Voyage, quête, pèlerinage dans la littérature et la civilisation médiévales
Voyages dans le monde réel : histoire, récits, langue
Un gîte d’étape : les auberges à Aix-en-Provence au quinzième siècle
Texte intégral
- 1 CHAUCER, Canterbury Tales,
- 2 Nous empruntons cette remarque à l’article de Philippe WOLFF, "L’Hôtellerie, auxiliaire de la rout (...)
1Au printemps, lorsque l’envie de partir en pélerinage saisit le genre humain, tandis que le même éveil qui anime toute la nature jette les paumiers sur les routes en quête des rivages étrangers, c’est à l’auberge du Tabard que Chaucer rencontre ses vingt neuf pèlerins1. En effet, à une date qui reste à préciser, l’hôtellerie recueille une partie des fonctions qu’on longtemps assumées les monastères et les hôpitaux2. Cette investigation chronologique sur le développement de l’hospitalité payante n’est que l’un des chapitres d’une enquête à ouvrir sur un aspect de la vie sociale qui a jusqu’ici fort peu retenu l’attention des érudits, du moins en France.
- 3 Par exemple E. BARATIER et F. REYNAUD, Histoire du commerce de Marseille, t.2, Paris 1951, p. 851- (...)
- 4 Henri DAVID, "L’hôtellerie sous Philippe le Bon" dans Revue du Nord, 1963, peu convaincant lorsque (...)
- 5 Article cité supra. Cette étude a été présentée à un congrés des sociétés savantes consacré aux ro (...)
- 6 Le présent article repose sur le dépouillement de la totalité des registres des notaires aixois co (...)
- 7 Dans une thèse en préparation consacrée à Aix au Bas Moyen Age.
2Les monographies de villes ou les histoires du commerce consacrent, au détour d’un chapitre, quelques lignes ou paragraphes à cet élément du paysage urbain ou à ces auxiliaires de la circulation marchande, mais ne s’y attardent guère3. La bibliographie est mince4 et se réduit presque à un seul travail, mais riche et suggestif : l’étude de Ph. Wolff sur "l’hôtellerie, auxiliaire de la route au Moyen Age"5, Se fondant sur les registres d’estimes et sur les minutes notariales de Toulouse aux XIVe et XVe siècles, cet article envisage la plupart des questions que l’on doit se poser à propos de ces établissements. Nos recherches, qui s’appuient sur une documentation de même nature6 pour une période très semblable, aboutissent à des conclusions fort proches de celles de ce travail. Nous nous réservons de présenter ailleurs l’ensemble de ces résultats7. Nous nous limiterons ici, après avoir présenté rapidement le dispositif hôtelier aixois, à envisager deux questions sur lesquelles nos sources sont plus explicites ou plus abondantes qu’à Toulouse : le cadre matériel et la clientèle.
Le dispositif hôtelier
- 8 Sur cette carte schématique figurent uniquement le tracé des remparts tel qu’il est connu au début (...)
3La ville d’Aix compte au milieu du XVe siècle une vingtaine d’auberges, dont la moitié se concentre dans un quartier situé au Sud-Ouest de la ville, à proximité du couvent des Augustins et de la porte de Marseille (carte I)8. Ces établissements sont d’importance très diverse. Trois instruments de mesure l’indiquent et permettent de classer ces hôtelleries en trois catégories : le montant du loyer, ou de la rente, demandée par le propriétaire à l’aubergiste qui gère ce fonds de commerce ; la valeur des meubles inventoriés à l’occasion de ce bail ; le nombre de lits recensés au cours de cet inventaire.
4Le "meuble" des maisons les plus riches –la Couronne, la Masse ou le Lion– vaut toujours entre 300 et 500 florins. Ce chiffre, pour les auberges moyennes, telle que le Cheval Blanc, propriété d’un professeur de l’Université d’Avignon, oscille entre 50 et 100 florins. Et, parmi les plus pauvres, on connaît un logis dont le meuble n’atteint pas 25 florins. Les écarts sont moins accusés entre les loyers, mais on retrouve le même groupe de tête avec un montant de 50 à 100 florins par an, une catégorie intermédiaire où figure à nouveau le Cheval Blanc, qui s’arrente autour de 50 florins et un ensemble de pauvres auberges, parmi lesquelles la même lanterne rouge se loue pour une dizaine de florins. Il est vrai qu’elle ne compte pas plus de 4 lits, alors que les hôtelleries moyennes en ont de 9 à 12 et que les plus grands établissements en possèdent 18, comme la Masse, ou 20, telle la Couronne.
