement des sciences physiques. Ainsi, après avoir indiqué le peu de place accordé à l’enseignement des sciences en France, Omnès souligne « l’importance de ces sciences, considérées comme un ensemble, dans la formation des citoyens d’un pays moderne » et rappelle combien elles « conditionnent le niveau technique et économique de ce pays […] ainsi que la compréhension des problèmes actuels majeurs de leurs conditions et de leur solutions » (Omnès, 1977a).

13L’enseignement de l’EPS ne peut s’appuyer sur un besoin économique de main-d’œuvre qualifiée dans son champ disciplinaire. L’avènement des loisirs considérés comme un outil de régulation sociale doit être pris en charge par l’école ; parmi l’ensemble des possibles, le sport constitue un levier majeur dont l’EPS doit se saisir tout en sériant les priorités afin que le futur travailleur puisse occuper un temps de loisirs qui ne peut être assimilé à l’oisiveté. Démocratiser cet enseignement revient donc à revendiquer pour tous une culture sportive réservée jusqu’ici à une élite sociale dont il convient dorénavant de populariser les valeurs. La quête de légitimation extra-scolaire de l’enseignement de l’EPS est donc avant tout sociale : donner le goût du sport à des élèves afin que la pratique sportive se poursuive hors de l’école. Entre 1959 et 1967, l’enjeu principal demeure la formation par le sport du citoyen d’une société moderne où les notions de progrès, de rendement et de performance rappellent explicitement celles du monde économique et industriel alors que les enseignants d’EPS justifient leur enseignement par le besoin économique en sportifs ou cadres et techniciens du sport et par corollaire à l’ambition de répondre à une demande sociale et politique de mutation des valeurs de l’Homme moderne.

14La forte attente sociale constitue par conséquent un point de convergence pour l’enseignement des disciplines étudiées.

Former l’Homme moderne

15Alors que l’enseignement secondaire cesse d’être un ordre réservé, la place et le rôle des disciplines scolaires traditionnelles doivent être reconsidérés à l’aune des mutations économiques et sociales des Trente Glorieuses.

16En imposant une pratique régulière du sport à l’école, les responsables politiques envisagent de définir un nouveau modèle de citoyenneté qui devrait influencer le comportement de l’élève :

17« En pratiquant le sport, et dans des limites imposées par des règles – qui ne sont pas toutes écrites – il [l’élève] reprend sa liberté, comme lorsqu’il passe de la dictée à la dissertation qui est son œuvre propre, et où ses connaissances grammaticales et syntaxiques sont vivifiées par un style personnel. […] Sans doute l’effort, la lutte, le succès, présentent-ils des dangers ? La vie n’en offre-t-elle pas ? Le sport ne doit-il pas être loué d’en provoquer ? Et l’Éducateur, n’a-t-il pas pour première mission de préparer les hommes, capables de les vaincre ? » (Herzog, 1963).

18La mission de la discipline EPS dépasse l’enseignement de contenus disciplinaires propres et vise à former l’esprit. Grâce à l’éducation physique scolaire, conçue par et pour les pratiques sportives immédiates et futures, le sport « encore plus nécessaire aujourd’hui que jamais » apparaît comme un refuge permettant de « préserver l’intégrité physique et morale de l’homme, face à certaines menaces du monde moderne » (Herzog, 1963). En prônant les notions de progrès, de rendement et de performance, les enseignants d’EPS s’écartent de leur mission de transmettre un savoir moyen accessible à tous mais renforcent leur légitimité dans une société marquée par de nouvelles valeurs.

  • 4 Par l’intermédiaire d’une organisation autour des idées de compétition, d’entraînement, etc.
  • 5 Selon lui, la jeunesse moderne évolue et est marquée par quatre caractéristiques : le goût de l’i (...)

19De fait, le savoir référent se trouve dans les pratiques sociales (Martinand, 1981) du sport, qui constituent de véritables savoirs de référence, qu’il s’agit d’appréhender sous les angles techniques et pédagogiques mais aussi sociologiques, psychologiques ou anthropologiques. S’instaure alors une dialectique entre le sport considéré comme une activité humaine4 et l’épanouissement de l’homme par le sport. L’enseignant d’EPS doit de fait situer son activité entre la construction d’une motricité idéalisée et les ressorts psychologiques et sociologiques qui fondent toute pratique humaine. En effet, si l’éducation est coupée des pratiques sociales, elle ne produit que des individus isolés, en dehors de tous rapports sociaux aboutissant à son aliénation en raison de la division du travail. À l’instar de J. de Rette, promoteur d’une forme moderne d’EPS, il s’agit de former un futur adulte capable de s’adapter à son environnement. Prenant appui sur la jeunesse devenue une catégorie sociale à part entière au cours des années soixante et portée par de nouvelles aspirations parfois opposées à celles de ses devancières, il accorde sa pratique professionnelle et ses contenus d’enseignement aux caractéristiques supposées5 des individus auxquels il s’adresse. Il s’inscrit dans une perspective de rénovation de l’enseignement de l’EPS, assimilée à « une « entreprise » pédagogique moderne » (De Rette, 1969).

