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Entretien

À la découverte du vitrail

Interview avec Françoise Perrot
Claude Coupry et Françoise Perrot

Texte intégral

  • 1  La transcription de l’entretien oral a été vérifiée et amendée par Françoise Perrot.

1Spécialiste reconnue du vitrail médiéval, ayant fait sa carrière au CNRS (1964-2008) avec une participation importante au programme international du Corpus Vitrearum Medii Aevi (CVMA) ; Françoise Perrot nous a accordé cet entretien le 30 octobre 2012 1.

2Claude Coupry : Comment en es-tu arrivée à te spécialiser dans cette branche si particulière de l’histoire de l’art, à savoir l’histoire du vitrail ?

  • 2  André Chastel (1912-1990) ; Louis Grodecki (1910-1982) ; Jean Lafond (1888-1975) et Émile Mâle (18 (...)

3Françoise Perrot : Cela relève d’un très heureux hasard. Après un double cursus d’histoire/histoire de l’art jusqu’à la licence et le recollement des archives de l’Hôtel-Dieu de Beaune pour le diplôme d’études supérieures, je suis arrivée à Paris où j’ai suivi les séminaires d’André Chastel aux Hautes Études. C’est André Chastel qui m’a introduite au Corpus Vitrearum Medii Aevi. Louis Grodecki, qui en était le directeur, m’a proposé d’assister Jean Lafond, qui travaillait à un volume sur les vitraux de Saint-Ouen de Rouen. Comme je ne connaissais rien au vitrail, cela m’a paru une bonne occasion d’apprendre. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Jean Lafond, en octobre 1964, et je ne l’ai plus quitté jusqu’à sa mort, en 1975.
Rencontre importante sur bien des plans. Jean Lafond était un grand érudit, qui avait fait de solides études classiques – il avait, entre autres, suivi les cours d’Émile Mâle à la Sorbonne –, mais, comme il était destiné à prendre la direction du Journal de Rouen, toute carrière universitaire était exclue. Il s’était très tôt intéressé au vitrail, fasciné par les verrières de l’église de sa paroisse Saint-Patrice de Rouen – j’ai oublié de dire qu’il était d’une grande famille rouennaise. Son intérêt pour le vitrail ne s’est jamais démenti. Il avait même commencé une thèse sous la direction d’Émile Mâle, qui s’est arrêtée à une publication joliment intitulée La résurrection d’un maître d’autrefois : elle concerne l’identification d’un peintre verrier d’origine néerlandaise, Arnoult de Nimègue [vers 1475-1538], connu aussi sous le nom d’Arnoult de la Pointe, qui est la traduction de son patronyme, Aert von Ortkens ; cet artiste a signé des vitraux en Normandie, à Rouen et jusqu’à Saint-Lô, avant de repartir dans les Flandres.
Jean Lafond a fait porter son effort sur la peinture sur verre de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, ce qui le distingue des historiens du vitrail généralement plus intéressés – c’était encore le cas de Louis Grodecki – par le xiiisiècle 2.

4CC : Tu parles des vitraux dans des édifices religieux, et les édifices civils ?

5FP : L’architecture civile a reçu des vitraux au fur et à mesure de son développement, mais, à la différence des églises, les bâtiments civils n’ont pas été conservés de la même façon que les églises.
M. Lafond – encore lui – s’est intéressé à ce type de vitrail dans un très bel article, Le vitrail civil, à l’église et au musée (1956). Le titre se justifie de deux manières. D’abord les sujets traités étaient également religieux. Par exemple, Jean-Pierre Suau – lui aussi un élève de M. Lafond – a retrouvé un marché du xvsiècle pour la grande salle d’une maison bourgeoise, à Rodez, pour laquelle on demande un petit rondel de l’Annonciation. Par ailleurs, des vitraux civils ont été utilisés pour réparer les verrières des églises, à l’époque classique quand la peinture sur verre n’a plus été pratiquée régulièrement. J. Lafond s’est penché en particulier sur le cas de l’église de La Ferté-Bernard.
Comme tu vois, sa connaissance du vitrail embrassait un très large spectre.