- 9 Art.cit.p. 195. Comme Ph. WOLFF, (art.cit.p. 195 n. I) nous considérons que "les lits... n’étaient (...)
5A partir de ces renseignements sur le nombre de lits, on peut risquer, comme Ph. Wolff l’a. tenté pour Toulouse, une appréciation du potentiel hôtelier de la cité. Avec 190 à 200 lits –c’est à dire de quoi loger au moins 400 personnes, sinon 500– Aix atteint tout juste la moitié des capacités que Ph. Wolff reconnaît à Toulouse, mais la capitale de la Provence est alors 4 à 5 fois mois peuplée que celle du Languedoc9.
Le cadre matériel
- 10 Art.cit. p. 194.
6Comment se représenter ces auberges ? "Comme des immeubles à peine plus vastes que la moyenne des autres demeures". L’étude des contrats notariés aixois confirme cette réponse de Ph. Wolff10. Le vocabulaire des actes est déjà en lui même significatif : domus ostalarie, domus sua in qua facit hostalariam, hospitium in quo tenet diversorium. L’auberge est une maison ordinaire que son propriétaire meuble en fonction de cette destination, sans en modifier le plan. Parfois, dans le cas des hôtelleries les plus importantes, on réunit pour cet usage commercial deux ou trois maisons contiguës.
7L’abondance des inventaires conservés dans les registres des notaires aixois nous permet de donner quelques détails concrets sur l’ameublement et l’équipement de ces auberges.
8Chaque hôtellerie comprend plusieurs chambres, de cinq à sept dans les plus grandes. On les désigne souvent par un nom qui joue le rôle des numéros dans nos hôtels modernes. Ainsi le client de la Masse a-t-il le choix, pour veiller sur son sommeil, entre le patronage de Notre Seigneur, de Notre-Dame, de Sainte Catherine ou de Saint Jean. L’onomastique peut être plus laïque, ainsi au Lion, l’inventaire énumère la chambre de Marseille, celle de Beauregard, celle du lit neuf et la chambre neuve. Comme encore aujourd’hui dans certains pays méditerranéens, la chambre à un lit est rare. Sur cinq auberges dont la disposition intérieure nous est connue, on compte onze chambres à un lit, seize à deux lits et cinq à trois lits. Mais ce sont toutes des hôtelleries des catégories moyennes ou supérieures. Et, en outre, chaque hôtel dispose de carriolae, lits roulants très bas et étroits, sans doute démontables, que l’on peut rajouter en cas de besoin. L’ameublement de la pièce est sommaire. Dans les meilleurs logis le grand lit de la chambre est surmonté d’un ciel de lit (sobrecel) et encadré de courtines : cette protection permet de conserver l’air humide et tiède de la respiration et de lutter ainsi contre l’invasion de la fraîcheur ambiante. Cet encadrement fonctionnel est parfois aussi décoratif : dans ces logis le grand lit de la chambre bénéficie d’un certain apparat. Il est, la plupart du temps, recouvert d’un chalon (sorte de couvre-lit) coloré ou même ornementé, ainsi à l’auberge du Lion, où il est brodé à l’emblème de la maison (cum leonibus). Mais, dans les hôtelleries ordinaires, chaque lit dispose d’une unique couverture. Outre le lit, un ou deux bancs, souvent situés à côté du lit pour servir de marchepied, et une ou deux caisses. Seule l’auberge de la Masse offre un minimum de confort : des perches pour suspendre les vêtements, une natte pour couper le froid qui monte du sol glacial, des tables que l’inventaire dit "de chambre", sans doute pour les différencier de ce jeux de tréteaux et de planches qui sert à tout dans toutes les pièces, et, enfin quelques candélabres fixés au mur.
9Si les chambres réservées aux clients paraissent ainsi presque vides, celle qu’occupe l’hôtelier est au contraire particulièrement encombrée. C’est là en effet qu’il serre ses deniers, range ses vêtements, tient en réserve le linge de l’auberge et parfois aussi certaines provisions. Fréquemment il pétrit là le pain que l’on portera ensuite au fournier. Il y garde la vaisselle d’étain, les verres et les flacons, à moins que ces objets ne soient exposés sur les étagères du dressoir qui orne souvent la salle commune.
