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Renseigner et administrer la terreur sous Hissein Habré : la Direction de la documentation et de la sécurité

Intelligence, Administration and Terror in Hissein Habré’s Chad: The Documentation and Security Division
Jean-Pierre Bat, Antoine Duranton, Soheila El Ghaziri, Mathilde Sigalas et Margo Stemmelin

Résumés

À la faveur du procès d’Hissein Habré (2015-2016), ancien président du Tchad (1982-1990), ont été exhumées les archives de son service de renseignement, la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS). Connue pour son rôle répressif et pour ses prisons, la DDS n’avait jamais fait l’objet d’une mise en perspective historique sur le temps long post-colonial et son appareil de renseignement fut ignoré au profit de son appareil répressif. Cet article revient sur l’héritage sur lequel s’est construite la DDS, puis aborde les rouages de l’administration quotidienne du secret au Tchad, saisissant la naissance d’une « bureaucratie du secret » dont les acquis techniques survivront largement à la chute d’Hissein Habré. À la vision de la société tchadienne dans l’œil de la DDS répond, en miroir, une sociologie des acteurs du renseignement au quotidien (jusqu’à des exemples d’informateurs). Il s’agit d’une approche inédite « par le bas » de la création et du fonctionnement d’une « administration du secret » en Afrique contemporaine au cours des années 1980.

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Notes de l’auteur

Cet article est le résultat d’un projet de recherche dans le cadre de PSL Université. Ce projet a débuté avec les missions de de Jean-Pierre Bat au Tchad et au Sénégal (2015-2016) dans le cadre du procès Habré et s’est prolongé, en France, avec l’exploitation des archives de la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS) par les étudiants du master d’Histoire transnationale (2016-2017).

Texte intégral

1. Le serment des trois singes : un long dimanche de funérailles

  • 1 Les trois singes présentés par les agents de la DDS le sont sous forme de photographie selon certai (...)
  • 2 Une première version imprimée de manière artisanale est diffusée officieusement à travers N’Djamena (...)

1N’Djamena, prison des « locaux » le 7 mars 1989 : un groupe de prisonniers est libéré à la suite des accords de Bagdad conclus le 19 novembre 1988 entre le Front patriotique tchadien (FPT) et le régime Habré. Avant leur libération effective des geôles de la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), les prisonniers sont soumis à une étrange cérémonie, comme une ultime menace. Une image des trois singes qui se cachent les yeux, les oreilles et la bouche, leur est présentée1. Des agents de la DDS leur font alors prêter serment sur le Coran ou la Bible de ne jamais révéler ce qu’ils ont vu et vécu dans ces prisons ; en cas de parjure, ils les menacent de les retrouver, d’autant plus facilement qu’ils ne les perdront jamais de vue après leur libération. En 1992, avec la publication non officielle de la commission d’enquête du ministère de la Justice tchadienne conduite par Mahamat Hassan Abakar, une première galerie des cadres de la DDS est publiée (Abakar, 1993)2 : la publication de ce que certains agents de renseignement au Tchad ont baptisé « le bestiaire » devient le premier dévoilement de l’histoire de la police politique du régime Habré (1982-1990). La DDS devient le symbole du régime Habré. Un quart de siècle plus tard en 2015, à la veille de l’ouverture du procès Habré devant les Chambres africaines extraordinaires (CAE) à Dakar, les derniers cadres formés dans les rangs de la DDS partent à la retraite de l’Agence nationale de la sécurité (ANS) ; au même moment se tient à N’Djamena, dans une indifférence relative, le procès des anciens responsables de la DDS arrêtés en 2013.

2. L’histoire de la DDS par-delà son système carcéral

  • 3 Voir la déposition de l’historien Arnaud Dingammadji en ouverture des auditions du procès des CAE, (...)
  • 4 Voir notamment l’annexe 5 « Les images de l’horreur » dans Abakar, 1993 (111-123).
  • 5 Un documentaire réalisé par Isabelle Coixet (2015).

2À la faveur de l’instruction de l’affaire Hissein Habré puis de son procès en première instance devant les CAE (2015-2016), a été mis au jour le rôle de la DDS dans l’histoire du Tchad d’Hissein Habré3. Ce service de renseignement, de police politique et de répression a pu être mis en lumière grâce à des témoignages de victimes passées dans les prisons du régime, par le témoignage d’un repenti, Bandjim Bandjoum, ainsi que par la découverte et l’exploitation des archives de la DDS (voir l’encadré sur « L’odyssée des archives de la DDS 1990-2017 »). Une telle conjonction de sources est inédite pour l’étude d’un service de sécurité en Afrique. Toutefois, à la faveur de l’affaire Habré, c’est essentiellement le volet répressif (répression politique, disparus du régime et système carcéral) qui a concentré l’attention, au regard des chefs d’accusation formulés contre l’ancien chef de l’État tchadien. Depuis la publication du rapport de la commission d’enquête conduite par le juge Mahamat Hassan Abakar, qui pour mieux frapper les esprits a fait dessiner les méthodes d’interrogatoires et de tortures employées par la police politique d’Hissein Habré, la DDS est prioritairement dénoncée à l’aune de ses tortures et de ses geôles (Abakar, 1993 ; Abakar, 2006 ; Bercault, 2013)4. Plusieurs détenus survivants des prisons de la DDS écrivent leur mémoire, à l’image de Souleymane Guengueng (Guengueng, 2012) ou Zakaria Fadoul (Fadoul, 1998), tandis que d’autres victimes du régime Habré consentent à témoigner avec les enquêtes des ONG et des associations de victimes, comme Clément Abaïfouta, prisonnier-fossoyeur de la DDS. Le retour des mémoires s’étend jusqu’aux morts, avec notamment le film Parler de Rose, un documentaire avec la voix de Juliette Binoche sur Rose Lokissim, prisonnière du régime Habré, assassinée par ses tortionnaires en 1986 à l’âge de 33 ans, et qui n’a eu de cesse malgré sa situation carcérale de dénoncer les abus et crimes de ses geôliers5. Human Rights Watch (HRW) et les associations de victimes ont avancé le nombre de 40 000 morts sous le régime Habré : le véritable chiffre reste toutefois délicat à établir car il s’agit d’une estimation globale, établie sur la base de la fréquence des morts dans les prisons et à travers tout le système répressif. Cette approche inscrite dans le cadre du procès Habré et des ONG (à commencer par HRW) a permis de restaurer la place des victimes dans l’histoire de la DDS, pour ne pas les étouffer sous l’histoire de leurs bourreaux.

  • 6 Son existence n’a jamais été formellement prouvée ; il s’agirait du tout premier cercle de pouvoir (...)

3La reconstitution de la trajectoire biographique des dignitaires de la DDS a constitué un biais original mais incomplet pour décrire ce que fut la DDS au cœur du régime Habré. L’affaire Habré-DDS n’aura finalement pas rempli les fonctions, différées et jamais tenues, de justice transitionnelle au Tchad (Andrieu, 2012 ; Buijtenhuijs, 1993). L’avènement de la vérité judiciaire les concernant s’est trouvé quelque peu différé de l’affaire Habré : le procès des cadres de la DDS s’est joué en marge de l’affaire, à N’Djamena, en mars 2015 sous l’égide de la justice tchadienne. La dissociation entre le procès de la DDS à N’Djamena et celui d’Habré à Dakar, finalement seul dans le box des accusés, a suscité une forme de disjonction entre l’étude de l’appareil de la DDS et le commanditaire politique. Ce dispositif pénal a permis à chacun des accusés, suivant son rang, d’échafauder sa stratégie de défense. Certains n’ont pas hésité à avancer l’hypothèse d’une distinction entre la DDS et la dérive sécuritaire orchestrée par Habré et ses proches, n’hésitant pas à réactiver l’histoire du cercle « N’Galaka » désignant le tout premier cercle de pouvoir officieux qui entourait Habré, le conseillait et orientait la politique nationale6. Cette dénonciation d’une dérive de la DDS après 1987 est la ligne de défense adoptée au procès de N’Djamena par Saleh Younouss qui fut le premier directeur de la DDS (1983-1987) (Tilouine, 2015).

4Par-delà le poids du système carcéral et répressif (exhumé par la parole des victimes rebaptisées à dessein « survivants » par un conseiller de HRW), d’une part, et d’autre part, par-delà l’établissement du lien direct entre Habré et DDS (qui a été une bataille-clé de son procès), une autre facette de l’étude de la DDS peut s’examiner à partir des archives : l’analyse « par le bas » du quotidien de ce service comme pilier du régime, non plus dans son versant répressif mais dans son versant « renseignement » en amont de toute action punitive ou répressive. Il s’agit alors de ne plus seulement étudier la DDS à travers le prisme de son « archipel des prisons », qui était au cœur du procès des CAE, et de son siège à N’Djamena avec sa ramification de services de répression installés à la droite de la présidence, mais à travers leur emprise géographique sur le terrain. Le réseau territorial de la DDS est tissé sur la carte des préfectures. Il est composé de bureaux régionaux de la DDS qui prennent le nom de « Service de sécurité et de documentation » dans chaque préfecture. Vu sous cet angle, l’histoire de la DDS constitue un nouveau biais pour appréhender une certaine forme de violence de l’État, elle se réinscrit dans une perspective plus longue du renseignement comme partie intégrante de l’histoire de l’État et de ses violences dans le Tchad contemporain (Debos, 2013a ; Foltz, 1995 ; Bayart et al., 1997).

3. Les origines de la DDS

5Le 26 janvier 1983 est créée par le décret n° 005/PR, signé par Hissein Habré, la Direction de la documentation et de la sécurité : « Il est créé une centrale de renseignements dénommée Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), directement subordonnée à la présidence de la République, en raison du caractère confidentiel de ses activités. »

6Le décret définit les missions qui lui incombent :

a) la collecte et la centralisation de tous les renseignements émanant de l’intérieur ou de l’extérieur relatif aux activités étrangères ou d’inspiration étrangère, susceptibles de compromettre l’intérêt national ;

b) l’identification des agents de l’étranger […] ;

c) la détection des réseaux étrangers éventuels […] et de leur organisation ;

d) la recherche des buts poursuivis, immédiats ou lointains ;

e) la préparation de mesures de contre-espionnage et de contre-ingérence et éventuellement de contre-propagande ;

f) la collaboration à la répression par l’établissement de dossiers […] ;

g) la protection […] des ambassades du Tchad à l’étranger et du courrier diplomatique.

  • 7 Arnaud Dingammadji a été l’historien convoqué par les CAE pour ouvrir et cadrer le contexte du proc (...)
  • 8 Archives nationales, fonds Foccart, AG/5(F)/659. Rapport de mission du commandant Maurice Robert à (...)
  • 9 Archives nationales, fonds Foccart, AG/5(F)/663. Correspondance de Fernand Wibaux. Entretiens de J. (...)