20Cette sportivation de l’EPS a par ailleurs l’intérêt d’unifier un enseignement encore éclaté en courants rendant difficile l’établissement de programmes. Devenant un contenu commun à tous les enseignants, le sport permet de donner une visibilité sociale accrue à l’EPS. En permettant d’accéder à la culture la plus élevée, les acteurs de l’EPS envisagent la mise en place d’un enseignement démocratique mettant à la disposition de tous des pratiques jusque-là réservées à une minorité. Elle devient alors le lieu d’un nouveau modèle éducatif expérimental devant participer à l’invention de l’homme de l’avenir (Deleplace, 1966).

21Suivant la même démarche, l’Union des Naturalistes, qui devient l’Association des professeurs de biologie et géologie (APBG) en 1965, revendique pour l’enseignement des sciences naturelles un rôle majeur dans la culture générale et la formation de l’esprit du futur citoyen. Ces sciences sont nécessaires à tous pour appréhender en connaissance de cause les aspects biologiques et géologiques d’une société moderne qui trop longtemps et à ses dépens, les a ignorés par manque de formation. Son président, André Gribenski, déclare en 1964 : « Pouvons-nous imaginer que, dans une vingtaine d’années, les hommes qui porteront en France les responsabilités d’ordre administratif, d’ordre économique, d’ordre industriel et technique, n’auraient jamais entendu évoquer, au cours de leurs études, les phénomènes et les problèmes essentiels de la vie ? » (Gribenski, 1965). L’enseignement de la biologie et de la géologie est une condition pour acquérir à la fois les savoirs scientifiques nécessaires à la compréhension des enjeux économiques, revendiqués comme inséparables des enjeux écologiques et à la compréhension de l’homme dans ses dimensions biologiques et psychologiques.

22Pour construire cette nouvelle culture générale, il est nécessaire que les programmes de l’enseignement secondaire fassent une place permanente aux sciences naturelles et que l’on y enseigne l’hérédité, la psychophysiologie, des éléments de géologie et d’écologie ainsi que l’hygiène physique et morale (diététique, information sexuelle, puériculture, vaccinations, secourisme, etc.), ce dernier thème étant également une préoccupation des enseignements d’EPS. La proximité entre les deux disciplines résulte de visées communes. Toutes deux se sentent une mission de service public. Une des commissions réunies lors des assises nationales de l’APBG de 1968, était chargée d’étudier la place de la biologie et de la géologie dans la culture contemporaine. Reprenant dans son rapport les grandes lignes des échanges, elle écrivait : « Nous devons aider au développement de la culture biologique et géologique des adultes en participant : aux activités de groupements de loisirs ; à l’organisation d’expositions, débats, excursions ; à la rédaction d’articles de vulgarisation dans la grande presse ; à des émissions de radio-télévision pour le grand public, etc. » (APBG, 1968). Au même titre que l’EPS, les sciences naturelles souhaitaient promouvoir un modèle scolaire ouvert sur la vie, se parant du même coup d’une fonction de vulgarisation de savoirs encore confinés à quelques privilégiés.

  • 6 Un sondage dans le Figaro du 10 mars 1979 annonçait que 99 % des Français interrogés estimaient i (...)

23Si à partir de 1969, la nécessité sociale d’une éducation à la Nature, à laquelle il convient d’ajouter la lutte contre les toxicomanies et l’information sexuelle, constituent pour l’APBG un argument fort conduisant à revendiquer une augmentation des horaires d’enseignement des sciences naturelles et leur introduction en classe de seconde6, c’est au même argument qu’il est fait appel en 1971 quand le ministère envisage de supprimer le cours d’hygiène en classe de troisième, et de réduire les horaires d’EPS.

24Les Physiciens prétendent aussi former, au-delà de l’élève, l’homme et le citoyen de demain et s’adresser pour cela à tous. Roland Omnès, lors de la mise en œuvre de la réforme Haby, critique des orientations trop souvent limitées à des savoirs obsolètes, et précise combien l’enseignement de sciences physiques doit, au contraire, être ouvert sur une société en mutation scientifique et technique. Selon lui, « il ne serait plus tolérable qu’un adolescent au sortir du lycée, bardé de formules utiles au bachot, ignore tout à la fois le pourquoi et le comment de la science et de la technique, pourquoi le ciel est bleu, ce que c’est que la couleur, que l’atome, comment fonctionne un moteur ou un appareil ménager, comment on les répare. Il n’est plus admissible de ne trouver une culture scientifique un peu actuelle que dans quelques émissions de radio ou de télévision » (Omnès, 1977b).

