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Dictionnaire critique de la RSE

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Nicolas Postel
, 
Richard Sobel

Théorie

CSR et RSE

Emmanuelle Mazuyer

Texte intégral

1En matière de RSE, la majorité des termes et expressions sont des traductions littérales des expressions anglo-saxonnes. Ainsi celle de « parties prenantes » est la traduction de stakeholders et la notion de RSE elle-même, est la traduction française de l’expression Corporate Social Responsibility. Avant de cerner le concept dans son ensemble, il faut discriminer les mots qui le constituent ainsi que leur équivalent en langue anglaise afin d’en saisir le sens global : « responsabilité/responsibility » – « sociale/social » – de l’« entreprise/corporate ».

2Responsabilité Le terme de responsabilité revêt plusieurs acceptions. Dans un sens premier, la responsabilité s’entend avec une forte connotation juridique comme « le fait pour quelqu’un d’être à l’origine d’un dommage » et « l’obligation qui en découle de réparer une faute, de remplir une charge, un engagement ». Mais ce n’est pas ce sens qu’il faut retenir pour appréhender le concept de RSE traduisant celui de « CSR ». En effet, le terme de responsibility est plus rattaché à la dimension morale de la responsabilité qu’à la dimension juridique qui elle traduit alors par le terme de liability. En fait, le terme responsibility devrait être traduit par « obligations » ou « engagements » ou même « devoirs ».

  • 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, 285, 1140b.

3Ce serait alors plutôt dans un autre sens, moral, lié à la raison, qu’il faudrait entendre la « responsabilité ». Est responsable, du latin respondere, « se porter garant », celui qui réfléchit, qui pèse les conséquences de ses actes, qui se conduit en personne raisonnable. Cette définition intègre alors la dimension morale et éthique de la RSE. Les valeurs attachées à la RSE, que ses partisans prétendent véhiculer, sont en effet des valeurs morales, éthiques, prenant en considération d’autres préoccupations que la seule réalisation de bénéfices commerciaux, premier et unique objectif d’une entreprise pour de nombreux auteurs, économistes de la branche « orthodoxe » de l’économie ou juristes réfractaires à la théorie institutionnelle de l’entreprise par exemple. En approfondissant les dimensions morales de la responsabilité, on parvient immanquablement à ses fondements philosophiques. En effet, la responsabilité est, en philosophie, indissociable de la liberté. Même si leurs relations sont l’objet de controverses, il convient de retenir que la responsabilité ne peut exister sans la liberté, ce qui contribue aujourd’hui, sans doute, à renforcer l’aspect très volontaire des pratiques de RSE. Pour Aristote, par exemple, c’est parce qu’il est libre que l’homme peut éviter de mal agir. Il peut décider de l’opportunité de ses actions, en évaluer ses conséquences et donc agir avec prudence. La prudence permet alors de prendre la bonne décision, de choisir la bonne action et elle est par conséquent indissociable de la responsabilité1. La responsabilité est liée à la conscience, à la raison, à la prudence mais nullement à l’obligation, aux sanctions qui entraveraient le libre arbitre. Pour Kant, la responsabilité est liée au concept de personne. Cette personne est un sujet dont les actions sont susceptibles d’imputation et elle ne peut être soumise à d’autres lois que celles qu’elle se donne elle-même. D’autres auteurs ont des positions plus critiques sur les liens entre liberté et responsabilité. Marx, Spinoza ou encore Nietzsche énoncent des limitations à la liberté de l’homme, qui ne serait qu’illusoire, et dénoncent sa dépendance vis-à-vis de son environnement social ou de sa condition humaine. Ce sont alors son entourage et son environnement qui incitent l’être humain à être responsable. La responsabilité s’étend alors de manière réciproque à la responsabilité des autres et à la responsabilité d’autrui. Paul Ricœur n’estime-t-il pas qu’on est responsable d’un dommage « parce que d’abord on est responsable d’autrui » (Ricœur, 1994) ? Cette conception large de la responsabilité explique, à certains égards, la responsabilité des entreprises qui apparaît comme une responsabilité de type collective et sociétale. En effet, bien que n’étant pas dotées de conscience, de raison, elles sont matériellement titulaires de pouvoirs sur autrui et doivent par là même répondre des conséquences de leurs actes, du moins d’un point de vue moral.

4Responsabilité « sociale » – En France, le terme « social », appliqué à l’entreprise, se rapporte principalement aux relations entre le monde du capital et du travail, à l’instar des expressions de « partenaires sociaux » ou de « dialogue social ». La RSE aurait donc une dimension interne à l’entreprise, plus axée sur son fonctionnement, ses valeurs, son organisation. Aux États-Unis, le même terme « social » vise plutôt l’ensemble des relations entre l’entreprise et son environnement, la société qui l’entoure, ses partenaires. Les relations entre employeur et salariés ou entre entreprises et syndicats sont appréhendées sous l’expression de labor relations.