7La DDS compte parmi les premières institutions créées par le régime Habré. Cette création sécuritaire a cependant des accents troublants de « déjà vu » pour les Tchadiens qui se souviennent des régimes précédents. À l’indépendance du Tchad en 1960, comme pour le reste du « pré carré », l’idée était pour les Français de lier les enjeux de renseignement et de sécurité des régimes « amis de la France ». Cette formule prenait corps dans les PLR, les postes de liaison et de renseignement, traditionnellement implantés à la présidence de la République de chaque pays du « pré carré » et répondant directement au chef de l’État « ami de la France ». Au cours des années 1960, le ciel des relations franco-tchadiennes s’assombrit d’orages à répétition, notamment en 1963, puis surtout en 1967. À chaque crise, la colère du président François Tombalbaye se fixe sur le PLR : paranoïaque, il accuse systématiquement les chefs de poste de ne pas travailler convenablement à sa sécurité, voire de frayer avec des opposants (Dingammadji, 2007)7. La crise de 1967 est telle que le commandant Maurice Robert, fondateur du système PLR devenu chef du service de renseignement du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), vient personnellement à N’Djamena essuyer les foudres de Tombalbaye. De retour de mission, le commandant Robert rédige un rapport qui conclut à la fermeture du PLR et qu’il adresse à Jacques Foccart, secrétaire général des Affaires africaines et malgaches à l’Élysée8. Maurice Robert propose de passer désormais par le capitaine Camille Gourvennec, chef du Bureau de coordination et de synthèse du renseignement (BCSR) à N’Djamena. Le capitaine Gourvennec, vétéran d’Indochine et d’Algérie, est arrivé au Tchad au titre de la coopération militaire en 1963. Dans le cadre des politiques de coopération entre services, cette structure tient officiellement lieu de secrétariat pour synthétiser les informations recueillies. Initialement sans compétence de recherche, le BCSR est rapidement transformé par Gourvennec : dès 1964, il crée un réseau de renseignement territorial fondé sur les officiers français détachés en qualité de conseillers militaires des préfets. Ce maillage adossé aux préfectures servira de matrice territoriale au BCSR et deux décennies plus tard à la DDS. En 1967, Gourvennec, qui a su pénétrer dans le cercle des rares conseillers auxquels Tombalbaye accorde sa confiance, s’est imposé comme le guichet unique du renseignement au Tchad. Il est la clé de voûte de la sécurité au Tchad, à la croisée des intérêts de Paris et N’Djamena. Pour s’émanciper des contraintes de la coopération militaire, il quitte officiellement l’armée française et passe sous contrat tchadien en 1968 en qualité de chef d’un BCSR désormais pleinement opérationnel. Pour consolider le système, Paris obtient d’affecter au titre de la coopération militaire le capitaine Pierre Galopin comme numéro 2 du BCSR de Gourvennec : il est responsable de la recherche opérationnelle et de l’exploitation du renseignement. Le BCSR est engagé en première ligne dans la lutte contre le Frolinat dès 1968. En 1970, le BCSR opère sa mue en changeant de nom : il devient le Centre de coordination et d’exploitation du renseignement (CCER). Ces quatre initiales seront synonymes de terreur sous les années Tombalbaye, comme le seront celles de la DDS sous les années Habré. Le CCER dispose d’un bras armé : la brigade spéciale d’intervention (BSI), chargée des basses œuvres. Elle est confiée à l’adjudant-chef Gelino, issu de la gendarmerie française et dont Tombalbaye a apprécié les compétences lors de la répression de la manifestation de la grande mosquée de N’Djamena en septembre 1963. Les salles d’interrogatoire de la BSI sont notoirement connues pour leurs séances de torture. À telle enseigne que l’ambassadeur de France Fernand Wibaux s’inquiète des dérives du CCER dans un courrier personnel à René Journiac, le bras droit de Jacques Foccart, daté de 19729.

  • 10 Goukouni Weddeye. Témoignage pour l’histoire du Tchad. Entretiens avec Laurent Correau, RFI, 2008. (...)
  • 11 Archives de la préfecture de police. Dossier d’enquête de la police judiciaire sur l’assassinat d’O (...)

8De sinistre mémoire, le CCER a travaillé dans deux principales directions. La première est incarnée par Galopin, qui s’efforce de fragmenter avec succès l’opposition en pays Toubou10. La deuxième est incarnée plus directement par Gourvennec, qui élargit sans cesse ses compétences au nom de la sécurité du régime. Techniquement, il finit par englober la Garde nationale nomade tchadienne (GNNT) à son dispositif ; politiquement, il trempe dans différents complots, tels que l’assassinat d’Outel Bono11. Lorsqu’en 1974 Galopin devient l’otage du Frolinat et d’Hissein Habré lors de « l’affaire Claustre », Gourvennec lance toutes les forces du CCER pour retrouver son adjoint – ; trop tard, il a été exécuté le 4 avril 1975. Le 13 avril 1975, Tombalbaye est renversé par un coup d’État qui lui coûte la vie. S’agit-il d’un échec de Gourvennec ou plutôt, comme le soufflent certaines sources, est-ce le signe de sa complicité dans le complot ? Gourvennec et le CCER sont maintenus par le nouveau régime, le Conseil supérieur militaire (CSM), alors même que les accords de défense avec la France seront dénoncés. Le lien de confiance entre le chef du CCER et le CSM n’est toutefois pas au rendez-vous. Si Gourvennec se résigne à quitter le Tchad en 1978, son outil lui survit. Le CCER reste l’épine dorsale de la sécurité d’État.

  • 12 Archives nationales, 20140408/1, documentation remise par Jacques Foccart à Philippe Gaillard en 19 (...)
  • 13 Une partie de la négociation de coopération technique de la DGSE en 1982-1983 se joue à Paris, avec (...)
  • 14 Les profils de « John », « Paul » et « Maurice » émergent comme les trois des conseillers de la CIA (...)
  • 15 Dans le cadre du « Plan Condor », réseau des polices politiques du cône Sud pour la lutte anticommu (...)

9Le CSM n’hésite pas à solliciter en toute discrétion Paris, qui envoie le colonel Jean-Charles Kerbrat pour diriger le CCER12. Le colonel Kerbrat, officier du SDECE devenu responsable du groupe aérien présidentiel d’Omar Bongo en 1977-1978, est loin d’être un inconnu dans l’histoire des services tchadiens : il a été le dernier chef PLR en 1967. En 1978, il retrouve très rapidement ses marques à N’Djamena et reprend en main le CCER. Mais la prise du pouvoir par le Gunt en 1979 provoque son départ et la liquidation du CCER. En 1982, lorsque le régime d’Hissein Habré décide de rebâtir un service de sécurité d’État avec la DDS, la matrice du CCER est explicitement revendiquée. De manière très concrète, il s’agit de reprendre l’architecture et les missions de ce service, à l’image de l’opération « fils » : le réseau des écoutes téléphoniques est récupéré intact du dispositif établi par le CCER (et certainement maintenu par le Gunt). La BSI est rebaptisée BSIR (R pour rapide). Le réseau territorial des conseillers militaires en préfecture dessine la carte des postes de la DDS. C’est sur cet héritage que la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) a espéré, dans un premier temps entre 1982 et 1983, capitaliser pour accompagner la naissance de la DDS. La DGSE accompagne la naissance de la DDS ; cependant, malgré l’existence de liens professionnels, la DGSE n’occupe pas une place centrale dans le dispositif de la DDS (Thulliez, 2016)13. Car la CIA n’hésite pas à s’inviter au Tchad, au nom de la lutte contre le régime libyen, et à faire monter les enchères : atout inégalé, Langley disposera d’un officier de la CIA détaché en qualité de conseiller au sein même de la DDS (Brody, 2016)14. C’est avec Habré, dans le contexte de la lutte américaine contre Kadhafi, que la CIA parvient (enfin) à prendre efficacement pied au cœur du Tchad, aux dépens de la DGSE. Cette situation suscite immanquablement une tension avec cette dernière et constitue pour Habré une opportunité de mettre en concurrence les services occidentaux. L’activité de la CIA s’appuie sur une série de compétences spécifiques : l’échange de renseignement intéressant le Tchad dans le cadre de la lutte contre Kadhafi, la contribution de son renseignement technologique (Sigint) ou encore le soutien tactique avec ses forces spéciales rendu visible lorsque le général libyen Khalifa Haftar est retourné contre Kadhafi par les Américains et les Tchadiens. Pour prix de cette collaboration, la CIA a droit de cité au cœur de la DDS et ferme consciemment les yeux sur les pratiques de torture, dans la droite ligne de sa politique latino-américaine décrite par John Dinges15.

4. Cartographie d’une « administration du papier »

  • 16 Voir le séminaire de l’Imaf et du Ceri : « L’État documentaire et les mondes du papier en Afrique » (...)
  • 17 Voir les travaux d’Amadou Dramé sur le service des Affaires musulmans au Sénégal, et sa contributio (...)
  • 18 Kema Manatouma prépare une thèse sur sciences politiques à l’Université Paris Nanterre sur « Identi (...)

10La mise en papier des systèmes de contrôle des populations apparaît en Afrique au cours du XXe siècle16. Elle répond à un double objectif des autorités coloniales : l’identification des hommes et des groupes – fondée sur un mécanisme de catégorisation coloniale – et le contrôle géographique et hiérarchisé du pays à travers une chaîne administrative. Le recoupement de ces deux technologies de papier doit permettre un maillage de l’information pour le pouvoir exécutif. C’est ainsi que le fichage des personnalités et notables commencent dès les années 1910, notamment sur le modèle du service des affaires musulmanes né au Sénégal et qui s’est diffusé à travers le Sahel17. Ce fichage se massifie à partir de la décennie 1950 avec le début de l’encartement identitaire des individus. Les travaux de Kelma Manatouma sur l’histoire de la carte d’identité au Tchad mettent en lumière ce processus18. Le Tchad hérite donc, à l’indépendance, d’un processus de bureaucratie du contrôle dont la construction se poursuit à travers les missions de la Coopération française (notamment pour l’organisation des ministères et pour l’établissement du réseau des préfectures), mais qui reste inachevée à l’indépendance. Il faut attendre la décennie Habré et son modèle de parti-État avec l’Unir pour que les technologies de contrôle administratif soient pleinement efficaces et opérationnelles. Dans le domaine de la sécurité, le CCER constitue la principale expérience de contrôle bureaucratique organisé avant la prise de pouvoir par Habré, ce qui explique la place évidente de la DDS dans le dispositif Habré dès le début de son régime. Cependant sous Habré, la DDS n’a pas le monopole institutionnel de la bureaucratie du contrôle des populations ; elle participe d’un maillage qui côtoie et concurrence le réseau préfectoral, la police et surtout les cellules du parti unique. L’organisation interne de la communication de la DDS doit permettre de mettre au jour son mécanisme quotidien.

