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Consommateurs et consommation

 | 
Nicolas Marty
, 
Antonio Escudero

Pratiques et relations commerciales entre boutiquiers et consommateurs bisontins au XIXe siècle

Marie Gillet

Résumé

Cet article vise à montrer, à partir des inventaires après décès et des annonces commerciales publiées dans la presse locale, comment, afin de séduire la clientèle, les commerçants bisontins du XIXe siècle, influencés par les modes de consommation et les innovations en provenance de la capitale, adoptent de nouvelles pratiques empruntées aux magasins de nouveautés et grands magasins (annonces, prix fixes, dépôts exclusifs, embellissement des intérieurs, diversification de l’offre). Mais ces commerces perdurent également, grâce aux liens de confiance qu’ils ont pu instaurer aussi bien avec les fournisseurs qu’avec la clientèle et dans une certaine mesure, à la persistance de leur pratique du crédit.

Texte intégral

1Au cours du XIXe siècle, de nouvelles formes de commerce apparaissent et modifient profondément le paysage commercial des villes françaises. Passages, arcades, bazars et grands magasins révolutionnent le commerce de détail dans sa forme et ses pratiques, et bouleversent les habitudes du petit commerce traditionnel aux méthodes obsolètes. L’heure est désormais à la modernisation, au progrès industriel, à l’innovation et à la consommation ; les commerçants n’ont d’autres choix que de se plier aux nouvelles règles du marché et s’adapter aux besoins d’une population aux choix, goûts et moyens disparates, s’ils veulent subsister dans une société en constante mutation.

2Zola, dans son roman Au Bonheur des Dames (1883), décrit une lutte sans merci entre le grand magasin moderne et la petite boutique ordinaire et démodée, lutte qui se termine par la ruine et la faillite de cette dernière, mais il ne tient pas compte des capacités de celle-ci à innover. En effet, la boutique montre de réelles dispositions à se transformer, se diversifier et s’adapter au marché assurant ainsi sa pérennité. ainsi, les boutiquiers de la ville de Besançon révèlent leurs aptitudes à évoluer, et cela malgré l’implantation de grands magasins comme le « Bon Marché » ou de bazars dans la seconde moitié du XIXe siècle, et l’omniprésence de mentalités résistantes à toute forme de progrès.

3Nous montrerons dans cet article, à partir des inventaires après décès et des annonces commerciales publiées dans la presse locale, comment, afin de séduire la clientèle, les commerçants de cette ville de province, influencés par les modes de consommation et les innovations en provenance de la capitale, adoptent de nouvelles pratiques empruntées aux magasins de nouveautés et grands magasins (annonces, prix fixes, dépôts exclusifs, embellissement des intérieurs, diversification de l’offre). Mais ces commerces perdurent également, grâce aux liens de confiance qu’ils ont pu instaurer aussi bien avec les fournisseurs qu’avec la clientèle et dans une certaine mesure, à la persistance de leur pratique du crédit.

1. Modification du paysage commercial bisontin

  • 1 13 faillites furent déclarées au cours des huit premiers mois de l’année 1811, FOHLEN (1964), p. 28 (...)
  • 2 Il reste difficile de connaître le nombre exact de commerçants exerçant dans la première moitié du (...)

4Besançon, ville de taille moyenne située dans le nord-est de la France à mi-chemin entre Strasbourg et Lyon et à proximité de la suisse, accède à la fin du XVIIIe siècle au statut de capitale régionale (avec une population de 25 000 habitants en 1794). ville militaire et administrative, son économie se développe autour d’une activité tertiaire dominée par le commerce de détail qui peine à évoluer au lendemain de la révolution (infrastructures en mauvais état, chute du prix des biens de première nécessité, dépréciation des stocks de marchandises et faillites de commerçants en gros et détail1). Cependant, la municipalité procéda sous la Monarchie de Juillet à d’importants travaux dans le but d’améliorer le réseau des transports et de rendre la cité plus attractive. Le commerce de la cité gagna rapidement en importance et le nombre de commerçants explosa en l’espace de 35 ans (28 épiciers étaient enregistrés dans le département du Doubs en 1802 contre 58 en 1837 pour l’unique ville de Besançon)2.

  • 3 BALZAC (1927), p. 16.
  • 4 « De là [Gare Viotte] partit le premier train, le 7 avril 1856 seulement, joignant Besançon à dole, (...)

5Les efforts menés en termes de rénovation et d’embellissement transformèrent la physionomie de la ville de façon significative ; malgré cela, Besançon ne réussit pas à retrouver son prestige d’antan. en 1842, Balzac3 décrit une ville encore marquée par des habitudes traditionnelles et indisposée à la modernité (construction tardive de la première ligne de chemin de fer4, départ des élites pour Paris, et arrivée tardive de l’éclairage au gaz). Force est de constater qu’il avait raison si l’on considère la réticence et la désapprobation de certains citoyens, nostalgiques du temps passé, à voir leurs boutiques traditionnelles se transformer tant dans leur apparence que dans leur pratique, et dénaturer l’architecture des maisons de leurs ancêtres :

  • 5 MONNOT (1953), p. 36.

« Le malheur est que, dans cette rue de négoce, nos plus belles maisons n’étant grâce à Dieu, des pièces de musées préservées et oisives, pâtissent trop souvent des exigences du commerce moderne. Enlevez ces agencements de magasin, ces devantures en boiserie. Souvent vous découvrirez des cintres de pierre d’une courbe charmante, parfaitement assortis au style de l’édifice. Il ne faudrait pas beaucoup d’ingéniosité et encore moins de dépense pour aménager une boutique en lui faisant un décor de cette arcature. Mais on veut du marbre, vrai ou faux, du clinquant, des lettres d’or, des grilles de fer ; de là ce défilé déconcertant de magasins chamarrés, chatoyants et disparates. Une véritable épidémie de décoration barbare et d’incongruités géométriques a sévi en ces dernières années sur le commerce bisontin ». 5

  • 6 Il nous est malheureusement difficile de vérifier cette information, faute d’études réalisées sur l (...)
  • 7 « Une visite aux Magasins du "Bon Marché" à Besançon », Le Journal de géographie commerciale et ind (...)