10Certaines chambres ouvrent sur une pièce attenante, dotée d’une cheminée et dénommée salle ou sallette. C’est par là qu’un peu de chaleur pénètre dans la chambre. Mais chaque auberge comporte de surcroît une ou plusieurs salles communes. Dans les logis les plus modestes cette salle est, en même temps, la cuisine. Partout ailleurs, elle communique avec la pièce où l’on prépare les repas. Le mobilier comprend, outre la table et les bancs, un dressoir et un bassin pour se laver les mains, parfois incorporé dans un meuble-lavabo. En dehors des repas, la salle sert à passer un temps que le jeu doit égayer fréquemment : la Masse et le Dauphin mettent un damier et des pions à la disposition de leurs clients. C’est souvent aussi le cadre des discussions d’affaires et de la rédaction des contrats. On ne s’étonnera donc pas de trouver dans l’inventaire d’une de ces salles une écritoire d’étain. Cette pièce est la seule où se manifeste un certain souci du décor. Des draps historiés ou des chalons cloués au mur sont un ornement, mais aussi un élément de confort car ils tempèrent la froideur des parois. L’éclairage est plus abondant ici que dans les autres pièces. On y voit des candélabres complexes, tel celui que décrit l’inventaire de la Masse, comportant "par dessous", une mariota (marionnette) et des cornes.
- 11 Pour l’ameublement et l’équipement de la cuisine, on se reportera à Louis STOUFF, Ravitaillement e (...)
11Outre ces pièces et la cuisine11, parfois flanquée d’une dépense, l’auberge a des dépendances dont les plus importantes sont l’étable et la grange à foin. Aucune hôtellerie ne peut se concevoir sans elles en un temps où l’on loge à pied et à cheval. Rappelons encore Chaucer faisant l’éloge du Tabard : "les chambres et les écuries étaient vastes". Et l’hôtelier de la Couronne inscrit sur son livre de comptes les sommes dues par chaque client "pour lui son cheval". A l’étable logent aussi certains des valets, dans une chambre aménagée pour eux. Et, dans la journée, tandis que courent et caquètent poules et coqs, ces serviteurs, assis sur des caisses pleines d’avoine ou sur les rares bancs qui forment tout le mobilier de l’écurie, jouent eux aussi "aux tables" en surveillant les bêtes.
La clientèle
12Quelle clientèle fréquente ces auberges ? Deux voies s’ouvrent ici à l’enquête. On peut, comme Ph. Wolff l’a fait pour Toulouse, rassembler tous les actes épars dans les registres de notaires qui mentionnent des individus en résidence dans une hôtellerie de la ville. Ces documents sont très divers : quittances ou reconnaissances de dette envers un aubergiste, contrats commerciaux passés dans le logis où un marchand est descendu, procédure faisant suite à l’exercice d’une de ces représailles (pignoratio ou repignoratio) dont les malheureux voyageurs font souvent les frais. Le résultat d’un dénombrement effectué sur cette base doit beaucoup au hasard. Seuls en effet sont recensés les clients qui ont eu recours à un notaire. A cette première sélection s’ajoutent les aléas de la conservation des registres.
- 12 A.D. B.D.R., 2 G 2483-2485.
13Mais à Aix on peut exploiter une source plus sûre : trois livres de comptes de l’aubergiste qui tient la Couronne au milieu du XVe siècle sont en effet parvenus dans le fonds du Chapitre métropolitain de Saint-Sauveur12. Un seul de ces registres peut être daté avec certitude de 1446. On doit assigner aux deux autres une date voisine, sans pouvoir pour l’instant préciser davantage. Chacun de ces cahiers comporte une centaine de feuillets et couvre environ sept mois. L’aubergiste enregistre chaque client en notant la durée de son séjour, son équipage et sa dépense. "Le premier d’Août vint Monseigneur le Prieur à dîner, pour lui, son cheval, douze gros et deux patacs".
- 13 G. ARNAUD D’AGNEL : Les comptes du Roi René, t.3, Paris, 1910, n°s 3171 et 3372.
- 14 Sur les Vento, cf. BARATIER et RAYNAUD, op. cit., p. 710-712.