  • 19 Archives de la DDS : DDSSNIRSGPR et DDSSNIRSGPC. Le système d’archivage et de cotation a été imagin (...)

11Parmi l’archivage opéré in fine sous la supervision de HRW dans le cadre de l’instruction du procès Habré, une attention particulière doit être portée sur l’ensemble documentaire « Notes internes », qui regroupe les communications écrites au sein de la DDS. Cette méthode constitue en effet une des solutions pour approcher la vie quotidienne et le fonctionnement de cette police politique19. À la lumière des archives, le fonctionnement quotidien du réseau DDS s’avère moins systématique et ordonné que ne le laissent imaginer les organigrammes de la DDS présentés par HRW. Pourtant l’objectif de surveillance étroite de la population tchadienne reste bel et bien atteint. En se penchant sur la production de rapports ponctuels, il apparaît que celle-ci est restreinte en 1983 en raison d’une mise en place progressive du système de surveillance ; elle se stabilise entre 1984 et 1988 ; s’ensuit un pic en 1989 avant l’année 1990 qui voit une baisse de production claire : ce phénomène est très certainement lié de la destruction de documents par les agents de la DDS, juste avant la chute du régime.

  • 20 Les pics de production n’ont pas lieu au même moment : 1986 est l’année qui présente la plus grande (...)
  • 21 Commando, qui est abrégé en « codo » dans le vocabulaire militaire tchadien.

12À se pencher de plus près sur ce graphique et sous réserve du caractère non exhaustif de ce corpus, il est permis de constater qu’il n’y a pas de corrélation directe entre la production de rapports périodiques et de rapports ponctuels. Moins qu’un manque d’organisation, il convient d’y voir un mode de communication complémentaire avec N’Djamena, répondant à deux pratiques distinctes du renseignement « de papier »20. Ce graphique permet de mettre en regard la production de rapports et les différents événements politiques tchadiens. Les deux régions qui se distinguent le plus sont le Sud (Mayo-Kebbi, Logone occidental, Logone oriental, Moyen-Chari et Tanddjilé) et le milieu Sud (Chari-Baguirmi, Guéra et Salamat). Ainsi, il y a une surreprésentation du Sud jusqu’en 1987, en lien avec la lutte contre la guérilla anti-Habré des « codos21 » (Bercault, 2013, 6). Le pic de 1984 correspond à la répression de « Septembre noir ». La production de rapports dans le milieu Sud corrobore cette idée puisque l’on voit une augmentation à partir de 1987, année où Maldoum Bada crée le Mouvement du salut national du Tchad (Mosanat), un groupe d’opposition. Bada était originaire du centre du pays et la surveillance et la répression de tous les membres de son ethnie est renforcée après sa prise d’armes. On peut aussi noter un pic en 1989, lié à la fuite d’Idriss Déby, ultime menace pour le régime Habré (Toglo-Allah, 1997, 159).

13Peu de rapports ponctuels nous sont parvenus pour le Nord du pays (Borkou-Ennedi-Tibesti, dit BET). Cette spécificité s’explique par les missions de la DDS : service de sécurité, elle travaille dans des zones déjà sous contrôle (complet ou relatif) de l’État tchadien. S’appuyant sur les structures préfectorales, la DDS est incapable de travailler dans des zones sous contrôle de la rébellion ; à la différence des missions du capitaine Galopin, la DDS ne parvient pas à pénétrer la société Toubou. D’une part, pour des raisons socio-économiques : cette société pastorale échappe largement aux logiques urbaines des contrôles préfectoraux. D’autre part, pour des raisons politiques : le Nord constitue le « territoire ennemi » par excellence et le fief politique et militaire de Goukouni Weddeye, le chef du Frolinat qui combat Hissein Habré avec le soutien militaire et politique de la Libye. Au contraire, la DDS a pu principalement fonctionner dans les zones « tenues » par l’État, telles que le Guéra où la situation ne se troublera profondément qu’à partir de 1986. En conséquence, la lutte affichée contre les agissements libyens s’adresse moins directement aux agents libyens, présents dans le Nord, que contre les opposants soupçonnés d’entretenir des liens d’intelligence avec les Libyens à travers le pays. La DDS fusionne à dessein les arguments d’atteinte à la sécurité intérieure et d’atteinte à la sécurité extérieure de l’État. Cette conception pèse sur l’aggravation des violences pratiquées par la DDS. Au total, le Sud – zone vitale et stratégique pour l’État – se trouve très représenté dans ces rapports, tandis que le Nord en est le grand absent.

  • 22 DDSSNIRSGPR84-2 : rapport annuel 1984.
  • 23 DDSSNIRSGPC890820000125 : consigne du directeur de la DDS aux chefs de services de documentation et (...)

14L’analyse diplomatique des rapports corrobore la mise en route de l’organisation administrative de la DDS, notamment entre le quartier général et ses antennes. Un des rares rapports de cadrage de N’Djamena aux régions met au jour certains dysfonctionnements. Fin 1984, après deux ans d’existence de la DDS, la Direction est obligée d’écrire à ses antennes : « [Nous] demandons aux chefs de sécurité de province de nous tenir informés le plutôt possible des activités de leurs régions et ne pas manquer de nous envoyer le rapport mensuel. Que l’année 1985 soit plus favorable que celle de 198422. » Les informations ne remontent pas assez vite ou pas assez bien à la Direction selon Saleh Younouss. Un document datant du 13 juillet 1987, écrit par le directeur de la DDS et expédié à l’ensemble des services de sécurité dans les préfectures, permet d’avoir une vision plus claire de ce qui était demandé aux agents23. Ce rapport dresse le « Plan pour l’établissement des rapports mensuels ». Le contenu est très succinct avec une présentation des différentes sections désormais normées :

Généralités

Chapitre I – Situation administrative

Chapitre II – Situation politique

Chapitre III – Situation militaire

Chapitre IV – Situation économique

Chapitre V – Situation socio-culturelle

Chapitre VI – Divers

15Ce document met au jour le fait que, malgré la mise en place d’une structure théorique, son fonctionnement pratique s’avère beaucoup plus complexe : les agents de la DDS doivent apprendre à produire des rapports normés. Le renseignement n’est plus à finalité d’action immédiate, mais à finalité générale d’information politique au sein d’une nébuleuse de renseignement plus large, voulue dans le cadre de la réorganisation des structures étatiques dans les préfectures. Dans ces conditions, la DDS cohabite avec le système préfectoral mais aussi et surtout avec l’Union nationale (Unir), le parti (unique) de masses créé en 1984 et qui est dans l’esprit d’Habré le fer de lance de la reconquête politique dans les provinces.

  • 24 DDSSNIRSGPR870228 : rapport mensuel de février 1987 du service de sécurité et de documentation de B (...)

16Le style des rapports participe d’une acculturation professionnelle et administrative des agents. La maîtrise des technologies de l’écrit suscite la création de nouveaux postes : les secrétaires. Si certaines archives donnent à voir les brouillons ou les transcriptions manuscrites, la rédaction des rapports provoque le recrutement de rédacteurs qui ont pour arme… une machine à écrire24. S’opère ainsi une distinction, modulable suivant chaque service de documentation et de sécurité, entre les policiers de terrain et les policiers de bureau. En 1986, le secrétaire personnel du directeur Saleh Younouss se vante de la position que lui confère son niveau de maîtrise de la langue française plus élevé que la moyenne – fournissant un indice de recomposition de la hiérarchie sociale au sein de la DDS :

  • 25 DDSSNIRSGPC861229 : rapport d’Abdallah Karamadine sur Bichara Chaïbo, N’Djamena le 29 décembre 1986

Moi, en qualité de son secrétaire, il [Saleh Younouss] m’apprécie sur la façon que je lui présente ses fiches en bon français tout en lui modifiant certains passages. Je lui traduis des copies rédigées en arabe ou en anglais, je lui passe en frappe les PV [...], je lui exploite les journaux [...], je lui déchiffre des télex [...]. Toutes les fiches que je passe en frappe sont établies avec des numéros puis déposées au secrétariat pour enregistrement et conservation aux archives. Car ma façon de passer en frappe diffère de celle du Secrétariat25.

  • 26 Dans ses travaux sur la guerre d’Algérie, Raphaëlle Branche a prouvé les astuces et les euphémismes (...)
  • 27 DDSSNIRSGPC861229 : rapport d’Abdallah Karamadine sur Bichara Chaïbo, N’Djamena le 29 décembre 1986 (...)

17Les secrétaires et rédacteurs, sous les ordres des officiers de la DDS, deviennent les ordonnateurs quotidiens du renseignement à la DDS. En plus de l’écrit, ils appliquent les mentions de classification, c’est-à-dire les restrictions de lecture et d’accès aux notes et synthèses de renseignement. L’écrit opère une ultime évolution dans les métiers de la sécurité : à l’image de la confusion délibérée entre sécurité intérieure et sécurité extérieure, les opposants sont qualifiés sous l’étiquette « HLL » pour « hors-la-loi » ; parfois même, les « codos » du Sud sont désignés comme des « bandits » ou des « brigands ». Cette criminalisation (syntaxique, juridique et pénale) des opposants consiste à leur retirer le statut politique ; elle a été inaugurée par l’armée française durant la guerre d’Algérie, puis ré-exploitée lors des premières interventions françaises au Tchad dans les années 1960 et 1970 et par le CCER de Gourvennec pour qualifier le Frolinat (Buijtenhuijs, 1987). De manière générale, le vocabulaire employé est marqué par un formalisme administratif, une adhésion affichée à l’idéologie du régime (diabolisation de l’ennemi libyen, pacte d’union nationale). En creux, l’assimilation des euphémismes est consubstantielle à l’apprentissage de cette écriture administrative : les agents de la DDS parlent de « vigilance » à l’égard des ennemis potentiels. Cette dérive syntaxique n’est pas sans poser problème pour le fonctionnement de la DDS : le mariage dans l’écriture entre l’information et la propagande, même à destination interne, ne peut s’avérer que compliqué, voire contradictoire pour les métiers du renseignement. En vue de plaire, la tentation est grande pour les rédacteurs ou les chefs de service d’écrire ce que les chefs à N’Djamena veulent lire, aux dépens de la réalité du terrain. Cette altération constitue un filtre posé sur la majorité des rapports. Mais c’est incontestablement autour de la torture que se concentre ce jeu d’euphémisation dans les archives (Branche, 2001)26. Un rapport de 1986 et des fiches d’auditions de 1987 laissent cependant entrevoir les réalités des méthodes de renseignement et d’interrogatoire de la DDS : la torture y occupe une place centrale et quotidienne. Ces archives mentionnent le rôle de Mahamat Abbas, « le technicien de la mort, avec des appareils dont il essaie l’efficacité sur des prisonniers de guerre (sic) » et celui de Bichara Chaïbo, directeur adjoint de la DDS qui a « reçu un appareil électrique pour auditionner les suspects »27 et qu’il a confié à Mahamat Abbas pour un usage immédiat.

