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Textes performances

Affecter, réenvisager, transmettre
Jean-Luc Moriceau, Ângela Cristina Salgueiro Marques et Sônia Caldas Pessoa

Résumés

L’écriture est une recherche, elle part à la recherche d’un mode d’écriture. Il ne s’agit pas seulement d’écrire autrement la recherche, il s’agit souvent d’une autre façon de penser et de faire la recherche. Les auteurs veulent montrer que l’écriture performance est une écriture qui met en relation, qu’elle produit une communication. Après avoir présenté l’écriture performance, ses origines et son projet, ils exposent ses enjeux éthiques, puis ses enjeux politiques avant de conclure sur ce qu’un regard communicationnel sur les textes-performance éclaire. Avant tout, ils suivent les manières et méthodes de deux auteurs, Alphonso Lingis et Jacques Rancière. Tous deux proposent une écriture performance, qui nous met en mouvement et nous offre bien plus qu’une représentation.

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Texte intégral

1Écrire la recherche est peut-être l’un des travaux les plus difficiles quand on est en recherche : trouver les mots justes pour restituer l’expérience du terrain, chercher une voix pour en parler, la faire glisser entre d’autres voix, visages et expériences. Souvent, les auteurs composent avec les normes et les contraintes pour inscrire leur manière, avoir une voix. Pourtant, il est aussi certains textes de recherche qui s’en écartent franchement et tentent l’aventure de communiquer autrement. Nous voudrions ici explorer l’une de ces aventures qui passent par des textes performances ou, comme les nomme Linstead (2018), des textes performances affectifs et critiques (critically affective performance texts). Les textes performances tentent d’accueillir tous les acteurs, de nous faire éprouver leur condition et leur expérience, de nous emmener dans la force des rencontres, dans le vif du terrain étudié, des destins qui se jouent, dans leur oppressante incertitude ou leurs éclats de puissance (Moriceau, 2018 ; Moriceau et Paes, 2019).

2Nous, chercheurs, écrivons de tels textes parce que quelque chose d’étrange, d’étranger à notre savoir ou à nos machines à expliquer, nous a été communiqué. L’événement, la rencontre, la parole nous affectent, et nous cherchons à en témoigner, à le transmettre, à le réfléchir. L’écriture est alors recherche, elle part à la recherche d’un mode d’écriture pour maintenir vive la puissance d’affecter de l’expérience, pour que la rencontre avec des visages, des circonstances, des voix différents puisse apparaître et qu’une condition soit rendue visible avec une certaine fidélité. Elle recherche un mode d’adresse, des effets de réel, des effets de présence, confie des impressions sensorielles et affectives, pour que ce qui est transmis ne soit pas seulement des concepts, mais le tout de l’expérience. L’écriture vise à faire revivre des affects et percepts, des atmosphères et résonances, événements, sensations et réflexions, et que ce tout soit transmis au lecteur.

3Reproduire créativement le tout d’une expérience et tenter ce faisant d’induire une transformation, c’est le propre de la performance. Certes, le mot performance a de nombreux sens qui se concurrencent et se contestent (Madison et Hamera, 2006), et c’est peut-être ce qui peut conférer aux textes performances de larges possibilités et une grande puissance. Déjà, Austin (1990) nous avertissait que les mots ne faisaient pas que constater ou décrire, qu’ils changeaient les choses et pouvaient ainsi être performatifs. Rancière (1998) le rappellera, les mots ont la puissance de faire bifurquer des existences, de séparer ou d’unir, de séduire, de commander, de brouiller. La performance vise à toucher, sans la distance de la représentation (Schechner, 2002), elle peut rendre visibles une identité minoritaire (Denzin, 2003), d’autres formes de vie, des lignes de fuite par rapport à la norme.

  • 1 On pourra penser à la distinction proposée par Schotter (2011) entre aboutness thinking (parler à p (...)

4Le texte alors est performance et ne fait pas que parler à propos des affects1, il aspire à affecter, à mettre le lecteur en mouvement, pour qu’il s’engage avec le texte, pour que le texte travaille en lui, le fasse bouger. Le texte ne cherche pas à représenter ou à commenter à distance, mais à recréer l’expérience, afin de maintenir son pouvoir d’affecter, donnant à expérimenter et à explorer ; à produire un effet sur le lecteur, à mettre en mouvement sa pensée, à tenter de l’engager dans la réflexion ; à se présenter comme une expérience et une réflexion subjective — et non une vérité — afin d’inviter le lecteur dans la pensée sur le sens de la situation et des enseignements à en tirer (Moriceau, 2020).

5Il ne s’agit pas seulement d’un geste d’écrire autrement la recherche, il s’agit souvent d’une autre façon de penser et de faire la recherche (Pollock, 1998 ; Lambert, 2007 ; Moriceau et Soparnot, 2019). Le texte cherche à éviter de figer le résultat de la recherche (et la trajectoire de son élaboration) en une représentation, d’interposer une distance entre l’expérience et le lecteur et d’inscrire une hiérarchie entre des rôles. Il ne fait pas qu’expliquer, il « performe », il tente de maintenir vif ce qui a affecté le chercheur, de donner à revivre une rencontre, une situation, un événement qu’il estime mériter attention et réflexion. Ce faisant, le texte performance ne tente pas d’imposer ou d’interposer une explication ou une représentation, il met en communication, il permet une mise en relation qui engendre des transformations (Lingis, 2008 ; Salgueiro Marques et Carvalho Oliveira, 2018). Une telle communication, nous l’entendrons en conclusion au sens de Simondon (2015), autrement dit de mise en contact qui engendre des individuations dans toutes les entités mises en contact. Le chercheur n’est plus séparé du terrain, mais en fait l’expérience, il se laisse affecter : le contact entre le chercheur et le terrain crée un ensemble d’individuations, dont celle du chercheur et de sa pensée (Moriceau, 2019). Le chercheur apprend, il comprend par son exposition au terrain, mais il sait que si son texte se limite à analyser ou à représenter les observations du terrain, celui-ci ne pourra probablement engendrer un même mouvement d’individuation et de transformation chez le lecteur. Écrire plutôt un texte performance permet de réfléchir l’expérience et tente de mettre en contact le lecteur avec celle-ci, d’en recomposer certains affects, afin de mettre à son tour le lecteur en mouvement, à l’amener à bâtir sa propre réflexion. L’expérience est immersion affective et réflexive dans un monde, avec ses visages et ses ressorts esthétiques et politiques, c’est de tout cela à la fois que le texte performance veut rendre compte.

6Une telle mise en communication relève en effet d’une préoccupation éthique et politique. Nous verrons certains enjeux éthiques d’une telle mise en communication, qui correspond à ce que Lingis appelle éthique non majoritaire (Letiche et Moriceau 2018). Lingis (2008, 2018) fait revivre dans ses textes sa rencontre avec des personnes ou des événements, au plus loin de l’expérience commune, rencontre de ceux qu’on n’écoute pas, de formes de vie singulières, de moments inattendus. Ses textes composent une communication tournée vers l’hospitalité et l’écoute du terrain. Une communication qui confronte à des visages, force à repenser et relie. Qui surgit de l’inquiétude, de la non-indifférence et de l’étonnement devant l’autre qui nous demande de l’écouter, de lui parler et de lui assurer hospitalité et justice. Ainsi l’écriture performance permet-elle d’accueillir et de transmettre ce qui est étranger à la pensée et à la sensibilité majoritaires, ouvrant la recherche à un dire et à un apparaître des marges, de l’invisibilisé(e) et du subalterne. Ce faisant, elle croise le regard politique de Rancière et son souci de faire entendre la parole de ceux qui n’ont pas de voix, de faire apparaître les corps et les gestes de celles et ceux que le partage du sensible ne prend pas en compte. En effet, Rancière (2012, 2018, 2019) construit des scènes pour montrer en écart d’autres sensibilités, faire apparaître d’autres voix et bousculer les hiérarchies et valorisations majoritaires.

