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L'autobiographie irlandaise

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Pascale Amiot-Jouenne

L’autobiographie littéraire

The strings are false de louis macneice : écritures et réécritures

Françoise Canon-Roger

Texte intégral

  • 1 Louis MacNeice, The Strings are False. An Unfinished Autobiography, Londres, Faber and Faber, 1996
  • 2 Louis MacNeice, Collected Poems [1966], Londres, Faber and Faber, 1979, p. 226.
  • 3 Terence Brown, Louis MacNeice : Sceptical Vision, Dublin, Gill–Macmillan, 1975.

1L’autobiographie de Louis MacNeice est intitulée The Strings are False et sous-titrée An Unfinished Autobiography1. En novembre 1939, MacNeice avait signé un contrat avec Faber and Faber selon lequel il devait leur remettre le manuscrit d’une œuvre autobiographique pendant l’été 1940. En réalité, cette autobiographie ne sera publiée qu’en 1965, après la mort de son auteur. En 1941, MacNeice en avait confié le manuscrit à son ami Richard Dodds, professeur de Lettres Classiques à Oxford et il n’en avait plus jamais été question. Richard Dodds explique l’abandon de ce projet par le sentiment de pudeur et de retenue qu’éprouvait MacNeice vis-à-vis de son père et de sa belle-mère. Cette autobiographie ne s’apparente pourtant pas à des confessions, ni à un journal intime, que MacNeice tenait par ailleurs. Elle ne comporte pas de révélation ou d’attaque virulente du milieu dont il est issu. Certes, le point de vue est souvent ironique et la critique aisément perceptible. Ce sont certains choix de conduite, son intempérance, son premier mariage, qui manifestent le plus clairement la rébellion de MacNeice contre un père qu’il admirait aussi intensément. Son poème « The Strand2 » en témoigne ainsi que son souci constant de l’éthique et de la morale de l’action qu’il dénie mais qu’il exerce. C’est à cette figure du père comme référence positive que Terence Brown assigne les limites du scepticisme de MacNeice3. Mais pour expliquer l’abandon de cette autobiographie, il se pourrait aussi que, l’écriture et la réécriture ayant fait leur office, la publication soit dès lors devenue moins nécessaire.

2Le manuscrit est donc resté inachevé. Pour le publier néanmoins, Richard Dodds a établi le texte des chapitres I à III et XXXII à XXXVIII à partir de notes. Originaire d’Irlande du Nord comme lui, Dodds était très proche de MacNeice qui l’avait choisi comme exécuteur littéraire. Les chapitres intermédiaires avaient été retravaillés avec minutie et retranscrits par MacNeice lui-même en vue de la publication. L’ordre des chapitres suit la chronologie à l’exception des trois premiers qui couvrent l’année 1940 pendant laquelle le livre s’écrivait. MacNeice avait eu l’intention de replacer les deux premiers à la fin mais cela ne fut pas fait et Dodds n’a pas modifié cet ordre initial. Son choix semble justifié. Les chapitres I à III font le récit de ce que l’on est encouragé à lire comme une navigatio c’est-à-dire un récit du type immram ou récit de voyage dans la tradition irlandaise qui n’était pas inconnue de MacNeice. En janvier 1940, MacNeice embarque pour les États-Unis à bord du Samaria pour rejoindre l’université de Cornell et une personne aimée. Et ce périple se conclut fin 1940, lorsqu’il vogue à bord du même bateau, esseulé, vers l’Angleterre en guerre. C’est pendant cette traversée qu’il écrit les trois premiers chapitres de The Strings are False qui sont aussi les trois derniers chronologiquement. L’œuvre a donc une structure circulaire qui convient fort bien à l’effort mis en œuvre pour maîtriser et circonscrire l’histoire qui est à l’origine de cette autobiographie.

  • 4 Jon Stallworthy, Louis MacNeice, Londres–Boston, Faber and Faber, 1995, p. 286.