6L’essor commercial de Besançon se fit ressentir sous le second empire avec d’une part, l’arrivée de nouvelles branches issues du secteur du luxe et demi-luxe telles que l’optique, la miroiterie, les fleurs artificielles, le vernis ou la photographie et d’autre part, sa confirmation de capitale horlogère suite au succès de l’exposition internationale organisée en 1860. c’est également dans les années 1860 que s’ouvrirent les premiers grands magasins de nouveautés à Besançon avec le « Bon Marché » situé Grande rue ou encore les « Galeries » de la maison Demogé, situées rue des Granges, bien avant l’arrivée du premier grand magasin à Dijon (une autre ville provinciale du centre-est de la France dont la taille est comparable à celle de Besançon) qui ouvrit en 1875 (« Au Pauvre Diable »). Selon Le Journal de géographie commerciale et industrielle, le « Bon Marché » de Besançon fût l’un des 8 ou 10 grands magasins de nouveautés existants en province à cette époque6. A l’instar de Paris (toute proportion gardée), l’établissement se dota de 22 rayons réunissant « depuis l’ameublement, la literie, les tapis et tentures et jusqu’aux lainages, soieries, etc., etc. »7, de salons d’essayage pour dames « très confortables et luxueux » et de vastes ateliers de costumes et de confections. en 1866, la maison enregistrait 100 000 francs d’affaires par an, chiffre qui devait être décuplé quelques années plus tard, fournissant par là même, une preuve de sa prospérité. Son influence commerciale fût essentiellement régionale, même si d’après Le Journal de géographie commerciale et industrielle, l’établissement enregistrait quelques commandes de clients parisiens (ce qui est beaucoup plus surprenant). Les deux petits magasins qui formaient à l’origine l’enseigne du « Bon Marché » bisontin, s’étendaient sur les numéros 60, 62 et 64 de la Grande rue concurrençant inévitablement les marchands de nouveautés déjà établis :

  • 8 COINDRE (1900), p. 121.

« Les magasins du "Bon Marché" envahissent les locaux voisins : en principe, ils appartiennent au n° 64. Ils ont accaparé à Besançon le commerce de la nouveauté : histoire aussi parisienne que provinciale, peinte au vif dans un roman moderne [l’auteur fait allusion ici au roman de Zola, Au bonheur des Dames] ; les anciens commerces languirent : ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés »8.

  • 9 Aucun dossier de failli ne figure dans la sous-série 6U des Archives départementales du Doubs entre (...)
  • 10 COINDRE (1900), p. 423.
  • 11 Le Bon sens franc-comtois, 21 avril 1886.

7En effet, si l’on se fie aux faillites enregistrées entre 1870 et 1880, nous constatons que sur 40 dossiers de faillis déposés et consultables9, 33 % concernent des marchands proposant des articles de mode (vêtements, vêtements confectionnés, blancs, tissus, chapeaux, lingerie, chemises). Toutefois, entre 1860 et 1880, le nombre de marchands drapiers, tailleurs, marchands de tissus, de modes, de chapeaux et de nouveautés a été multiplié par sept, et cela malgré la présence du « Bon Marché ». Cette sensible augmentation s’explique par le fait que la population bisontine s’est considérablement accrue grâce à des habitants en provenance des campagnes ainsi qu’à une main-d’œuvre ouvrière (plus 40 % en 45 ans), qui s’est établie au-delà des remparts de la ville. Attirés par ce nouveau potentiel économique, de nombreux commerçants s’installèrent en périphérie et de nouveaux commerces auparavant inexistants dans ce secteur s’ouvrirent, tels que des bijoutiers, marchandes de modes, buralistes, marchands drapiers, etc. L’influence des grands magasins parisiens ne s’en fit pas moins sentir jusqu’à Besançon et ces derniers, grâce à leurs catalogues, inondèrent les marchés provinciaux d’articles à des prix défiant toute concurrence : « les bazars parisiens vendent un complet de messe à 25 francs ! Chasuble, étole, manipule, voile et bourse du calice ; de grands ornements s’achètent au rabais »10. De même, ils utilisèrent la presse locale pour diffuser leurs actualités : les Grands Magasins du Louvre annoncèrent leur agrandissement dans Le Bon sens franc-comtois et en profitèrent pour rappeler à la clientèle bisontine que « les Grands magasins du Louvre, de Paris, n’ont ni agence ni succursale dans aucune ville des départements »11 et les inciter à commander directement dans leurs magasins pour éviter toute confusion.

  • 12 MARREY (1979), p. 45.

8En effet, l’influence de la capitale en termes de mode et de nouveauté était telle que les magasins de villes de province adoptèrent volontiers à la fin du siècle le nom des grandes enseignes parisiennes telles que Au coin de Rue (nouveaux magasins parisiens inaugurés en 1864)12 ou À la Ville de Paris (1843). Le début du XXe siècle vit également apparaître à Besançon des enseignes dénommées À la Samaritaine ou Au Pygmalion dont la taille, le prestige et le rayonnement n’avaient rien d’égal à leurs homonymes parisiens (cf. fig. 1, 2 et 3).

Figure 1 : Au Coin de Rue, magasin de nouveautés à Besançon

Figure 1 : Au Coin de Rue, magasin de nouveautés à Besançon

Figure 2 : A Pygmalion, magasin de tissus à Besançon

Figure 2 : A Pygmalion, magasin de tissus à Besançon

Figure 3 : A la Samaritaine, magasin de nouveautés à Besançon

Figure 3 : A la Samaritaine, magasin de nouveautés à Besançon
  • 13 « Une visite aux Magasins du "Bon Marché" à Besançon », Le Journal de géographie commerciale et ind (...)