  • 28 DDSSNIRSGPC860919 : rapport du chef du service de documentation et de sécurité de Gore, le 19 septe (...)
  • 29 DDSSNIRSGPC870817 : rapport de mission du directeur de la DDS à Abéché et Adré, N’Djamena le 17 aoû (...)
  • 30 DDSSNIRSGPR86100 : note d’information du chef du service de documentation et de sécurité dans la Ta (...)

18À l’écrit, s’ajoute enfin un biais supplémentaire qui échappe grandement au domaine des archives mais qui ne doit pas être négligé : l’oralité. Elle se décline en deux dimensions : la traduction, lors d’interrogatoires, et l’usage de la radio, pour la liaison avec N’Djamena. Lorsqu’une « séance de travail »28 n’est pas réalisée en français, il est recouru à un agent de la DDS polyglotte. Un premier niveau de manipulation (traditionnellement arabe-français) se joue dans la traduction puis la transcription de la déposition – avec tous les décalages linguistiques, politiques et juridiques manipulés ou non par le policier mais à coup sûr ignorés par le prisonnier. Un deuxième niveau de manipulation, plus généralisé, se niche dans l’analphabétisme ou l’illettrisme – ou plus exactement la non maîtrise du français – de certains interrogés29. Il leur est bien souvent impossible de savoir ce qui a été retenu dans le PV de leur audition. La radio, quant à elle, est le véritable cordon ombilical permanent entre le siège de N’Djamena et les services locaux. Faute de trace, il est délicat de reconstituer ces méthodes de travail ; toujours est-il qu’une partie non négligeable de l’information quotidienne et surtout d’urgence s’effectue par radio (tout laisse à penser qu’il s’agit des vacations radiophoniques pour permettre la synthèse des éléments en provenance de toutes les préfectures). Cette technologie suscite la formation d’opérateurs et de chiffreurs radio, affectés à N’Djamena et dans chaque service local de documentation et de sécurité, identifiables par leurs ratés (comme c’est souvent le cas dans les archives)30. Dans ce domaine technique, les agents de la DDS peuvent compter sur le soutien de leurs partenaires des services de renseignement occidentaux.

19Cet effort général de structuration constitue l’élément le plus innovant – mais aussi le moins bien appliqué – du réseau DDS qui reste avant tout marqué par son engagement dans les répressions politiques : pour l’essentiel, les policiers privilégient le lien entre renseignement et action pour aboutir à la neutralisation rapide et brutale des opposants, négligeant souvent la mise en place d’une politique de renseignement à moyen terme. L’outil tend vers la répression, mais se professionnalise lentement malgré tout. De sorte que cet effet d’incubation fait de la DDS un vivier technique professionnel inégalé. Et malgré l’épuration qui suit la prise de pouvoir d’Idriss Déby, c’est dans les rangs des techniciens de la DDS que piocheront tout au long de la décennie 1990 les nouvelles forces de sécurité et de renseignement, à commencer par l’Agence nationale de la sécurité (ANS).

5. La société tchadienne dans l’œil de la DDS

  • 31 DDSSNIRSGPR860930 : rapport mensuel du chef du service de documentation et de sécurité dans la Tand (...)
  • 32 DDSSNIRSGPR860630 : rapport mensuel du chef du service de documentation et de sécurité du Ouaddaï p (...)

20Les domaines observés dans les rapports constituent moins la réalité que la représentation étatique de l’emprise de la DDS sur la société tchadienne. Ainsi, les rapports dépassent la simple observation politique pour s’ouvrir à un périmètre stricto sensu qui n’appartient plus à la sécurité, mais permettent de surveiller les interactions sociales et locales de la vie des Tchadiens. En creux, ce sont toutes les potentialités de déloyauté au régime qui sont recherchées. Les institutions sociales sont ainsi passées au crible : santé, culture et éducation. Les lieux d’éducation notamment, car il est redouté qu’ils deviennent des foyers de désobéissance à l’heure où tout une nouvelle doctrine d’État émerge avec l’Unir d’Habré Bodoumi, 2013). La personnalité des instituteurs, le nombre d’élèves et même parfois les résultats scolaires sont consignés31. Quant aux pratiques culturelles et sportives, elles occupent une place d’autant plus originale – à l’image des animations liées à la fête nationale – qu’elles sont le moyen de mettre en avant une certaine propagande de l’Unir et de ses structures d’encadrement des populations32. Les rapports décrivent ainsi la situation sociale en général, cherchant à mettre en avant que le contrôle de la population se fait également par le bon fonctionnement des institutions sociales de l’État.

  • 33 DDSSNIRSGPC890820000085 : fiche de renseignements en provenance du service d’Ati, N’Djamena, le 6 o (...)
  • 34 DDSSNIRSGPR860505 : rapport mensuel du chef du service de documentation et de sécurité du Logonoe o (...)
  • 35 DDSSNIRSGPR860505 et DDSSNIRSGPC871009 : note d’information du chef de service de documentation et (...)
  • 36 DDSSNIRSGPR851109 : rapport mensuel du chef du service de documentation et de sécurité du Moyen-Cha (...)
  • 37 DDSSNIRSGPC890501 : compte rendu du chef du service de documentation et de sécurité de Moussouro, l (...)

21La question économique, notamment rurale, fait l’objet d’une attention particulière. La disette guettant, la question de la sécurité alimentaire dans les préfectures est inscrite parmi les surveillances du quotidien. Les agents de la DDS font d’ailleurs souvent le lien entre les tensions politiques et les difficultés liées aux récoltes, les migrations de villageois à cause des sécheresses sont par exemple mises au même niveau que d’autres problèmes liés à des personnes « malhonnêtes »33. Dans les périodes particulièrement tendues, la situation agricole occupe l’essentiel du rapport, avec des descriptions détaillées des tensions34. Le pouvoir ne se contente d’ailleurs pas de contempler passivement la situation économique : les rapports de la DDS montrent un interventionnisme étatique actif, qui vise à la fois à éviter que la situation ne devienne critique, mais aussi à soutenir une véritable économie de guerre. Surveillant étroitement les réactions et les contestations des populations face à l’augmentation des prix, la DDS décrit les contestataires de l’économie de guerre de potentiels suspects. Les représentants de l’État agissent par exemple sur la production de coton, enjeu crucial pour le régime, en renforçant le contrôle de sa commercialisation35 et sur son outil de production. Les activités des entreprises sont par ailleurs étroitement surveillées, avec des listes des livraisons par containers, qui précisent ce que chaque entreprise reçoit ; la surveillance peut même passer pour les grandes entreprises par les écoutes téléphoniques36. L’interventionnisme peut également prendre une forme encore plus directe et contrainte, lors de prélèvements exceptionnels, notamment constatés pour l’année 1990. De multiples collectes faites « avec l’amour patriotique », des « quotes-parts pour la contribution de l’effort de guerre » ou encore des « taxes civiques37 », notamment collectées par les comités de l’Unir, sont ainsi régulièrement mentionnées cette année-là. À l’inverse, la lutte contre la fraude est présentée par les rapports comme un instrument de justice et d’équité sociale dans un contexte où l’État exerce un contrôle rapproché des échanges économiques : la présentation idéologique de la lutte contre la fraude dissimule toutefois la question de la corruption quotidienne, qui constitue une économie politique des relations sociales auxquelles certains agents de la DDS, en qualité de responsables locaux de l’État, ne sont pas étrangers.

  • 38 DDSSNIRSGPC871009 : note d’information du chef de service de documentation et de sécurité de Gore, (...)

22De manière générale, la DDS surveille les manifestations, les réunions publiques et privées, et les déplacements d’individus – notamment des personnalités civiles ou religieuses locales. Une manifestation particulière est consignée avec force détails dans les rapports de la DDS : les « campagnes de sensibilisation ». Il s’agit de tournées politiques, principalement conduites par un préfet ou un sous-préfet, qui permettent de quadriller le territoire et de mobiliser la population, tout en permettant de sonder la fidélité des Tchadiens au régime, et les éventuelles possibilités de révolte. Les campagnes de sensibilisation consistent essentiellement en plusieurs discours de propagande, auxquels assiste la population, ou plus rarement une frange sélectionnée (les chefs de service, les responsables politiques, les chefs traditionnels et leurs notables), et lors desquelles s’expriment des membres de l’administration et des organes locaux de l’Unir. Les campagnes permettent une incarnation de l’État dans les localités les plus éloignées. Lors de ces rencontres, les préfets ou sous-préfets mobilisent la population contre un ennemi clairement désigné. Au nom de la sécurité nationale, les orateurs invitent les citoyens à dénoncer les ennemis de la nation qui se cachent dans leur village et leur canton. Ces meetings fonctionnent comme un canal pour faire remonter certains problèmes ou suspicions auprès de l’administration centrale38.

  • 39 DDSSNIRSGPC890820000005 : compte rendu du chef du service de documentation et de sécurité de Doba, (...)
  • 40 DDSSNIRSGPC890720 : compte rendu du chef du service de documentation et de sécurité du Logone orien (...)

23À l’inverse, ils permettent de mettre en lumière les structures précises sur lequel le régime s’appuie. En premier chef, l’administration officielle, qui mène les campagnes, et les notables locaux, quoique rarement présentés nommément. Dans les organisations locales qui prennent la parole lors des campagnes de sensibilisation, on remarque également la présence non négligeable de l’Ofunir, l’organisation des femmes de l’Unir, plus présente que les autres organisations affiliées à l’Unir. Lors des prises de parole, les responsables de l’Ofunir jouent un rôle essentiel, plaidant toujours en faveur du régime et rappellent ses avancées « pour la femme tchadienne » « maintenant responsable au même titre que les hommes » (ce qui n’est pas le cas dans le régime « rétrograde » du colonel Kadhafi) ou dans la collecte « patriotique » de 199039. De façon beaucoup moins évidente et systématique, le pouvoir s’appuie également sur les organisations religieuses, quelques fois mises en avant lors des campagnes de sensibilisation. Parfois, la propagande des représentants religieux double simplement celle du préfet, sans avoir véritablement de contenu religieux, reprenant le discours officiel40. Le rôle direct joué par la DDS dans l’organisation des campagnes de sensibilisation demeure flou. Mais ces campagnes de sensibilisation mettent au jour la surveillance exercée par la DDS sur l’administration préfectorale, d’une part, et, d’autre part, dressent une potentielle cartographie du vivier d’informateurs de la DDS dans des zones où elle est physiquement absente.

  • 41 DDSSNIRSGPR84-2 : rapport annuel 1984.