3Certes, l’ensemble de l’œuvre de Louis MacNeice est autobiographique mais la période comprise entre 1937 et 1941 témoigne d’une nécessité quasi compulsive d’évoquer le passé. De façon non exhaustive, l’œuvre autobiographique de MacNeice compte des poèmes : « Carrickfergus » (1937), son long poème « Autumn Journal » (1938), l’ensemble des « Novelettes » (193940) et « Autobiography » (1940) ; I Crossed the Minch (1938) et Zoo (1938), œuvres en prose inclassables quant au genre mais qui comportent des passages autobiographiques. Même son œuvre de critique littéraire Modern Poetry : A Personal Essay (1938) comprend trois chapitres intitulés, de manière on ne peut plus insistante, « My case book : childhood », « My case book : public school », « My case book : Oxford », selon l’ordre chronologique adopté dans l’autobiographie. Fin 1940, MacNeice semble avoir été conscient du caractère obsédant du passé puisqu’il écrit à son amie américaine sa hâte d’en finir avec « this prose thing » en se justifiant ainsi : « because it will finish up the old period and I shan’t be troubled again by the things that are going into it. No more past »4. En réalité, si les références à l’enfance et à l’Irlande en particulier se sont raréfiées dans l’œuvre postérieure, elles ne devaient pas entièrement disparaître.

4Il est aisé de corréler cette densité des références au passé avec la situation de crise aiguë dans laquelle se trouvait MacNeice à l’époque. Aux événements politiques s’ajoutent des circonstances personnelles douloureuses auxquels MacNeice fait face par la remémoration et l’écriture.

Interregnum

5Le titre de cette autobiographie est celui qui, à l’origine, désignait l’œuvre dans laquelle devait s’inscrire un tapuscrit qui devint le chapitre XXXII consacré à la Guerre Civile en Espagne. C’est le titre retenu par Richard Dodds. The Strings are False est une citation de Shakespeare dans Julius Caesar, IV, II. Tard le soir, avant la bataille de Philippes, Brutus demande au jeune Lucius de lui jouer un air de musique. Tous sont très fatigués et le jeune musicien tombe endormi après quelques accords. Entre alors le spectre de César qui prédit à Brutus sa mort à Philippes. Brutus chasse le spectre mais Lucius, toujours endormi, s’écrie : « The strings, my Lord, are false ». La fin de cette longue scène est étrange. Brutus se prépare à se coucher dans le calme de la nuit précédant la bataille, entre veille et sommeil, entre réalité et songe, entre détermination et funeste présage. En 1959, MacNeice devait faire de nouveau allusion à ce passage dans une pièce radiophonique sur la bataille de Clontarf intitulée They Met on Good Friday. De toute évidence, cette citation est liée au basculement qui précède ou qui suit une guerre.

6Lorsqu’il écrit The Strings are False, MacNeice est accablé par la situation politique internationale et par ses circonstances personnelles. Il est dans une période de « flottement », d’entre-deux que, dans les chapitres I et III, il nomme interregnum. Décrivant son voyage d’aller, ce terme apparaît trois fois dans la même page :

An Atlantic crossing is always an interregnum and this one in January 1940 was more so than most […]. In such an interregnum it is easier to like people without an ulterior motive. (20)

7Et plus loin, sous le coup d’une remarque sur la guerre d’Espagne, il admet que la possibilité existe de se complaire dans ce no man’s land et de renoncer à la réflexion et à l’action :

Knowing the temptations inside me to abandon reason because of the failures and follies of rationalists, and because of the political chaos to give up the quest for political or social faith. Or in other words, to have an interregnum for ever.