9Ainsi, si l’on considère les gravures du Bon Marché bisontin (1895), nous constatons que l’extérieur de ce dernier se rapproche davantage du magasin de nouveautés initial, crée en 1852 par Boucicaut, qu’au grand magasin parisien à la taille considérable de la fin du siècle (53 000 m2 en 1887). De la même manière, l’aménagement du magasin, malgré la présence d’un double escalier central et de nombreux lustres, ne peut rivaliser avec le faste spectaculaire de l’enseigne parisienne, comme en témoignent les gravures suivantes (fig. 4 et 5). Le chroniqueur qui relaya sa visite aux magasins du Bon Marché dans le Journal de géographie commerciale et industrielle précisa que la stature des grands magasins de nouveautés provinciaux étaient adaptés au marché local, contrairement aux grands magasins parisiens d’envergure nationale voire internationale : « nous entendons par là les établissements de ce genre absolument montés sur le modèle des maisons célèbres de la capitale, le stéréotype exact de ces dernières, proportions gardées, bien entendu, avec l’importance des régions à desservir »13.

10Face à l’arrivée de ses nouvelles formes commerciales, les petits commerçants doivent, pour subsister, s’adapter au marché et adopter de nouvelles pratiques empruntées, dans un premier temps, aux magasins de nouveautés.

Figure 4 : Vues extérieures du Bon Marché à Besançon (a) et Paris (b)

Figure 4 : Vues extérieures du Bon Marché à Besançon (a) et Paris (b)

Figure 5 : Vues intérieures du Bon Marché à Besançon (a) et Paris (b)

Figure 5 : Vues intérieures du Bon Marché à Besançon (a) et Paris (b)

2. De la boutique au magasin

  • 14 Les Tablettes franc-comtoises, 23 novembre 1828.
  • 15 Les tablettes franc-comtoises, 3 août 1828.
  • 16 « Il fait des échanges et achète les matières d’or et d’argent. Il va chez les personnes qui désire (...)
  • 17 La Maison Burdin Fils annonce une « baisse de prix sur tous les fourneaux », Le Petit Comtois, 06 a (...)
  • 18 « Il est permis de venir visiter le magasin sans acheter, et emporter des échantillons pour juger d (...)

11Les premiers magasins de nouveautés apparurent à la fin du XVIIIe siècle dans la cité parisienne. Leur taille plus importante et leurs vitrines alléchantes attirèrent rapidement le consommateur, leur permettant ainsi de gagner en notoriété. Ils adoptèrent des stratégies révolutionnaires en rupture avec les méthodes traditionnelles pratiquées par les boutiques et héritées de l’ancien régime (prix non affichés et constamment négociés, obligation d’achat lorsque le badaud pénètre dans la boutique, concurrence contrôlée entre les marchands provenant d’un même secteur afin de réguler les parts de marché). Désormais, les marchands affichaient des prix attractifs et laissaient au passant la possibilité d’entrer librement dans les magasins, favorisant ainsi le plaisir de courir les boutiques. Ces pratiques se propagèrent aux commerces de province et les boutiquiers bisontins informèrent leur clientèle de l’application de ces nouvelles méthodes par le biais d’annonces publiées dans la presse locale. Au début du siècle, ces annonces faisaient essentiellement état d’informations relatives à la localisation du commerce (changement d’adresse, ouverture) et à leur propriétaire (reprise, succession). Puis par la suite, les commerçants y exposèrent la diversité et la qualité des produits disponibles ainsi que les avantages qu’ils offraient à leur clientèle. Ainsi, en 1828, l’établissement « À la Frileuse »14, magasin de draps, annonce son ouverture et mentionne une liste innombrable de produits accessibles. Les précisions sur leur provenance, couleur, qualité, matière et surtout leur prix informent la clientèle d’un vaste choix de nouveautés à des prix fixes et modiques. de même « À la dévideuse »15 signale l’arrivée de marchands dans son local déballant « une grande quantité de marchandises, qu’ils vendront à un quart, et même à un tiers au-dessous du cours ». S’en suit, une énumération de produits et de prix, et la mention d’« une quantité considérable d’autres articles dont le détail deviendrait trop long ». L’annonce précise que « tous ces articles seront vendus à prix fixe et sans rabais » excluant toute possibilité de négociations sur le prix. D’autres arguments de vente révélant les pratiques des commerçants sont mis en avant dans les annonces, tels que les possibilités d’échanges et de déplacements à domicile16, le crédit, la vente de produits d’occasion, la capacité des commerçants à rafraîchir ou réparer des objets désuets, l’agrandissement de leur commerce, le rabais17, la livraison, l’entrée libre et la mise à disposition d’échantillons18.

12Par ailleurs, le développement des magasins de nouveautés s’accompagna d’une évolution du vocabulaire employé pour désigner le lieu de vente. Le « magasin » incarne dorénavant la modernité avec son décor luxueux (larges vitrines, glaces, miroirs, vastes espaces, luminosité) et ses nouvelles pratiques (prix fixes et affichés, entrée libre, affiches, réclames, catalogues), alors que la « boutique » conserve son aspect traditionnel ; elle est démodée, sombre, poussiéreuse, ses occupants résistants au progrès :

  • 19 LUCHET (1831-34), pp. 239-40.

« J’en connais [...], qui, fidèles aux traditions antiques, ont conservé la devanture crottée, le vitrage en bois à hauteur d’appui, le quinquet à l’huile, voire la chandelle sous verre, que l’on mouche avec des ciseaux [...]. Et n’allez pas croyant les flatter, parler de leur magasin, ils se fâcheront. La façade en cuivre les fait sourire de pitié ; ils ont horreur du marbre, et traitent de poison l’éclairage par le gaz. A chaque magasin qu’ils voient ouvrir, ils disent – celui-là ne tiendra pas. [...] »19.

  • 20 Feuilleton de l’Impartial, « Les Magasins », L’Impartial, 22 mars 1840.

« La boutique ignorait l’annonce, la réclame, le puff d’occasion, la vente à prix fixe, la vente par cessation de commerce, par fin de bail, à 50 % de rabais ; le prospectus à 100 000 exemplaires ; la science de l’étalage et celle plus compliquée d’enfoncer le margoulin ; le magasin connaît tout cela »20.