5Et logiquement, la RSE aux États-Unis est quasiment toujours orientée vers l’extérieur de l’entreprise (Igalens, 2004) : consommateurs, groupes de pression, fournisseurs, sous-traitants. Les relations avec les salariés relèvent d’une autre approche. Cette différence d’orientation est intéressante à noter en ce qu’elle peut sous-entendre d’autres implications dans les pratiques de RSE dans le monde anglo-saxon et en France.

6Il est parfois utilisé le terme de responsabilité « sociétale », adjectif qui envisage les divers aspects de la vie sociale des individus. La responsabilité sociétale serait celle d’un agent économique qui envisage les conséquences sociales et environnementales de ses activités sur ses parties prenantes. Cette définition se trouve vite enfermée dans le seul contexte de la RSE, elle est trop restrictive pour permettre de bien en appréhender tous les aspects. En pratique, les deux termes « social » et « sociétal » sont souvent employés indistinctement. Nous proposons de retenir pour la traduction française celui de « sociale » dans son acception contemporaine englobant les actions qui concernent et souvent visent à l’amélioration des conditions de vie et de travail des membres de la société. Notons cependant que parfois le terme disparaît du concept anglo-saxon qui devient alors simplement « corporate responsibility » comme s’il se suffisait à lui-même.

7La responsabilité sociale de « l’entreprise » – Pour le terme « entreprise », le lien avec l’expression anglo-saxonne de CSR est encore plus important à réaliser car il entraîne des conséquences sur la signification générale de l’expression dans son entier. En effet, la traduction littérale d’entreprise en anglais est firm. Corporate fait plus référence à une corporation, un groupement, même s’il désigne aussi une société commerciale. La dimension collective de la RSE transparaît ainsi d’emblée du terme anglo-saxon, plus que de son équivalent français. La RSE est avant tout une responsabilité collective. Cette même notion de collective responsibility peut être traduite par « responsabilité du groupe » et renvoie à l’hypothèse, ancienne et archaïque, où les membres d’un groupe sont sanctionnés par la faute d’un seul, alors que la corporate responsibility, traduisible par « responsabilité de l’organisation » fait référence au contraire à une responsabilité, moderne, de la structure elle-même et dont l’existence est distincte de celle de ses membres (M. Neuberg, 1997).

  • 2 Le terme exact est plus « société » et en l’occurrence, plutôt « société commerciale », qu’entrepri (...)

8Pour comprendre la notion de RSE, il faut ainsi s’affranchir de la dimension individuelle et personnelle de la responsabilité, attachée à ses origines à la figure incarnée et bien réelle de « l’homme » pour l’appliquer à une entreprise, fiction juridique et sociale, et admettre qu’un tel groupement puisse être « responsable ». Pour expliquer ce processus de responsabilisation, on peut appréhender l’entreprise à différents niveaux (J. Ballet, F. De Bry, 2001) : c’est d’abord une organisation composée d’individus, qui parce qu’ils font partie de l’organisation, agissent de manière impersonnelle en tant qu’agents de l’organisation soumis à des contraintes. C’est ensuite une institution sociale aux confins de divers intérêts. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que les rapports sont équilibrés au sein de cette institution et qu’ils ne génèrent pas des conflits d’intérêts entre les propriétaires de l’entreprise et les travailleurs subordonnés. L’entreprise est enfin une personne, avec un intérêt distinct des membres qui la composent. Elle peut donc avoir une responsabilité juridique, mais également, selon la théorie des organisations, une responsabilité morale. Comme elle possède un intérêt propre, des objectifs indépendants, elle détient par ailleurs une liberté d’action et d’intention susceptible d’avoir des répercussions sur son environnement socio-économique. En droit français, une entreprise2 est ainsi une « personne morale », distincte des « personnes physiques » qui la composent. Depuis 1994, il faut rappeler que le Code pénal français a pris acte de cette évolution et attribue une responsabilité pénale aux sociétés, détachable de celle du chef d’entreprise : elles doivent répondre de leurs éventuelles infractions. Antérieurement, la Cour de cassation considérait que seule une personne physique pouvait être déclarée responsable et répondre de ses actes. Or en 1994, l’immunité des personnes morales est apparue choquante car elles étaient à l’origine d’atteintes graves à la santé publique, à l’environnement, à l’ordre public, économique ou à la législation sociale. Les fondements de cette reconnaissance pénale ne sont donc pas éloignés de la responsabilité « pour autrui », développée par les philosophes. C’est parce qu’elle a des pouvoirs sur les autres que l’entreprise a une responsabilité envers eux.