24Au vu de l’ampleur de ce qui est couvert par la DDS, il est légitime de se demander avec quels moyens et quels effectifs l’organe faisait fonctionner sa machine de surveillance. Le manque d’effectifs et de moyens est au demeurant un sujet récurrent dans de nombreux rapports. Le rapport général de 1983 demande par exemple de « doubler » les effectifs afin de pouvoir « pénétrer n’importe où se trouvent les ennemis »41. Cette doléance se retrouve dans les années suivantes, avec une part accrue pour les demande de formation des agents – pointant à la fois le problème de la qualité professionnelle des agents locaux, mais aussi les opportunités matérielles offertes par les stages au Tchad comme auprès des alliés du régime.

  • 42 DDSSNIRSGPC890820000119 : compte rendu DDS du 21 décembre 1988 et note de service DDS du 21 novembr (...)

25La DDS se positionne officiellement comme une structure de surveillance au service de l’État : à l’image du couple CCER-BSI, les opérations de coercition sont fréquemment déléguées à des organes subalternes dont le plus important est la BSIR. Il agit comme le bras armé de la DDS. Une distinction populaire s’opère entre les hommes en civil (la DDS) et en uniforme (la BSIR). Toutefois, la frontière entre les agents de la DDS et de la BSIR qui répondent aux ordres du chef de la DDS, s’avère au quotidien bien floue dans de nombreuses opérations et dans les salles d’interrogatoires et de torture. Reste que les agents de la DDS ont vocation à détenir le monopole des métiers du renseignement politique face aux agents de la BSIR qui se cantonnent aux interventions. Dans les préfectures, les rapports mentionnent plusieurs services qui collaborent avec la DDS dans la quête de renseignements comme le service de liaison militaire ou la brigade territoriale de la police militaire. Dans un rapport sur la « situation générale du maintien de l’ordre dans la Tandjilé »42, les quatre points majeurs à l’ordre du jour témoignent des collaborations avec les autorités locales. Il est même possible d’y lire l’instauration temporaire d’un Comité d’autodéfense. Cette politique locale est fondée sur une demande de « collaboration franche et sincère des chefs traditionnels avec les services de sécurité pour une intense circulation des informations », l’instauration et le maintien de patrouilles mixtes « pour leur rôle dissuasif et leur mission répressive » en vue de moraliser la milice populaire et révolutionnaire. Cette milice témoigne de la mise en place par les villageois de comités réfractaires à la terreur imposée par les organes militaires du pouvoir. Des remaniements sont même effectués dans ces groupes miliciens en application des consignes présidentielles : il en va ainsi de la fusion-collaboration de membres issus du Conseil démocratique révolutionnaire (CDR, un groupe rebelle rallié au régime en 1985) avec les Forces armées nationales tchadiennes (FANT) pour créer des compagnies envoyées dans les provinces. Les rangs des supplétifs des forces de l’ordre étatiques peuvent ainsi être alimentés par des hommes issus des branches armées ou des rangs politiques d’Hissein Habré, au gré des recyclages de combattants et des politiques d’alliances nouées par Habré. Les services locaux de la DDS conservent un œil sur ces formations.

6. La DDS face à ses sources : une sociologie du renseignement

  • 43 Entretiens de J.-P. Bat avec d’anciens prisonniers de l’association des victimes des crimes du régi (...)

26Les services locaux de documentation et de sécurité reposent avant tout sur les informateurs du régime : si leur sociologie est complexe à tracer, cinq hypothèses sociologiques peuvent être avancées. Premièrement, les détenus ou les suspects arrêtés constituent une cible traditionnelle : brisés par la question ou les tortures, ils se voient proposer une collaboration contrainte (il s’agit là d’un héritage qui remonte au moins au CCER). Les cas de recrutement de détenus par la DDS comme « mouchards » au sein même des prisons sont évoqués par plusieurs anciens prisonniers43. Abakar Torbo, responsable du service pénitentiaire de la DDS, tente à plusieurs reprises de recruter des indicateurs parmi les prisonniers : aussi bien lors de leur détention, en échange d’un adoucissement des conditions de leur peine, qu’à l’heure de la libération avant de les relâcher, libres, dans N’Djamena. Dans les deux cas, il espère en faire des indicateurs, voire des agents provocateurs si nécessaire, parmi les opposants. La cérémonie « des trois singes » présentée en introduction résume à elle seule la terreur exercée sur les détenus rendus à la liberté.

27Deuxièmement, les autorités locales mises au jour lors des tournées de sensibilisation constituent des collaborateurs privilégiés pour le régime : dans les endroits où la DDS n’a pas de représentation, il est permis de supposer qu’ils servent d’informateurs en qualité d’intermédiaires entre les pouvoirs locaux (économiques, religieux ou sociaux) et les institutions de l’État installées à la préfecture ou à la sous-préfecture. Cette position les renforce dans leur position sans nécessairement les compromettre. Peut-être peuvent-ils même espérer une gratification financière ou un regain d’autorité en jouant de cette position.

  • 44 DDSSNIRSGPC891028 : rapport de fin de mission de l’adjoint du chef de sécurité fluviale et du contr (...)

28Troisièmement, est mentionné le cas d’informateurs volontaires qui espèrent amorcer une collaboration qui leur ouvrira les portes de la DDS, c’est-à-dire d’une vie de fonctionnaire jouissant d’une relative impunité dans le Tchad d’Hissein Habré. Le réseau des informateurs de la DDS appartiendrait donc à un écosystème lié au développement de l’État-Unir voulu par Habré depuis 1984. Reste les interrogations que suscite la mention à des indicateurs bénévoles44 dans certains rapports de la DDS. Il convient de lire derrière cet adjectif qualificatif l’existence d’agents non rémunérés – avec le mythe entretenu par la DDS d’une pénétration des sociétés à l’échelle micro-locale. Un premier niveau de lecture permet d’imaginer que l’officier traitant de la DDS est parvenu à contraindre un citoyen à devenir son informateur, d’une manière ou d’une autre. Un second niveau de lecture permet de deviner que certaines sommes, équivalant à des fonds spéciaux dévolus à la rémunération des informateurs, ont pu être détournées par des fonctionnaires de la DDS. Les abus d’autorité et de corruption de ces fonctionnaires incarnant à l’échelle des préfectures une autorité incontestée et jouissant d’une évidente impunité ont sous-tendu la réalité des métiers de la DDS.

  • 45 DDSSNIRSGPC861125 : compte rendu du chef du service de documentation et de sécurité du Mayyo-Kebi, (...)
  • 46 DDSSNIRSGPC890820000115 : compte rendu de mission d’un officier à Moundou, N’Djamena, le 12 novembr (...)
  • 47 Le réseau « Mosaïque » serait une collaboration de la DDS à l’extérieur de ses frontières avec une (...)

29Quatrièmement, la DDS organise la surveillance aux frontières. Lors de campagne de sensibilisation ou de discours officiels, le préfet rappelle aux citoyens des zones frontières le devoir de vigilance, tenu comme la « mère de la sécurité »45. Le discours décrit ces citoyens des frontières comme les yeux de la nation auxquels rien ne doit échapper. Par-delà cette mobilisation de propagande, de véritables opérations de renseignement sont mises sur pied : il ne s’agit pas seulement des groupes spécialisés (tels que la brigade fluviale) mais de véritables opérations d’infiltration des émigrés et tout particulièrement des camps de réfugiés. Pour surveiller les camps à la frontière Sud, au Cameroun et en Centrafrique, la surveillance passe par des informateurs recrutés dans les villages frontaliers qui observent les franchissements de frontière, ou par des informateurs qui se rendent dans les camps pour recueillir des renseignements et les faire parvenir à leurs officiers traitants restés au Tchad. Cette infiltration est d’autant plus stratégique pour la DDS que le pouvoir tchadien considère, depuis les rébellions des années 1970, les camps de réfugiés à ses frontières comme des pépinières d’opposants, plus ou moins manipulés par les régimes voisins. Cette situation amène la DDS à se renseigner sur ce qui est dit par la population tchadienne exilée ainsi que sur les messages qui circulent dans les pays voisins. Elle tente à cette fin de déconstruire les réseaux de communication en menant des enquêtes sur les passeurs. Plusieurs documents se concentrent sur un seul individu et dévoilent la mise en place de traques par les agents de la DDS46. Sans même entrer dans l’histoire du réseau « Mosaïque »47 qui relève purement du renseignement extérieur, la DDS n’hésite pas à nouer des relations avec ses homologues à ses frontières. La surveillance des frontières se renforce au fil des ans sous l’égide de la DDS. Un maillage de plus en plus précis, nourri très certainement d’agents doubles qui se débattent entre les rebelles et les services de police politique camerounais et tchadien, se met en place. Un rapport d’août 1987 renseigne sur le stade d’évolution de la DDS à cette période et les moyens qu’elle peut mettre en place face à la menace libyenne et un contrôle renforcé à l’étranger, cette fois-ci au Soudan. Le directeur de la DDS se déplace dans le Ouaddaï, région tampon avec la frontière soudanaise, dans le cadre de la répression contre les Hadjaraï, pour mettre en place une mission spéciale de surveillance. Cette « mission d’exploitation de renseignements » est à l’origine de la création d’une commission de défense et de sécurité. Tout laisse à penser que cette mission est accompagnée d’infiltration et/ou de l’exploitation d’agents et informateurs dans les villages frontaliers et dans les camps de réfugiés du Darfour.

  • 48 DDSSNIRSGPC900427 : compte rendu de la mission d’un informateur dit « Gombo exquis », N’Djamena, le (...)

30Le compte rendu de mission de l’informateur surnommé « Gombo exquis » dévoile de manière extrêmement rare le travail de renseignement vu de l’autre côté. « Gombo exquis », ancien CDR, apparaît comme un informateur d’un certain niveau, car il est non seulement capable de rédiger ou faire rédiger en bonne et due forme un rapport d’activité, mais il dispose en plus d’une certaine autonomie et organise un réseau de renseignement pour le compte de son officier traitant. De manière tout à fait logique, il recrute prioritairement parmi ses anciens compagnons CDR. Son compte rendu donne à voir quelques mécanismes du renseignement pratiqué par des informateurs : missions de reconnaissance et d’information à travers des villages, recrutement et « implantation d’informateurs », mobilisations des anciens du CDR pour lui servir de veilleurs, voire d’informateurs. « Par ailleurs, j’ai eu à sermenter (sic) les informateurs recrutés et j’ai demandé à certains chefs de village de collaborer franchement avec les éléments de la Sécurité en vue de couvrir ma mission »48. À l’image de celui des trois singes, le serment constitue un acte fondateur dans la collaboration avec la DDS.

  • 49 DDSSNIRSGPR870330 : rapport mensuel du chef du service de documentation et de sécurité de Bousso po (...)

31Par-delà cet essai sociologique des sources d’information de la DDS, il reste la question de savoir quelle fut l’emprise réelle, qualitative et surtout quantitative, de cette organisation. Ainsi, lorsqu’un rapport mensuel de mars 1987 établit que 60 % du peuple est « converti en agents de renseignements49 », cette information, en plus d’inspirer l’incrédulité, laisse surtout entrevoir les dérives propagandistes internes à la DDS.