7Cette approche de l’écrire autrement la recherche comme communication s’oppose à la vision d’un auteur central, qui par son style et son écriture créerait des mondes, des concepts et des images dont il chercherait à convaincre le lecteur. Nous montrerons que le texte performance relaie plutôt ce qui vient de l’autre et tente de transmettre sa puissance d’affecter, d’enseigner, de dire et de différer du majoritaire. Dans la première partie, nous présenterons divers courants à l’origine d’un écrire autrement la recherche ainsi que les effets des textes performances, notamment en lien avec les performance studies. La deuxième partie, à partir des textes de Lingis et d’un exemple personnel, montrera leur inscription dans une éthique hospitalière et non majoritaire. La troisième partie, à partir de l’œuvre de Rancière, en soulignera certains enjeux politiques. Enfin, la conclusion proposera de penser les textes performances comme communication, en nous fondant sur les concepts de Simondon.

8Pour la suite du texte, que le lecteur nous permette de passer du nous au « je ». Un « je » performeur, énoncé tout à tour par les auteurs, circulant ainsi entre les genres, du Nord au Sud, entre les âges et les disciplines. Un « je » multivocal et intersectionnel (Einola et al., 2020).

Textes performances

  • 2 Alphonso Lingis est philosophe, écrivain et traducteur américain, d’origine lituanienne, actuelleme (...)

9Noir complet. Vient une musique exceptionnellement forte. Au bout d’une poignée de minutes, une voix s’élève et vogue au-dessus de la musique. Des images aux couleurs intenses emplissent et même excèdent le mur blanc. Je suis dans un colloque à Paris, et en même temps plongé dans l’expérience racontée se déroulant à la Conférence annuelle de l’Association for Medical Humanities en 2015. Quelques mètres devant moi, une petite lampe de poche l’aidant à lire, Alphonso Lingis2 raconte cette rencontre. Lingis témoigne, il confie ses réflexions, surtout ses questions et ses admirations. C’est un concert d’images, de musiques et de sons, d’histoires, de pensées, d’intonations et de tonalités, qui immerge l’auditoire dans un bain de sensations, de concepts, d’affects : me voici comme vivant une expérience inédite, comme revivant la rencontre faite par l’auteur, comprenant qu’il y a là quelque chose à comprendre, ou plutôt à découvrir. Que quelque chose d’étranger et d’intense à la fois a été vécu, et me voilà emporté à en faire l’expérience à mon tour.

10Musique et image s’arrêtent. Lingis raconte qu’il a assisté à une communication lors d’une conférence de médecine durant laquelle une femme dévoile sa poitrine plate, dépourvue de tétons. Elle liste les ablations qu’elle a subies, la perte de ses cheveux, lors de son traitement du cancer du sein. Elle dit : « C’est ainsi que j’ai oublié comment être une femme » (Lingis, 2018, p. 33). Il continue à décrire : « “Mon corps n’est plus celui d’une femme”, dit-elle. “Je ne suis plus femme”. Elle dit n’avoir jamais envisagé une reconstruction mammaire, car elle ne veut pas rendre son cancer invisible ou subir une nouvelle opération. Elle dit trouver ses cicatrices très belles » (ibid.).

11Suivront d’autres étonnements, d’autres rebondissements, d’autres témoignages. Puis la voix de Lingis se tait, laissant la scène à la seule musique, toujours dans la pleine obscurité. Personne ne parle. Ça travaille, dans ma tête, dans mon corps, peut-être dans mon cœur aussi. J’essaie de me remettre du transport, un peu épuisé. Désarçonné surtout. Chacun semble hésiter à applaudir. L’impression d’avoir vécu un moment d’une grande authenticité.

12Lingis avait donné à sa communication académique la forme d’une performance, mais ce qui me semblait remarquable était que les éléments performatifs (images, sons, mise en scène…) prolongeaient en fait une composition, des couleurs, un ton qui appartenaient au texte lui-même. Je n’arrivais pas à prendre la mesure de ce à quoi je venais d’assister, ou mieux à quoi je venais de participer.

13La performance de Lingis faisait naître un tourbillon de résonances et de réflexions. Elle retentissait dans ma tête avec la critique philosophique de la représentation : notamment Foucault (1986) nous convainquant que la pensée représentative n’a constitué qu’un moment, se refermant, de la pensée ; Deleuze (1968) démontrant que celle-ci ne permettait pas de penser la différence pure ; Rancière (2011) affirmant qu’au régime représentatif a succédé un régime esthétique. Comment ne pas penser aussi à la critique de la représentation qui a secoué l’anthropologie ? Clifford et Marcus (1986) ou Marcus et Fisher (1986) qui alertaient que la culture des personnes observées était en fait constituée par l’ethnographe, reproduisant les inégalités, et qu’ainsi la représentation de l’autre était de part en part politique et problématique. Qu’il fallait donc passer à de nouvelles manières d’écrire le terrain (Van Maanen, 2011) et que cette manière était même constitutive de la théorie (Geertz, 1988 ; Van Maanen, 1995). Et on est effectivement passés à de nouvelles manières de composer l’ethnographie (Bochner et Ellis, 1996), à l’exemple de l’auto-ethnographie où il s’agit d’enquêter comme un chercheur et d’écrire tel un romancier (Ellis, 2004). Ou encore de la performance ethnography, où la performance peut être l’objet de la recherche mais aussi sa forme, poétique et politique (Denzin, op. cit.), performance qui peut être composée et interprétée par des acteurs du terrain (Fabian, 1990). Comme un pas de côté, de désobéissance épistémique (Mignolo, 2015), à privilégier des formes reléguées par la norme. J’avais alors également entendu parler du tournant vers les affects (Clough, 2007 ; Gregg et Seigwork, 2010 ; Sedgwick, 2003), où les affects naissant à la rencontre du terrain sont ce qui nous rend sensibles, ce qui nous expose à l’inattendu et nous informe, ce qui nous confronte à de l’inconnu et que l’écriture doit chercher à transmettre. La pensée enfin s’évadait vers le peu que je savais des théories non représentationnelles, où la recherche elle-même n’est plus séparée de ce qui est recherché, et où il s’agit d’aspirer l’énergie des arts de la performance dans les sciences sociales (Thrift, 2007).

14Si je créais de telles associations, c’était certainement parce que la question d’écrire la recherche autrement me travaillait depuis longtemps. J’étais de plus en plus indisposé par certains textes à la voix si sûre d’elle-même, autoritaire, qui sait et qui juge, qui met à distance au lieu d’approcher son sujet, qui souvent blesse, qui absorbe tout dans son récit monolingue, qui s’approprie sans rien donner. Qui laisse bien peu de place à la différence, aux déviations, aux hésitations, aux failles, à l’énigme. Cette écriture que Höpfl (2000) appelle patriarcale : linéaire, hiérarchisante, dépourvue de chair, d’étrangeté et de corps étrangers. On le sait, la norme pousse à une écriture virile, excluante et dépourvue d’affects (Pullen et Rhodes, 2015), centrée sur l’ego du chercheur (Letiche, 2020) au lieu d’être tournée vers l’altérité (Ericsson et Kostera, 2020). Une telle écriture ne connaît pas de visage et, comme nous le verrons, isole et coupe la communication.

15Permettez-moi de défendre ici les possibilités d’autres textes, et notamment de ceux à l’image de celui qu’offrait Lingis, qui affectent, qui mettent le lecteur et l’expérience décrite par le récit en communication, qui font entrer en contact avec un monde non pas pour énoncer une vérité abstraite, générale ou distanciée, mais pour le rencontrer, en tirer une expérience et qui, alors, forcent à penser, à considérer, à ne pas prétendre ne pas voir. Ils font sentir un autre univers, ils font trembler notre propre monde, l’obligent à se heurter à une autre tranche du réel, à se déconstruire en partie, l’invitent à se reconstruire. Ils donnent du travail au lecteur, telle une œuvre qui œuvre en lui, qui offre une lecture dont on ne sort plus tout à fait tel qu’avant. Ils ne se veulent pas miroirs fidèles et neutres, mais communication, élaboration des liens de proximité, d’échange et de partage. Ils sont bâtis dans l’espoir d’avoir un effet, en un mot « performer ». Quel effet ? C’est à chaque auteur d’un texte de l’inventer, de le tenter, à chaque lecteur de le réaliser.