6CC : Et tu as publié avec lui ?

7FP : J’ai participé à une demi-douzaine d’articles, pour lesquels il m’a remerciée dans une note. Mais pour le volume du Corpus Vitrearum Medii Aevi sur le chœur de Saint-Ouen de Rouen, j’apparais comme collaborateur en même temps que le regretté Paul Popesco.
De toute façon, je conserve un souvenir extraordinaire du travail aux côtés de mon « Vieux Maître », comme je le nomme affectueusement.

8CC : Comment t’a-t-il introduite dans le monde du vitrail ?

9FP : Outre les connaissances qu’il m’a transmises, il m’a permis de rencontrer un grand nombre de chercheurs avec lesquels il était en rapport. Par exemple, dès 1967, j’ai fait la connaissance de Madame Frodl-Kraft, qui présidait le comité du CVMA pour l’Autriche, et de jeunes docteurs allemands appelés à un grand avenir : Ulf-Dietrich Korn et Rudiger Becksmann, qui, par la suite, a mis en place la superbe structure du Corpus à Fribourg-en-Brisgau.

10CC : Qu’as-tu retenu de la ou des méthodes de travail de Jean Lafond ?

11FP : Il avait publié en 1966 un livre intitulé simplement Le vitrail. Je l’ai réédité une première fois, avec sa fille en 1978, en détaillant le titre : Origines, technique, destinées de manière à préciser les grandes lignes de son propos, qui est toujours d’actualité – à condition de le compléter par la bibliographie plus récente.
Ces remarques lui ont été inspirées par un contact étroit avec les œuvres elles-mêmes. Cette « pratique », il me l’a transmise car je l’ai accompagné dans divers ateliers où se pratiquaient les restaurations. La « critique d’authenticité » est le préalable à l’étude d’un vitrail ; il pointait les composantes techniques de la peinture sur le verre. Voilà comment j’ai appris à regarder les vitraux.

12CC : Comment se déroulaient les restaurations et quelle part y prenais-tu ?

  • 3  Jean Taralon (1909-1996).

13FP : Dans la décennie 1960 et encore au début des années 1970, de nombreux vitraux étaient encore en restauration sur des crédits de « dommages de guerre », à la suite des déposes de la seconde guerre mondiale. L’organisation administrative, qui prévalait alors, était différente de celle que j’entrevois actuellement. Le responsable qui coiffait la restauration des vitraux anciens était l’inspecteur général des Monuments historiques, Jean Taralon 3. Il collaborait étroitement avec Louis Grodecki et sollicitait dans la mesure du possible les avis de M. Lafond. J’étais la petite main qui réunissait les données historiques et collationnait les restaurations. Ces renseignements étaient destinés au service des Monuments historiques, dont la bibliothèque conservait les archives – entité devenue l’actuelle médiathèque du Patrimoine. Ils étaient réunis également pour servir aux futures études du Corpus Vitrearum.
En parallèle avec le Laboratoire de recherche installé au sein de la direction des musées de France, Jean Taralon a créé le Laboratoire de recherche des Monuments historiques (LRMH), qui devait s’attacher à traiter les problèmes scientifiques relatifs aux monuments et aux objets dont le Service a la charge. Une section avait été dédiée au vitrail, sous la houlette de Jean-Marie Bettembourg, avec lequel j’ai beaucoup travaillé, en particulier sur pièces, dans les ateliers.
Ce que je retiens de ces réunions, c’est que chacun y mettait son grain de sel. Les compagnons de l’atelier faisaient part de leur expérience, ce qui enrichissait beaucoup l’approche des restaurations. C’est encore une différence avec ce que j’entrevois des pratiques actuelles, où les aspects techniques me paraissent l’emporter au détriment d’une certaine sensibilité.

