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Correspondances d'érudits au xviiie et xixe siècles

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Marie-France de Palacio

Deuxième partie. Autour de l'émigration polonaise

L’impossible carrière d’un orientaliste à travers la correspondance d’Aleksander Chodźko

Inga Walc-Bezombes

Texte intégral

1Aleksander Chodźko (1804-1891) fut un poète, diplomate et linguiste spécialisé en langues orientales et slaves, passionné par les littératures orientales du pourtour de la Caspienne. Personnage complexe à plus d’un titre, il a aussi été l’ami intime d’Adam Mickiewicz dont il a assuré durant près d’un quart de siècle la succession à la chaire des littératures et langues slaves du Collège de France.

2Une première recherche dans les archives françaises a permis d’identifier quelques lettres de Chodźko conservées à la Bibliothèque nationale, à l’Institut et au Collège de France, adressées à Louis Havet, Joachim Menant, Gaston Paris, Edgar Quinet, Ernest Renan, George Sand et Franz Woepcke.

  • 1 Genevray F., auteur d’études consacrées à la version de Kouroglou publiée par George Sand et notam (...)

3Souhaitant orienter notre analyse sur la question de sa carrière, nous présenterons ici les échanges avec George Sand et Edgar Quinet. La correspondance avec l’écrivaine concerne une collaboration autour d’une publication et bien que ce sujet ait été déjà traité par Françoise Genevray1, spécialiste de George Sand, nous y apporterons un nouvel éclairage. La lettre à Edgar Quinet est une demande d’aide et d’intervention en faveur de Chodźko et nous permettra de nous interroger sur sa situation à la suite du fiasco de la publication envisagée avec George Sand.

4Après ses études de lettres à Vilnius, puis de langues orientales à Saint-Pétersbourg à partir de 1830, Chodźko fut envoyé en Perse d’abord comme drogman du consulat russe à Tabriz, puis au titre de vice consul à Trabzon, enfin de consul russe à Téhéran. En 1841 Chodźko obtint un congé, qu’il mit à profit pour visiter l’Europe – avant de s’établir à Paris durant l’été 1842.

Le bandit persan en mal de reconnaissance

  • 2 Les lettres adressées de Londres par Chodźko à A. Mickiewicz entre janvier et juillet 1842 mention (...)
  • 3 Dans cette publication, Chodźko utilise des termes paraissant aujourd’hui peu précis concernant la (...)
  • 4 Chodźko A., Specimens of the popular poetry of Persia as found in the adventures and improvisation (...)
  • 5 Kątski A. (Antoine de Kontski ou Kontsky, voir chevalier de Kontsky), « enfant prodige » d’une fam (...)

5Lors de son séjour à Paris en 1841, Chodźko entra en contact avec des orientalistes britanniques2 avec qui il forma le projet d’édition d’un choix de poèmes et de textes épiques de tradition orale des différentes régions et sphères linguistiques3 de la Caspienne. Chodźko en avait rapporté la transcription. La publication, intitulée « Specimens of the popular poetry of Persia as found in the adventures and improvisations of KURROGLOU, the bandit-minstrel4 », compte près de 600 pages et sa conception éditoriale est particulièrement intéressante. Elle comporte en effet de courtes introductions à chaque partie correspondant à une sphère linguistique, donnant un aperçu du contexte culturel, puis la traduction en anglais des poèmes ou des épopées en prose, suivie d’exemples de textes écrits originaux pour certains dialectes, enrichis de commentaires linguistiques destinés aux spécialistes. La dernière partie de l’ouvrage laisse entendre l’espoir de trouver un lectorat plus large : ainsi neuf « airs persans » pour piano clôturent le recueil. L’auteur de ces « airs » n’est autre qu’Antoine de Kontsky – pianiste, pédagogue et compositeur dont la carrière de concertiste dans les années 1840 est déjà considérable5.

  • 6 The Asiatic Journal and Monthly Register for British India and his dependencies, vol. 38, mai-août (...)
  • 7 D’autres liens potentiels pouvaient favoriser la rencontre entre Aleksander Chodźko et George Sand (...)

6La publication londonienne est remarquée par les spécialistes6, mais les aventures d’un personnage légendaire, Kourroglu, bandit et poète, même accompagnées des airs au piano, ne rencontrent pas de succès auprès d’un public plus large. Pourtant lorsqu’à la fin de la même année, Chodźko entra en contact avec George Sand, la fascination pour cette épopée persane fit naître l’espoir d’un évènement littéraire : George Sand décida d’adapter Kourroglu en français et après consultation de l’éditeur, de le publier en entier. L’adaptation française des aventures de Kourroglou dans la Revue indépendante fut réalisée très vite, la première partie paraissant le 10 janvier 1843. Les échanges épistolaires concernant ce projet sont lacunaires et ne permettent ni d’affirmer avec certitude qui a mis Aleksander Chodźko en relation avec l’écrivaine, ni à qui appartient vraiment l’initiative de l’adaptation en français de cette épopée7

  • 8 G. Sand à A. Mickiewicz, 18 décembre 1842, lettre nr 2536 in Correspondance, 1812-1876, édition de (...)