7. La DDS : un service au cœur des marges ?

  • 50 DDSSNIRSGPC861229 : rapport d’Abdallah Karamadine sur Bichara Chaïbo, N’Djamena le 29 décembre 1986 (...)

32À différents niveaux, la DDS est agitée par une tension interne oscillant entre ses missions de renseignement politique et son orientation de police politique. C’est ainsi que les rapports de la DDS alimentent délibérément la thèse officielle d’une adhésion de masse au régime Habré, confirmée par les messages de l’Unir. Chronologiquement, cette séquence accompagne notamment la reprise en main politique qu’opère Habré entre 1987 et 1989. Cette dérive, qui s’avère consubstantielle au fonctionnement de la DDS, met au jour plusieurs logiques. La première est le recours au mensonge idéologique par des agents de la DDS en vue de sauvegarder la position sociale avantageuse. La production croissante de papier est le gage formel, à destination de N’Djamena, de l’emprise de la DDS à travers le Tchad. La deuxième logique à l’œuvre est régie par la surveillance dans laquelle baignent quotidiennement les agents de la DDS. Car outre les suspects – au sens large du terme –, les services locaux de documentation et de sécurité surveillent les autorités préfectorales et les organisations de l’Unir. Mais la réciproque est aussi vraie : les agents locaux de la DDS se savent sous l’œil des cadres locaux de l’Unir, courroie de transmission de la propagande d’État dont l’influence s’accroît au fil des années. La paranoïa se niche au cœur des relations qui régissent les institutions du parti-État d’Habré. Les guerres locales entre ceux qui espèrent incarner les nouveaux barons du régime (DDS, Unir, FANT, agents préfectoraux, etc.) se multiplient. Qu’il s’agisse d’incidents, d’affaires de basse police ou de règlements de comptes entre institutions du parti-État, ces accrochages contribuent directement aux tensions internes aux rouages du régime Habré et à faire monter la violence au sein même de l’appareil d’État. Le plus haut sommet de la DDS n’est pas épargné par ce phénomène : à N’Djamena aussi, la roche Tarpéienne voisine le Capitole. L’élimination de Bichara Chaïbo, directeur-adjoint de la DDS, dévoile le système entremêlé de délation et de surveillance quotidiennement à l’œuvre conduit par son propre secrétaire personnel (Darcourt, 2001)50. Son rapport est manifestement animé tout à la fois d’un contentieux personnel, d’un opportunisme professionnel et de l’état d’esprit qui traverse de manière plus générale les couloirs de la DDS.

  • 51 À titre d’exemple a été avancé le cas de Warou : simple chef de service, il apparaît en première li (...)

33L’instruction menée par la justice tchadienne de 2000 à 2014 lors du procès des cadres de la DDS confirme un point fondamental : par-delà l’organigramme officiel de la DDS, le fonctionnement réel interne de la DDS répond à des dynamiques parallèles. C’est ainsi qu’a été évoqué dans l’instruction le rôle de commissions secrètes, qui n’ont pu être démontrées faute de preuves suffisantes51. Lors de la plaidoirie des avocats des parties civiles devant les CAE en 2016, une nouvelle version de l’organigramme de la DDS dressé par HRW, à la suite de celui qui avait été composé dans La Plaine des morts, a ainsi été présenté (Bat, Tilouine, 2016).

34Derrière les indices de rigueur, nourris par les gages réels de « l’administration du papier », la DDS, de sa direction jusqu’à ses bureaux locaux, fonctionne avant tout comme un espace de passe-droit et de non-droit. Appartenir à la DDS constitue le sésame de l’impunité dans cet État de guerre. Le fonctionnement quotidien d’un service de documentation et de sécurité au niveau de la préfecture évolue dans une adaptation permanente. Les conclusions des travaux de Marielle Debos sur « la guerre des préfets » sont déjà fonctionnelles du temps d’Habré (Debos, 2013b). Ce service de documentation et de sécurité en préfecture a pour principal indice de fonctionnement, vu de N’Djaména, le volume d’informations recueillies (traduit par la production normée de notes) et le volume de répressions (traduit par les arrestations puis la gestion carcérale, entre la préfecture et la capitale). Il en ressort que la quantité prime sur la qualité dans le travail de la DDS pour donner à voir le contrôle exercé par l’État ; il est même permis d’avancer que, dans la conception de la DDS, la qualité de son renseignement a pour prérequis une certaine quantité. Dans ces circonstances, la DDS, en mal de moyens financiers, n’hésite pas à vivre littéralement sur le pays et recourt à toutes les formes d’illégalismes d’État (Foucault, 1975). Plus exactement, au niveau de la préfecture, la DDS cherche à s’imposer comme l’institution garante de l’ordre non pas légal mais sécuritaire, quels que soient les moyens utilisés et quelles que soient les interprétations locales faites de la « sécurité d’État ».

  • 52 Ce phénomène n’est pas nouveau : il fut utilisé, par exemple, lors de l’épuration française en 1944 (...)

35La DDS constitue cependant un moment clé dans l’histoire de la sécurité d’État au Tchad : elle procède pour la première fois à sa professionnalisation massive, sous contrôle des Tchadiens – certes en lien avec des partenaires extérieurs. Même si le CCER apparaît en image subliminale, de nouveaux acteurs apparaissent en 1983 avec l’expérience DDS ; l’épuration de 1990 n’aura finalement pas raison de ce personnel DDS car ces agents conservent dans le Tchad post-Habré des années 1990-2000 un monopole technique dans les métiers du renseignement. Après avoir envisagé un temps la purge de tous les fonctionnaires de la DDS, le régime d’Idriss Déby se résout à les recycler – non pas les cadres, compromis dans la répression, mais directement les techniciens de la bureaucratie du renseignement. Mais si la DDS opère sa mue professionnelle, elle reste prisonnière politiquement de son fondateur. Le directeur de la DDS n’est pas un contre-poids institutionnel mais un relais direct du président. La logique de réseau politique, rendue particulièrement visible avec la personnalité de Guihini Koreï, le directeur de la DDS de 1987 à 1989 et l’homme de confiance d’Hissein Habré, a pu inspirer la thèse du virage et de la dérive de la DDS après 1987. De manière fort opportuniste, Saleh Younouss lui-même épouse cette thèse comme stratégie de défense à son procès en 2015. Dans le cadre du procès de N’Djaména, les inculpés ont plaidé le service de l’État et une forme de déresponsabilisation pour rejeter sur les épaules d’Hissein Habré la culpabilité politique de leurs actions52. Cette stratégie individuelle est compréhensible dans ces circonstances et recoupe une réalité : l’importance du lien personnel entre le chef de la DDS et le chef de l’État. Cependant, cette dimension ne doit pas en cacher une autre : la DDS constitue un premier aboutissement dans la construction d’une administration du secret, commencé avec le CCER au lendemain de l’indépendance. En ce sens, la DDS consacre une bureaucratie du secret imparfaite mais plus aboutie que jamais au Tchad, tant à travers les préfectures qu’à l’échelon administratif et technique central. C’est cette administration bureaucratique, marquée du sceau de son impunité, qui permet de parler d’un système DDS pour les années Habré, là où on parlait d’un système-Gourvennec (et non CCER) dans les années Tombalbaye (Mireval, 2018).

36La DDS, pourtant, puise ses racines dans la nature même du régime voulu par Habré, voire au-delà : elle constitue, à double titre, un cas d’étude unique des services de sécurité africains de la seconde moitié du XXe siècle. Premièrement, parce qu’il s’agit du premier service dont les archives ont pu être saisies par la recherche scientifique dans les plis de l’affaire judiciaire Habré. Les autres services de sécurité ou de renseignement en Afrique ne sont en effet connus qu’au travers des témoignages directs d’agents ou de victimes, ou des regards indirects (des archives diplomatiques bien souvent). Ceci explique le caractère singulier de la méthodologie d’un travail sur la DDS. Deuxièmement, parce qu’au miroir des histoires fragmentaires mais partiellement recomposées d’autres services de sécurité et de renseignement en Afrique, la DDS donne à voir la construction et à la professionnalisation technique d’une authentique administration du secret et de la répression politique. La frontière entre renseignement et sécurité d’État y apparaît délibérément brouillée, faisant de la répression extra-judiciaire la finalité incontournable du renseignement, fût-il techniquement professionnalisé au cours de cette décennie 1980 : ce point est partagé par l’essentiel des services africains. Mais la particularité de la DDS est que, sans surinterpréter la qualité souvent médiocre de ses agents, les rouages qui constituent ce service à l’échelle locale comme à l’échelon central semblent compter autant – sinon plus – que la seule personnalité de son directeur (comme c’est fréquemment le cas dans les services africains) au point que l’ANS qui succèdera à la DDS ne pourra pas faire l’économie de recycler une grande partie de son personnel.

L’odyssée des archives de la DDS (1990-2017)

Le 29 décembre 1990, est créée une Commission d’enquête nationale sur les crimes et détournements de l’ex-président Hissein Habré, ses coauteurs et/ou ses complices. Elle est présidée par Mahamat Hassan Abakar. Les seuls locaux libres pour accueillir cette commission sont les bâtiments de la DDS. Ce choix semble a priori complexe pour le travail de la commission : initialement, nombre de victimes n’osent pas revenir sur le site de la police politique de sinistre mémoire, d’autant qu’elle jouxte la « piscine », la plus sordide prison de la DDS. Mais une découverte va changer le travail de la commission : celle des archives de la DDS. Si quelques archives ont pu être détruites à la chute du régime Habré, l’essentiel a été abandonné sur place dans la précipitation des événements de novembre 1990 ; les documents sont éparpillés à même le sol. Une opération de classement est organisée par la commission d’enquête pour accompagner la rédaction de son rapport final, remis en 1992. À cette date, les archives reconstituées sont rangées dans des armoires : avant de clore les activités de la commission, Mahamat Hassan Abakar procède à une visite du siège de la DDS à l’attention des victimes au cours de laquelle sont présentées des archives en véritables ex-voto. Il ferme ensuite à clé la porte des locaux. Au lendemain de la conférence nationale souveraine, l’affaire Habré semble tomber dans l’oubli ; les archives entrent dans une phase de sommeil. Seule reste la publication dirigée par Mahamat Hassan Abakar : Les crimes et détournements de l’ex-président Habré et de ses complices. Rapport de la commission d’enquête nationale du ministère tchadien de la Justice (Abakar, 1993).