14CC : Pourrais-tu nous citer quelques restaurations auxquelles tu as participé ?

15FP : Deux chantiers m’ont fortement marquée. C’est d’abord la Sainte-Chapelle de Paris, dont la verrière de Judith a été déposée en 1969 à cause d’un meneau cassé dans la fenêtre. Je n’ai plus quitté ce monument sur lequel je travaille toujours – je t’en reparlerai plus tard. Et puis en 1975, ce fut le tour des trois grandes verrières du xiie siècle qui ornent la façade occidentale de la cathédrale de Chartres. Les ferrures, elles aussi du xiie siècle, étaient gauchies et devaient être redressées. Ce fut un chantier très délicat, qui fit l’objet d’une rude querelle suscitée par un groupe de peintres très en vue. Pourtant, le travail a été très bien préparé au LRMH et, pour la première fois, une protection extérieure a été envisagée sur des verrières anciennes. Malheureusement, il n’y a pas eu le suivi initialement prévu. Mais la restauration récente a remédié à tout cela.
Il y eut aussi le chantier de l’église Sainte-Jeanne-d’Arc à Rouen, où ont été remontées, dans les années 1975-1979, les verrières de l’ancienne église Saint-Vincent. L’édifice avait été presque entièrement détruit pendant la dernière guerre, mais le mobilier, dont les vitraux, mis à l’abri.
Cependant, en septembre 1979, la mise en place du Centre international du vitrail à Chartres m’a détournée du suivi des restaurations.
CC : C’est toi qui as fondé le Centre International du Vitrail ?

16FP : En fait, le Centre, en tant qu’association loi de 1901, avait été créé dès la fin des années 1960 pour recevoir les subventions nécessaires à la restauration de son siège, le Grenier de Loens, qui était la maison dîmière attachée à la cathédrale. Il fallait entrer dans une phase plus active et ce fut un très gros travail. Surtout, cela m’a fait basculer dans un autre monde, puisqu’il s’agissait de faire connaître le vitrail contemporain, ce à quoi je n’étais pas préparée. Les ateliers qui pratiquaient la restauration faisaient aussi des créations, comme l’atelier Le Chevalier à Fontenay-aux-Roses ou l’atelier Simon-Marq à Reims – et bien d’autres –, et ils m’ont guidée avec beaucoup de patience dans cette nouvelle voie. C’était un défi à relever que le directeur du Patrimoine avec la complicité de la direction du CNRS m’avait imposé.

17CC : En quoi consistait ton travail au Centre ?

18FP : Le but du Centre était de faire connaître l’art du vitrail. Dans le prolongement de mon travail sur le vitrail ancien, j’ai donc organisé un centre de documentation et d’information, à l’instar de ceux du CNRS – qui n’existent plus sous cette forme. Nous disposions de la bibliothèque spécialisée de M. Lafond, achetée par la Ville de Chartres. De son côté, le Corpus Vitrearum continuait sur sa lancée, et j’étais encore secrétaire du Comité international. Mais il fallait l’étendre à l’art du xixsiècle et surtout de l’époque contemporaine, d’autant plus que la production avait été importante depuis la guerre et la Reconstruction. Il fallait organiser des expositions et des recensements.
Ce furent des années très chargées, avec une toute petite équipe et un financement aléatoire qu’il fallait aller chercher chaque année. J’ai fait cela jusqu’en 1985.

19CC : Est-ce que cela t’a beaucoup apporté ?

20FP : Oui, car les peintres et les verriers se posent les mêmes questions que leurs devanciers. D’abord dans les paramètres qui entourent une commande. Ensuite dans le rapport entre le commanditaire et l’exécutant : parfois un peintre est chargé du carton, dans d’autres cas, le peintre-verrier fait le travail depuis l’esquisse initiale jusqu’à la pose de la verrière. Il en résulte une certaine rivalité entre les peintres et les peintres-verriers qui veulent être reconnus comme créateurs, alors que certains peintres les considèrent comme de simples exécutants. Après cet intermède chartrain, je suis revenue à mes chères études en 1986.