  • 7 Conseil de l’Union des physiciens (1965).

25Ainsi, afin d’éviter un cloisonnement de la société résultant de l’accès aux progrès pour certains alors que d’autres en sont exclus, il est urgent d’instituer, puis de généraliser un enseignement de culture scientifique (Hulin, 1992) précisant qu’il ne s’agit pas d’un enseignement de spécialité destiné aux futurs professionnels de la science mais bien « pour tous ». Aussi, l’accent est mis sur la nécessité de ne pas le restreindre au seul apport de connaissances, apport nécessaire toutefois à la compréhension des techniques nouvelles, mais bien de mettre en oeuvre un enseignement formateur qui participe au développement de l’individu : « L’honnête homme » du vingtième siècle ne doit pas ignorer l’évolution des idées scientifiques qui, qu’on le veuille ou non, influencent sa vie intellectuelle, morale et matérielle. »7 Cette posture culturaliste prend naturellement un sens tout particulier en EPS lorsqu’elle vise à justifier la place du sport dans l’école à des fins éducatives. « L’honnête homme » se doit ainsi de posséder une culture sportive afin de pouvoir se situer dans un environnement désormais balisé par ces pratiques que nul ne doit plus ignorer (Attali, 2007).

26C’est cette même approche que partage Michel Hulin (1992) lorsqu’il redéfinit les objectifs visés par un enseignement de culture scientifique et technique dans Les leçons de la déconvenue : « Ainsi, l’homme d’aujourd’hui, et plus encore l’homme de demain, sont-ils très généralement perçus comme devant être plus « savants », de manière à intervenir plus efficacement et en meilleure place comme acteurs dans le système économique. Mais l’on souhaiterait aussi qu’ils fussent plus imprégnés des buts, des méthodes, des « esprits » scientifiques et techniques, de manière à jouer plus judicieusement leur rôle de citoyens dans une Cité sans cesse plus impliquée dans « le » scientifique et « le » technique ».

27Mais pour M. Hulin, les savoirs et les méthodes scientifiques s’avèrent insuffisants suffisants s’ils ne sont mis en lien avec autres savoirs et s’ils ne concernent pas tous les individus : « Et l’on aboutirait ainsi à ce que soit de plus maintenues pour le corps social comme pour l’individu, une continuité, une cohésion indispensable entre les savoirs et les pratiques techniques, au sens large et, d’autre part, les représentations idéologiques, les perceptions affectives, les enthousiasmes, également nécessaires au bonheur des évolutions et à l’harmonie des jeux relationnels » (Hulin, 1992). La culture scientifique n’est pas une culture à part, elle doit faire partie de la culture « en général » ; les sciences et les techniques étant de véritables objets de culture.

Une réinterprétation des formes de légitimité scolaire

De nouveaux enjeux disciplinaires

28Aux discours qui cherchent hors de l’école une justification à l’enseignement des disciplines étudiées s’ajoutent des discours plus traditionnels de justification scolaire en lien avec la valeur éducative reconnue à chaque discipline. Chacun défend donc sa discipline et cherche à conforter ou améliorer sa position dans une hiérarchie héritée du xixe siècle. Les mathématiques constituent une référence, par rapport à laquelle les sciences physiques (la physique puis la chimie), puis les sciences naturelles (la biologie puis la géologie) n’auront de cesse de se situer, tout en contestant la hiérarchie ainsi instituée.

29Si on assiste à une promotion de l’EPS grâce à l’implication de Maurice Herzog qui impose une épreuve obligatoire d’EPS au baccalauréat (décret du 28 août 1959), ce sont les nouvelles orientations prises pour les projets éducatifs qui sont les révélateurs de la quête de légitimité pour cette discipline. A partir notamment des travaux de Jean Letessier et de sa table de cotation, la notion de mesure physique d’un individu, va s’imposer. Il s’agit de diminuer toute part de subjectivité et de faire émerger des attributs objectifs dans la production motrice. L’évaluation concerne la performance dont on considère qu’elle est objectivement perceptible mais pas les processus ayant conduit au résultat. Dans la première moitié des années 1960, tous les numéros de la revue EPS font une place centrale à cette question conçue tout autant comme un outil pédagogique que comme un moyen de visibilité et d’objectivation de l’intervention éducative.