8Suivent alors des considérations sur la guerre d’un point de vue éthique. S’il était besoin de renchérir sur l’amertume d’Autumn Journal, l’autobiographie fournit un témoignage plus poignant encore du désespoir qui a pu saisir un « homme de gauche » à l’approche de la guerre. Il se trouve confronté au pacifisme des plus radicaux de ses amis qui voyaient dans la guerre une lutte pour la suprématie entre grandes puissances coloniales. La neutralité de l’Irlande de De Valera lui semble coupable pendant l’été 1939, qu’il passe à séjourner alternativement à Dublin et à Belfast. Dans le chapitre XXXVIII, le dernier de l’œuvre, il souligne combien le contraste est grand entre l’insouciance du Sud et l’instauration du black out au Nord. L’invasion de la Pologne et la déclaration de la guerre par Chamberlain amène la catastrophe qui, depuis Munich, semblait en réalité inévitable :

I had never felt so unhappy, and there were no words for it. Just as our capacity for satire had already been outstripped by the lunacies of the dictators, so now this calamity was beyond and below our vocabulary. (212-213)

9La question de l’écriture en temps de guerre se pose déjà.

10Quand il embarque pour l’Amérique en janvier 1940, Louis MacNeice a prévu l’éventualité de sa mort pendant la traversée. Il a réglé sa succession et assuré l’avenir de son jeune fils, son épouse l’ayant quitté en 1936. Les eaux sont infestées de mines et le bateau transporte des munitions. Pourtant, c’est aux États-Unis qu’il échappera à la mort. C’est à ce propos que le mot interregnum est de nouveau employé : « A ruptured appendix and peritonitis – streptococcal infection – they thought I would die. But I had no thought of dying, enjoyed my morphine, another interregnum » (27). Et le rapprochement est fait avec la traversée :

Hospital patients are like passengers on a ship, during their interregnum they can afford to be contemplative or sentimental, to let their thoughts wander, to relapse into children in a green and yellow nursery. (29)

  • 5 Louis MacNiece, Irish Writing in the Twentieth Century. A Reader, David Pierce (éd.), Cork univers (...)

11Lorsque MacNeice fit la traversée en sens inverse, la décision de revenir en Europe n’allait pas de soi. Pendant son séjour aux États-Unis, MacNeice avait revu Wystan Auden parmi ceux qui avaient choisi de s’expatrier. En février 1941, MacNeice prendra leur défense dans le magazine littéraire « Horizon » après une attaque portée contre eux par Cyril Conolly dans le numéro du 12 décembre 1940 : « From America no traveller returns. […] Horizon has suspended judgement about the expatriates ». MacNeice qui venait de faire le choix inverse répond dans une « lettre » au ton vigoureux, incisif, satirique : « While I was in America I felt a long way from Europe, though not so far away as I felt during the autumn of 1939 in Ireland »5. Dans sa conclusion, MacNeice nie l’existence d’un impératif catégorique qui exigerait le retour des expatriés. Chaque écrivain doit agir en fonction de ses exigences et de sa réussite artistiques : l’éloignement peut être fructueux ou pas. Il l’a été pour Auden, par exemple. Pour lui-même MacNeice écrit :

  • 6 Ibid, p. 496.

In my own case, if I had stayed in America I do not suppose I should have felt morally guilty, though I might have felt instinctively so ; […] Actually both my pleasure at being back and my regret, if I had not come, are equally unethical. […] The expatriates do no need anybody else to act as their ersatz conscience: they have consciences of their own and the last word must be said by their own instincts as artists6.

12Il semble qu’entre ses réflexions menées dans la vacance réflexive de la traversée à bord du Samaria et sa réinstallation à Londres, MacNeice ait eut le temps de naturaliser cet impératif qui lui faisait écrire :

For five months I had been tormented by the ethical problems of the war […]. I felt that I was not justified in supporting the war verbally unless I were prepared to suffer from it in the way that the underprivileged must suffer. But I was not yet prepared to do this, so I had made use of certain of my privileges to escape for a little to America. (21)

13Lorsqu’il se sent prêt à rentrer, c’est avec lucidité qu’il décrit l’immense bouleversement que sa vie est en train de subir :