7Il est certain que Mickiewicz avait servi de relais, car dans une lettre qu’elle lui adresse le 18 décembre 1842, George Sand confirme qu’elle recevra M. Chodźko « avec le plus grand plaisir et s’il vient avec vous surtout ! » et lira « ce soir » le manuscrit pour lequel elle le remercie8.

8S’il n’y a dans la correspondance de George Sand que de menues traces de préparation de cette traduction et adaptation, on peut affirmer qu’elle a été faite de l’anglais vers le français. Ni la rapidité – moins d’un mois entre la lecture et la publication de la première partie dans la Revue Indépendante – ni l’absence de toute mention de collaboration ne permettent de supposer que Chodźko ait été associé à l’adaptation ou à la relecture de cette version. Les notes explicatives insérées par George Sand sont basées sur les textes introductifs de la version anglaise rédigée par Chodźko.

9Plusieurs questions se posent face à ce projet de publication.

10Pour quelles raisons un texte poétique inconnu jusqu’alors du public occidental, mais comparé tant par Chodźko que par Sand aux épopées homériques, serait-il publié dans une « retraduction » préparée à la hâte ? S’agit-il d’un projet destiné à offrir à l’orientaliste polonais une occasion de se faire connaître du public français ? C’est possible… Il semble également plausible que Kourroglu ait « charmé » George Sand qui, tout en souhaitant peut-être rendre service à l’ami de ses proches, estimait sa propre version la plus adaptée à un large public…

  • 9 Le succès n’est pas au rendez-vous, les lecteurs protestent et la rédaction suspend la publication (...)

11Dans tous les cas, devant le manque d’enthousiasme des lecteurs et abonnés, la revue suspend la publication au milieu de la première moitié de l’épopée. En 1853, dans la préface de l’édition de ses œuvres dans laquelle elle a inclus Kourroglu, George Sand revient sur sa déception face au manque de succès de cette entreprise9.

  • 10 Le récit original de Kourroglou dans le manuscrit rapporté par Chodźko se compose en alternance de (...)
  • 11 Bibliothèque historique de la Ville de Paris, manuscrit, fonds George Sand, G3846, folio 65, lettr (...)

12Il est assez difficile de savoir quelle était la position de Chodźko par rapport à cette publication. Si la notion d’œuvre originale, ainsi que l’idée du bien fondé de traduction de la poésie en prose10, peuvent être, au cours du XIXe siècle, assez différentes de celles d’aujourd’hui, ces questions se posent cependant avec une acuité particulière dans le cas de quelqu’un qui fut lui-même un poète et un linguiste assez érudit pour discerner les subtilités de la poésie azéri, kurde, talish, mazanderani et ghilani… La seule lettre d’Alexandre Chodźko à G. Sand que nous ayons pu trouver jusqu’à présent, conservée à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, date du 17 décembre 1842 – donc du moment même où Mickiewicz introduit Chodźko auprès de l’écrivaine11.

  • 12 En effet, au cours de l’année 1843 Chodźko décide de s’établir en France et sollicite soit une col (...)

13Bien que nous ne disposions pas pour l’instant d’autres lettres écrites en français par Chodźko à la même période – correspondant, on le rappelle, à son arrivée en France –, tant le style, avec l’emploi du subjonctif passé que la graphie, avec l’emploi du « Vous » en majuscule, paraissent assez exceptionnels12 en comparaison avec le reste du corpus épistolaire de Chodźko.

14Ainsi, après un premier remerciement, Chodźko, déclare :

Je ne serais pas sincère si je Vous cachais, Madame, combien mon orgueil se sent flatté de Votre généreuse proposition de faire quelques extraits de mon livre […] être introduit à la connaissance de Vos lecteurs, c’est-à-dire de l’Europe littéraire, moyennant l’organe aussi puissant que celui de Votre plume d’or et de soie est un avantage, une illustration, Vous le savez Vous-même, que tout amour propre ne saurait assez briguer ou mériter.