13Mais la frontière entre ces deux univers n’est pas aussi marquée. Les boutiquiers s’emparèrent du terme de façon abusive pour s’octroyer une grandeur commerciale, et l’arrivée de ce nouveau type de commerce ne les plongea pas pour autant dans une complète désuétude. Balzac, dans sa nouvelle La Maison du Chat qui pelote (1830), décrit la boutique d’un marchand drapier, qui certes est d’un aspect peu engageant mais dont les affaires sont rondement menées :

  • 21 BALZAC (1985), p. 38.

« A travers les gros barreaux de fer qui protégeaient extérieurement sa boutique, à peine y apercevait-on des paquets enveloppés de toile brune aussi nombreux que des harengs quand ils traversent l’océan. Malgré l’apparente simplicité de cette gothique façade, Monsieur Guillaume était de tous les marchands drapiers de Paris celui dont les magasins se trouvaient toujours les mieux fournis, dont les relations avaient le plus d’étendue, et dont la probité commerciale ne souffrait pas le moindre soupçon »21.

  • 22 « […] à la porte des épiciers, les chandelles de bois dansant à la ronde autour d’un cercle de fer (...)

14A Besançon, le terme « magasin » est employé régulièrement dans les inventaires après décès à partir de 1850 pour désigner la boutique des commerçants. Coindre (historien, artiste-peintre et graveur né à Besançon) dépeint dans son ouvrage un paysage commercial en pleine mutation, dans lequel les enseignes communes du « vieux commerce »22 firent place à d’autres plus lumineuses dont la composition et les couleurs attiraient l’attention des curieux, telles que l’enseigne de « La Fiancée », qui selon Weiss (conservateur administrateur de la bibliothèque de Besançon), pourrait rivaliser avec celles de la capitale :

  • 23 WEISS (1997), p. 322.

« Je crois sans prétention qu’elle ne déparerait pas les plus beaux quartiers d’une capitale et même qu’elle est supérieure à la plupart des enseignes de Paris »23.

  • 24 COINDRE (1900), p. 119.
  • 25 Ibid, p. 128.
  • 26 Ibid, p. 395.
  • 27 Ibid, p. 670.
  • 28 Ibid, p. 690.
  • 29 Ibid, p. 58.
  • 30 Ibid., p. 162.

15Il constate, sous le Second Empire, la transformation des boutiques de son enfance, dont l’aspect autrefois simple et sans fioritures laisse place à l’élégance et la coquetterie inspirées des modes parisiennes : « la boutique de Chevaidel était modeste avant son installation opulente dans la maison voisine »24 ; « derrière les glaces affriandées du magasin à la mode, je ne puis m’empêcher de revoir la boutique, ouverte à tous les vents, de l’épicerie Grandvaux »25 ; « au rez-de-chaussée une baie cintrée, à son vitrage d’arrière-boutique, exhibait quelque encensoir aux chaines rompues, un saint sacrement dédoré, côte à côte avec un huilier boiteux, chez Pelleteret, l’orfèvre qui eut plus tard si somptueux magasin, en face »26 ; « un des plus vastes magasins fut la Flotte anglaise, jadis Grande rue, transféré et agrandi par les Gaillard-Biaute […], venus là, eux aussi, de plus étroite boutique […] » 27 ; « le petit orfèvre Grosjean : plus heureux que le petit poisson de la fable, il devint grand… et gros »28. Mais toutes ne se métamorphosèrent pas, et des boutiques moins engageantes, que Coindre qualifiait de « boutiques de nos ancêtres », côtoyaient les magasins plus modernes, telle que la pâtisserie de Melle Vieux, « toute simple et sans recherche »29 ou cette pharmacie dont « la menuiserie désajustée s’écaillait sous un endroit vert-noir, peu flatteur. Le perron usé n’était pas sûr, la trappe insidieuse, […] le vitrage obscurci »30.

3. Aménagement intérieur et sociabilité

  • 31 LUCHET (1831-34), p. 237.
  • 32 Archives départementales du Doubs, Inventaire après décès : Léonie Klein, 1875, 3E19/157.
  • 33 Archives départementales du Doubs, Inventaire après décès : Constance Jannin, 1855, 3E28/81.

16Au-delà de leur aspect extérieur, les boutiques transformèrent également leur aménagement intérieur et « la contagion des bronzes et des glaces gagn[a] jusqu’à la province »31. Une analyse des inventaires après décès nous permet de mieux appréhender ces intérieurs et de constater les transformations effectuées au cours du siècle. Le confort gagna les intérieurs de boutiques : la qualité des sièges s’améliora et la classique chaise en bois ou en paille fut substituée par des chaises rembourrées, des banquettes ou encore des fauteuils (à partir de la seconde moitié du XIXe siècle). Léonie Klein32, boulangère, avait même installé un canapé dans sa boutique. Ainsi Paul Hein33, tailleur, meubla sa boutique de six chaises en noyer, foncées de damas rouge, d’un fauteuil assorti, d’une table de jeu en noyer, de quatre petits rideaux de mousseline, d’une pendule en zinc placée sous un globe, d’une glace comportant un cadre doré et d’une gravure encadrée.

  • 34 Archives départementales du Doubs, Inventaire après décès : Hippolyte Robardet, 1894, 3E28/192.
  • 35 Archives départementales du Doubs, Inventaire après décès : Louis Simon Perron, 1835, 3E19/75.

17Par ailleurs, une multitude d’objets auparavant réservée aux habitations envahirent les boutiques, tels que les glaces, tableaux, gravures, cadres, bibelots, statues, horloges, vases, rideaux, baromètres, thermomètres ou encore animaux empaillés. Les marchands les plus fortunés n’hésitèrent pas à abuser de riches éléments décoratifs pour affirmer leur rang social et afficher leur réussite, à l’exemple de Hippolyte Robardet34, marchand de fourrures, qui garnit sa boutique de pas moins de vingt-deux chaises, huit glaces d’entredeux, quatre grandes glaces, deux lampes à gaz, six lustres, quatre lyres et quatre becs grenouillères, s’assurant ainsi d’un effet de lumière attractif. De même, Louis Simon Perron35, marchand horloger, afficha un goût prononcé pour les éléments superflus et para son magasin de treize gravures sous verre, trois petits tableaux, deux petits miroirs, un thermomètre, une table de jeu, deux vases en porcelaine garnis de fleurs, une petite glace dans son cadre doré et une tabatière à musique.