I am going back to a past which is not there (that England – or Europe for that matter – will never be the same again is already a cliché) but, though that past had its charm, I am glad to see it evaporate. Leaving America, which for me is mythical future, I am going over to somewhere without tenses […], returning somewhere I belong but have not, as it now is, been. The world for me has become inverted; America is the known, and England the unknown. (17)

14Si l’on se demandait pourquoi un poète décide d’écrire une autobiographie à l’âge de trente-trois ans, il y a là quelques éléments de réponse. Il n’est pas rare que la rédaction d’une autobiographie réponde à un besoin d’ordre, mais il est rare que cette nécessité se manifeste aussi tôt et dans des circonstances aussi tragiques. MacNeice fait l’aveu de son désarroi à plusieurs reprises :

Thus here I am now on a boat going back to a war and my feelings are too mixt to disentangle. (17)
It was on this same boat that I came in January. Now that there is no hurry I can look back on it as if it were mounted under glass ; although at the time I was tense, anxious, muddled, expecting the moon, guilty of the war, so full and so empty of myself. (18)
That was in January 1940 and this is December 1940. But before all that? I am 33 years old and what can I have been doing that I still am in a muddle? But everyone else is too, maybe our muddles are concurrent. (35)

15L’âge exact de la rédaction est noté sans doute pour sa valeur symbolique. Il est remarquable que l’aveu de confusion intervienne dans ce non-lieu qu’est la pleine mer entre deux continents. En effet, le récit autobiographique suit un ordre chronologique et l’on s’aperçoit qu’aux étapes majeures de la vie de MacNeice correspondent des changements de lieux. Ainsi la petite enfance se passe en Irlande du Nord. Le début des études coïncide avec un départ pour l’Angleterre et pour Sherbourne en particulier, vient ensuite la public school de Malborough, puis Oxford. La vie maritale et professionnelle commence à Birmingham. Et lorsque la première prend fin, MacNeice s’installe à Londres. Ces unités de lieu successives sont bien sûr parfois brisées par des voyages, mais pour le récit ces déplacements sont aussi des épisodes clos. Pourtant, cette coïncidence harmonieuse du lieu et du temps disparaît dans les derniers chapitres. L’économie de l’autobiographie est révélatrice d’un déséquilibre grandissant : les trois premiers chapitres relatent le périple de 1940 et comptent dix-huit pages ; les vingt-sept chapitres suivants, soit cent quarante-sept pages, vont de la naissance en 1907 au départ de la première épouse de MacNeice fin 1935. Le rythme se ralentit ensuite considérablement puisque les soixante-cinq dernières pages couvrent la période 1936-1939. Il semble que le chaos personnel et l’approche de la guerre ne permettent plus d’isoler dans la structure de l’œuvre des épisodes distincts. Avec leur brièveté, ce sont des références de plus en plus nombreuses à l’instabilité géographique qui caractérisent les sept derniers chapitres. Dans le premier paragraphe de The Strings are False, MacNeice se décrit de manière significative comme un nomade qui a perdu sa tente. Cette impression de délitement provient peut-être aussi des circonstances de la composition de l’œuvre. Les chapitres XXXIII à XXXVIII ont été ajoutés après-coup. Mais il est révélateur que MacNeice ait parachevé d’abord les chapitres qui, d’une part lui permettaient de témoigner d’un monde proche de la disparition, comme il le fait aussi pour l’Espagne, et qui, d’autre part, présentaient un ordre intrinsèque propre à être renforcé par l’écriture et la mise en récit. Seule une œuvre en prose d’une certaine ampleur pouvait permettre de mener à bien cette tentative de restitution d’un monde et de réparation de soi.