21CC : Qu’entends-tu par « tes chères études » ?

22FP : Reprendre le fil de mon travail sur le vitrail ancien – principalement du Moyen Âge et de la Renaissance. Maintenant que je sais à peu près lire un vitrail, c’est-à-dire démêler les parties d’origine de celles qui ont été transformées ou restaurées, j’essaie de faire parler l’image vitrail. Insérer l’œuvre dans un ensemble donné, la comparer à d’autres, comprendre sa raison d’être à un certain moment, éventuellement suivre ses transformations…
Le monument qui est au centre de mes préoccupations actuelles, c’est la Sainte-Chapelle de Paris.

23CC : Que représente la Sainte-Chapelle ?

  • 4  J.-M. Leniaud et F. Perrot, La Sainte Chapelle de Paris, 2e éd., Paris, 2006 (avec bibliographie d (...)
  • 5  Cf. catalogue de l’exposition Der Naumburger Meister, Naumburg, 2011.

24FP : C’est un monument qui nous paraît d’autant plus extraordinaire qu’il n’en subsiste pas d’autres immédiatement comparables. Après avoir proposé un sens global pour l’ensemble des vitraux 4, il faut revoir leur inscription en rapport avec les autres composantes connues du décor. Une équipe de l’université de Genève, sous la direction d’Yves Christe, a fait ressortir les liens entre plusieurs verrières et les Bibles moralisées – ces manuscrits de grand luxe produits dans l’entourage royal. Mais comment s’est établi le passage entre ces deux séries d’images ? Qui s’en est chargé ? Du côté de la sculpture, Pierre-Yves Le Pogam, conservateur au Louvre, a repris l’étude du collège apostolique 5. En ce qui concerne la sculpture, Markus Schlicht, chercheur au CNRS, propose de voir dans la première rose – celle du xiiie, remplacée à la fin du xve siècle par celle encore en place – le modèle d’une grande série de roses rayonnantes. Au passage, il a démoli la belle hypothèse que j’avais formulée sur l’emplacement de cette première rose… Tu vois la recherche avance, avec de belles perspectives. En particulier pour porter ces connaissances à un public mal et non voyant, une collection a été créée aux Éditions du patrimoine : le premier volume, dédié à la Sainte-Chapelle, vient d’être réédité… et je dirige la collection.

25CC : Merci beaucoup, Françoise, pour ce voyage dans le monde du vitrail à travers ton propre itinéraire, qui nous a montré comment tu y as pénétré, la place qu’a occupée Jean Lafond, les responsabilités que tu as prises, tout cela illustré par ton expérience et ta connaissance acquise au contact des verriers et des vitraux avec le rôle majeur de la Sainte-Chapelle.

Reçu : 29 avril 2013 – Accepté : 5 juin 2013

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Notes

1  La transcription de l’entretien oral a été vérifiée et amendée par Françoise Perrot.

2  André Chastel (1912-1990) ; Louis Grodecki (1910-1982) ; Jean Lafond (1888-1975) et Émile Mâle (1862-1954).

3  Jean Taralon (1909-1996).

4  J.-M. Leniaud et F. Perrot, La Sainte Chapelle de Paris, 2e éd., Paris, 2006 (avec bibliographie d’Y. Christe et de ses étudiants).

5  Cf. catalogue de l’exposition Der Naumburger Meister, Naumburg, 2011.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Claude Coupry et Françoise Perrot, « À la découverte du vitrail »Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre | BUCEMA [En ligne], 16 | 2012, mis en ligne le 25 juillet 2013, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/cem/12511 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cem.12511

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Auteurs

Claude Coupry

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