30Pourtant, en privilégiant surtout les aptitudes individuelles et en s’appuyant implicitement sur la théorie des dons, la table de Letessier participe à la mise en place, à grande échelle, des conditions d’un échec massif ; l’égalité des chances face à l’examen n’est assurée qu’en apparence. Il reste que la philosophie qui structure cet outil entre en résonance avec celle de la réforme Berthoin (Robert, 2010) lui donnant du même coup une légitimité structurante. Par l’intermédiaire du décret n° 59-57 du 6 janvier 1959 portant réforme de l’enseignement public et grâce à l’ordonnance n° 59-45 du 6 janvier 1959 qui prolonge la scolarité obligatoire jusqu’à seize ans pour tous les enfants, la réforme Berthoin marque le passage d’un modèle primaire hérité des réformes de J. Ferry à une organisation de l’Ecole structurée autour du collège qui en devient le pivot. Son organisation étant fondée sur la pluralité des enseignements dépendant d’enseignants spécialistes (et non autour de l’unicité comme dans l’enseignement primaire impliquant parfois des choix laissant de côté certains apprentissages), cette réforme a pour conséquence d’amener tous les enfants à être confrontés à ces trois disciplines en vue d’un approfondissement de leurs connaissances.

31Pourtant ces orientations qui minorent nettement les aspects pédagogiques (gestion de la classe, prise en compte de l’individualité de l’élève, etc.) participent, à terme, à fragiliser la légitimité des disciplines et notamment celle de l’EPS : « Si l’Education physique n’a cessé de gagner en importance au cours des dernières décades, elle se présente encore comme une discipline radicalement différente des autres, sans lien avec celle-ci et mal intégrée à notre culture » (Ferry, 1958).

  • 8 Le rattachement du Secrétariat d’État à la Jeunesse et aux Sports au ministère de la Qualité de l (...)

32Dans les années 1970, se pose toujours la question de la définition de cette discipline qui recouvre des secteurs aussi divers que les loisirs8, l’éducation physique de base ou la préparation sportive et fait intervenir des éducateurs ou des animateurs. Son reformatage doit permettre l’émergence d’une éducation par le sport, distincte d’une éducation pour le sport, doit être opéré afin de renouveler les démarches d’enseignement. Si, comme en témoigne P. Arnaud, le terme de didactique n’apparaît pas avant 1972, la concordance de l’apparition de ce nouveau concept en EPS (Sarremejane, 2001) avec les textes de J. Comiti souligne les nouveaux enjeux liés aux pratiques d’enseignement.

33En visant à construire une théorie de l’exercice « qui, par un ensemble de situations instrumentales, finalisées, définit pour chaque matière d’enseignement un contenu, structuré et hiérarchisé afin de guider les apprentissages scolaires des élèves » (Arnaud, 1985), la didactique apparaît comme un moyen de production d’un savoir théorique.

34Désormais en prise avec la tâche qui doit permettre de guider l’enfant vers le savoir, elle présente deux avantages : celui de partager des références communes avec les autres disciplines, ce qui constitue une manière de s’en rapprocher, et celui d’acquérir le caractère de scientificité (During, 1981) attaché aux références sur lesquelles elle s’appuie. De fait, il s’agit davantage de faire la preuve de l’intérêt des pratiques proposées comme en témoigne « l’applicationnisme » qui en est fait durant cette période.

35Si la situation scolaire des sciences physiques et naturelles apparaît pour le profane comme étant davantage instituée, leur hiérarchie dans l’économie des disciplines est aussi un enjeu de légitimité.

36C’est donc par rapport aux mathématiques que les sciences physiques et chimiques tentent de se situer durant les années 1960 alors qu’au début des années 1970 les débats qui animent la commission Lagarrigue sont révélateurs d’un malaise et d’un sentiment d’injustice à l’égard de la situation enviable des mathématiques, notamment en termes d’horaires.

  • 9 Procès verbal Commission Lagarrigue séance du 19 novembre 1971. Centre des archives contemporaine (...)
  • 10 Procès verbal Commission Lagarrigue, séance du 17 décembre 1971.
  • 11 Procès verbal Commission Lagarrigue séance du 19 novembre 1971. Centre des archives contemporaine (...)
  • 12 Procès verbal Commission Lagarrigue séance du 17 novembre 1972.

37Les Physiciens entendent désormais défendre leur enseignement, l’un d’eux déclarant que « l’affaire se réglera au couteau »9 lorsque la question d’un équilibre entre enseignement de sciences et de mathématiques est abordée, ou encore : « On [ne] reculera que si les matheux reculent aussi… nous exigeons la parité avec les mathématiques »10. à cette suprématie des mathématiques, certains souhaiteraient substituer une suprématie des SPC ; ils déclarent ainsi : « il faut tenir les maths en esclavage. »11 Au-delà des discours de défense de l’enseignement de leurs disciplines, ils défendent leur image d’enseignant. Les Physiciens, dont le cursus en mathématiques est souvent conséquent, supportent mal de ne pas bénéficier eux aussi de l’image gratifiante de leurs collègues : « L’impérialisme des mathématiciens est indiscutable, si le physicien est complexé, le mathématicien est complexant »12.