Souci de soi et écriture

16Lorsqu’il entreprend cette autobiographie, Louis MacNeice a donc trente-trois ans et c’est avec la réponse de Pilate à Jésus que commence le premier chapitre. Le moderne « So what? » serait l’équivalent du « What is truth ? » avec lequel le procurateur de Judée accueille les paroles de Jésus : « To this end was I born, and for this cause came I into the world, that I should bear witness unto the truth. Every one that is of the truth heareth my voice », Jean, 18, 37-8. La vérité est définie ainsi comme affaire de Foi et de Révélation. Le cynisme de Pilate tend à être celui de l’homme moderne. Du plus profond de la crise qu’il traverse, MacNeice souligne combien il est plus facile aux privilégiés, sédentaires et puissants dont Pilate est un exemple, de faire fi de la vérité. Pour le nomade privé de tente auquel il se compare, la recherche d’une vérité même relative n’est pas méprisable. D’emblée le lien qui existe entre genre autobiographique et vérité est abordé. La manière de le faire permet de relativiser l’importance de la vérité sans l’éliminer.

17MacNeice écrit l’essentiel de son autobiographie pendant son séjour aux États-Unis. Il décrit ce voyage comme une occasion d’y voir clair en lui-même : « […] I thought I could think things out there, get myself clear before I went back to the maelstrom. Clarification : it may be too much to demand of most people but a writer must demand it of himself » (21). Ces propos sont l’envers, ou plutôt l’endroit, de l’aveu de confusion cité plus haut. Il lui faut mettre de l’ordre en lui-même d’un point de vue intellectuel, psychologique et même moral avant de retourner affronter le chaos européen. Cette métaphore de la clarification pourrait avoir des accents platoniciens ou cartésiens si l’ensemble de l’œuvre ne témoignait d’une ironie constante pour l’idéaliste qu’avait été le jeune MacNeice. Ainsi s’exprime la demande d’un homme moderne dénué de la foi de son père, qui d’autre part se méfie de la raison et qui reconnaît sa part d’inconscient. Quoi qu’il en soit, c’est par la remémoration et l’écriture que MacNeice se propose de parvenir à cette clarification ou vérité subjective. Dodds, qui connaissait bien MacNeice, parle dans son introduction de « necessary catharsis » soulignant ainsi l’aspect thérapeutique de cette entreprise littéraire.

  • 7 Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France 1981-1982, Gallimard–Seuil, (...)

18Au moment où il commence à écrire son autobiographie, MacNeice est désorienté, un état qui s’apparente à la stultitia décrite par les philosophes stoïciens et par Sénèque en particulier, comme une irrésolution. Il a pour horizon la mort, la sienne propre et celle de millions d’autres dans la guerre à venir. C’est une tragédie dont il a eu un aperçu étant enfant. La première guerre mondiale tient une place importante dans les premiers chapitres. L’évocation de la mort est présente dans le récit : celle de sa mère, celle du jeune soldat mort en action, celle des engagés volontaires en Espagne, jusqu’à celle suggérée par le lieu de suicide des étudiants à Cornell. C’est comme si sa fenêtre intérieure donnait à tout jamais sur un cimetière, semblable à celle de la maison de son enfance à Carrickfergus. Enfin, le voyage aux États-Unis est présenté comme une retraite propice à la concentration nécessaire au travail de la réflexion et de la mémoire. Or l’ensemble de ces circonstances, associé au fait que MacNeice avait une connaissance approfondie de la culture grecque et latine, permet d’interpréter l’entreprise autobiographique comme relevant de ce que le monde antique appelait « le souci de soi ». Cette manière de lire The Strings are False permet de lier dans un seul et même projet catharsis et politique. Car la fin ultime de cette clarification personnelle est bien pour MacNeice de définir sa propre position politique. Autrement dit, cette pratique de l’epimeleia heautou ou « souci de soi » auquel l’écriture a toujours été intimement liée, rend capable de s’occuper des autres. Pour Platon en particulier, l’art de la cathartique permet de devenir un sujet politique. Nulle part MacNeice ne fait allusion à ce « souci de soi » de façon directe et précise. Mais il a forcément été nourri de ces principes qui sont ceux de tous les philosophes de l’Antiquité de Platon à Cicéron et Sénèque, à l’exception des philosophes sceptiques. Michel Foucault définit ainsi cette notion fondamentale : « […] ce principe qu’il faut s’occuper de soi-même est devenu, d’une façon générale, le principe de toute conduite rationnelle, dans toute forme de vie active qui voudrait en effet obéir au principe de la rationalité morale »7.