  • 36 COINDRE (1900), p. 59.

18Tous ces éléments participèrent à créer une atmosphère agréable voire de détente pour faire patienter le client et le mettre en confiance. Car la boutique n’était pas uniquement un lieu de vente ou d’achat, elle était également un véritable lieu de sociabilité où la clientèle aimait à se montrer, se rencontrer, converser ou échanger : « le tailleur Rollet bavardait de confiance avec ses clients, consciencieusement intéressé aux petits évènements du quartier, aux affaires de familles »36. Coindre fût surpris d’apprendre que sa destinée artistique lui avait causé de « gros soucis » et ajouta : « on a ainsi parfois des amis inconnus d’une sollicitude touchante ». Au-delà du rapport commercial, des relations amicales se développèrent dans l’enceinte même de la boutique. Traité avec courtoisie, la clientèle accordait aisément sa confiance au boutiquier qui paraissait désintéressé des avantages pécuniaires qu’il pouvait soutirer :

  • 37 Ibid., p. 54.

« Les vieux comptoirs ont été abandonnés : aux physionomies amicales succèdent des figures inconnues d’étrangers, sans doute honorables, mais désintéressés de cette vente fiduciaire, qui entre gens du même monde, entretenait des rapports de haute considération. […] C’était le cas de dire, sans raillerie, qu’alors on donnait à ses amis pour de l’argent [l’auteur fait ici allusion au Bourgeois Gentihomme de Molière] étoffes et denrées, moyennant un profit raisonnable et assuré »37.

  • 38 L’Impartial, 21 décembre 1829.
  • 39 L’Impartial, 4 avril 1845.

19Ce ton poli et courtois est au demeurant largement employé dans les annonces commerciales. Ainsi, Bloch Isidore, marchand tailleur, interpelle la clientèle en ayant « l’honneur de prévenir les amateurs de la mode et du bon goût »38 d’un nouvel arrivage de marchandises. Quant à Créhange, également marchand tailleur, il « remercie vivement les habitants de Besançon et de la Franche-Comté de la confiance de plus en plus grande dont ils ont bien voulu l’honorer, et leur donne l’assurance de toujours la mériter »39.

20Les Bisontins, fortement attachés aux valeurs traditionnelles n’étaient pas disposés à renoncer à ce lien privilégié établi avec les commerçants de quartier au profit des grands magasins où l’on traitait le client avec désinvolture, voire avec prétention :

  • 40 MONNOT (1953), p. 38.

« Non ces phalanstères commerciaux, universels, impersonnels, anonymes, où le client a affaire non pas à un marchand, mais à un vendeur, moins encore à une étiquette, ne disent rien aux Bisontins de tradition qui leur préféreront toujours les bonnes maisons de la Grand’rue, accueillantes, humaines, traitables, sociables, où la moindre emplette s’achève et se prolonge en causerie »40.

  • 41 COINDRE (1900), p. 68.

« Le Magasin eut sa vogue passagère : MM. Moutrille y vendaient la nouveauté des étoffes de luxe, comme « A la Fiancée », mais avec une certaine morgue qui décourageaient la timidité des dames, par la prétention d’influencer despotiquement leur goût »41.

21Cependant, certains boutiquiers adoptèrent des méthodes de vente pour le moins curieuses, voire déconcertantes provoquant l’effet inverse à celui escompté :

  • 42 COINDRE (1900), p. 123.

« Sa mère était modiste, excellente et digne femme, fort empêtrée de son ridicule époux qui, pour convaincre les clientes du charme des modes, affublait sa perruque rousse des chapeaux de l’étalage. Ce grotesque mannequin faisait fuir les jolis minois, naturellement »42.

22D’autres firent preuve de manières rustres peu attrayantes : « chez le père Jeantet, on trouvait aussi chaussure à son pied : mais que l’accueil y était maussade ».

4. Confiance et pratique du crédit

23Soucieux de sa renommée et de la confiance que pouvait lui accorder sa clientèle, le boutiquier n’hésitait pas à utiliser les annonces dans les journaux pour asseoir sa réputation sur ses compétences et son savoir-faire. Divers commerçants employèrent ce moyen pour mettre un terme aux rumeurs non fondées sur la pratique de leur commerce. Après avoir rappelé les avantages qu’offre sa boutique dont la qualité de la marchandise proposée, Créhange utilise la majeure partie de son annonce pour démentir une rumeur malveillante circulant sur ses pratiques commerciales, rumeur qui pourrait entacher sa réputation et de toute évidence nuire à son affaire :

  • 43 L’Impartial, 4 avril 1845.

« Ayant entendu dire que des malveillants avaient fait courir le bruit qu’il allait quitter Besançon, il proteste contre cette allégation, […]. ce bruit ayant été répandu dans le sens que, vendant à trop bon marché, il ne pouvait réaliser en bénéfices les frais que nécessite sa maison, il vient ici en donner le plus formel démenti, car, loin de décliner, cette maison a constamment un voyageur avec marchandises dans les départements du Doubs, de la Haute-Saône et du Jura, et vient de plus de monter une maison semblable à celle de Besançon, près de Bâle, à Mulhouse, et qu’en conséquence des nombreux achats qu’il est obligé de faire, il eût acheter et il achète à meilleur compte que ceux qui n’ont pas des affaires aussi étendues, et qu’il ne redoute aucune concurrence »43.

24De même, M. Chardin-Quirot, marchand de meubles, informe le public qu’il n’a pas cessé son commerce contrairement à ce que peuvent dire quelques personnes « mal renseignées ». Afin de rassurer la clientèle, il souligne les bonnes relations qu’il entretient avec ses fournisseurs et fait état des répercussions directes pour le consommateur :

  • 44 Le Progrès de Besançon, 2 avril 1840.
  • 45 Guide touristique de Besançon, 1892.