38Partant du constat que les mathématiques modernes opèrent un changement important dans l’enseignement, avec notamment une redéfinition des langages, une rigueur du raisonnement et une grande importance accordée aux structures des ensembles, les Physiciens sont conduits à interroger leurs propres pratiques. Faut-il axiomatiser la physique ? Mais cette question renvoie immédiatement à celle de la légitimité puisqu’une réponse positive suppose un rapport de force pour lequel la physique, en prenant modèle sur les mathématiques, met à mal la parité revendiquée.

39Le premier type de discours, tenu notamment au sein des associations de spécialistes et relatifs à cette question, rejette en bloc l’approche opérée en mathématiques. L’existence de lacunes graves inhérentes à cette approche « la règle de trois, l’angle de grand’papa n’existent plus… », le désintérêt que présentent les axiomes pour des élèves qui désertent les études scientifiques et enfin la trop grande complexité apportée à des définitions qui ne trouvent plus aucun point d’ancrage dans le monde sensible du physicien, sont autant d’arguments justifiant cette critique.

40« Il n’y a plus de physicien, ni de chimiste s’il n’y a plus de contact avec la matière. Le processus de conceptualisation est un travail qui doit être fait par le maître et la préparation du cours consiste à réfléchir au schéma le plus convaincant pour aller d’une expérience concrète à un concept intelligible » (Théobald, 1973).

41Cette déclaration renforce la primauté du concret pour initier toute démarche scientifique pour laquelle les mathématiques apparaissent alors comme de simples outils à la disposition du physicien (Bloquet, 1973). Par ailleurs, si elle renvoie au débat concret/abstrait, il convient de souligner que la construction en opposition de ces deux concepts, laisse ici la place à un processus continu qui conduit du concret à l’abstrait permettant ainsi de supposer une modification dans la posture épistémologique adoptée. Cet aspect de plus en plus perceptible dans les années 1970, participe à déplacer la quête de légitimité de la physique par rapport aux mathématiques.

42La physique moderne est axiomatisée, les principes d’invariance de conservation et de symétrie en rendent parfaitement compte et le lien mathématiques/physique repose sur une relation constitutive (Hulin, 1996). Si la réforme de l’enseignement des sciences physiques souhaite être davantage en prise avec la modernité, elle ne peut se réduire à « une discipline d’éveil dans laquelle on juxtapose des connaissances diverses sur les phénomènes naturels que l’on présente sous forme de lois ou de relations entre grandeurs définies d’une façon intuitive » (Eyraud, 1973). Une telle approche essentiellement expérimentale, privilégiant l’observation et procédant par induction, est intéressante pour de jeunes élèves, mais n’est pas en adéquation avec l’approche souhaitée pour les classes de lycées. Dans tous les cas « la nécessité de l’approche et de la confrontation expérimentales ne constitue qu’une contrainte supplémentaire, mais cette expérimentation ne doit pas constituer un alibi au refus d’axiomatisation » (Eyraud, 1973).

43Une épistémologie plus complexe en adéquation avec la physique moderne conduit à revendiquer pour l’enseignement de la physique une équité avec les mathématiques ; l’équité des disciplines de recherche semblant être acquise. Comment prendre en compte cette complexité dans l’enseignement alors que l’opposition concret/abstrait s’avère largement insuffisante ? Si la question suscite de nombreux débats, dont les articles du Bulletin de l’Union des Physiciens témoignent, les orientations ministérielles s’avèrent plus radicales. L’allocution de René Haby devant la commission Lagarrigue en octobre 1975 est à ce titre éloquente. Sans aucune concertation, le ministre rappelle le caractère expérimental de l’enseignement de la physique ancré sur une approche concrète et privilégiant des exemples d’applications usuels « trop souvent sacrifiés à l’habillage pseudo-mathématique de la physique ».

44La position des Naturalistes vis-à-vis des mathématiques est différente. L’union des Naturalistes se dote en 1963 d’un Comité « pour la défense et la progression de l’Enseignement des sciences biologiques et géologiques ». Les critiques très dures des autres disciplines vis-à-vis de la section M’, originale dans le paysage scolaire, nécessite de renforcer la défense de la discipline. L’UdN revendique que la réforme qui se prépare place sur un même pied d’égalité les Mathématiques, la Physique et la Chimie, la Biologie et la Géologie. « Il n’y a pas de sciences mineures ou d’intérêt secondaire à côté de sciences nobles hautement éducatives. Tous les domaines de l’activité scientifique sont éducatifs… [et] mènent à des problèmes humains d’égal intérêt » (Causin, 1963). Les Naturalistes réclament une « égalité scientifique » et semblent, en 1965, avoir conquis un accord de principe avec leurs collègues de mathématiques et de sciences physiques et chimiques. En réaction au projet Capelle, les trois associations de spécialistes (APM, UdP et APBG) et l’Union des Professeurs des classes préparatoires aux Grandes écoles agronomiques, biologiques et géologiques signent un accord revendiquant que la réforme du second cycle conduise à la création de trois classes terminales scientifiques, d’égale qualité et d’égale valeur, mais différant par l’esprit de l’enseignement qui y serait donné et par l’éventail des débouchés auxquelles elles conduiraient. La réforme de 1965 (sections C et D) ne va pas dans ce sens et inféode les sciences expérimentales à un enseignement dominant de mathématiques.