16De tels textes sont des textes performances. Les textes performances utilisent les mots non pas avant tout pour représenter, modéliser ou analyser — à l’image des normes de ce qui est tenu pour scientifique. S’ils sont « évocateurs », ce n’est pas seulement au sens d’en appeler à une expérience déjà connue ou d’exprimer créativement des aspects du soi dans le but de mieux comprendre les autres (cf. Richardson, 1994 ; Bochner et Ellis, 2016). Les textes performances nous mettent en présence de quelque chose d’étrange et d’étranger — et nous forcent à répondre, d’après Tyler (1987). Ils sont alors selon Pollock (op. cit.) tout à la fois évocateurs, métonymiques, subjectifs, reliants, référentiels et visent à induire des conséquences. Linstead (op. cit.) invite ainsi à des textes performances affectifs et critiques (critically affective performance texts) — autrement dit des textes possédant une puissance de créativité et de critique capables d’ouvrir à ce qu’on ne connaît pas et qui, sans les prescrire, provoquent des changements chez le lecteur. Ceux-ci touchent et mettent en mouvement tant affectivement et intellectuellement que pratiquement.

17On se souvient du passage souvent cité où Deleuze décrit le théâtre de la répétition : 

Il s’agit de produire, dans l’œuvre, un mouvement capable d’émouvoir l’esprit hors de toute représentation ; il s’agit de faire du mouvement lui-même une œuvre, sans interposition ; de substituer des signes directs à des représentations médiates ; d’inventer des vibrations, des rotations, des tournoiements, des gravitations, des danses ou des sauts qui atteignent directement l’esprit (op. cit., p. 29).

18Autrement dit de faire expérimenter en prise directe avec la situation, avec les forces et puissances qui la sous-tendent, avec son timbre singulier, et de faire sentir sa résonance avec d’autres expériences.

19C’est cette capacité d’affecter, cette tentative de prise directe sans interposition, qui signe la performance. Si le mot performance condense beaucoup de significations et de connotations, on peut s’aider de trilogies proposées dans les études de performance (performance studies) pour souligner tant leur singularité que leur intrinsèque pluralité. Premièrement, ces études relèvent tout à la fois (Bell, 2008) 1/ de l’imitation (mimesis) : elles décrivent une condition ou un événement réellement existant, et c’est en cela qu’elles appartiennent aux études du social ; 2/ de la création (poiesis) : elles sont composées et travaillées par leur auteur à la recherche d’une forme juste ; 3/ de la mise en mouvement (kinesis) : leur intention est de donner à (res-)sentir, à (re-)penser, à se (re-)positionner. Deuxièmement, elles relèvent tout à la fois (Schechner, 2002) de l’être (being) impliquant une quête d’authenticité ; du faire (doing) se voulant action sur le réel plus que simple miroir ; et du montrer le faire (showing-doing) se présentant ainsi visiblement comme une construction et une conviction et non comme une vérité énoncée du haut d’une autorité patriarcale. Enfin, elles relèvent tout à la fois (Conquergood, 2002) 1/ de la créativité : le travail créatif du texte ; 2/ de la critique : donnant à voir et entendre l’autre, souvent vulnérable, aux marges ou subalterne ; 3/ de la citoyenneté : œuvrant dans la volonté d’un supplément de justice sociale. Puisque l’écriture performative se destine ainsi à s’élaborer dans la tension entre trois dimensions simultanées et tâche d’éviter les oppositions binaires pour au contraire privilégier le mouvement et la multiplicité, il n’est pas étonnant que Pollock prévienne qu’elle « est une intervention importante, dangereuse et difficile dans les représentations routinières de la vie ou des performances sociales » (op. cit., p. 75).

20Cette capacité d’affecter des textes performances, Linstead (op. cit.) l’analyse en quatre moments. Il y a d’abord un moment esthétique, dans lequel l’affect semble suspendre le cours normal des choses, la lectrice ne parvient pas à classer ce qu’elle perçoit dans le cadre habituel de sa pensée et la voici tout ouverte à l’expérience. Elle est tout à la fois touchée, intriguée, interpellée. Puis vient un « moment poétique » durant lequel elle cherche à recomposer du sens (et non à reconnaître ou à attribuer du sens), elle tente de reconnecter cette impression étrange à d’autres expériences, concepts ou affects, et la réflexion s’emballe. Vient alors le moment de la définition d’une éthique hospitalière : « […] le moment incontournable du contact, de la connexion, de la réponse adressée à l’autre et de la responsabilité en face de l’expérience de l’autre » (ibid., p. 14). Le visage, la vulnérabilité, l’injustice subie ou la force et la créativité demandent réponse, à la fois une réaction de sa part et un témoignage, une pensée appropriée, une volonté de transmettre. Enfin vient le moment politique, où derrière ce qui l’affecte se donnent à ressentir le jeu des inégalités, la brutalité de pouvoirs, des voix réduites au silence, de l’oppression, et qu’il lui semble impossible de ne pas se positionner.

21Bien au-delà d’un écrire autrement la recherche, il semble que les textes performances visent un autre mode de savoir, ou plus justement un autre mode de recherche. Un mode qui ne sépare pas concepts, affects et percepts, l’esprit du corps, les idées du monde étudié, le chercheur de la société, l’écriture de la réflexion. Un savoir qui tient du témoignage, de la transmission et de la réflexivité sur l’expérience plutôt qu’une représentation à distance. Qui cherche une fidélité à l’expérience, une présentation de la complexité et de l’épaisseur du réel, des résonances plurielles. Nous y reviendrons plus loin : le texte performance avant tout relie, il met en communication le monde observé et le lecteur par le moyen de l’ouverture aux affects, sans la coupure, l’autorité et le filtre de l’auteur solaire.

  • 3 Dans l’ouvrage Autrement qu’être, Levinas aborde le rapport entre le dire et le dit, soulignant que (...)
  • 4 La rencontre éthique avec le visage de l’autre interrompt ma tendance à concevoir le monde comme do (...)
  • 5 L’appel vocalisé par le visage de l’autre constitue notre sensibilité, notre réceptivité à produire (...)

22Toutefois, à ce tableau, Lingis me semble apporter une nuance décisive. L’art de l’auteur ne consiste pas à façonner de la performativité par un art d’écrire. Si la performativité passe par un travail d’écriture du texte, elle dépasse l’intention et la création de l’auteur. Lingis témoigne. Il fait revivre l’expérience d’une rencontre. Il place devant des visages, c’est-à-dire devant la demande de dignité et de reconnaissance posée par l’autre. Il choisit un événement lourd de significations. Il restitue le dire (bien plus que le dit)3. Il suggère les cadres théoriques ou habitudes de pensée à partir desquels nous sommes enclins à interpréter. Puis, par petites touches, par une série de descriptions et de considérations qui défient ces cadres, voici nos attentes défaites, nous voici contraints de réenvisager ce que nous avions trop vite jugé, nous voici forcés à repenser comme à partir de ce visage4. L’art de l’auteur consiste à reconstituer l’expérience, à nous affecter, à nous remettre en pensée, mais la performativité vient avant tout du visage, de la situation, de l’événement. Elle vient de l’autre. L’autorité (qui nous force à penser et non pas seulement à acquiescer) vient du visage de l’autre5.