25« Ses connaissances et ses rapports avec de bons ouvriers de Paris lui permettent d’en assurer la garantie aux personnes qui voudront bien continuer de l’honorer de leur confiance »44. Car la multiplication des informations concernant le parcours professionnel des commerçants sont autant d’arguments assurant sa notoriété. C’est pourquoi, à la fin du XIXe siècle, certains commerçants insistèrent sur la publication du nom des anciens gérants dans les annonces des guides touristiques. Par exemple le photographe E. Mauvillier fait suivre son nom dans l’entête de son annonce, de la mention « successeur de L. Fragney » et termine cette dernière en rappelant qu’il est « possesseur des anciens clichés de la Maison L. Fragney »45. Quant à l’évocation de la date de fondation de l’établissement, elle affiche la pérennité du commerce et montre les compétences du gérant à faire perdurer son commerce dans le temps.

  • 46 Cf. Fontaine (2008).
  • 47 Cf. Cox (2000).
  • 48 En 1847, « dans les quartiers populeux [parisiens], la vente à crédit était la base sinon de la pro (...)

26Une autre pratique, basée cette fois-ci sur la confiance que le boutiquier accordait à sa clientèle, différenciait les petits commerces des grands magasins : le crédit. Cet usage permit au milieu du XIXe siècle, à une tranche de la population (ouvrière) d’acquérir des biens qui leur étaient auparavant difficile d’accès. le crédit devint par conséquent, un moyen pour les petits commerçants de satisfaire une nouvelle demande et d’élargir leur marché46 alors que les grands magasins se distinguèrent par des méthodes de paiement comptant permettant ainsi aux clients de bénéficier d’articles à meilleur prix. Limiter le crédit s’avérait être un moyen de conserver des bas prix car ce dernier impliquait des frais supplémentaires, tels que la tenue de livres, des enquêtes sur les créanciers, le personnel comptable et un risque de pertes avec les mauvais payeurs47. Les pratiques modernes des grands magasins aspiraient par conséquent, à restreindre cette habitude mais les petits commerçants y voyaient là non seulement un engagement, une preuve de la confiance qu’ils accordaient à leur clientèle mais également un moyen de prospérer, voire de subsister48.

27Comme peuvent en attester l’ensemble des inventaires après décès dépouillés (au nombre de 163), l’usage du crédit reste omniprésent tout au long du siècle aussi bien vis-à-vis des fournisseurs que des clients. Nous allons nous concentrer ici principalement sur le crédit commercial accordé aux clients : sur l’ensemble de notre échantillon, environ 77 % des commerçants pratique la vente à crédit. Cette tendance reste stable sur toute la période du XIXe siècle puisque 51,2 % des commerçants offre cette commodité à leurs clients avant 1850 contre 48,8 % dans le seconde moitié du siècle. Les créances commerciales représentent le plus souvent le résultat des ventes à crédit accordées sur de petits montants, sans intérêts et liées à des achats réguliers ou journaliers de biens de première nécessité tels que l’alimentation (cf. graph 1).

Figure 6 : Répartition des commerçants pratiquant la vente à crédit par secteur d’activité d’après les inventaires après décès (1800-1900)

Figure 6 : Répartition des commerçants pratiquant la vente à crédit par secteur d’activité d’après les inventaires après décès (1800-1900)
  • 49 Archives départementales du Doubs, Inventaire après décès : Henry Éberlet, 1834, 3E28/40.

28Le détail des créances commerciales est donné de façon très aléatoire dans les inventaires suivant les périodes, les notaires et surtout la tenue des livres de compte. En effet, sur notre échantillon, 28 % des commerçants ne présentent aucun détail quant à la provenance de leurs créances, tels que le nom du créancier, sa profession, son adresse et le montant lui étant affecté. Dans ces cas précis, les créances sont regroupées en un montant unique précédé par la mention « divers particuliers », « pour pratiques », « divers menus ouvrages », « fourniture de marchandises à divers » ou encore « sommes de peu d’importance par divers ». Cet usage s’atténue au fil du siècle car 76 % des commerçants ne détaillant pas leurs créances sont relevés dans la première partie du siècle, révélant ainsi une volonté croissante d’améliorer la tenue des livres. En effet, le commerçant peut se retrouver dans l’incapacité de réclamer les créances dues s’il ne suit pas une certaine rigueur dans sa comptabilité. Ainsi, la veuve du défunt Eberlet49, négociant en vêtements, déclare lors de la prisée du mobilier et des titres et papiers en 1834 que son époux inscrivait seulement ses affaires sur quelques feuilles volantes impossibles à reproduire. Elle considère comme « perdues » diverses sommes au recouvrement incertain pour lesquelles elle ne précise aucun montant et indique qu’un certain dénommé robert domicilié à Bregille (banlieue de Besançon) est créancier d’un somme de 200 F considérée également comme irrécouvrable. Le montant des créances est considéré comme nul alors que l’ensemble des sommes dues aux fournisseurs est très élevé (19 884 F) et place la veuve dans l’incapacité de les rembourser.

29Seulement 15 % des commerçants relevés précisent si leurs créances sont recouvrables ou non en les catégorisant comme « bonnes », « douteuses » ou « mauvaises » (ces dernières étant considérées comme perdues ne sont pas comptabilisées dans l’actif ). Ainsi, Pierre Escallier, épicier, comptabilise dans ces registres environ 54 % de « bonnes créances » et 18 % de créances qu’il qualifie de « douteuses » en raison de ce qu’elle nécessite un compte à régler, de l’absence de titres ou encore de la solvabilité très équivoque des débiteurs. Il mentionne également qu’environ 28 % des créances sont « absolument mauvaises et irrécupérables ». De même, octave Joseph ducat, chapelier, fait état de 274 créanciers considérés comme solvables et de 183 autres dont le recouvrement de la dette apparaît comme « désespéré ». Quant à Xavier Simon Lacroix, marchand horloger, il fait état de diverses remarques en face du nom de créanciers douteux telles que « valeur de départ à 826 F mais abaissé à 300 F étant donné l’état de faillite des souscripteurs », « billet plus que douteux », « aucun espoir de recouvrement », « frais et capital plus que douteux », « débiteur insolvable, créance considérée comme nulle », « bien des doutes pour le recouvrement », « en faillite mais le recouvrement est assuré à 35 % » ou encore « plus de doutes que de certitudes ».