15Loin de vouloir remettre en cause la sincérité de l’auteur de la lettre, on peut toutefois s’interroger sur sa position face à l’opportunité de cette publication. La publication parisienne revêt un caractère différent de celle de Londres – elle est censée populariser une sélection de récits et poèmes composant les « aventures de Kourroglou » auprès d’un lectorat lettré et éventuellement influent. Le rôle et la mention de Chodźko dans cette version sont réduits à leur plus strict minimum : le texte de l’épopée est réécrit et signé « G. Sand » et le statut de Chodźko est celui de quelqu’un qui « a rapporté » le texte en Europe et non d’un spécialiste qui pourrait en expliciter le contexte.

  • 13 Aventures et improvisations de Koûroglou, héros populaire de la Perse septentrionale, trad. par A. (...)
  • 14 Genevray, F., « Alexandre Chodźko et George Sand », op. cit., p. 121.

16Une dizaine d’années après la publication de Kourroglou par Sand, Chodźko fera le choix d’une nouvelle traduction en français réalisée en collaboration avec A. Breulier et destinée aux spécialistes, puisque la publication paraît entre 1855 et 1857 dans la Revue de l’Orient, de l’Algérie et des colonies13. Curieusement, cette nouvelle version donnée par Chodźko interrompt le récit des aventures de Kourroglou au même endroit que l’écrivaine, et, comme le remarque judicieusement Françoise Genevray : « Tout se passe comme s’il avait voulu non point donner à lire aux Français l’œuvre complète, mais bien se réapproprier Kurroglou en substituant sa version scrupuleusement littérale à la “belle infidèle” offerte par l’écrivain14. » Ainsi, la traduction en français par Chodźko et Breulier, bien qu’éditée dans une revue spécialisée, n’est pas véritablement destinée à être une édition scientifique, mais à « rétablir » le rôle de Chodźko dans la transmission de l’épopée azérie.

  • 15 Nous n’avons pas encore résolu cette double question de la « spoliation » ainsi évoquée par Chodźk (...)
  • 16 Voir Principaux ouvrages et articles publiés par A. Chodźko relativement à la Perse, Paris, 1857.

17Quant à l’opinion de Chodźko lui-même sur la publication de Kourroglou par une « plume de soie et d’or », il est intéressant de constater que, dans une lettre autobiographique écrite en 1883 à Jan Paploński, dans laquelle l’auteur estime avoir été spolié par Sarcey ou par Alix Degranges15, la traduction de Kourroglu par George Sand est citée au contraire comme un des « titres » de sa renommée16. Au cours de sa carrière, la traduction de G. Sand se trouve plusieurs fois mentionnée par Chodźko aux côtés des critiques de ses confrères orientalistes lorsque celles-ci lui sont favorables…

Un orientaliste polonais à Paris

18Arrivé à Paris à la fin de l’année 1842, au printemps de l’année suivante Aleksander Chodźko séjourne d’abord à Bruxelles, puis revient à Paris où il tente de trouver une place parmi les orientalistes. Le Collège de France conserve plusieurs lettres relatives à la carrière de Chodźko – deux d’entre elles datent du début de l’année 1847 et sont des candidatures spontanées pour des postes d’enseignement de langues orientales.

  • 17 Archives du Collège de France, dossier administratif de Alexandre Chodźko, C-XII, copie de la lett (...)

19La première, datée du 7 février 1847, est une lettre adressée au ministre de l’Instruction publique. Chodźko s’y porte candidat pour deux postes vacants à cette période : la chaire de langue persane au Collège de France et la chaire de langue turque à la Bibliothèque Royale. Il y décrit son parcours et ses publications et déclare : « Étranger, j’ignore et les formes et les conditions du concours et je ne serai appuyé auprès de Votre Excellence par personne ; ce qui m’oblige de m’adresser directement et de lui exposer mes titres17. »

20Il y évoque également plusieurs traits de son parcours, qui, pense-t-il, non seulement lui assurent les qualifications nécessaires, mais aussi le dotent d’expériences plus approfondies que celles de ses collègues parisiens :

  • 18 Archives du Collège de France, infra

Pendant un aussi long séjour parmi les Persans, les recevant chaque jour officiellement, leur parlant chaque soir amicalement, traitant avec eux des questions politiques et littéraires, j’ai appris facilement ce qui est fort difficile d’apprendre à un européen, j’ai appris la nature de leurs conversations, l’historique de leur langue, et même les accents de leurs dialectes. Ma position particulière, comme employé d’un gouvernement tout puissant en Perse, comme européen, ami des Persans, comme littérateur, poète moi-même, capable d’apprécier le mérite des ouvrages littéraires, et maintes fois capable de protéger les littérateurs – cette position unique et qui probablement ne se reproduira pas, m’a mis dans des rapports particuliers et très honorables pour moi avec le Chah actuel, qui m’honora d’un firman spécial, en me conférant les insignes de l’ordre du lion et du soleil de Perse, grand cordon, en diamants, et qui a bien voulu me faire plusieurs fois des propositions très avantageuses pour me fixer dans son royaume18.