23Lingis ne se contente pas de proposer un texte, sa présentation est une performance. Il nous apporte des images, des sons, des mots, et sa voix dans ces performances n’est pas la voix d’un enseignant, c’est la voix d’un interprète. Il ne se présente pas comme le maître qui sait et qui donne des explications. Son geste n’est pas celui d’un théoricien qui présente une vérité, mais de quelqu’un qui comprend la recherche comme un mouvement, comme un exercice constant d’activation des multiples affects qui constituent une expérience. Il est témoin de ce qu’il a appris à travers une rencontre et tente de recréer cette expérience afin que le spectateur ait la chance de vivre un peu de cette expérience, une fois bombardé par les affects qu’elle provoque (Moriceau, 2018b). Le lecteur est emmené dans la trajectoire réflexive qui a conduit Lingis d’un point de vue vers un autre ou, mieux, d’une certitude vers une perplexité qui l’oblige à repenser. Lingis fait du lecteur un interlocuteur, un témoin, qui ne peut manquer d’être affecté par ce que lui a vécu, et qui se voit refuser les cadres habituels d’un tel récit. Et qui est ainsi convié à repenser à son tour, à partir des affects et des indices apportés par le texte (Moriceau, 2018).

24Il y a dans ce geste d’accueil du visage de l’autre des implications éthiques et politiques, qui peuvent être décrites comme la recherche d’une éthique non majoritaire ou la création d’une scène. Continuons sur ces deux façades, d’abord avec Lingis puis avec Rancière, avant de conclure sur la dimension communicationnelle des textes performances.

Le texte performance : une éthique de la recherche

25À nouveau des couleurs ardentes, des peintures qui affectent avec une séduction violente, projetées en grand et prenant le tout de l’attention. À nouveau la voix de Lingis, toujours aussi passionnée, toujours aussi décentrée. Elle raconte l’histoire problématique de la reconnaissance de l’art brut, le combat du docteur Hans Prinzhorn pour changer le regard sur un art produit par des malades mentaux (Geisteskranken). Les peintures sont d’une expressivité incroyable, et c’est en étant frappé et ému par ces images que j’écoute ces histoires d’une société qui restait fermée à des œuvres faites par ceux qu’elle reléguait, à un art qui était ravalé au statut de symptôme. Le texte performance de Lingis (2008) opère un renversement. D’un coup, c’est moi, personne se pensant « normale », qui me sens handicapé, incapable d’exprimer artistiquement les pulsions qui me traversent. Et il montre ce qu’il apprend, ce que nous pourrions apprendre, de ceux par rapport auxquels nous nous considérons indiscutablement comme supérieurs.

26Une telle inversion des positions n’est pas une astuce littéraire pour conférer une efficacité à son texte. Elle correspond à un profond engagement éthique. Lingis tente de rencontrer le plus lointain, mais pas pour classer, évaluer, comparer. Il ne se place pas comme celui qui comprend mieux que les acteurs grâce à la profondeur de sa théorie, mais comme celui qui apprend à la rencontre d’autres formes de vie. C’est ainsi qu’il explique sa démarche lors d’un entretien donné à Letiche et Moriceau :

Parler et écrire sur le donné — ce que les autres, ce que les rencontres avec d’autres espèces, avec des monuments et des présages, avec des rivières et des grottes ont donné à voir et à comprendre — passe naturellement par l’écoute. On parle et on écrit parce qu’on entend des voix qui vous interpellent et vous contestent ; on parle et on écrit en réponse. On prend conscience de multitudes qui ne sont pas entendues, qui n’ont pas de voix. Commence alors la tâche difficile de les faire entendre dans sa propre voix, dans sa propre écriture. Ici, la lucidité, l’honnêteté et le tact sont de mise. Si j’écris sur ce qu’une autre rencontre et comprend, je peux lui soumettre mon écriture pour validation. À défaut, je dois invoquer ce que je crois honnêtement qu’il validerait. Je veux écrire aussi précisément et vigoureusement que possible afin que le lecteur saisisse ce qui m’a été donné et la perspicacité qui en découle. Le lecteur l’appréhendera dans la perspective et le sens de la succession de ses intuitions. La pensée que le lecteur capte n’est pas la sienne, ne lui appartient pas non plus et n’est plus la mienne ; il est le nôtre et ouvre à une réflexion plus approfondie (op. cit., p. 255).

27De ce fait, le texte performance n’est pas centré sur la théorie et la réflexion de l’auteur, mais sur la mise en mouvement insufflée par l’autre. L’autre est visage, dans la tradition éthique de Levinas ; il ne s’agit pas de le théoriser, de le cerner par des variables, concepts ou identités. Le visage de l’autre, dans sa nudité et sa fragilité, exige responsabilité : la rencontre est commandée par l’impératif éthique, c’est-à-dire la réponse à être donnée à l’appel posé par le visage ; il ne s’agit pas alors d’appliquer une méthode ou de poser une liste de questions prédéterminées. Lingis raconte la rencontre et les insights, de nature souvent existentielle, que l’autre lui a ainsi « offerts » (ibid., p. 254). Insights qu’il tient ensuite à transmettre « comme on partage un bon vin avec des amis » (ibid., p. 256).

  • 6 Recherche menée en 2019 auprès de cinq familles de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer vi (...)

28Prenons un exemple qui a inspiré une recherche scientifique pour lancer la réflexion sur certains enjeux éthiques d’un texte performance. L’une des auteurs participait à cette réflexion6. Je regarde cette dame de 80 ans se tenant devant un meuble ancien et enlevant, une à une, les précieuses porcelaines qui y sont déposées. Ce sont des cadeaux de mariage et des souvenirs du temps passé, lorsque la richesse de la mémoire était un capital dont elle ne mesurait pas encore toute la valeur. Elle raconte en détail l’histoire de chacun. Cette scène, se déroulant il y a 15 ans au Brésil, s’est répétée d’innombrables fois, comme lors de la répétition d’une pièce de théâtre. Toujours le même discours, la même pose, le même scénario, le même son d’une pièce qui en touche délicatement une autre ou qui se cogne contre la porte vitrée du meuble. La dame sort quelques porcelaines du meuble, les dispose soigneusement sur la table tout en se remémorant la vie de la pièce et ainsi sa propre vie. Elle les range, les enlève, les range à nouveau, demande quelque chose à son interlocuteur, sourit et recommence de la même manière. Diagnostiquée Alzheimer, cette dame présente des troubles sévères de la mémoire, ne reconnaît plus des personnes proches et connaît des séquences récurrentes de répétitions. Dans ce scénario quotidien, nous nous immergeons dans un monde avalé par l’oubli et mêlé de points de réminiscences ; tentant une couture entre sensibilités, temporalités et affects qui ont structuré une vie entière, alors que les lignes reliant les fragments épars sont souvent brisées.

29Comment restituer et revivre une telle condition liée à une absence, l’absence de mémoire ? Comment recomposer une trajectoire lorsque les événements-clés du récit sont évanouis ? Comment en parler en dehors du registre du manque, de l’incapacité, du handicap ? Pourtant, et avant tout, comment passer d’un échange plein d’humanité et d’enrichissements mutuels à une écriture qui ne rejette pas l’autre à son incapacité, qui ne dévalue ni ne dégrade la personne ? Le texte performance a pour projet d’avoir un effet, une transformation des coordonnées de l’expérience. Il est donc soucieux de son effet, et des risques de stigmatiser et de conforter la dévaluation.