45L’inspecteur général de sciences naturelles, Firmin Campan, prend acte de cette réforme. Si les mathématiques sont premières et les sciences naturelles sont dévalorisées, il faut pour revaloriser ces dernières, les rendre mathématiques. Il faut à l’instar des physiciens privilégier un enseignement quantitatif. « Il n’y a pas aujourd’hui de discipline considérée comme sérieuse que si elle parvient à l’emploi des nombres, à des représentations graphiques et, dans toute la mesure du possible, à leur interprétation mathématique » (Campan, 1965). Les naturalistes restent toutefois partagés sur la place des mathématiques dans leur enseignement et certains citent avec intérêt l’académicien Jean Rostand :

Que les mathématiques interviennent fructueusement en certains domaines des sciences naturelles : génétique, biométrie, etc., nul ne songe à le contester : mais elles n’interviennent pas, il s’en faut, en tous les domaines. De belles choses restent à trouver en dehors de la statistique et des exponentielles. (…) Buffon, Mendel, Fabre et bien d’autres étaient aptes aux mathématiques même supérieures ; je dis simplement qu’il y a des Naturalistes et non des moindres, qui sont peu doués à cet égard. Pour ceux-la, je réclame le droit à l’existence (Rostand, 1964).

46Les disciplines, pour être reconnues comme étant de même valeur, ne doivent pas prétendre former de la même manière mais former autrement et de manière complémentaire. Cette position, que l’on retrouve dans les trois disciplines de notre étude, témoigne de la nouvelle fonctionnalité du système éducatif initiée par les débats disciplinaires. De fait, si les réformes structurelles ont impliqué des modifications d’ensemble, elles sont également à l’origine de conséquences imprévues qui impliquent de nouveaux modes pédagogiques et une réflexion sur des contenus d’enseignement devant tendre vers une articulation plus fine.

Une nouvelle perspective : la complémentarité disciplinaire

  • 13 Conseil de l’Union des physiciens (1965).

47Le discours des Physiciens relatif à la complémentarité disciplinaire, qui vise à démontrer le caractère formateur de leur enseignement en pointant des spécificités méthodologiques non partagées avec les mathématiques, se ramène au débat « concret/abstrait » dont on a noté qu’il traversait l’ensemble de la période. L’« abstrait » représente l’objet de l’enseignement des mathématiques alors que le « concret » celui de l’enseignement de la physique ; les deux approches étant présentées en opposition l’une par rapport à l’autre. Cette opposition, et de manière plus générale la méthodologie à l’œuvre, renvoient à une épistémologie de la physique selon laquelle il convient d’être en contact avec des faits concrets, des phénomènes réels à partir desquels l’expérience acquiert un caractère crucial ; l’ensemble de la méthode doit permettre en outre de développer des compétences dépassant très largement le seul domaine disciplinaire : « Ne négligeons pas enfin le développement d’un certain sens moral qui apprend à ne pas tricher avec les faits »13. En EPS, la même ambivalence se traduit entre les partisans d’une conception réaliste et ceux partisans d’une conception formaliste. Le débat est tel qu’il est au cœur de la leçon inaugurale de l’Ecole Normale Supérieure d’EPS du 9 novembre 1967. Il s’agit de mieux appréhender les rapports entre l’homme et son environnement. Faut-il dès lors le former d’une manière générale, indépendamment des applications motrices particulières et donc des activités corporelles supports des apprentissages, ou faut-il partir de ces pratiques sociales sportives pour participer à un développement intégral, physique, viril et moral de l’homme moderne ? Selon R. Mérand, l’évolution des contenus d’enseignement doit nécessairement déboucher sur un éclectisme où il s’agit à la fois de ne pas confondre réalisme et formalisme tout en précisant leur complémentarité : « Actualiser le formalisme, c’est rechercher la solution convenable aux problèmes évoqués précédemment, que pose le réalisme moderne » (Mérand, 1968).