  • 50 Archives départementales du Doubs, Inventaire après décès : Jeanne Claude Laithier, 1851, 3E31/77.
  • 51 Archives départementales du Doubs, Inventaire après décès : Claude Antoine Humbert, 1822, 3E19/56.
  • 52 Archives départementales du Doubs, Inventaire après décès : Pierre Ducrey, 1845, 3E31/59.

30D’autres commerçants tiennent des livres de commerce bien renseignés : c’est le cas de Jean Pierre Lallemand, ferrailleur, qui possède un grand livre constatant ses prestations de commerce et un registre destiné « à inscrire jour après jour les noms, prénoms, âge, profession ou qualité et domicile de toutes les personnes desquelles il a acheté des matières, instruments, outils, rognures de métaux et tout autre objet de son industrie »50. Claude Antoine Humbert51, épicier, quant à lui, a noté scrupuleusement toute information se référant à ses créanciers : nom, profession, lieu du domicile et montant exact du crédit, ainsi que quelques annotations supplémentaires dans le cas de créances « douteuses » telles que « décédé », « anglais résidant à Paris », « demoiselle qui disait rester chez un général » ou encore « opérateur ambulant qui débite des drogues sur les places et dans les foires », etc. Le type d’information relatif à la clientèle bénéficiant de crédits reste très hasardeux et varie d’un commerçant à un autre. Par exemple, dans notre échantillon, seul Pierre Ducrey52, boulanger, précise le poids et la nature de la marchandise fournie alors que dans de nombreux cas, il reste difficile de discerner les créances commerciales des créances communautaires.

  • 53 COQUERY (2011), p. 225.

31L’usage du numéraire ne représentait en moyenne que 1,8 % des biens de l’ensemble des commerçants bisontins recensés entre 1800 et 1900, soit un pourcentage identique à celui relevé par N. Coquery au XVIIIe siècle pour les boutiquiers parisiens les plus prospères53. Quant aux créances, elles représentent 31,7 % de la fortune brute et se composent principalement outre des créances commerciales « bonnes », « mauvaises » ou dont le recouvrement apparaît comme « douteux », de prêts aux particuliers ou de loyers. Ainsi, François Cyril Rousseau, négociant, disposait lors de son décès en 1899, d’un actif de 13 980 F, ses créances commerciales dites « bonnes » s’élevaient à 306,75 F (11 créanciers) et celles « mauvaises » à 144,2 F (6 créanciers), mais il disposait également d’une créance hypothécaire (avec taux d’intérêt à 5 %) et d’une créance chirographaire, évaluées ensemble à 5 500 F, représentant 39 % de la fortune brute.

Conclusion

  • 54 Recensé dans l’Annuaire du Doubs de 1870.

32Les boutiquiers de la ville de Besançon démontrèrent leurs aptitudes à s’adapter au marché, et cela malgré la présence de grands magasins comme le « Bon Marché » ou de bazars comme le « Bazar parisien »54, et l’omniprésence de mentalités traditionnelles, résistantes à toute forme de progrès. Afin de séduire la clientèle, les commerçants embellirent leur commerce avec beaucoup moins de faste que dans la capitale mais les efforts furent soulignés par quelques observateurs bisontins. Ils adoptèrent des pratiques nouvelles (utilisation des annonces commerciales, prix fixes, dépôts exclusifs) et misèrent sur une confiance réciproque et des relations privilégiées qu’ils entretenaient avec leur clientèle. Toutefois, l’usage du crédit qui permettait aux boutiquiers d’obtenir des délais de paiement auprès de leurs fournisseurs pouvait se révéler hasardeux lorsqu’ils ne récupéraient pas à temps le paiement de leurs créanciers ou que ceux-ci s’avéraient insolvables, et conduire, suite à un mauvais calcul ou une mauvaise tenue de livres, à la faillite.

33En dépit du retard de diffusion des modes parisiennes dans la cité provinciale et de l’adoption tardive de pratiques modernes (il faut compter environ 25-30 ans de retard vis-à-vis capitale), le petit commerce a su s’adapter en se diversifiant et différenciant par sa taille, son offre, son décor ou encore sa politique commerciale afin de satisfaire des besoins divergents et des profils de consommation différents et cela malgré la décentralisation des grands magasins de nouveautés.

Bibliographie

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Notes

1 13 faillites furent déclarées au cours des huit premiers mois de l’année 1811, FOHLEN (1964), p. 288.

2 Il reste difficile de connaître le nombre exact de commerçants exerçant dans la première moitié du XIXe siècle à Besançon, les annuaires faisant état d’une liste exhaustive uniquement à partir de 1836 et de façon sporadique. Pour les chiffres mentionnés, cf. Bry (1802), p. 128.

3 BALZAC (1927), p. 16.

4 « De là [Gare Viotte] partit le premier train, le 7 avril 1856 seulement, joignant Besançon à dole, soit 45 km en un peu plus d’une heure. Or à cette date, bien des cités de l’Est de la France possédaient déjà leur station », FOHLEN (1964), p. 361.

5 MONNOT (1953), p. 36.

6 Il nous est malheureusement difficile de vérifier cette information, faute d’études réalisées sur la situation des grands magasins de nouveautés en province au XIXe siècle.

7 « Une visite aux Magasins du "Bon Marché" à Besançon », Le Journal de géographie commerciale et industrielle, 1895, Archives départementales du Doubs.