30Ce que je cherchais à éviter, c’est la position en surplomb, depuis une distance affective et représentative. Décrire les effets de la perte de mémoire et de la décrépitude pourrait créer un effet de sidération. Peut-être y gagnerais-je une sorte d’aura compassionnelle et humaniste, mais cela risquerait d’immobiliser le malade dans le statut infériorisé du manque d’autonomie. Et immobiliserait probablement aussi ma propre pensée, tout comme probablement celle du lecteur, à l’intérieur de ces représentations préétablies. Ce que je cherche est une écriture qui ne vise pas la sidération, mais qui pourrait apporter de la considération, pour reprendre les mots de Macé (2017). Une écriture bousculée par la rencontre, hantée par le visage, amenant à brouiller les hiérarchies toutes faites et mettant en mouvement et la situation et la réflexion de l’auteur. La considération demande au minimum de réfléchir aux implications du texte sur la construction identitaire de l’autre (Cunliffe et Karunanayake, 2013), elle demande de s’ouvrir aux visages des personnes rencontrées et d’écrire sans effacer leur visage. Il ne s’agit pas de gommer que suivre pas à pas la recette du plat préféré pour le dîner familial peut devenir un grand défi, mais il s’agit d’ajouter que dans la mémoire affective le plat continue d’éveiller les sensations de plaisir et d’occasionner des moments de partage que le tragique de la situation rend encore plus précieux.

31Décrire l’expérience d’accompagner ces personnes, les émotions qui nous prennent face à la joie procurée par ces réminiscences et la profonde humanité de ses gestes et affects, c’est se rendre compte d’une disposition que nous perdons souvent, c’est apprendre plutôt que de juger ou de catégoriser. Cela peut nous amener à déplacer la question de la mémoire et de l’oubli. N’y a-t-il pas une tendance profonde à vouloir oublier ces personnes ? Ne devons-nous pas, nous aussi, nous avant tout, faire un tel travail de mémoire et de réminiscence, pour ne pas oublier que le soi-disant « défaut » corporel (handicap physique et mental/cognitif/intellectuel/neurologique), comme il a été tant de fois nommé, a infligé aux personnes handicapées les pires humiliations ? Celles-ci ne pouvaient paraître dans les lieux publics, elles devaient se cacher pour ne pas déranger la société, ne pouvaient pas toucher ou être touchées. À certaines périodes, elles naissaient, mais n’avaient pas le droit de vivre. Et il existe encore un ensemble de préjugés, de discours et de sentences qui condamnent les personnes handicapées pour être dépendantes, impotentes, inacceptables socialement, non dignes de droits au-delà des besoins de base. Il est important de retrouver la mémoire pour (se) rappeler (de) tous ceux que la société veut oublier dans ses marges. Et que c’est parfois nous qui creusons les frontières. Lors des élections, l’une des malades savait qu’elle voulait voter. Elle a dû être conduite par sa sœur, qui depuis l’extérieur de l’isoloir, avec le consentement du greffier, lui indiquait les étapes à suivre, pour voter. Pour exercer son droit. Après avoir longuement écouté ces visages et ceux de la famille, il était important pour moi que le texte ne dise pas seulement les limites et les dépendances, mais aussi la dignité, le courage et la solidarité, qu’il dise les inoubliables leçons de vie gagnées auprès de celles et ceux dont on tend à ne considérer que la perte de facultés.

  • 7 Pour Levinas, l’érotisme n’est pas vu comme la rencontre entre l’homme et la femme, comme la fusion (...)
  • 8 Comme le dit Lingis : « C’est au fur et à mesure que j’en suis venu à mobiliser davantage de ressou (...)

32Si le texte performance est ainsi construit pour produire un effet, c’est parce qu’il porte la responsabilité de transmettre ce que la rencontre a apporté et parce qu’en même temps s’inquiète de son effet, sur les personnes et les situations. J’ai trouvé avec Lingis une éthique plus exigeante encore que le parti pris pour le plus vulnérable ou une éthique du care. J’y ai trouvé un accueil de l’autre et de l’étranger, une hospitalité sans condition pour la différence, un sentiment, pour reprendre le titre de l’un de ses ouvrages, de communauté avec ceux avec qui nous n’avons rien en commun. Son approche est phénoménologique, autrement dit devant le visage de l’autre il met entre parenthèses tout son savoir pour plutôt commencer par décrire l’expérience de la rencontre dans l’intégralité de ses dimensions, y compris une part incarnée et érotique7, telle qu’elle lui est apparue. Dans la justesse de la description, il y a un rendre justice à l’autre. Lingis ne prétend jamais savoir ce que l’autre pense ou le figer dans une identité. Il dit simplement : voici ce qui m’est arrivé, je le trouve étonnant et exaltant8. La recherche n’est pas un prendre (on interroge, on extorque les données que l’on espère, on les place dans nos cases, on ne se préoccupe plus de l’interlocuteur), elle n’est même pas un comprendre (qui ramènerait l’autre et la situation dans notre compréhension), elle est un apprendre : la rencontre nous affecte, elle nous transforme, elle déconstruit notre savoir et nous force à repenser. L’éthique vient ainsi avant l’épistémologique. Elle est réponse (responsabilité) pour l’autre plutôt qu’interrogation de l’autre. Elle n’est pas une qualité qui vient qualifier un projet de connaissance, elle commande et guide. Cela confère à l’écriture performance, telle qu’elle est ici pensée avec Lingis, trois caractéristiques bien spécifiques.

33D’abord, elle repose sur un impératif qui vient de l’autre. Le texte est une réponse/responsabilité vis-à-vis de la rencontre. Il est un accueil à quelque chose qui vient de l’autre et réfléchit à ses effets sur l’autre bien plus qu’il est l’aboutissement d’un projet de recherche défini antérieurement. Par ailleurs, l’écriture performance est partage et plaisir. L’autre m’offre un insight, une occasion de nouvelles pensées, je les savoure et désire les partager avec les lecteurs comme on partage un bon vin (Letiche et Moriceau, op. cit.). La connaissance n’est pas contenue dans une représentation ou un modèle, mais dans un mouvement, quelque chose qui nous affecte et nous force à repenser, le contact avec des visages qui nous commandent et bouleverse notre assurance de savoir, questionne notre place. Enfin, elle retire l’auteur de la place centrale. Il s’agit de recomposer de la manière la plus vive et la plus efficace ce qui a été donné par la rencontre, afin de le transmettre aux lecteurs. Il s’agit moins de décoder, d’interpréter, de traduire et de théoriser que de transmettre ce qui vient de l’autre. Si l’auteur a un travail de composition et de création du texte, c’est moins pour faire œuvre ou bâtir un système que pour passer un apprentissage. Il est celui qui met en contact avec un morceau du monde, des événements, il met en contact de la manière la plus juste, la plus vigoureuse, la plus exaltante, la plus affectante, il propose une approche du réel qui donne à penser. Il est plus médiateur qu’ordonnateur. Médiateur au milieu d’une triple relation éthique :

Il y a là un impératif éthique : devant l’autre je dois répondre directement et honnêtement. Il y a aussi cette présence de l’autre à l’origine de l’écriture ; quand j’écris sur quelqu’un que j’ai rencontré, je cherche à le rendre présent au lecteur. Ce quelqu’un s’est adressé à moi, il m’a questionné et continue de le faire alors que je cherche à le représenter fidèlement. Le lecteur est un troisième autre. Le lecteur est présent comme quelqu’un à qui j’offre ce que je dis à son questionnement et à son jugement. L’écriture se tient dans ces trois rapports à l’autre, trois rapports éthiques […] Les relations éthiques qu’implique l’écriture invoquent une éthique politique fondamentale (Lingis, dans Letiche et Moriceau, ibid., p. 254).

34Cette éthique qui vient de l’autre, du différent, du vulnérable, est justement selon Lingis une éthique à laquelle notre éthique ne parvient pas à accéder, car elle est une éthique majoritaire. Ce que cette ouverture radicale, cette hospitalité à l’autre permet est une sorte d’éthique non majoritaire. Voici comment il la formule :

Les expériences et les nécessités des personnes qui vivent dans des pays lointains et dans des positions économiques et sociales éloignées nous concernent. Les marxistes ont caractérisé une grande partie de l’éthique philosophique comme une éthique de la société bourgeoise. Les femmes ont remarqué que les principaux penseurs en éthique ont élaboré une éthique typiquement masculine. En lisant de nombreux ouvrages sur l’éthique, on remarque que beaucoup d’exemples sont tirés de la vie de la classe moyenne dans les pays développés. En allant vers le lointain et le passé lointain, nous ne cherchons pas seulement à savoir ce que les humains ont été et sont, mais aussi ce que nous pouvons devenir (ibid., p. 257).