19À son retour des États-Unis, MacNeice, dont la demande d’engagement dans la Royal Navy avait été refusée à cause de sa mauvaise vue, va être engagé par la BBC, aux côtés de William Empson et de George Orwell, pour assurer la propagande en temps de guerre. Mais The Strings are False se termine avant cette période. Pour en arriver là, il lui avait fallu mettre en œuvre, au sens propre, le précepte delphique « connais-toi toi-même » qui est subordonné au principe plus général du « souci de soi ». Mais cette recherche de la vérité sur soi-même dans le cadre du « souci de soi » permet de la distinguer de la démarche narcissique qui caractérise une bonne partie de la production littéraire des années trente. L’un des poèmes figurant dans Blind Fireworks publié en 1929 s’intitule Gnôthi seauton. Le sujet en est Narcisse auquel semble précisément s’adresser l’injonction delphique car le peu d’être que lui confère son reflet dans le lac est réduit en pièce lorsqu’il se penche sur la mer déchaînée. Ce que montre The Strings are False, c’est que cette injonction n’est pas forcément liée au narcissisme.

20L’exercice du « souci de soi » s’est poursuivi en se transformant dans le monde chrétien. C’est bien de lui que sont issues les pratiques religieuses de l’examen de conscience, de la confession qui donne lieu à l’aveu. Mais ce n’est pas du tout selon ce modèle que The Strings are False se donne à lire sinon sur le mode parodique. Ainsi, le seul aveu que l’on puisse citer est celui de la destruction d’un nid d’oiseau et de la couvée qu’il abritait : « In the spring I committed a murder » (55). L’épisode est lié à la mort de la mère, à la haie qui sépare le jardin du cimetière et au sentiment religieux teinté de culpabilité. En réalité, les rares autoportraits que propose l’œuvre reposent sur un événement spécifique et ils sont ironiques : le réactionnaire, le rebelle, le meurtrier, le clown irlandais, le traitre, l’esthète, etc. Il semble que le genre dont MacNeice ait voulu se garder soit précisément celui qui prend sa source dans la pratique religieuse, qu’elle soit liée au catholicisme ou au protestantisme. La manière dont MacNeice lie la citation du Nouveau Testament avec la référence au monde grec et à Rome dans son introduction pourrait être révélatrice à cet égard. L’apprentissage précoce du latin fut pour lui une révélation par la prise que ce savoir lui donnait sur le monde. La découverte des auteurs grecs et latins ainsi que l’influence de certains de ses enseignants dans ce domaine tiennent une grande place dans The Strings are False. Ainsi le portrait de G.M. Sargeaunt professeur de Lettres Classiques à Marlborough, est sans conteste le plus élogieux de tous ceux qui figurent dans le livre. De lui, MacNeice écrit : « Though he made the least effort to inspire us he was the one master we really found inspiring. » (91) Il l’admire pour son engagement car Sargeaunt a renoncé à sa position de housemaster qui lui faisait obligation de donner une instruction religieuse aux élèves se préparant à la confirmation. De fait, « He […] had a private religion of his own founded on ancient Stoicism. » Enfin, c’était un défenseur de Cicéron, héritier tardif mais néanmoins important de cette pratique du « souci de soi ». Si de nombreux critiques ont noté l’importance de l’influence de la culture classique dans l’œuvre de Mac-Neice, il semble pourtant que son impact ait été mésestimé. La « vision sceptique » que lui attribue Terence Brown n’est pas à prendre au sens fort. À tel point que le qualificatif de stoïque lui convient tout aussi bien et peut-être mieux à l’approche de la guerre :

  • 8 Terence Brown, Louis MacNeice : Sceptical Vision, p. 76.