21Sans « appui » ou probablement sans réponse du ministre, deux mois plus tard Chodźko s’adresse à l’administrateur du Collège de France en réitérant sa candidature, cette fois sans mentionner « les propositions très avantageuses » qui lui avaient été faites par le shah de Perse :

  • 19 Archives du Collège de France, infra… lettre du 14 avril 1847 adressée par Aleksander Chodźko à l’ (...)

Le Collège de France que vous présidez sera sous peu appelé à discuter les titres des candidats pour les chaires des langues orientales, actuellement en vacance. Je crois avoir des droits à me présenter parmi les candidats. Je suis étranger, et le peu de temps que j’ai passé en France, ne m’a pas permis de mériter l’honneur de vous être présenté au Collège par des personnes compétentes, selon les formes en usage. Je me suis trouvé dans la nécessite d’adresser directement à Son Excellence Monsieur le Ministre de l’instruction publique, ma demande et mes titres. Je prends la liberté de vous communiquer les pièces adressées au Ministre à cette occasion19.

22Après avoir démissionné du service de la diplomatie russe en 1844, et ne parvenant ni à se procurer des sources de revenus stables, ni à obtenir un emploi en lien avec ses qualifications, à la fin de l’année 1847 Chodźko se retrouve dans une position particulièrement délicate. Les démarches pour les postes que nous venons d’évoquer tardent à porter leurs fruits. Les notes très laconiques laissées dans ses carnets sont on ne peut plus éloquentes :

  • 20 Chodźko A., Carnets et mémoires, Bibliothèque polonaise à Paris, MAM 852 folios 227-228. L’origina (...)

31 décembre 1847. Je finis l’année dans une situation plus critique que jamais. Pour tout fonds : 3 francs, 1 sous, 4 centimes. Sans aucun moyen de subsistance future, si ce n’est l’espoir très incertain d’obtenir une place à Paris.
1er janvier 1848, le soir. J’ai donné les derniers 4 centimes à un pauvre, et ainsi, sans rien je commence une nouvelle année, je n’ai même pas récupéré une lettre ordinaire de ma femme. Tristesse et dépouillement20.

  • 21 BnF, NAF15507, fol 442-443 Aleksander Chodźko à Edgar Quinet, Paris 9 mars 1848 : « […] Certes, ce (...)

23C’est donc dans ce contexte – les deux chaires en question ayant été pourvues respectivement par Jules Mohl au Collège de France et par William Slane à la Bibliothèque Royale – que Chodźko, irrité et gêné, se décide à demander une intervention à Edgar Quinet, collègue et ami de Mickiewicz21. Le moment est délicat et Chodźko en a pleinement conscience – sa lettre date du 9 mars 1848, deux semaines après les journées révolutionnaires de février et la formation du gouvernement provisoire, et quelques semaines avant les élections à l’Assemblée nationale. En même temps, bien que particulièrement occupé, Quinet est aussi l’homme du moment, actif sur tous les fronts. Colonel de la 11e légion de la Garde nationale de Paris, il reprend également son cours au Collège de France sur les « Littératures et institutions comparées dans l’Europe méridionale », interrompu fin 1846 par ordre de Guizot, et fait un triomphe : l’auditoire étant trop nombreux pour les salles du Collège, le cours doit se transporter à la Sorbonne… Nous ne savons ni si Quinet a répondu ni s’il a tenté d’intercéder en faveur de Chodźko, dont la demande était aussi délicate qu’embarrassante. D’une part, Chodźko, agacé par ses échecs, traite ses concurrents de peu compétents, de l’autre, comme il est au fait d’autres postes vacants, il n’hésite pas à proposer une combinaison possible selon lui :

  • 22 Ibid.

M. Quatremère voudrait échanger sa chaire de persan à la bibliothèque nationale contre la place de conservateur des manuscrits orientaux qui se trouve à présent vacante dans la même bibliothèque. Il m’en a parlé lui-même et m’autorise à faire des démarches. Mais M. Quatremère qui, pour me servir de ses propres paroles, ne veut pas risquer le certain pour l’incertain, se dédirait de sa chaire de persan en ma faveur, alors seulement s’il n’aurait aucun doute sur la possession de la fonction du conservateur des manuscrits orientaux22.