14Ce document exceptionnel présente plusieurs difficultés d’exploitation. On doit savoir, tout d’abord, que ce miroir est un prisme sans doute très déformant. La Couronne est une auberge "trois étoiles". Les officiers de la Cour y envoient les gens qu’ils logent aux frais du roi. C’est une des rares hôtelleries aixoises qui soit mentionnée dans les comptes du Roi René13. A la différence de 1’échantillonnage que fournissent les actes notariés, la clientèle de la Couronne ne paraît comporter ni muletier, ni artisan. Ce caractère aristocratique est encore renforcé par des difficultés d’interprétation de ce texte. En effet les comptes de Julien Boutaric permettent mal de constituer un fichier exhaustif de sa clientèle. En effet certains clients sont de vrais habitués de la maison, et cette familiarité se reflète dans le laconisme, souvent hermétique, du rédacteur. Perceval, Audinet, Chariot, Jacomin n’avaient pas besoin à ses yeux d’autres précisions. Pour nous c’est là autant d’énigmes. On peut en résoudre certaines, ainsi de Perceval qui est un grand marchand marseillais, Perceval Vento14. Mais que dire de Jacomin, sinon que ce prénom laisse suspecter une origine savoyarde. La majorité de ces clients dont l’identité se réduit à un prénom demeure mystérieuse. Lorsque l’origine géographique d’un client est indiquée c’est, bien souvent, au détriment de sa qualité sociale et de son nom propre. On ignore qui est "un homme de Marseille" ou "un homme de Piémont" et ce qu’ils viennent faire à Aix. Les informations utilisables ne constituent donc qu’une partie du matériel documentaire. Elles sont néanmoins assez nombreuses –elles représentent 30 à 40Z des personnes citées– pour avoir une valeur de sondage. Elles permettent d’ébaucher une carte et d’esquisser quelques tableaux.
15La seule carte possible est celle qui localise l’origine des clients. Les destinations des voyageurs sont rarement notées, juste assez pour suggérer l’étoilement des routes qui partent d’Aix vers Marseille, vers Avignon, vers les villes des Alpes, Gap et Grenoble, ou, vers l’Est, par Saint-Maximin et Nice jusqu’à Rome. L’étape antérieure figure encore plus rarement, à propos d’un homme qui vient d’Avignon, ou d’un autre qui arrive de Saint Maximin. Elle n’est régulièrement citée qu’à propos des pèlerins qui s’en retournent de la Saint-Baume.
16La carte de l’origine des voyageurs qui descendent à la Couronne fait apparaître un grand vide des relations septentrionales : on note quelques marchands de Lyon ou de Bourgogne, très épisodiquement d’ailleurs, et, plus rarement, un sergent ou un homme de France, et, une fois, un Picard. En revanche les cahiers de Julien Boutaric témoignent du passage fréquent par Aix de marchands catalans ou castillans. Plus souvent encore ce sont de petites troupes d’Espagnols qui voyagent en groupe. Ces documents révèlent également un courant intense de circulation venant du Languedoc. Il advient même, un mois de janvier, que six marchands languedociens viennent prendre gîte à la Couronne. L’hôtelier doit distinguer dans ses comptes le marchand de Languedoc vêtu de gris, le marchand de Languedoc au costume noir, et celui qui est habillé de vert. Les relations transalpines, enfin, unissent étroitement Aix à la Savoie et au Dauphiné : les Genevois, couramment mentionnés, sont, avec les Espagnols, les seuls des clients fréquentant cette auberge à venir toujours par groupe de trois à six personnes.
17L’espace de cette clientèle est surtout provençal (carte 2). Il ne déborde guère sur le Comtat, et s’ordonne autour de trois axes : la vallée de la Durance, la grande artère Est-Ouest, et son raccordement au sillon rhodanien. Deux foyers prédominent : les villes du Bas Rhône, mais surtout Marseille et l’étang de Berre. Les grandes familles commerçantes marseillaises, les Vento, les Remesan, les Forbin, paraissent presque toutes dans le livre de compte de l’hôte de la Couronne. Aix est la première et la dernière étape de leurs voyages d’affaire. Les Vento et les Remesan font ainsi chaque mois un bref séjour à l’auberge, qui excède rarement la journée. De Marseille, mais aussi de l’étang de Berre viennent des équipages de navires au mouillage en quête de cargaison. Au grand port voisin et à Arles se rattachent également toute une clientèle ecclésiastique : l’abbé et les moines de Saint Victor ou de Montmajour sont des habitués de la maison. En revanche, du reste de la Provence arrivent surtout des gens d’administration et de justice, des nobles, des agents domaniaux de seigneurie ou des représentants de communautés.