This flawed, “frayed”, valueless world that McNeice senses, a world that cannot be escaped by indulgence in romantic reverie or escape into subjectivity, does not always draw from the poet a reaction of disgust and nausea, bored cynicism, and nihilistic dismissal. It sometimes evokes a proud stoicism8.

21La culture antique dont il a certes critiqué certains aspects dans « Autumn Journal » lui a sans doute fourni un moyen de dépasser l’opposition, la contradiction, qui était au cœur de sa situation familiale. Le milieu de MacNeice était tout à fait atypique. Fils d’un pasteur originaire de la République mais affecté en Irlande du Nord, à Carrickfergus, il héritera de la nostalgie de ses parents pour le Sud. Son père était Church of Ireland, c’est-à-dire Protestant, mais plus proche des Catholiques que des Presbytériens. De plus, il était favorable au Home Rule. L’atmosphère du presbytère au moment du Covenant en 1912 devait être lourde. L’autobiographie cite tous ces faits sans les commenter. Mais certains épisodes trahissent pourtant le malaise d’un enfant qui, par loyauté envers son père, et sans doute même, avec une fierté rétrospective, ne tient pas le discours que l’on attend de lui. Ainsi, sa condamnation de Carson devant un vieux loyaliste

22(71) ou encore, son jugement négatif sur les parades orangistes du 12 juillet en accord avec Littleton Powys, directeur de Sherborne, ressenti ensuite comme un acte de trahison envers un autre professeur originaire d’Ulster. « Oh this division of allegiance ! » (78) Il n’est pas exclu que MacNeice ait découvert dans la culture antique un modèle radicalement différent où le politique et le religieux n’étaient pas nécessairement liés comme dans le contexte irlandais. Plus tard, d’autres philosophes devaient contribuer à son « désapprentissage », Nietzsche et Marx, en particulier.

  • 9 Louis MacNiece, The Strings are False, p. 101 et Collected Poems, Londres, Faber and Faber, 1966 e (...)

23Donc la lignée dont est issue cette autobiographie n’est pas celle de l’introspection religieuse. Il ne s’agit pas non plus d’une auto-analyse proche du journal intime bien que la limite qu’impose la prise en compte de l’inconscient dans la recherche de la vérité soit assertée plusieurs fois. L’adulte qui écrit ne se pose pas en analyste de celui qu’il a été. Les rêves ou éléments relevant du fantasme sont cités sans commentaires de la part du narrateur. Encore une fois, si du côté de l’origine, l’écriture à une fonction cathartique, du côté de la lecture c’est la réception d’un témoignage qui prédomine. Le commentaire ne peut qu’être inféré du choix de ce qui est dit et de son mode d’insertion dans le contexte. Ainsi le rêve qui manifeste sa culpabilité vis-à-vis de son père en matière de foi religieuse qu’il développera et appellera « the worst of my dreams » dans « Autumn Sequel » en 19539

  • 10 Louis MacNeice, Modern Poetry. A personal Essay, Oxford, Clarendon Press, 1968.
  • 11 Adolphe Haberer, «  Théorie et pratique de la poésie impure dans l’œuvre de Louis MacNeice », in S (...)