9Cet effort de définition des termes qui composent l’expression de RSE permet de mieux entrevoir la signification que revêt le concept en entier. Dans les années 1970, la responsabilité sociale est devenue une part intégrante de la performance économique de l’entreprise avec la naissance du concept de corporate social performance ou de « performance sociale ». Les discussions portent alors plus sur les motivations et sur les actions des entreprises. A. B. Carroll a modélisé quatre catégories de responsabilité (Carroll, 1979). Le premier niveau de responsabilité de l’entreprise est la responsabilité économique : elle doit produire des biens et des services pour la société et les consommateurs et en tire, en contrepartie, un profit. Ensuite, l’entreprise doit respecter des obligations légales (contractuelles, réglementaires et législatives), c’est la responsabilité juridique. Elle doit par ailleurs développer une responsabilité éthique qui consiste à adopter des conduites perçues comme des obligations morales par la collectivité, même si elles ne sont pas codifiées. L’entreprise peut enfin développer une responsabilité discrétionnaire, qui repose sur sa seule volonté. Elle adopte alors spontanément des comportements qui vont au-delà de ce qui est attendu par la société. Elle pourra par exemple poursuivre une politique d’aide aux malades du sida ou de construction d’écoles ou de dispensaires. C’est le stade ultime de responsabilité de l’entreprise. Elle fait écho à ce qui est en général utilisé pour définir actuellement la RSE, avec cette référence au dépassement des obligations, légales cette fois-ci, de l’entreprise.

10D’autres auteurs des sciences du management et de gestion ont raffiné ces analyses, mais c’est Wood qui a synthétisé leurs divers travaux (Wood, 1991 ; Ballet, De Bry, 2001). Elle propose une définition de la performance sociale de l’entreprise qui renvoie pour une organisation économique à une « configuration de principes de responsabilité sociale […] et de politiques, programmes et résultats observables » et relatifs aux rapports sociétaux de la firme. Les catégories de responsabilité avancées par Carroll ne sont que des domaines dans lesquels les principes s’intègrent. Wood propose alors trois niveaux insérant les quatre catégories de responsabilité. Le niveau institutionnel renvoie au principe de légitimité de l’action de l’entreprise. C’est parce que cette dernière reçoit par la société un pouvoir de production qu’elle doit se conformer aux normes économiques, juridiques et éthiques qui l’entourent. En outre, l’entreprise se situe en interrelation avec ses clients, fournisseurs, sous-traitants, salariés, actionnaires (les « stakeholders ») : toute personne pouvant être affectée par les activités de production de l’entreprise. On dépasse ainsi la notion de partenaire de l’entreprise, pour parvenir à celle de partie prenante. Le deuxième niveau est le niveau de l’organisation qui fonde le principe de responsabilité publique de l’entreprise. Cette responsabilité n’est cependant pas illimitée ou infinie : elle se concentre sur les domaines de l’activité de l’entreprise. On ne peut exiger d’une entreprise de l’industrie pétrolière de développer des actions en matière de lutte contre la pauvreté mais la société est fondée à attendre de sa part des mesures en matière de lutte contre la pollution. Le troisième et dernier niveau est individuel. Il s’agit ici de prendre en compte les personnes qui composent l’entreprise. Les salariés, les managers assument une part de la responsabilité économique, juridique et éthique de l’entreprise qui ne peut se substituer totalement à eux.

11Mais il convient logiquement de limiter la responsabilité de l’entreprise à sa sphère d’influence, seul périmètre dans lequel on peut exiger de l’entreprise une « due diligence », comme le conçoit John Ruggie, en grande partie théoricien de la RSE contemporaine.

Bibliographie

Aristote, Éthique à Nicomaque, 285, 1140b.

Ballet J., de Bry F. (2001), L’entreprise et l’éthique, Paris, Le Seuil, coll. « Points, Économie », p. 160 sq.

Carroll A.B. (1979), « A Three-dimensional Conceptual Model of Corporate Performance », Academy of Management Review, vol. 4, p. 497-505.

Didry C. (2010), « La RSE comme fait social ? Retour sur les années 1990 », in Mazuyer E. (dir.), Regards croisés sur le phénomène de la RSE, Paris, La Documentation française, p. 41-60.

Igalens J. (dir.) (2004), Tous responsables, Paris, Éditions d’Organisation, p. 266-267.

Mazuyer E. (dir.) (2010), Regards croisés sur le phénomène de la RSE, Paris, La Documentation française.

Neuberg M. (1997), La responsabilité, Paris, Presses Universitaires de France, p. 253.

Pélissier J., Supiot A., Jeammaud A. (2008), Droit du travail, Paris, Dalloz, coll. « Précis », p. 694.

Ricœur P. (1994), « Le concept de responsabilité, Essai d’analyse sémantique », Revue Esprit, novembre, p. 28.

Wood D.J. (1991), « Corporate Social Performance Revisited », Academy of Management Review, 1991, vol. 4, p. 359-368, cf. Ballet J., de Bry F. (2001), précité, p. 194-195.

Annexes

Voir aussi

Droit du travail, Droits de l’Homme, Droits fondamentaux, Effectuation du droit, Éthique des Affaires, Multinationale, Propriété de l’entreprise, Soft law

Notes

1 Aristote, Éthique à Nicomaque, 285, 1140b.

2 Le terme exact est plus « société » et en l’occurrence, plutôt « société commerciale », qu’entreprise qui ne serait pas un « sujet de » droit mais seulement un « objet du » droit.

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