18Nous entrons ainsi dans l’analyse des contours sociaux de cette clientèle qu’il nous faut maintenant tenter de cerner. Une remarque préalable : à l’inverse du Tabard londonien de Chaucer, aucune femme ne figure jamais dans cette comptabilité : ni prieure, ni nonne, ni bourgeoise.
19Un quart environ des gens qui logent à la Couronne sont des marchands. Mais des marchands d’un certain type. L’hôtelier ne précise pas la nature de leurs affaires, à l’exception d’une allusion très occasionnelle au commerce des draps. Il note avec plus de soin le nombre de montures que le nom du client ou ses activités. Or il est très rare de le voir enregistrer des mules ou des mulets appartenant à ces hommes, et plus exceptionnel encore de le voir signaler à leur propos des convois ou des caravanes. La Couronne est l’hôtel des marchands les plus riches qui ne sont pas des commerçants transporteurs. Les ecclésiastiques sont encore plus nombreux que les gens de négoce : ils forment près du tiers de là clientèle connue.
- 15 Aix compte pourtant un couvent de chacun de ces ordres...
20Comme à l’auberge des Contes de Canterbury, tous les états du clergé sont ici représentés : prêtres, religieux mendiants et moines. Mais le monde monastique se taille la part du lion : 75 % des ecclésiastiques, le reste étant constitué à part égale par les clercs et les religieux. Parmi ces derniers on voit surtout des dominicains, un mineur et un augustin de temps à autre, jamais de carmes15. Les moines qui descendent dans cette hôtellerie viennent surtout de trois grandes abbayes provençales : Montmajour, Saint-Victor de Marseille et Saint Honorat de Lérins. Un détail d’un compte établi pour l’abbé de Saint Victor donne sans doute les raisons de sa présence : "pour un cheval qui porta le sanglier". Mais, le plus souvent, il faut penser que ces déplacements sont liés aux affaires portées devant 1’official, aux relations avec la cour, aux problèmes de gestion et aux difficultés judiciaires des seigneuries ecclésiastiques.
21Ces impératifs de l’administration et les exigences de la bonne marche des procès expliquent la place –15 %– que tiennent dans cette clientèle les gens de justice et d’administration : agents de 1’administration comtale, depuis le Sénéchal jusqu’aux clavaires et aux bayles, agents domaniaux des seigneurs, notaires, syndics ou autres membres des conseils de ville ou de village.
22Les nobles, enfin, qui forment un cinquième de la clientèle, sont parfois des voyageurs à long terme, tels ces "seigneurs qui vont à Gap", ou ce gentilhomme qui revient de la Sainte Baume. Mais la plupart d’entre eux sont des provençaux que des nécessités conduisent à fréquenter la capitale. Tel Louis Amalric, de Digne, seigneur d’Esclangon, qui s’est fait une spécialité du commerce des montagnes pastorales et descend à la Couronne lorsqu’il vient louer aux éleveurs aixois l’usage de ces estives.
23L’image que l’on vient de donner privilégie les voyages d’affaires au centre du pouvoir. Elle est, sans aucun doute, faussée par le recours, inévitable comme on l’a vu, à l’échantillonnage. Prenons l’un quelconque de ces registres (2 G 2483) : plus de la moitié des comptes ouverts par l’aubergiste l’ont été pour inscrire la dépense de gens qui ne restent qu’un seul jour. La clientèle de la Couronne, est, avant tout, faite de gens de passage. Certains font à peine halte, ainsi cet "homme sept mules" qui "eut de foin tant seulement", et passa sa route, un 21 Août. D’autres arrivent dans la soirée et passent une seule nuit à l’auberge ; ainsi ces deux espagnols qui arrivent le 17 Août à l’heure du goûter. L’hôte leur sert un quarteron de vin et leur donne un pain, ce qui leur coûte un patac. Le soir on leur compte encore un demi patac pour leur coucher, et ils repartent le lendemain. La majeure partie des clients vient prendre gîte à l’heure du dîner et quitte la ville le lendemain matin. Dans ce même registre, un cinquième des comptes concerne des séjours de deux jours, un peu moins d’un quart, des séjours de plus de trois jours. Une dizaine d’individus seulement –2 % des clients– restent plus d’une semaine dans cette auberge.