Scènes et paroles politiques de l’étrange(r)

35L’inquiétude éthique n’est donc pas seulement vis-à-vis de l’autre, elle vient de l’autre et lui répond. Et à celle-ci souvent se joint également une intention politique : une volonté de faire entendre ce que la position centrale ne veut pas entendre, de rendre visible ce qu’on invisibilise, de rendre légitime ce qui est subalternisé.

  • 9 Né à Alger en 1940, Jacques Rancière est professeur émérite de philosophie à l’Université Paris VII (...)

36Pour saisir cette dimension politique, je préfère me tourner vers Rancière9. Selon lui, la façon de parler du peuple (et de ne pas l’entendre lorsqu’il prend la parole) est un enjeu politique majeur. Les mots ont ce pouvoir de consolider ou de subvertir un ordre du monde. Ils sont comme un champ de bataille, permettant ou non l’apparition de certains types de monde et de subjectivités. Les mots ont une puissance performative, une capacité de mouvoir, comme il le dit par exemple dans La chair des mots :

Ce n’est pas en décrivant que les mots accomplissent leur puissance : c’est en nommant, en appelant, en commandant, en intriguant, en séduisant qu’ils tranchent dans la naturalité des existences, mettent des humains en route, les séparent et les unissent en communautés. Le mot a bien d’autres choses à imiter que son sens ou son référent : la puissance de la parole qui le porte à l’existence, le mouvement de la vie, le geste d’une adresse, l’effet qu’il anticipe, le destinataire dont il mime par avance l’écoute ou la lecture (1998, p. 11).

37Je retrouve chez Rancière (2012) une même volonté d’écouter en se plaçant sur un pied d’égalité avec ceux que d’habitude on n’écoute pas, de s’ouvrir à ce qu’il n’attendait pas, qui le force à repenser et à composer ses textes de façon à inciter le lecteur à penser à son tour, tout en invitant ce dernier à faire son propre poème plutôt que de lui indiquer quoi penser (Rancière, 2008). C’est même le mouvement chez le lecteur, que celui-ci soit amené à reconsidérer ce qu’il pensait, qu’il soit sensible à d’autres formes de vie, de sens et de configurations du monde, qui est l’intention du texte : « Il n’y a en fait rien à “comprendre” dans mes textes. Ce qu’il faut c’est seulement accepter de bouger avec. Je procède par des déplacements qui essaient d’opérer des nouveaux rapports entre sens et sens. C’est un nouveau paysage du sensible et du pensable » (Rancière, 2021, p. 25). Ses textes imitent tour à tour le sens commun et un autre sens émergeant d’un monde qui n’est pas écouté, mettant le lecteur en face de l’écart et l’amenant à repenser le sens qu’il tenait pour évident. Ils tiennent de la performance.

38Rancière (2012) postule une égalité des intelligences, et cela ne peut que bouleverser le « partage du sensible » de la recherche. En effet, selon lui, nous percevons le monde à travers un ensemble d’évidences et de conventions partagées, ce qui permet d’avoir quelque chose en commun et donc de communiquer, mais en même temps ce partage définit des places et des parts, il distribue des compétences et des légitimités. Et ainsi « [l]a politique porte sur ce qu’on voit et on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés de l’espace et les possibles du temps » (Rancière, 2000, p. 14). Dans de nombreux textes, le « partage du sensible » n’est pas égalitaire. C’est le chercheur qui a la compétence pour définir ce qu’il s’agit de voir et d’entendre, et ce qu’il faut en penser. La part des acteurs du terrain est de témoigner (et le plus souvent de répondre aux questions de l’enquêteur qui va vite traduire ce dire dans les concepts de sa théorie) et non de théoriser. La part du lecteur est de juger de l’explication et de la robustesse de la méthode, et non de « faire son propre poème ».

39La manière selon laquelle Rancière (2019) impose un autre partage du sensible est de composer des scènes, scènes de prise de parole, scènes de dissensus. S’il reconnaît ainsi la place centrale des mots et de l’écriture dans ses recherches, c’est parce que les mots lui permettent de constituer de telles scènes (Rancière, 2012). L’élaboration d’une scène par l’écriture peut mobiliser des images, des documents, des extraits de récits intimes, des extraits de textes littéraires, enfin, une constellation d’éléments très hétérogènes qui coexistent dans une écriture dépourvue de hiérarchie entre les différentes voix. Selon Rancière (2018), transformer un événement singulier donné en scène de dissensus requiert l’invention d’une écriture non explicative (qui articule les différences sans les suturer, ouvrant d’autres espaces et d’autres temps dans le récit) ainsi qu’un investissement dans la production de réseaux de relations entre événements, dans lesquels « l’apparaître » est le moteur éthique, esthétique et politique de la transformation émancipatrice. Une scène est donc le résultat du travail de prise de position de la personne (le chercheur, le philosophe, l’écrivain) et de sa capacité à produire un langage capable d’affirmer un autre rapport à l’espace et au temps.

40Il est intéressant de noter comment la rencontre des voix dans l’écriture de la scène se produit dans la démarche de Rancière, car il ne s’agit pas d’une simple superposition d’idées, d’énoncés et d’images. Il précise que l’articulation entre les voix ne peut se faire par des transitions déclarées et évidentes, mais par un glissement d’une voix sur l’autre, entrelaçant la position du narrateur avec les discours d’autres personnes, leur permettant de coexister et de se juxtaposer :

Pour moi, ça a toujours été le problème de ne pas déclarer les transitions, de ne pas dire « jusqu’ici j’ai dit quelque chose et maintenant je vais expliquer le sens de ce que j’ai dit », ou « on était dans le domaine de l’exemple empirique » et maintenant nous allons réfléchir à ce que signifie cet exemple « que nous offre l’expérience empirique », ou « nous avons utilisé des mots usuels de la vie courante et maintenant nous passons au registre des mots philosophiques » (Rancière, 2016, p. 80).

41La scène renvoie aux arts de la performance. Elle amène l’auteur à construire un autre univers d’apparence : elle permet « de faire apparaître ce qui n’apparaissait pas, ou de faire apparaître autrement ce qui apparaissait selon un certain mode de visibilité et d’intelligibilité » (ibid., p. 14). Une scène émerge lorsque le fonctionnement de la machine explicative habituelle se grippe, rendant possible le changement de « la topographie du perceptible, du pensable et du possible, redisposant des temporalités et des partages qui vont définir les formes de l’expérience possible » (Rancière, 2020, p. 829-830). La scène va ainsi nous mettre en présence d’une autre forme de vie, de sentir et de penser.

42La méthode de Rancière est alors de nous proposer une articulation entre une série de scènes. Chaque scène condense une description de tout un ensemble de sens et d’éléments d’habitude séparés. Son rôle et sa puissance résident dans sa capacité à remettre en question tous les concepts ou discours, toutes les fictions, qui traitent d’une même question (Rancière, 2012). Deviennent alors évidentes au minimum deux « mises en scène » : celle du partage du sensible établi et une autre qui ainsi surgit et devient sensible, antagoniste, portée par un collectif auparavant invisible ou qu’on n’écoutait pas. Les deux scènes mises l’une à côté de l’autre permettent de rendre présents et sensibles d’autres partages et modes de coexistence. Là où l’on recherche la bonne manière de représenter et de rendre lisible la topographie des expériences, la scène montre au contraire ce qui est exclu, les multiples temporalités, spatialités, corporalités et intersectionnalités. La scène montre que ce qui semble l’ordre évident du monde impose un ensemble de hiérarchies, de places et de valeurs, et exclut toute autre parole, toute prétention à un changement de ces places.