48De leur côté, les Naturalistes ne sont pas en reste pour revendiquer leur spécificité dans la formation de l’esprit. Pour l’UdN, l’enseignement des sciences naturelles se démarque de l’enseignement des autres sciences par son esprit, naturaliste, qui « tend à montrer que l’Homme et ses Raisons ne peuvent se suffire à eux-mêmes et qu’au risque de déclencher des processus irréversibles de dégradation, ils ne doivent pas mépriser ni la vie des animaux, ni celle des plantes, ni celle des sols. Et ce message de prudence, de sagesse – même cependant d’audace et de dynamisme – doit imprégner tout notre enseignement qui, par lui, participera à la naissance d’un Humanisme scientifique » (Vuittenez, 1964). Campan (1965) poursuit dans cette voie militante en déclarant que « les Sciences de la Vie sont [donc], par dessus tout, les Sciences de l’Homme ». Les « Sciences de la Matière ne fournissent aux Sciences de la Vie que des informations, à nos savants que des techniques. » L’enseignement des SN est un enseignement de base défend Campan, au sens où il aide à « apprendre à connaître l’Homme ». « Par ses méthodes, plus que toute autre discipline, notre enseignement participe à la formation de l’Homme libre, mais aussi de l’Homme engagé dans la réalité, c’est-à-dire de l’Homme d’action. »

49Les SN se démarquent aussi des autres sciences par la revendication d’une complexité particulière de leur objet. Pour Causin (1966), si la complexité de la Biologie a rendu si lent le démarrage de cette science, cette complexité aujourd’hui si bien auscultée, justifie en soi sa place de discipline fondamentale d’une culture moderne. Cet argument de la complexité est repris dans le bulletin de l’APBG en 1971, avec une citation de Emile Durkheim :

…ce sont surtout les sciences de la vie qui sont susceptibles de faire comprendre à l’enfant ce qu’il y a de complexe dans les choses et ce que cette complexité a de parfaitement réel (APBG, 1971).

50Les naturalistes mettent en avant également le rôle spécifique de leur discipline dans l’apprentissage de l’observation :

Notre rôle, c’est d’amener l’élève à retourner de temps en temps aux sources de la connaissance, de la réflexion et d’y exercer une des plus riches de nos facultés : l’OBSERVATION. (…) Nous devons apprendre à nos élèves ce qu’est l’observation en leur faisant discerner la part de l’objectif valable et du subjectif douteux… ». « Mais observer n’est pas suffisant, il faut que chacun puisse transmettre Son observation par Sa parole, Son texte, Son croquis (Vuittenez, 1964).

51La posture de complémentarité constitue un trait commun à la plupart des disciplines pour laquelle l’EPS n’est pas en reste. Malgré un rattachement institutionnel au Ministère de la Jeunesse et des sports qui rend improbable toute modélisation exclusivement scolaire, l’EPS s’inscrit dans ce contexte de remise en question disciplinaire (Attali & Saint-Martin, 2009), pour lequel il convient de donner un sens scolaire à la discipline, situant ainsi cette dernière entre l’affirmation de sa spécificité et les liens à établir avec les autres enseignements.

52Les syndicats de l’EPS vont alors avoir à jouer, à partir de la fin des années 1960, un rôle d’innovation pédagogique explicite :

(…) cela nécessite que l’on n’attribue pas aux activités physiques des finalités essentiellement hygiéniques, qui consisteraient en un « entracte » entre les activités intellectuelles (…) L’EPS doit avoir pour but le développement d’aptitudes par la pratique formative des activités physiques, ce qui ne peut se faire sans interférer sur le développement des autres aptitudes dans le cadre de l’ensemble des disciplines. Cela fonde la spécificité de l’éducation physique à l’école (Berge, 1970).

53En conceptualisant l’idée qu’il « (…) n’y a pas de hiérarchie de disciplines, mais échanges entre disciplines » (SNEP, 1971), les enseignants d’EPS par la voie de leur syndicat tentent de sortir du gymnase pour rentrer dans la classe et se situer légitimement à égalité de droits avec leurs collègues. Ne pouvant plus se contenter d’associer l’EPS à la pratique sportive, il s’agit de justifier l’objet d’enseignement par son attachement à un objet culturel en faisant du sport un patrimoine de l’humanité que l’école ne peut négliger.

54Cette tendance, qui connaîtra un investissement inédit après la réintégration au MEN en 1981, prend donc source dans ce contexte de réforme scolaire et de reconfiguration disciplinaire. Alors que les sciences naturelles et les sciences physiques et chimiques tentent d’articuler leurs positions avec les mathématiques, l’EPS envisage la complémentarité à un niveau plus macroscopique en avançant sur sa contribution au processus éducatif dans son ensemble. Les savoirs dispensés en EPS renvoient alors à une volonté d’inscrire cet enseignement non plus seulement dans le cadre d’une discipline scolaire mais aussi dans le cadre d’une discipline de vie.

Conclusion

55Dans le contexte de réforme qui marque les années 1960, les discours se rapportant aux disciplines scolaires, et plus particulièrement les textes officiels et les discours professionnels, apparaissent comme révélateurs des redéfinitions disciplinaires qui s’opèrent alors.