  • 23 M. Slane obtint la Légion d’honneur en 1852 pour ses mérites d’interprète militaire, et fut reçu e (...)
  • 24 Jules Mohl fut au sein de la Société Asiatique de Paris successivement : commissaire des fonds à p (...)

24Chodźko, qui sent sa vocation plutôt dans l’enseignement, demande aussi à Quinet « d’en parler au ministre » tout en soulignant son embarras : « Il me répugne de vous occuper, Monsieur, de tous ces détails, quoique je ne saurais les confier aux meilleures mains. » Au-delà de la question, en soi assez importante, des conditions de carrière pour un immigré dans un domaine aussi spécialisé que l’enseignement de langues orientales en France, plusieurs questions évoquées dans cette lettre sont particulièrement intéressantes. Bien que les deux concurrents de Chodźko, Jules Mohl et William Slane, aient été d’origine étrangère, leur situation n’était pas comparable à celle d’un récent immigré polonais. Jules Mohl, éminent orientaliste né à Stuttgart, naturalisé français en 1843, membre de l’Académie de Belles Lettres en 1844, chevalier de la Légion d’honneur en 1845, était depuis peu marié à Mary Clark, qui tenait un des salons très prisés de Paris à cette époque. William Mac Guckin Baron de Slane, né à Belfast, naturalisé français en 1838, avait participé aux campagnes militaires françaises en Afrique en tant qu’interprète23. Ce n’est pourtant pas le statut social ou le manque de « reconnaissance » de la part de ses pairs que Chodźko met en cause en ouvrant son cœur à Quinet. Ayant, dans sa lettre de candidature spontanée au ministre, souligné d’une façon à la fois neutre mais perspicace sa longue expérience de séjours en Perse, Chodźko y met en avant sa sensibilité de « littérateur » et son goût des langues parlées, avec leurs nuances, leurs patois et leurs « accents ». La lettre adressée à Quinet montre que Chodźko expose ses compétences en jouant d’un effet de contraste puisque, dans un style plutôt polémique, il décrit le profil de ces concurrents, selon lui inadapté aux objectifs : « Ils [M. Mohl et M. Slane] peuvent avoir étudié et appris la littérature orientale, mais ils ne savent pas ni prononcer, ni parler ni écrire les langues en question, ne les ayant pas apprises sur les lieux ou de la bouche des indigènes. » Il oppose donc son expérience d’érudit, mais aussi d’homme de terrain, à celle de professeurs ayant étudié des langues anciennes, classiques, et sans contact avec les locuteurs contemporains. Si William Slane a voyagé comme drogman, c’est en tant qu’arabisant, et une partie de ses services lors de campagnes militaires est postérieure à sa nomination à la Bibliothèque royale en 1847. Quant à Jules Mohl, il s’agit d’un orientaliste de renom, depuis 1841 secrétaire-adjoint de la Société asiatique24 et membre à partir de 1844 de l’Académie de Belles-Lettres, traducteur et éditeur de la poésie de Firdousi en France.

25L’écart entre un poète épris de la langue parlée avec ses sonorités et ses couleurs, dont l’esprit se rapproche de celle d’un ethno-linguiste, et un grand érudit et traducteur de la poésie de cour, devenue une référence classique pour tout spécialiste de littérature orientale, est éloquent. Il est probablement amplifié par la différence de situation matérielle et sociale de ces deux orientalistes.

  • 25 BnF, NAF15507, fol 442-443 Aleksander Chodźko à Edgar Quinet, Paris 9 mars 1848 : « Je n’ai jamais (...)

26Quelques mois après la demande d’intervention de Quinet, dont les termes ne laissent pas de doutes sur la condition financière de l’exposant25, n’ayant toujours pas obtenu de poste espéré, Chodźko note dans son carnet :

  • 26 Chodźko A., Carnets et mémoires, Bibliothèque polonaise à Paris, MAM 852 folio 229. L’original de (...)

15 septembre 1848, Lausanne. Je laisse ici les parents, ma femme et mon enfant. Je vais seul à Paris pour réfléchir comment vivre. Jamais encore devant tant de besoins je n’ai été si démuni. L’argent déposé en actions est épuisé, le Dictionnaire pour lequel j’ai mis 7 000 francs s’est arrêté au milieu du troisième tome – qui peut penser maintenant à acheter ou à lire des livres. Różycki, des 5 000 francs qu’il me doit ne donne rien et semble-t-il ne sera pas en mesure de le faire. Pour tout capital, une fois que j’aurai réglé le voyage et les frais de vie à Paris pour un mois, il me restera 310 francs, et d’où puiser ensuite26 ?