43Le texte montre une scène, il ne cherche pas à produire des explications. Il fait se rencontrer devant nous des blocs de langage et des blocs de pensée, montrant des tensions et des affrontements, entre des mondes, des esthétiques, des œuvres. En déplaçant des positions naturalisées, l’écriture part à la recherche d’autres sens et d’autres sensibilités, elle les fait apparaître. Par la proposition d’un autre mode d’écriture et d’un autre mode de pensée, ce sont les limites du dicible et du pensable qui sont bouleversées.

44Mais le sens qui apparaît, la prise de parole mise en évidence, la forme de vie ainsi rendue présente ne sont pas posés comme préférables ou négligeables. L’auteur montre l’écart, sans poser de hiérarchie. Ce que le texte produit est un intervalle, un « entre » et non pas un corps bien articulé où chaque élément sera à sa place selon un ordre unique. Dans les scènes, différents registres, lignes, demandes, cris, images, corps, temporalités sont placés l’un à côté de l’autre. Ce qui force le lecteur à la pensée, c’est justement qu’ils sont posés sans aucune hiérarchie, sans un récit maître qui les ordonne et leur attribue chacun une place. Il n’y a pas d’articulation ou de transition entre les voix. La voix de l’auteur va se glisser dans celle de celui dont il narre l’histoire et pourra ensuite se glisser dans celle d’un autre occupant une autre position ou dans celle d’un artiste voulant rendre sensible un monde. L’auteur évite de proposer des sutures ou un point de vue englobant, un méta-ordonnancement. Il n’y a pas de fil qui lie les scènes, on a plutôt une succession de scènes qui agissent les unes sur les autres (Rancière, 2018). L’auteur écrit ainsi selon une écriture liminale et non explicative, qui rapproche les différences sans les coudre, ouvrant d’autres espaces et d’autres temps, d’autres sensibilités et d’autres agencements.

45Ce que reçoit alors le lecteur, ce ne sont pas les explications de l’auteur exprimées dans le langage de la théorie. C’est d’abord la performance, sous forme de scènes, qui lui donne à expérimenter d’autres sensibilités et univers de sens, d’autres cadrages pour redéfinir des spatialités, temporalités et corporéités. Sensibilités et sens, incarnés par le texte performance, et pris au sérieux par l’auteur. L’auteur nous force alors à considérer le fossé et les tensions entre cet univers et notre manière habituelle de penser et de juger. La pensée part de cet écart, sans échelle extérieure pour évaluer et classer.

Ce que je cherche, c’est à produire un mode de compréhension libre de toute idée de supériorité établie, un moyen de partager et non de dominer. […] Pour moi, l’écriture est un processus d’investigation, une manière non pas de rapprocher le lecteur de ma pensée, mais de rapprocher ma pensée de ce que nous devons penser d’une autre distribution des corps et des capacités (Rancière, 2019, p. 124-125).

46Il y a un postulat d’égalité des intelligences, ce qui signifie une reconnaissance de la pensée chez l’acteur, l’auteur et le lecteur, sans établir de hiérarchie entre les différents niveaux de réalité et de discours ni recourir aux méthodes habituelles qui jugent si un phénomène est important ou non (Rancière, 2018). L’auteur reconnaît que ce qu’il offre au lecteur est sa vision partielle, provisoire, incomplète, mais c’est sa vision à partir de l’étude des documents, dires et œuvres et en relation avec les acteurs. S’il défend avec vigueur cette vision, ce n’est pas selon une posture prescriptive ou pour imposer son explication. Il s’agit d’offrir une proposition de sens à discuter, à reconfigurer, à réviser, comme une constellation en mouvement. « La question est de savoir si le lecteur va accepter de se mettre en mouvement avec le texte, d’en faire quelque chose, de s’inscrire dans ce paysage de la pensée anonyme et d’y tracer ses propres chemins » (Rancière, 2019, p. 38). Autrement dit, si le texte parviendra à être performatif.

47S’il l’est, il arrivera à faire entendre une autre prise de parole, étrange et étrangère pour le partage du sensible majoritaire, sans que celle-ci soit réinscrite à l’intérieur d’un ordre supérieur qui l’explique et la normalise. Il offre alors au lecteur l’expérience d’un univers de sens et de sensibilité en tension avec celui qui lui est familier, élargissant ses possibilités de penser et de sentir, et le contraignant à réexaminer les hiérarchies implicites dans l’actuel partage du sensible.

L’écriture performance comme communication

48Permettez-moi de vous redire ce que j’ai appris auprès de ces auteurs. Le texte performance naît de l’autre. De la rencontre avec quelque chose d’étrange, qui m’est étranger, qui retentit en moi, qui déconstruit ce que je croyais savoir. Le chercheur qui s’expose aux visages, qui accueille et se laisse affecter, apprend et est comme forcé à repenser. L’expérience travaille et semble communiquer une urgence à transmettre. Le texte s’écrit au plus proche de l’expérience, tentant de faire renaître les affects, puissances, différences, inattendus. Il n’explique pas, il ne replace pas dans une théorie plus grande, mais vise à reproduire un effet sur le lecteur — en le mettant en contact, le plus justement possible, avec le visage et la sensibilité de l’autre. Il agit comme une performance. La performance est une inquiétude de donner hospitalité à ce qui est autre, sans le ramener à mes concepts de départs, à ma « machine à expliquer ». Elle est aussi conscience de son effet, un souci de ne pas renforcer les inégalités et stigmates. Et elle est un espoir de provoquer des changements. Le texte performance incarne et transmet ce qui vient de l’autre, forçant à repenser, donnant à expérimenter d’autres sensibilités. L’auteur ne cherche pas à l’accaparer, le saisir ou l’analyser, mais à en transmettre sa force d’altérité, à communiquer son étrangeté, à forcer à reconsidérer. Il met en communication acteurs, auteur et lecteur, bouleversant les places et hiérarchies.

49Par communication, je me réfère ici à la conception de Simondon (op. cit.). La communication est une mise en contact qui va perturber un équilibre, entraîner des changements. La communication in-forme, autrement dit elle amène à se transformer, à prendre une forme propre, ce qu’il appelle s’individuer. Selon Simondon (ibid.), l’individuation, c’est le mouvement par lequel le sujet (ou toute autre entité) est déplacé, transformé, bouleversé. La communication est la propagation d’un mouvement qui ainsi force les entités en contact à s’individuer. Elle trouve son origine sur le terrain de recherche. L’ouverture au terrain, l’éthique hospitalière à la rencontre de l’autre, force à entrer en communication avec l’autre. Non pour le saisir ou l’expliquer, mais pour en tirer un apprentissage au contact d’une altérité, qui force à repenser, re-sentir, ré-imaginer. Le chercheur ne recueille pas des données, il est affecté non seulement intellectuellement, mais aussi affectivement. Ce contact le force à s’individuer. Et c’est cette force individuante qu’il cherche à transmettre par son texte au lecteur. Ce qui est communiqué est moins un contenu, un sens, une théorie qu’un mouvement. Un mouvement qui vient de l’étranger. Un mouvement qui force à reconsidérer nos évidences. Un mouvement qui espère contribuer à déplacer certains partages iniques, certaines surdités, certaines indifférences.

50Dans cette communication, l’auteur du texte contrôle bien peu. Le commencement vient de l’autre et l’effet du texte est « aux mains » du lecteur. L’auteur transmet avec fidélité ce que ce visage, cette voix, cette configuration, cette expérience étrangère lui a offert et le transmet avec respect et effets au lecteur. D’ailleurs, la performativité dépasse l’intention de l’auteur ou la qualité d’un style. Derrida (1972) nous a permis de saisir que la performativité d’une communication, y compris une communication académique, ne vient pas seulement de la force des mots, de leur agencement ou du contexte. Elle passe par de multiples canaux et relais, bien au-delà de la maîtrise de l’énonciateur. La performativité passe par l’écriture, mais parce que celle-ci nous met en contact avec un morceau du monde, un visage, un monde sensible, elle nous met en contact avec ce que l’on ne sait pas voir ou entendre autrement. Ce qui est transmis n’est pas une représentation, mais le contact avec une altérité qui contraint à repenser. Sa qualité première est de relier. En reliant, elle provoque des effets.