24Cette clientèle ne se distingue pas par un éclat particulier de son équipage. Une petite minorité – 10 % – de ces voyageurs se déplace à pied. Ce sont ces gens surtout que l’aubergiste inscrit sur son cahier sous la forme "un homme de", "un de" ou encore "un compagnon". Ils forment la partie la plus modeste de sa clientèle. C’est souvent ainsi que circulent les religieux –plus que les prêtres ou les moines. C’est le mode de déplacement habituel des passants qui effectuent un trajet de faible ampleur. Mais, pour la plupart les clients de la Couronne voyagent à cheval. Toutefois ils cheminent en petite compagnie, seuls, ou accompagnés d’un autre cavalier. Sur 568 comptes du même registre 2 G 2483 un dixième seulement ont été ouverts pour des hommes qui voyagent avec une suite de trois montures et plus. Ce sont les nobles et les abbés qui voyagent ainsi. En particulier l’abbé de Saint Victor qui arrive toujours avec une escorte de sept, neuf, ou même onze chevaux, –un équipage qui ne le cède en rien à ceux qui accompagnent le maréchal de Boucicaut ou le Sénéchal.
25Les livres de compte de Julien Boutaric n’ont pas la précision d’une collection de fiches d’hôtel. Au moins ce document exceptionnel, s’ajoutant aux témoignages des registres de notaires, permet-il d’entrevoir certaines des dimensions collectives du voyage que les sources littéraires, ou historiques, amènent trop souvent à considérer comme quête, aventure ou itinéraire individuels.
DISCUSSION
26Monsieur MENARD, en remerciant Monsieur COULET de sa belle communication, rappelle qu’il y a dans les textes des établissements où l’on couche mais où l’on ne mange pas (nos modernes "hôtels sans restaurant") ; d’autres où l’on sert à boire mais où l’on ne cuisine pas (quand le client veut manger, le tavernier va quérir la nourriture chez le rôtisseur il en va ainsi dans le fabliau des Trois Dames de Paris). Il voudrait savoir si, à côté des auberges étudiées par Monsieur COULET et qui sont des hôtels-restaurants, il y avait d’autres établissements à Aix.
27D’autre part, il pose une question sur le nom des hôtelleries. Comment les historiens expliquent-ils ces récurrences onomastiques (La Couronne, le Lion Couronné, le Cheval Blanc, etc.) qui reviennent de ville en ville, de pays en pays ? Ces chaînes de noms ont-elles été étudiées ?
28Monsieur COULET. L’hébergement occasionnel chez des particuliers ou dans des couvents n’est certainement pas à exclure. Mais la documentation que j’ai pu utiliser n’en conserve pas trace. Il faudrait regarder du côté des archives judiciaires qui sont davantage susceptibles de faire allusion à cette pratique, mais elles font défaut à Aix. Les villes de Provence comptent-elles, de surcroit, de véritables professionnels du "bed and breakfast" ? J’en doute pour Aix. Mais on peut, peut-être, interpréter dans ce sens un passage de l’article touchant les hôteliers dans un règlement édicté à Orange en 1432 au sujet de la perception de la "gabelle". Outre les hôteliers et aubergistes, cette ordonnance mentionne "tota persona que albergue gens", soit qu’elles les logent et les nourissent, soit que "non provesiscan, sinon de liech tant solamens" (P. PANSIER, Histoire de la langue provençale à Avignon, t. 2, Avignon, 1925, p. 141).