  • 27 Le Drogman turc, donnant les mots et les phrases les plus nécessaires pour la conversation, vade-m (...)
  • 28 Voici quelques exemples de rajouts dans la seconde édition du « Drogman turc » : p. 13-25, dans le (...)

27En effet, si à l’âge de cinquante-trois ans Chodźko obtient la chaire de langues et littératures slaves au Collège de France, cette nomination se fait en dépit de réserves du corps professoral trouvant – à juste titre – que les publications de Chodźko en matière de langues slaves n’étaient en 1857 que très modestes. À cette époque, Chodźko avait déjà postulé plusieurs fois en vain auprès du ministre de l’Instruction publique pour des emplois d’enseignement de langues orientales. Sans que nous ayons pu trouver pour l’instant de documents explicites, nous pouvons néanmoins nous demander si la chaire de langues et littératures slaves n’a pas été octroyée à Chodźko en guise de reconnaissance pour sa collaboration en qualité d’expert de 1852 à 1855 auprès du cabinet d’Édouard Drouys de Lhuys, ministre des affaires étrangères. En effet, avant de s’établir en France en 1843, Chodźko remplit des fonctions dans la diplomatie russe dans la province perse de Ghilan, à Tabriz puis à Téhéran entre 1830 et 1841. Aussi, dans la période précédant la guerre de Crimée, le cabinet du ministre a-t-il probablement eu recours aux services et aux connaissances de Chodźko qui publiait d’ailleurs régulièrement des analyses politiques sous le nom d’Ivan Revan dans le Moniteur Universel. En 1854, l’ex-diplomate russe a également édité un ouvrage (cette fois signé de ses vraies initiales) dont le titre même indiquait une destination – et peut-être une commande : « Le Drogman turc, donnant les mots et les phrases les plus nécessaires pour la conversation, vade-mecum indispensable à l’armée d’Orient, par A. Ch.27. » L’ouvrage, édité par l’Imprimerie Impériale, est pensé comme un véritable vademecum donnant aux militaires des informations sur les mœurs et les coutumes des peuples, ainsi qu’un guide de conversation et un lexique d’une présentation soignée, donnant pour chaque mot sa graphie en turc, sa prononciation et sa signification. La seconde édition du « Drogman turc », l’année suivante, fut augmentée non seulement de quelques exemples de conversation, mais également de conseils et de précisions de portée politique montrant d’ailleurs d’une façon tangible et l’implication de l’auteur dans les évènements et sa proximité avec le cabinet du ministre28.

  • 29 Alexandre Chodźko, Grammaire persane ou principes de l’iranien moderne accompagné de facsimile pou (...)

28S’il est difficile d’affirmer que cette publication a « desservi » Chodźko dans les milieux orientalistes, il est indéniable que la question de la vulgarisation, et même plus largement de la finalité de l’étude et de l’enseignement des langues orientales divisa longtemps cette communauté. Tout en étant sensible aux textes anciens, Chodźko témoigne d’un goût réel pour les langues dialectales, leurs couleurs et leurs « accents » – ces mêmes éléments sont mis en avant par lui-même dans ses candidatures spontanées et constituent le socle d’une longue critique de sa « Grammaire persane » par Quatremère en 185229.

Notes

1 Genevray F., auteur d’études consacrées à la version de Kouroglou publiée par George Sand et notamment de l’article « Quoi, vous n’avez pas lu Kourroglou ! Une traduction de George Sand, présentation et choix d’extraits », in [http://www.larevuedesressources.org/quoi-vous-n-avez-paslu-kourroglou,663.html] et « Alexandre Chodźko et George Sand », in « Toute la France est polonaise ! » La présence polonaise en France aux XIXe et XXe siècles. Actes du colloque organisé à Paris en novembre 2004, Poznań-Paris, 2007.

2 Les lettres adressées de Londres par Chodźko à A. Mickiewicz entre janvier et juillet 1842 mentionnent : G. Th. Staunton, A. Johnston et surtout G. A. Fitz-Clarence, membres éminents de la Royal Asiatic Society qui ont soutenu le projet de publication de Chodźko. Voir Odrowąż-Pieniążek J., Listy Aleksandra Chodźki do Adama Mickiewicza, Pamiętnik Literacki, r. 53, 1962, z. 3, p. 257-267.

3 Dans cette publication, Chodźko utilise des termes paraissant aujourd’hui peu précis concernant la langue azéri, l’appelant le « persan-turque » et la distinguant de l’ismanli. Il mentionne ensuite les dialectes ghilek, taliche, et manzénderani et commente leurs spécificités.

4 Chodźko A., Specimens of the popular poetry of Persia as found in the adventures and improvisations of Kurroglou, the bandit-minstrel, Londres, 1842, cofinancée aussi par Oriental Translation Committee of Great Britain and Ireland.