8 COINDRE (1900), p. 121.

9 Aucun dossier de failli ne figure dans la sous-série 6U des Archives départementales du Doubs entre 1856 et 1871 alors que le Compte général de l’administration de la justice civile et commerciale en France mentionne pour l’année 1860, dans l’arrondissement de Besançon, une quinzaine de faillites, ce qui laisse présager de nombreuses lacunes dans le fonds disponible.

10 COINDRE (1900), p. 423.

11 Le Bon sens franc-comtois, 21 avril 1886.

12 MARREY (1979), p. 45.

13 « Une visite aux Magasins du "Bon Marché" à Besançon », Le Journal de géographie commerciale et industrielle, 1895, Archives départementales du Doubs.

14 Les Tablettes franc-comtoises, 23 novembre 1828.

15 Les tablettes franc-comtoises, 3 août 1828.

16 « Il fait des échanges et achète les matières d’or et d’argent. Il va chez les personnes qui désirent faire des affaires chez elles », annonce de Fernet, marchand bijoutier dans Les Tablettes franc-comtoises, 14 décembre 1828.

17 La Maison Burdin Fils annonce une « baisse de prix sur tous les fourneaux », Le Petit Comtois, 06 août 1883.

18 « Il est permis de venir visiter le magasin sans acheter, et emporter des échantillons pour juger des qualités », Le Progrès de Besançon, 12 septembre 1839.

19 LUCHET (1831-34), pp. 239-40.

20 Feuilleton de l’Impartial, « Les Magasins », L’Impartial, 22 mars 1840.

21 BALZAC (1985), p. 38.

22 « […] à la porte des épiciers, les chandelles de bois dansant à la ronde autour d’un cercle de fer suspendu, les faux pains de sucre échancrés de bleu ; chez les charcutiers des jambons mal dégrossis, déteints, chapelets de saucisses et andouilles […]. Sous les ombrelles vacillantes côtelées de rouge et de blanc, les devantures des marchands ou ravaudeurs de parapluies exhibaient d’invraisemblables riflards sculptés en plein bois, grossièrement plissés, serrés à leur collerette par un anneau, dès longtemps mis au rancart », COINDRE (1900), p. 1002.

23 WEISS (1997), p. 322.

24 COINDRE (1900), p. 119.

25 Ibid, p. 128.

26 Ibid, p. 395.

27 Ibid, p. 670.

28 Ibid, p. 690.

29 Ibid, p. 58.

30 Ibid., p. 162.

31 LUCHET (1831-34), p. 237.

32 Archives départementales du Doubs, Inventaire après décès : Léonie Klein, 1875, 3E19/157.

33 Archives départementales du Doubs, Inventaire après décès : Constance Jannin, 1855, 3E28/81.

34 Archives départementales du Doubs, Inventaire après décès : Hippolyte Robardet, 1894, 3E28/192.

35 Archives départementales du Doubs, Inventaire après décès : Louis Simon Perron, 1835, 3E19/75.

36 COINDRE (1900), p. 59.

37 Ibid., p. 54.

38 L’Impartial, 21 décembre 1829.

39 L’Impartial, 4 avril 1845.

40 MONNOT (1953), p. 38.

41 COINDRE (1900), p. 68.

42 COINDRE (1900), p. 123.

43 L’Impartial, 4 avril 1845.

44 Le Progrès de Besançon, 2 avril 1840.

45 Guide touristique de Besançon, 1892.

46 Cf. Fontaine (2008).

47 Cf. Cox (2000).

48 En 1847, « dans les quartiers populeux [parisiens], la vente à crédit était la base sinon de la prospérité, du moins de l’existence du petite commerce : "ce qui soutient le petit détaillant, c’est qu’il fait crédit… pour la femme de l’honnête ouvrier, la grande politique est de ménager son crédit chez son fournisseur" afin de pouvoir nourrir sa famille pendant les périodes de chômage. », Daumard (1970), p. 236.

49 Archives départementales du Doubs, Inventaire après décès : Henry Éberlet, 1834, 3E28/40.

50 Archives départementales du Doubs, Inventaire après décès : Jeanne Claude Laithier, 1851, 3E31/77.

51 Archives départementales du Doubs, Inventaire après décès : Claude Antoine Humbert, 1822, 3E19/56.

52 Archives départementales du Doubs, Inventaire après décès : Pierre Ducrey, 1845, 3E31/59.

53 COQUERY (2011), p. 225.

54 Recensé dans l’Annuaire du Doubs de 1870.

Table des illustrations

Titre Figure 1 : Au Coin de Rue, magasin de nouveautés à Besançon
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Titre Figure 2 : A Pygmalion, magasin de tissus à Besançon
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Titre Figure 3 : A la Samaritaine, magasin de nouveautés à Besançon
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Titre Figure 4 : Vues extérieures du Bon Marché à Besançon (a) et Paris (b)
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Titre Figure 5 : Vues intérieures du Bon Marché à Besançon (a) et Paris (b)
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Titre Figure 6 : Répartition des commerçants pratiquant la vente à crédit par secteur d’activité d’après les inventaires après décès (1800-1900)
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Auteur

Doctorante en histoire économique à l’Université de Franche-Comté et secrétaire d’édition à la Maison des Sciences de l’Homme et de l’Environnement Claude Nicolas Ledoux. Ses recherches portent sur les boutiques et boutiquiers au XIXe siècle à Besançon. Elle a récemment publié : « Innovation and tradition in the shopping landscape of Paris and a Provincial city, 1800-1900 », in Furnée Jan Hein et Lesger Clé, The Landscape of Consumption. Shopping Streets and Shopping Cultures in Western Europe, c. 1600-1900, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2014, p. 184-207; Entrée « Boutique », in Christian Delporte, Jean-Yves Mollier et Jean-François Sirinelli, Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine, Paris, PUF, 2010; « Supply of shopkeepers in Besançon in the First Part of the 19th century: novelties between ‘old’ and ‘new’« , in Bruno Blondé, Natacha Coquery, Jon Stobart, Ilja Van Damme, Fashioning Old and New. Changing Consumer Patterns in Western Europe (1650-1900), Turnhout, Brepols Publishers, 2009, p. 145-165

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