29Par cette distinction nous sommes introduits à la première des questions de Monsieur MENARD. Les choses sont moins claires dans la réalité que la formulation de l’interrogation ne le laisse penser. L’auberge de la Couronne, dont l’activité est bien connue grâce aux livres de compte que j’ai pu exploiter, est tout à la fois un établissement où l’on couche et prend, ses repas et une halte d’étape où l’on refait ses forces avant de poursuivre son chemin. J’ai cité cet homme qui se contente de nourrir ses montures et repart. Selon les clients, la Couronne est hôtel-restaurant, hôtel sans restaurant, taverne ou simple relais. Les mêmes règlements d’Orange établissent des tarifs différents pour la perception de la gabelle entre les "hôteliers de cavalcados et de cella", les "alberguiers de mulatiers ho azinies", sans oublier le cas où ces aubergistes reçoivent des gens à pied. Le vocabulaire paraît ici différencié en fonction de la clientèle et de son équipage. Une ordonnance postérieure de la ville, en 1472, reprend ces mêmes distinctions et ajoute le cas des taverniers (dénommés ici "principaliers"), "auberguant en leur maysons, vendent pan, vin, cart, peysson, fromage et autras viandes" et "logent homme" à pied ou à cheval (op. cit. p. 222). Hôtelier à l’occasion, le tavernier est avant tout un professionnel du commerce du vin au détail. C’est là un trafic que beaucoup en Provence pratiquent épisodiquement, car il est licite à tout citoyen d’une ville d’y "faire taverne" en écoulant les surplus de sa production viticole (On se reportera à Louis STOUFF, Ravitaillement et alimentation en Provence, p. 90). Les tavernes permanentes me paraissent peu nombreuses dans les localités provençales des XIV° et XV° siècles. Rien de commun avec le cas de Londres, par exemple, où de tels établissements se comptent alors par centaines. La géographie viticole rend, à elle seule, compte de ce contraste. Quant aux rôtisseurs qui viennent, selon l’exemple littéraire évoqué, au secours du tavernier, ils sont attestés, certes, dans les sources provençales, de même que les "potachiers". Mon ami Louis STOUFF a noté leur présence dans les comptes de la boucherie d’Aix à la fin du xv° siècle. Mais les deux représentants de ces professions ont une activité très intermittente et fort restreinte, abattant quelques semaines par an un petit nombre de menons (boucs châtrés). Et l’on conviendra que deux traiteurs pour tout Aix, c’est fort peu.
30L’étude des noms des auberges serait certainement un terrain d’enquête privilégié pour une approche éthno-historique des sociétés médiévales. M. WOLFF l’a souligné dans son article pionnier sur les auberges de Toulouse. Son étude illustre les difficultés que l’on rencontre dans un premier stade pour établir une typologie : le répertoire qu’il tente d’élaborer, distinguant symboles religieux, commerciaux, animaux, laisse enfin une vaste case libre où se retrouvent "ceux qui se classent plus difficilement". Abordant l’interprétation, l’article de Henri DAVID (Revue du Nord, 179, 1963), fondé sur la conviction que les enseigne "appellent... une clientèle spéciale", "chrétiens itinérants" à l’Image de Notre-Dame, nobles à l’Epée, marins à la Nef, prouve par l’absurde la vanité d’une démarche fondée sur ces premisses. Je ne connais pas d’autre étude sur ce sujet.
31Monsieur SALMON pose les questions suivantes :
- Les voyageurs avaient-ils, même sans être pauvres, d’autres possibilités d’hébergement que l’hôtel, dans les bourgades autour d’Aix, chez l’habitant, dans les couvents ?
- L’hôtelier n’exerçait-il que sa fonction d’hôtelier ou avait-il une autre activité, plus importante ou accessoire ?
- Vous avez noté à Aix fort peu de gens de Lyon. On sait que le transport sur le Rhône allait pour les Lyonnais de Lyon jusqu’à Beaucaire. Qu’est-ce-qui aurait motivé, selon vous, la présence de Lyonnais à Aix ?
32Monsieur COULET : Dans le cadre de cet exposé, je n’ai envisagé ni les propriétaires, ni les gérants des hôtelleries, ni les conditions et les modalités d’exploitation de ces fonds de commerce. Il y aurait là matière à une seconde communication ! Pour me limiter à la question de Monsieur SALMON, j’indique que l’aubergiste peut effectivement exercer d’autres métiers. On a souvent noté son rôle de courtier. M. WOLFF signale à Toulouse que l’aubergiste a souvent une autre activité professionnelle. A Aix, la majeure partie des gens qui tiennent hôtellerie semblent se consacrer à temps plein à leur établissement. Mais pas tous. L’hôte de la Couronne dont nous conservons les comptes était aussi marchand et se livrait notamment au commerce de la laine. On compte parmi les gérants des auberges aixoises plusieurs notaires, un muletier, et même, dans des domaines qui n’ont aucun lien avec l’hôtellerie, un savetier et un maçon.