5 Kątski A. (Antoine de Kontski ou Kontsky, voir chevalier de Kontsky), « enfant prodige » d’une famille de musiciens, était connu à cette époque avant tout comme concertiste et virtuose. Sa sœur Eugenia épousa en 1842 Michał Chodźko, le frère cadet d’Aleksander. Voir Polski Słownik Biograficzny, Wrocław, Warszawa, Krakow, t. 12.

6 The Asiatic Journal and Monthly Register for British India and his dependencies, vol. 38, mai-août 1842, p. 336. Atheneum (Londres), 3 septembre (p. 782-783) et 1er octobre 1842 (p. 848). Biblioteka dlja chtenija [La Bibliothèque de lecture], Saint-Pétersbourg, 1842, t. LV, no 12. Les journaux londoniens rendent compte de la publication, ainsi que de l’admission de Chodźko au sein de la Royal Asiatic Society en des termes très positifs, sans toutefois donner une analyse approfondie de ce travail.

7 D’autres liens potentiels pouvaient favoriser la rencontre entre Aleksander Chodźko et George Sand : à cette période l’écrivaine était proche d’Olimpia Chodźko, la femme d’un cousin d’Aleksander.

8 G. Sand à A. Mickiewicz, 18 décembre 1842, lettre nr 2536 in Correspondance, 1812-1876, édition de Georges Lubin, tome 5, Paris, Garnier frères, 1964-1991, p. 817-818.

9 Le succès n’est pas au rendez-vous, les lecteurs protestent et la rédaction suspend la publication. Voici comment Sand analyse elle-même cette mésaventure dans la préface à l’édition de ses Œuvres illustrées publiées en 1853 par Hetzel : « Kourroglou est toujours, à mes yeux, une œuvre très-belle et très-curieuse. Elle n’eut pourtant pas de succès dans la Revue indépendante, où j’en publiai la traduction abrégée. Des raisons d’amitié me firent suspendre ce petit travail, que l’on me disait préjudiciable aux intérêts de la Revue. Mais je protestai et proteste encore contre l’inintelligence des abonnés qui préférèrent les romans nouveaux à ces chants originaux d’une littérature étrangère. »

10 Le récit original de Kourroglou dans le manuscrit rapporté par Chodźko se compose en alternance de parties épiques en prose et d’« improvisations » rimées.

11 Bibliothèque historique de la Ville de Paris, manuscrit, fonds George Sand, G3846, folio 65, lettre datée du 17 décembre 1842.

12 En effet, au cours de l’année 1843 Chodźko décide de s’établir en France et sollicite soit une collaboration, soit des emplois à partir de cette période – pour autant, ces lettres d’impétrant ne prennent jamais un style comparable…

13 Aventures et improvisations de Koûroglou, héros populaire de la Perse septentrionale, trad. par A. Chodźko et A. Breulier, Revue de l’Orient, de l’Algérie et des colonies, xvii (2e série/1), 1855, p. 349-366 ; xviii (2/2), 1855, p. 57-65, p. 168-176, p. 250-257 ; xix (2/3), 1856, p. 107-126, p. 477-490 ; xx (2/4), 1856, p. 269-284 ; xxi (2/5), 1857, p. 194-214 ; xxii (2/6), 1857, p. 41-62, p. 215-223.

14 Genevray, F., « Alexandre Chodźko et George Sand », op. cit., p. 121.

15 Nous n’avons pas encore résolu cette double question de la « spoliation » ainsi évoquée par Chodźko : « J’ai rendu d’importants services à la Perse. Je fus le premier à parler de sa littérature populaire. “Karroglu” traduit de l’anglais par George Sand ; les “Theazies” qui ont ensuite été volés par Sarcey et compagnie ; un extrait d’une belle épopée de Tartares d’Astrakan “Tolgan” – dont l’original a été volé (sic) chez moi par le drogman royal Alix Degranges si bien que l’on n’a pas pu le retrouver même à Kazan où Baudouin de Courtenay n’a pas pu le retrouver depuis. Voici quelques-unes de mes découvertes en Asie en comptant aussi les chants et la langue des habitants proto perses des côtes de la mer Caspienne. » in Księga pamiątkowa Mickiewicza, Warszawa, 1898, t. 1 p. 140.

16 Voir Principaux ouvrages et articles publiés par A. Chodźko relativement à la Perse, Paris, 1857.

17 Archives du Collège de France, dossier administratif de Alexandre Chodźko, C-XII, copie de la lettre de Alexandre Chodźko au ministre de l’Instruction publique, datée du 7/02/1847 ; folios 1-3.