56Une première orientation de ces discours concerne la nécessité d’appréhender les enseignements rénovés dans le cadre d’une société en mutation pour laquelle il convient de former les futurs cadres mais également de former l’esprit du futur citoyen détenteur d’une culture commune en prise directe avec des questions de société. Ainsi chaque discipline va tenter de légitimer sa position dans les plans d’étude en argumentant relativement aux demandes sociales ou économiques.

57Une deuxième orientation, interne à l’école, concerne davantage l’organisation des équilibres disciplinaires pour laquelle chaque discipline doit justifier les spécificités attachées à sa valeur éducative et la complémentarité dont elle fait preuve. De fait si les mathématiques constituent une référence incontournable garante de scientificité, les limites de cette approche et les arguments déployés pour s’y opposer conduisent à un examen des épistémologies disciplinaires et à la nécessaire réévaluation de leurs aspects pédagogiques. Ainsi se dessinent de nouveaux enjeux disciplinaires dont témoignent les trois disciplines étudiées ici et qui participent, chacune à sa manière, à transformer l’école. Il serait alors nécessaire d’étudier la reconfiguration des savoirs consécutive à ses démarches permettant de donner un éclairage renouvelé sur les réformes pédagogiques.

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Notes

1 Les auteur-e-s sont membres de l’équipe de recherche « Réformer les disciplines scolaires : acteurs, contenus, enjeux, dynamiques (années 1950-années 1980) » (REDISCOL) soutenue par l’Agence nationale de la recherche

2 Une étude prospective de Jean Fourastié annonçait en 1963 que l’économie allait avoir besoin en 1975 d’une population active à 13,5 % au niveau licence, à 27 % au niveau du baccalauréat et à 40,5 % au niveau de la classe de seconde (Fourastié, 1963).

3 Ce principe est particulièrement développé dans L’Essai de Doctrine du Sport (HCS, 1965) dont la rédaction a été assurée à la fois par le législateur et par les enseignants.

4 Par l’intermédiaire d’une organisation autour des idées de compétition, d’entraînement, etc.

5 Selon lui, la jeunesse moderne évolue et est marquée par quatre caractéristiques : le goût de l’indépendance, l’intérêt pour les activités de son temps, le désir d’être pris au sérieux et l’attrait pour la vie en groupe (De Rette, 1970).

6 Un sondage dans le Figaro du 10 mars 1979 annonçait que 99 % des Français interrogés estimaient indispensable le rôle de l’école pour inculquer aux enfants et aux adolescents des règles essentielles pour le maintien d’un équilibre biologique primordial. Cité par Renée David (1970).

7 Conseil de l’Union des physiciens (1965).

8 Le rattachement du Secrétariat d’État à la Jeunesse et aux Sports au ministère de la Qualité de la vie lors du gouvernement de Jacques Chirac en 1974 apparaît alors d’autant plus insupportable.

9 Procès verbal Commission Lagarrigue séance du 19 novembre 1971. Centre des archives contemporaines de Fontainebleau, cote 940636/1 et 2.

10 Procès verbal Commission Lagarrigue, séance du 17 décembre 1971.

11 Procès verbal Commission Lagarrigue séance du 19 novembre 1971. Centre des archives contemporaines de Fontainebleau, cote 940636/1 et 2.

12 Procès verbal Commission Lagarrigue séance du 17 novembre 1972.

13 Conseil de l’Union des physiciens (1965).

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Pour citer cet article

Référence papier

Michaël Attali, Muriel Guedj-Chauchard, Jean Saint-Martin et Pierre Savaton, « Les légitimités disciplinaires au cours des années 1960 : une approche transversale des sciences naturelles, des sciences physiques et de l’Education Physique et Sportive »Les dossiers des sciences de l’éducation, 30 | 2013, 169-185.

Référence électronique

Michaël Attali, Muriel Guedj-Chauchard, Jean Saint-Martin et Pierre Savaton, « Les légitimités disciplinaires au cours des années 1960 : une approche transversale des sciences naturelles, des sciences physiques et de l’Education Physique et Sportive »Les dossiers des sciences de l’éducation [En ligne], 30 | 2013, mis en ligne le 05 décembre 2013, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/dse/303 ; DOI : https://doi.org/10.4000/dse.303

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Auteurs

Michaël Attali

Maître de conférences habilité à diriger des recherches au laboratoire Sport et Environnement Social (SENS, EA 3742) de l’Université de Grenoble, France. m.attali@wanadoo.fr

Muriel Guedj-Chauchard

Maître de conférences à l’Université de Montpellier (SPHERE) et membre du laboratoire Groupe d’Histoire et Diffusion Des Sciences d’Orsay (GHDSO), France.

Jean Saint-Martin

Maître de conférences au laboratoire Sport et Environnement Social (SENS, EA 3742) de l’Université de Grenoble, France.

Pierre Savaton

Maître de conférences au Centre d’études et de recherche en Sciences de l’Éducation (CERSE EA 965) de l’Université de Caen, France.

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