33Le marchand lyonnais qui descend à la Couronne au milieu du XV° siècle est anonyme. Mais il n’est pas totalement isolé dans la documentation. Rarement attestées, les relations entre la capitale de la Provence et la grande ville rhodanienne ne sont pas pour autant inexistantes. En 1444 et 1445, un marchand lyonnais, Raymond Chapus, se procure d’importantes quantités de laine à Aix : le montant total de ses achats dépasse 1 000 florins. On peut penser que le client de la Couronne s’intéresse à ce produit du grand commerce que les Aixois collectent dans toute la Basse-Provence. Et il faut aussi tenir compte du débouché que peut offrir la cour du Roi René.
34Monsieur CREPIN rappelle l’ouvrage très riche de J.J. JUSSERAND, injustement oublié en France mais traduit en Anglais par L.T. SMITH (English Wayfaring Life in the Middle Ages, 1889) et publié par les Anglo-Saxons en livre de poche.
Notes
1 CHAUCER, Canterbury Tales,
2 Nous empruntons cette remarque à l’article de Philippe WOLFF, "L’Hôtellerie, auxiliaire de la route. Notes sur les hôtelleries toulousaines au Moyen Age", dans Bulletin Philologique et Historique (jusqu’à 1610) du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 1960, t. I p. 189. L’auteur suggère que "le phénomène se rattache certainement à cette urbanisation de la vie sociale, qui est caractéristique des XIIe et XIIIe siècles", (ibid.) Sur le logement des pèlerins, cf. P. A. SIGAL, Les marcheurs de Dieu, p. 68-75.
3 Par exemple E. BARATIER et F. REYNAUD, Histoire du commerce de Marseille, t.2, Paris 1951, p. 851-853. Le paragraphe prend place dans un chapitre sur les "lieux, moyens et auxiliaires du commerce", et il est intitulé les hôteliers. Même perspective dans la récente thèse de B. CHEVALIER, Tours, ville royale, Paris, 1976, qui traite à l’occasion des aubergistes ou, davantage, des taverniers, mais est très bref sur les auberges.
4 Henri DAVID, "L’hôtellerie sous Philippe le Bon" dans Revue du Nord, 1963, peu convaincant lorsque l’auteur prétend établir un rapport entre l’enseigne et la clientèle. Jean COMBES, "Hôteliers et hôtelleries à Montpellier à la fin du XIVe siècle" dans Hommage à André Dupont, Montpellier, 1974, p. 55-81, axé surtout sur la topographie, mais donne en annexe un bel inventaire du XVe siècle.
5 Article cité supra. Cette étude a été présentée à un congrés des sociétés savantes consacré aux routes, transports et péages.
6 Le présent article repose sur le dépouillement de la totalité des registres des notaires aixois conservés entre 1380 et 1450. Pour des raisons pratiques il n’est pas possible de donner par la suite toutes les références nécessaires. Les renvois aux documents seront limités au minimum.
7 Dans une thèse en préparation consacrée à Aix au Bas Moyen Age.
8 Sur cette carte schématique figurent uniquement le tracé des remparts tel qu’il est connu au début du xiiie siècle, la cathédrale Saint-Sauveur, les couvents des quatre ordres mendiants. La localisation des auberges est approximative.
9 Art.cit.p. 195. Comme Ph. WOLFF, (art.cit.p. 195 n. I) nous considérons que "les lits... n’étaient pas individuels". Donnons en pour preuve un acte notarié (A.D. Aix, fonds Bertrand 324, f°34) qui nous apprend que la ville a logé à l’hôtel Saint Jean, en 1449, pendant 9 semaines 6 personnes, "et an tengut II licts en lo dich hostal". Un extrait des comptes de l’archevêque d’Arles, aimablement communiqué par Louis STOUFF, indique que le logement de la suite d’un cardinal installé à l’hôtel du Mouton en 1452, comprend 8 serviteurs qui occupent 4 lits.
10 Art.cit. p. 194.
11 Pour l’ameublement et l’équipement de la cuisine, on se reportera à Louis STOUFF, Ravitaillement et alimentation en Provence, Paris, 1970, p. 255-258.
12 A.D. B.D.R., 2 G 2483-2485.
13 G. ARNAUD D’AGNEL : Les comptes du Roi René, t.3, Paris, 1910, n°s 3171 et 3372.
14 Sur les Vento, cf. BARATIER et RAYNAUD, op. cit., p. 710-712.
15 Aix compte pourtant un couvent de chacun de ces ordres...
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