18 Archives du Collège de France, infra

19 Archives du Collège de France, infra… lettre du 14 avril 1847 adressée par Aleksander Chodźko à l’administrateur du Collège de France.

20 Chodźko A., Carnets et mémoires, Bibliothèque polonaise à Paris, MAM 852 folios 227-228. L’original de ces notes est en polonais : « 31 grudnia 1847 Kończę rok w położeniu krytyczniejszem niż kiedy dotąd. Całego funduszu fr : 3, sous : 1, centimes : 4. Bez żadnych środków dalszego utrzymania się, oprócz niepewnych nadziei, ze dostanę w Paryżu miejsce. [poniżej] 1 stycznia 1848 wieczorem. Ostatnie 4 centymy oddałem biednemu, tak bez niczego zaczynam rok nowy, nawet zwyczajnego listu od żony nie odebrałem. Smutno i goło. »

21 BnF, NAF15507, fol 442-443 Aleksander Chodźko à Edgar Quinet, Paris 9 mars 1848 : « […] Certes, ce n’est pas le moment de solliciter, mais bien celui d’action, de sacrifice, d’oubli plein et entier de soi-même. Détourner votre attention de grandes choses qui la préoccupent aujourd’hui est presque un crime de lèse humanité. Je le sais, je le sens, et cependant après beaucoup d’hésitations, j’ai du céder à l’urgence de la nécessité. J’ose vous écrire pour vous demander votre appui auprès de M. Carnot, ministre de l’Instruction publique. »

22 Ibid.

23 M. Slane obtint la Légion d’honneur en 1852 pour ses mérites d’interprète militaire, et fut reçu en 1862 à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres.

24 Jules Mohl fut au sein de la Société Asiatique de Paris successivement : commissaire des fonds à partir de 1833, secrétaire-adjoint de 1841 à 1852, puis secrétaire de 1852 à 1867 et enfin président de 1867 à sa mort en 1876.

25 BnF, NAF15507, fol 442-443 Aleksander Chodźko à Edgar Quinet, Paris 9 mars 1848 : « Je n’ai jamais demandé des moyens d’existence au gouvernement français. Si je lui demande à présent du travail, c’est que je n’ai pas de quoi nourrir ma femme et que je me vois à bout des ressources dont je pouvais jusqu’à présent disposer. »

26 Chodźko A., Carnets et mémoires, Bibliothèque polonaise à Paris, MAM 852 folio 229. L’original de ces notes est en polonais : « 15 września 1848 Lausanne Zostawuje tu rodziców, żonę i dziecko moje. Sam jadę do Paryża dla obmyślenia sobie sposobu do życia. Nigdy jeszcze wobec tylu potrzeb nie bylem tyle biedny. Pieniądze złożone na akcye skoczyły się, Dykcyonarz, na który wyłożyłem już 7 000Fr zatrzymany w połowie trzeciego tomu, bo kto teraz myśli o kupowaniu lub czytaniu książek. Różycki z należnych mi od niego 5 000Fr nie daje i dalej zdaje się, ze nie będzie w stanie. Całego kapitału mam 310Fr po zapłaceniu podroży, po przeżyciu jakiego miesiąca w Paryżu, skąd czerpać dalej? »

27 Le Drogman turc, donnant les mots et les phrases les plus nécessaires pour la conversation, vade-mecum indispensable à l’armée d’Orient, par A. Ch., Paris, B. Duprat, 1854.

28 Voici quelques exemples de rajouts dans la seconde édition du « Drogman turc » : p. 13-25, dans le chapitre « les causeries » on trouve désormais des phrases telles que : « L’artillerie russe ne vise pas bien et ne tire point juste ; elle fait un bruit immense et voilà tout, il ne faut donc pas en avoir peur » […] ou bien : « Dans l’armée de Russie il n’y a pas beaucoup de Russes. Quand tu fais prisonnier un Russe, demande-lui s’il n’est pas par hasard Polonais, ou Tartare ou Petit-Russien (Cosaque), ou Servien, ou Bulgare, ou Valaque, car ils ne sont pas Russes, ils sont nos amis. »

29 Alexandre Chodźko, Grammaire persane ou principes de l’iranien moderne accompagné de facsimile pour servir de modèle d’écriture et de style pour la correspondance diplomatique et familière, sa critique par Étienne Quatremère, in Journal des Savants, 1852, p. 370-382, p. 631-647.

Auteur

Responsable du service éducatif et culturel de la Maison de Victor Hugo et doctorante en histoire à l’université de Varsovie où elle achève une thèse sur Aleksander Chodźko.

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