En 1999, HRW et la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) cherchent à relancer l’affaire. Reed Brody, après avoir travaillé sur l’affaire Pinochet, se lance dans le dossier Habré. Comme pour Pinochet et les « archives de la terreur » (les archives des polices politiques du plan Condor), il cherche les fameux documents de la police politique d’Habré pour alimenter le dossier judiciaire. Mais on ignore ce qu’elles sont devenues depuis 1992. L’accès à l’ancien QG de la DDS est devenu plus compliqué pour des raisons de sécurité : il est désormais dans l’enceinte du nouveau palais présidentiel. Le chemin des archives a été oublié et personne ne les a vues depuis 1992, laissant libre court à toutes les hypothèses. En 2001, Ismaël Hachim, président de l’association des victimes (AVCRP) et Zaghawa (communauté prise pour cible par le régime Habré), obtient de se faire ouvrir les portes de l’ancienne DDS au titre de l’AVCRP, en compagnie de Reed Brody et d’Olivier Bercault, chercheur à HRW. Surprise : les documents sont toujours là. Ils jonchent le sol sur une épaisseur de plusieurs centimètres. Que s’est-il passé depuis 1992 ? Nul ne le sait. Au regard de « l’épaisse couche de poussière » qui recouvre les archives, elles semblent attendre depuis longtemps dans cet état. Reed Brody jubile : « J’ai l’impression ici d’avoir découvert l’Eldorado : l’Eldorado, c’est la ville d’or des Incas, mais ici c’est la ville d’or pour ceux qui veulent juger Hissein Habré ». Les autorités tchadiennes mettent les documents à sa disposition. Une campagne de presse est organisée autour de de cette découverte sensationnelle : en écho à l’affaire Pinochet et aux « archives de la terreur », les documents de la DDS sont médiatiquement baptisés « les archives de l’horreur » dès 2001.

Dans l’ombre, un travail de fourmi est lancé, qui va durer six mois. Une équipe de quatre à six membres de l’AVCRP, dirigés par Sabadet Totodet et assistés notamment par deux chercheurs de HRW et de la FIDH, procède au nettoyage, au tri et au classement de milliers de documents, feuillet par feuillet. Les documents susceptibles de nourrir le dossier de plainte de l’association des victimes sont photocopiés et confiées à HRW pour leur exploitation. En 2002, en exécution d’une commission rogatoire, la justice belge se déplace également à N’Djamena dans le cadre de la procédure ouverte par l’AVCRP à Bruxelles, et procède également à des copies authentiques qui intègrent le dossier judiciaire belge. Ces opérations d’archivage terminées, les originaux sont laissés sur place, dans leurs nouveaux cartons, et les locaux de la DDS sont une nouvelle fois fermés et leur porte cadenassée en 2002.

HRW lance dans la décennie 2000 l’exploitation des photocopies effectuées : à New York, Patrick Ball crée un logiciel qui permet d’effectuer des recherches par nom, par date ou par lieu et de référencer la source. Ce programme a permis de redécouvrir la trace de nombreux « disparus » du régime Habré, tandis qu’Olivier Bercault signe en 2008 un rapport pour HRW. L’histoire des archives connaît un nouveau réveil. Cet immense travail de dépouillement, de recoupement, de recherche méthodique constitue un apport essentiel du rapport HRW :La Plaine des morts. Le Tchad de Hissène Habré (1982-1990), publié en 2013 (Bercault, 2013) et qu’illustrent les analyses infographiques des archives. En 2013 également, en exécution d’une commission rogatoire des Chambres africaines extraordinaires (CAE), les locaux de la DDS sont à nouveau ouverts, cette fois par la justice tchadienne. Le pool judiciaire en charge de l’affaire DDS au parquet de N’Djamena fait ramener au palais de justice les archives. Un nouveau classement est effectué dans la perspective de l’instruction, et les magistrats instructeurs des CAE effectuent des copies authentifiées qui rejoignent le dossier Habré à Dakar.

Les archives de la DDS constituent donc le fil rouge de l’affaire Habré mais aussi un patrimoine historique unique pour le Tchad en particulier et pour l’Afrique en général, qu’il convient de protéger et préserver comme tel. Des précédents existent déjà en la matière, à l’exemple de la Stasi est-allemande ou de la police politique du Paraguay, qui ont également trouvé leur place dans les processus de justice transitionnelle. À l’ouverture du procès de Dakar, les originaux des archives de la DDS se trouvent toujours au palais de justice de N’Djamena.

37

Glossaire des acronymes et sigles

ANS : Agence nationale de la sécurité

BCSR : Bureau de coordination et de synthèse du renseignement

BET : Borkou – Ennedi – Tibesti

BSI : Brigade spéciale d’intervention

CAE : Chambres africaines extraordinaires

CCER : Centre de coordination et d’exploitation du renseignement

CDR : Conseil démocratique révolutionnaire

CIA : Central Intelligence Agency

CSM : Conseil supérieur militaire

DDS : Direction de la documentation et de la sécurité

DGSE : Direction générale de la sécurité extérieure

FANT : Forces armées nationales tchadiennes

FIDH : Fédération internationale des droits de l’homme

FPT : Front patriotique tchadien

GNNT : Garde nationale nomade tchadienne

Gunt : Gouvernement d’union nationale de transition

HRW : Human Rights Watch

PLR : Poste de liaison et de renseignement

Sdece : Service de documentation extérieure et de contre-espionnage

Unir : Union nationale pour l’indépendance et la révolution

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Bibliographie

Abakar M.H., 1993, Les crimes et détournements de l’ex-président Habré et de ses complices. Rapport de la commission d’enquête nationale du ministère tchadien de la Justice, Paris, L’Harmattan.

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Notes

1 Les trois singes présentés par les agents de la DDS le sont sous forme de photographie selon certaines versions, et de peinture murale selon d’autres (suivant les centres de détention et les cérémonies de libération). Entretien de J.-P. Bat, N’Djamena, juin 2015.

2 Une première version imprimée de manière artisanale est diffusée officieusement à travers N’Djamena, avant de conduire à une publication officielle chez l’Harmattan. Entretien de J-P Bat, N’Djamena, juin 2015.

3 Voir la déposition de l’historien Arnaud Dingammadji en ouverture des auditions du procès des CAE, septembre 2015 : https://www.youtube.com/watch?v=u-O5KKF05mU ; https://www.youtube.com/watch?v=4qIB85Z6Bc8 ; https://www.youtube.com/watch?v=OCi9kqR_w6c.

4 Voir notamment l’annexe 5 « Les images de l’horreur » dans Abakar, 1993 (111-123).

5 Un documentaire réalisé par Isabelle Coixet (2015).

6 Son existence n’a jamais été formellement prouvée ; il s’agirait du tout premier cercle de pouvoir réuni officieusement autour d’Habré. Son existence est évoquée par certains cadres du régime Habré au cours de la commission d’enquête de 1990-1992. Entretien de J.-P. Bat avec Mahamat Hassan Abakar et avec le premier magistrat instructeur de l’affaire de la DDS, N’Djamena, juin 2015.

7 Arnaud Dingammadji a été l’historien convoqué par les CAE pour ouvrir et cadrer le contexte du procès Habré à Dakar en 2015.

8 Archives nationales, fonds Foccart, AG/5(F)/659. Rapport de mission du commandant Maurice Robert à Fort-Lamy du 20 au 24 octobre 1967, Paris le 31 octobre 1967.

9 Archives nationales, fonds Foccart, AG/5(F)/663. Correspondance de Fernand Wibaux. Entretiens de J.-P. Bat avec Fernand Wibaux, Le Perreux-sur-Marne, 2004.

10 Goukouni Weddeye. Témoignage pour l’histoire du Tchad. Entretiens avec Laurent Correau, RFI, 2008. Entretien de J.-P. Bat avec Goukouni Weddeye, N’Djamena, 2015.

11 Archives de la préfecture de police. Dossier d’enquête de la police judiciaire sur l’assassinat d’Outel Bono. Auditions de Claude Bocquel en décembre 1977 et janvier 1978.

12 Archives nationales, 20140408/1, documentation remise par Jacques Foccart à Philippe Gaillard en 1992, Annexe du rapport du SDECE sur les « personnes liées aux réseaux d’influence en Afrique regroupées par leurs liens d’origine ou professionnels », août 1981 (Faligot et al., 2012, 412).

13 Une partie de la négociation de coopération technique de la DGSE en 1982-1983 se joue à Paris, avec l’ambassadeur tchadien Ahmad Allam-Mi, lui-même en relation avec la DGSE par l’entremise de son contact « Éric » (Allam-Mi, 2014). Mais il faut attendre 1988 pour que le général Mermet, directeur de la DGSE, parvienne à renouer un lien direct avec Habré à travers « Mathieu », officier de réserve de la DGSE – mais sans grand succès. Pour le reste, la DGSE opère soit sur le terrain avec des éléments du service Action, soit dans le domaine du renseignement depuis son poste sous couverture diplomatique à l’ambassade de France. Entretiens de J.-P. Bat avec le général François Mermet, Paris, 2015, et avec Claude Silberzahn, Simorre, 2015.

14 Les profils de « John », « Paul » et « Maurice » émergent comme les trois des conseillers de la CIA successivement en poste au sein de la DDS.

15 Dans le cadre du « Plan Condor », réseau des polices politiques du cône Sud pour la lutte anticommuniste, les États-Unis en général et la CIA en particulier ont apporté leur soutien opérationnel aux dictatures latinas (Dinges, 2003),

16 Voir le séminaire de l’Imaf et du Ceri : « L’État documentaire et les mondes du papier en Afrique » animé par Séverine Awenengo-Dalberto, Richard Banegas et Aïssatou Mbodj-Pouye.

17 Voir les travaux d’Amadou Dramé sur le service des Affaires musulmans au Sénégal, et sa contribution au programme l’IHA-Crepos : « L’islam dans la politique sécuritaire de la France en Afrique de l’Ouest : identifier, contrôler et surveiller les lettrés musulmans (1906-1962) ».

18 Kema Manatouma prépare une thèse sur sciences politiques à l’Université Paris Nanterre sur « Identifier les individus au Tchad : politiques et pratiques de l’état-civil. ». Voir également sa contribution au programme IHA-Crepos : « La bureaucratisation de l’identité au Tchad. Que nous dit la carte d’identité de 1961 ? » https://ihacrepos.hypotheses.org/807.

19 Archives de la DDS : DDSSNIRSGPR et DDSSNIRSGPC. Le système d’archivage et de cotation a été imaginé par HRW. Il importe de souligner que ce système de cotation a été employé par les CAE pour identifier les numéros de scellés et de pièces à conviction du dossier ; les documents sont donc cotés à la pièce. La cote correspond à la description suivante : DDS (du nom de la police politique), S (spécifiques), NI (notes internes), R (rapports), SG (sur la situation générale), PR ou PC (points périodiques ou points ponctuels). Les six chiffres qui suivent traditionnellement cette cote correspondant à l’année, au mois et au jour de signature du document. Il convient de souligner que dans cet ensemble DDSSNIR, il existe parallèlement à la sous-section SG « situation générale » une autre section PR « sur les prisons ». Celle-ci a été largement exploitée par HRW, beaucoup plus que la sous-section SG, dans le cadre de son travail sur les disparus des geôles du régime Habré qui est au cœur de la procédure judiciaire. Le corpus DDSSNIRSG retenu souffre naturellement de ne pas être exhaustif : toutefois, ses grands contours se dégagent, mettant au jour la dynamique de construction et de fonctionnement de la DDS. Enfin, ce corpus est loin d’épuiser toutes les ressources des archives de la DDS.