51Le présent texte espère mettre en mouvement. Il transmet ce que j’ai reçu d’autres, notamment de Lingis et de Rancière. Ces auteurs m’ont soufflé l’envie d’écrire des textes performances, des textes qui permettent d’entrer en contact et de transmettre quelque chose qui vient de l’autre, que nous avons appris de l’autre, parfois dévalorisé. Leur impératif est de laisser une place à l’étrange(r) sans le ramener au même, sans le réduire sous l’empire de l’approche majoritaire, et de présupposer une égalité des intelligences et des sensibilités. Les textes performances peuvent être une manière d’explorer d’autres avenues et de se repenser auprès des marges, des minorités, des vulnérables, des déconsidérés. Ils ouvrent à une éthique hospitalière qui reste encore à explorer et à développer, susceptibles d’ouvrir à nouvelles perspectives ou d’en renforcer quelques-unes. Ces textes bouleversent le partage du sensible habituel, ouvrant à d’autres formes de recherche, de savoir et d’aventures de pensée.

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Notes

1 On pourra penser à la distinction proposée par Schotter (2011) entre aboutness thinking (parler à propos de) et withness thinking (s’engager avec).

2 Alphonso Lingis est philosophe, écrivain et traducteur américain, d’origine lituanienne, actuellement professeur émérite de philosophie à la Pennsylvania State University. Il est également connu comme photographe et complète les thèmes philosophiques de plusieurs de ses livres avec ses propres photographies. Il fut traducteur et organisateur, entre autres, d’ouvrages d’Emmanuel Levinas aussi importants que Totalité et infini, Autrement qu’être et les Philosophical Collected Papers (1987). Ses textes apportent un ensemble d’indices qui requièrent un effort pour en comprendre le sens à partir de sa propre expérience. Lingis veut que le lecteur ressente les mêmes affects, qu’il travaille pour en tirer un insight. Les textes racontent une exposition à quelque chose d’inattendu, et de cette confrontation sort un nouvel éclairage théorique, mais possiblement aussi une transformation du chercheur et du lecteur.

3 Dans l’ouvrage Autrement qu’être, Levinas aborde le rapport entre le dire et le dit, soulignant que le dit appartient à l’ordre de l’énonciation, de la thématisation, de ce qui se dessine et se présente. Le dire, au contraire, est de l’ordre de l’impossible, de l’incommunicable, de ce que le dit ne peut contenir, dans sa forme et dans son contexte. Le dit trahit le dire, mais le dire ne se trahit pas dans le dit, il le traverse. L’un renvoie à l’autre, mais le dire ne se termine pas par le dit.

4 La rencontre éthique avec le visage de l’autre interrompt ma tendance à concevoir le monde comme doté d’une certaine logique spatio-temporelle dans laquelle j’exerce mon pouvoir et agit souverainement. Saisir l’autre dans l’identité de mes concepts, en le plaçant dans mon monde, ne peut me sortir de mon isolement, de la répétition du même. Le visage lance un appel qui se distancie de l’hostilité et s’approche de l’hospitalité. Il demande à être accueilli tout en posant des questions et en exigeant une réponse. Ainsi, « faire l’expérience du visage de l’autre, c’est éprouver un sentiment de responsabilité face à la vulnérabilité. Il me permet de me retrouver, de retrouver mon identité en répondant à l’appel de l’autre » (Chardel, 2016, p. 187).

5 L’appel vocalisé par le visage de l’autre constitue notre sensibilité, notre réceptivité à produire un temps d’accueil, un temps d’écoute (ou plutôt une temporalité dans laquelle le sujet écoute en permanence) et un temps pour élaborer une réponse.

6 Recherche menée en 2019 auprès de cinq familles de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer vivant à Belo Horizonte, dans le sud-est du Brésil. Les familles étaient disposées à nous parler des expériences qui mettent à mal la vie quotidienne. Le handicap est ainsi resitué dans un modèle social. Nous reconnaissons le passage, mais pas la rupture, du modèle médical individualisé au modèle structurel et social. Selon cette perception, et conformément à un rapport de l’Organisation mondiale de la santé, la personne handicapée n’est pas perçue par la société seulement en fonction de ses limitations, mais en fonction de son corps, et nous ajoutons : son esprit. http://whqlibdoc.who.int/publications/2011/9788564047020_por.pdf, consulté le 16 mars 2022.

7 Pour Levinas, l’érotisme n’est pas vu comme la rencontre entre l’homme et la femme, comme la fusion entre deux moitiés qui se complètent, mais comme contact, proximité, ouverture hospitalière au visage de l’autre et possibilité de sortir de soi et de se découvrir en co-dépendance avec l’autre.

8 Comme le dit Lingis : « C’est au fur et à mesure que j’en suis venu à mobiliser davantage de ressources performatives, chaque fois que le texte et les circonstances les suscitaient. J’ai instinctivement évité de réfléchir à la composition, pour qu’elle n’apparaisse pas comme une méthode. Intuition, souvenir lointain des performances vécues, sens informulé de ce qui semble juste et de ce qui semble appauvri et de ce qui est excessif dans une composition. Une attention et un soin considérables doivent être consacrés au développement de ressources performatives. Ils entrent dans le sens même des mots » (dans Letiche et Moriceau, op. cit., p. 256).

9 Né à Alger en 1940, Jacques Rancière est professeur émérite de philosophie à l’Université Paris VIII, Vincennes, Saint-Denis. Il étudie le rapport entre esthétique et politique à partir du développement d’une pensée anti-hiérarchique, mettant l’accent sur le pouvoir émancipateur de la méthode de l’égalité et de la méthode de la scène. Rancière s’adonne à une réflexion sur sa méthode — par une écriture anti-hiérarchique, son écriture perturbe la machine explicative qui soutient les discours spécialisés et leurs différentes traductions dans des langages qui maintiennent un ordre subalternisant. Ce n’est pas un philosophe qui explique et commente les événements, mais un monteur de scène qui produit des topographies égalitaires. Sa pensée se positionne en marge de la scène non pas tant pour représenter les opprimés et leurs vulnérabilités, mais pour montrer comment ils réaménagent leur corps et leurs modes de vie afin d’altérer un champ d’expérience par des transgressions, des résistances, des irruptions et des soulèvements.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Luc Moriceau, Ângela Cristina Salgueiro Marques et Sônia Caldas Pessoa, « Textes performances »Communication [En ligne], Vol. 39/2 | 2022, mis en ligne le 06 octobre 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/communication/16609 ; DOI : https://doi.org/10.4000/communication.16609

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Auteurs

Jean-Luc Moriceau

Jean-Luc Moriceau est professeur à l’Institut Mines-Télécom Business School (IMT-BS) et membre du LITEM, un laboratoire de recherche ancré dans les sciences de gestion et les sciences économiques de l’Université Paris-Saclay. Courriel : jean-luc.moriceau@imt-bs.eu

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    Paru dans Communication, vol. 37/1 | 2020

Ângela Cristina Salgueiro Marques

Ângela Cristina Salgueiro Marques est docteure en communication sociale et professeure du Programme de post-graduation en communication, Universidade Federal de Minas Gerais à Belo Horizonte. Courriel : angelasalgueiro@gmail.com

Sônia Caldas Pessoa

Sônia Caldas Pessoa est docteure en études linguistiques et professeure du Programme de post-graduation en communication, Universidade Federal de Minas Gerais à Belo Horizonte. Courriel : soniacaldaspessoa@gmail.com

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