20 Les pics de production n’ont pas lieu au même moment : 1986 est l’année qui présente la plus grande rédaction de rapports périodiques tandis que le pic pour les rapports ponctuels se trouve en 1989. Il est permis d’en conclure que les rapports ponctuels ne sont pas une étape préparatoire à l’écriture des rapports périodiques ; les informations présentes dans les deux types de dossiers ne semblent jamais se corroborer. En observant l’année 1986, on voit que deux rapports périodiques concernant la Tandjilé, et trois concernant le Ouaddaï, nous sont parvenus, mais aucun rapport ponctuel ne correspond (en 1985 comme en 1986), alors que les documents périodiques font état d’une situation assez instable.

21 Commando, qui est abrégé en « codo » dans le vocabulaire militaire tchadien.

22 DDSSNIRSGPR84-2 : rapport annuel 1984.

23 DDSSNIRSGPC890820000125 : consigne du directeur de la DDS aux chefs de services de documentation et de sécurité, N’Djamena, le 14 juillet 1987.

24 DDSSNIRSGPR870228 : rapport mensuel de février 1987 du service de sécurité et de documentation de Bousso. Le déploiement du matériel (machines à écrire, etc.) à travers le territoire constitue un enjeu technique dans la mise en chaîne du dispositif de renseignement.

25 DDSSNIRSGPC861229 : rapport d’Abdallah Karamadine sur Bichara Chaïbo, N’Djamena le 29 décembre 1986.

26 Dans ses travaux sur la guerre d’Algérie, Raphaëlle Branche a prouvé les astuces et les euphémismes de rédaction dans les rapports pour contourner ou dissimuler la question de la torture.

27 DDSSNIRSGPC861229 : rapport d’Abdallah Karamadine sur Bichara Chaïbo, N’Djamena le 29 décembre 1986. DDSSNIRSGPC870817 : rapport de mission du directeur de la DDS à Abéché et Adré, N’Djamena le 17 août 1987, avec en pièces jointes les fiches d’audition. La correspondance de vocabulaire (l’utilisation de l’euphémisme « audition » pour interrogatoire) plaide pour attester de l’emploi de la torture dans le cas de ces deux fiches d’auditions.

28 DDSSNIRSGPC860919 : rapport du chef du service de documentation et de sécurité de Gore, le 19 septembre 1986. « Il a demandé au s/lieutenant Hassaballah adjoint au commandant de Cie qu’il soit son interprète auprès du commandant de Cie titulaire de lui relater la séance de travail. »

29 DDSSNIRSGPC870817 : rapport de mission du directeur de la DDS à Abéché et Adré, N’Djamena le 17 août 1987, avec en pièces jointes les fiches d’audition.

30 DDSSNIRSGPR86100 : note d’information du chef du service de documentation et de sécurité dans la Tandjilé, Laï, le 1er octobre 1986. La mention de ces messages chiffrés est généralement liée à un problème de déchiffrage, ainsi qu’en atteste cette note.

31 DDSSNIRSGPR860930 : rapport mensuel du chef du service de documentation et de sécurité dans la Tandjilé pour le mois de septembre 1986, Laï, le 30 septembre 1986. « Tout est maintenant en ordre ». DDSSNIRSGPR860731 : rapport mensuel du chef du service de documentation et de sécurité du Ouaddaï pour le mois de juillet 1986, Abéché, le 31 juillet 1986.

32 DDSSNIRSGPR860630 : rapport mensuel du chef du service de documentation et de sécurité du Ouaddaï pour le mois de juin 1986, Abéché, le 30 juin 1986.

33 DDSSNIRSGPC890820000085 : fiche de renseignements en provenance du service d’Ati, N’Djamena, le 6 octobre 1984.

34 DDSSNIRSGPR860505 : rapport mensuel du chef du service de documentation et de sécurité du Logonoe occidental pour le mois d’avril, Moundou, le 5 mai 1986.

35 DDSSNIRSGPR860505 et DDSSNIRSGPC871009 : note d’information du chef de service de documentation et de sécurité de Gore, le 9 octobre 1987. L’État procède dans ce cas au licenciement de « plus de 1 000 personnes » au nom de « l’intérêt général » puisqu’il s’agissait de « sauver et maintenir debout » une entreprise productrice de coton.

36 DDSSNIRSGPR851109 : rapport mensuel du chef du service de documentation et de sécurité du Moyen-Chari pour le mois d’octobre 1985, Sarh, le 9 novembre 1985. C’est ainsi qu’un agent rend compte de l’écoute d’une communication entre une filiale d’Esso au Tchad et une autre au Cameroun.

37 DDSSNIRSGPC890501 : compte rendu du chef du service de documentation et de sécurité de Moussouro, le 1er mai 1989. La DDS occulte naturellement la dimension contrainte de ces prélèvements gouvernementaux.

38 DDSSNIRSGPC871009 : note d’information du chef de service de documentation et de sécurité de Gore, le 9 octobre 1987. Ce rapport illustre bien cette idée. Son auteur suggère, après avoir rapporté les paroles prononcées lors de la campagne de sensibilisation, un « contact permanent des autorités [...] avec la population », pour accroître la surveillance de la population du canton de Békan. Il avertit, de façon détournée, l’administration centrale que cette population pose problème, n’étant pas assez « sensibilisée », et que des agents devraient être envoyés sur place.

39 DDSSNIRSGPC890820000005 : compte rendu du chef du service de documentation et de sécurité de Doba, le 7 octobre 1985.

40 DDSSNIRSGPC890720 : compte rendu du chef du service de documentation et de sécurité du Logone oriental, Moundou, le 20 juillet 1989. Ici le président du comité islamique local compare le Tchad à un vêtement déchiré que Habré a aidé à coudre.

41 DDSSNIRSGPR84-2 : rapport annuel 1984.

42 DDSSNIRSGPC890820000119 : compte rendu DDS du 21 décembre 1988 et note de service DDS du 21 novembre 1988.

43 Entretiens de J.-P. Bat avec d’anciens prisonniers de l’association des victimes des crimes du régime d’Hissein Habré (AVCRHH), N’Djamena, juin 2015.

44 DDSSNIRSGPC891028 : rapport de fin de mission de l’adjoint du chef de sécurité fluviale et du contrôleur de sécurité fluviale, N’Djamena, le 29 octobre 1989. Ce rapport mentionne des « indicateurs bénévoles » qui « attendent toujours impatiemment dans l’espoir de s’intégrer » à la DDS.

45 DDSSNIRSGPC861125 : compte rendu du chef du service de documentation et de sécurité du Mayyo-Kebi, Bongor, le 25 novembre 1986.

46 DDSSNIRSGPC890820000115 : compte rendu de mission d’un officier à Moundou, N’Djamena, le 12 novembre 1987.

47 Le réseau « Mosaïque » serait une collaboration de la DDS à l’extérieur de ses frontières avec une série de services africains alliés (Tchad, Côte d’Ivoire, Togo, Centrafrique, Cameroun, Zaïre et Israël) en vue de traquer hors du Tchad les ennemis du régime.

48 DDSSNIRSGPC900427 : compte rendu de la mission d’un informateur dit « Gombo exquis », N’Djamena, le 27 avril 1990.

49 DDSSNIRSGPR870330 : rapport mensuel du chef du service de documentation et de sécurité de Bousso pour le mois de mars 1987, le 30 mars 1987.

50 DDSSNIRSGPC861229 : rapport d’Abdallah Karamadine sur Bichara Chaïbo, N’Djamena le 29 décembre 1986. « Comme l’entière confiance lui a été accordée par le président de la République, je ne peux pas dresser un rapport sur lui et présenter à la présidence de crainte qu’il me surprenne et me reproche dans d’autres actes. […] Bichara a tissé des relations avec tous les services, départements, arrondissements voire d’autres milieux. […] Bichara a répondu : "Que veux-tu ? En politique c’est comme ça ; continue ton service et je dirai au président de t’aligner chef secrétaire". C’est ainsi que Nawam jouit de son poste actuel, en relevant toutes les rencontres qu’a eues el-Hadj Moussa avec Mister Paul, du jour le jour pour l’inculper dans de graves problèmes […] Il [El-Kapone, agent du directeur Younouss] fut exécuté au bureau de la DDS derrière le bureau de Bichara. […] Bichara déclare à n’importe quel informateur que le président lui a accordé le feu vert pour entreprendre le tout. »

51 À titre d’exemple a été avancé le cas de Warou : simple chef de service, il apparaît en première ligne dans une série d’affaires sensibles.

52 Ce phénomène n’est pas nouveau : il fut utilisé, par exemple, lors de l’épuration française en 1944 par de nombreux policiers (Berlière, 2009).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Pierre Bat, Antoine Duranton, Soheila El Ghaziri, Mathilde Sigalas et Margo Stemmelin, « Renseigner et administrer la terreur sous Hissein Habré : la Direction de la documentation et de la sécurité »Champ pénal/Penal field [En ligne], 16 | 2019, mis en ligne le 26 juin 2019, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/champpenal/10789 ; DOI : https://doi.org/10.4000/champpenal.10789

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Auteurs

Jean-Pierre Bat

École nationale des chartes
65, rue Richelieu, 75002 Paris
École normale supérieure
45, rue d’Ulm, 75005 Paris
bat.jeanpierre[at]gmail.com

Antoine Duranton

Étudiant du master d’Histoire transnationale
École nationale des chartes
65, rue Richelieu, 75002 Paris
École normale supérieure
45, rue d’Ulm, 75005 Paris
antoine.diabduranton[at]gmail.com

Soheila El Ghaziri

Étudiante du master d’Histoire transnationale
École nationale des chartes
65, rue Richelieu, 75002 Paris
École normale supérieure
45, rue d’Ulm, 75005 Paris
soheila.ghaziri[at]gmail.com

Mathilde Sigalas

Étudiante du master d’Histoire transnationale
École nationale des chartes
65, rue Richelieu, 75002 Paris
École normale supérieure
45, rue d’Ulm, 75005 Paris
mathilde.sigalas[at]orange.fr

Margo Stemmelin

Étudiante du master d’Histoire transnationale
École nationale des chartes
65, rue Richelieu, 75002 Paris
École normale supérieure
45, rue d’Ulm, 75005 Paris
Mstem[at]hotmail.fr

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Droits d’auteur

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