24Dès lors, se pose une question centrale : comment situer cette autobiographie en tant qu’écrit par rapport à la production poétique autobiographique de MacNeice ? Pourquoi avoir écrit en prose ce qu’il avait parfois déjà formulé sous forme de poème ? L’objet de Modern Poetry est défini ainsi dans la préface à l’ouvrage : « This is a plea for impure poetry, that is, for poetry conditioned by the poet’s life and the world around him »10. On peut ajouter une question aux précédentes : comment concilier le fait que l’écriture a été définie comme un exercice de clarification, de catharsis, avec un idéal esthétique formulé en ces termes ? Pour reprendre une distinction établie par Adolphe Haberer11, la poésie de MacNeice se divise en deux : les poèmes courts qui privilégient la forme et le jeu avec le signifiant relèvent de la poésie pure ; les poèmes longs à la structure formelle moins marquée dont l’appréciation repose sur le référent constituent la poésie impure. Parmi ces derniers il faut ranger les poèmes-reportages, les poèmes engagés et, bien sûr, les poèmes autobiographiques. On peut donc dans un premier temps assimiler l’autobiographie à une pratique intrinsèquement impure puisque, plus que toute autre, elle est liée au référent. La prose diffère bien sûr de la poésie quoique MacNeice dans Modern Poetry n’en fasse pas une différence de nature mais de degré. De plus, l’autobiographie n’est pas dénuée de forme. Elle met en œuvre une rhétorique propre. Enfin, si l’autobiographie est une pratique impure, son sujet aussi relève de l’impur comme en atteste le premier paragraphe du chapitre IV qui entame le récit par la naissance :

Hark the lying angles sing. Every man’s birth might be a Messiah’s but is it? All this nine months’trouble and forward-looking in order to produce, so the psycho-analyst tells us, a backward-looking child who longs again for the womb. Never to come out of the quarry to be made into a pillar of the temple or into more likely a paving stone for pavement artists to draw on and blind beggars to spit. To be unpolluted, unused. But it can’t be helped anyway, here we are and hail Pollution! (36)

25On ne peut mieux définir l’humaine condition, le refus de la transcendance et le sujet de l’autobiographie.

Réécritures

26L’autobiographie de MacNeice n’a pas suscité d’étude spécifique. Les critiques y font généralement allusion lorsqu’ils analysent les poèmes de manière référentielle. Pourtant, les liens entre les poèmes et The Strings are False peuvent être abordés en termes de réécriture. Ce dévoilement résolument anti-romantique de la genèse d’un texte peut se faire dans un sens ou dans l’autre. Ainsi, de la poésie vers la prose, on peut isoler dans la partie de The Strings are False consacrée à l’enfance, le portrait d’un jardinier maintes fois évoqué brièvement dans d’autres écrits et qui fait l’objet du poème intitulé « The Gardener » dans la série des « Novelettes ». Le poème, qui n’est pas très marqué en tant que forme poétique, fut écrit pendant l’été 1939 alors que MacNeice séjournait en Irlande tandis que le chapitre en prose, rédigé aux États-Unis, date de 1940. Ce passage fait partie du manuscrit travaillé par MacNeice lui-même. Il est facile à isoler du contexte puisqu’il est composé des six derniers paragraphes du chapitre et qu’il présente une unité thématique qui rompt totalement avec ce qui précède. Il fait pendant au portrait très bref mais également positif de la cuisinière catholique qui ouvre le chapitre V. Entre les deux, prennent place le portrait terrifiant de Miss Craig, adepte de cette hell-fire religion étrangère à la famille MacNeice et l’évocation de ce que MacNeice condense dans l’expression « terrors and depressions ».

The Gardener

He was not able to read or write
He did odd jobs on gentlemen’s places
Cutting the hedge or hoeing the drive
With the smile of a saint,
With the pride of feudal chief
For he was not quite all there.
Crippled by rheumatism
By the time his hair was white
He would reach the garden by twelve
His legs in soiled puttees
A clay pipe in his teeth
A tiny flag in his cap,
A white cat behind him,
And his eyes a cornflower blue.

And between the clack of the shears
Or the honing of the scythe
Or the rattle of the rake on the gravel
He would talk to amuse the children
He would talk to himself or to the cat
Or the robin waiting for worms
Perched on the handle of the spade
Would remember snatches of verse
From the elementary school
About a bee and a wasp
Or the cat by the barndoor spinning ;
And would talk about himself for ever –
You would never find his like –
Always in the third person ;
And would level his stick like a gun
(With a glint in his eye)
Saying “Now I’m a Frenchman” –
He was not quite right in the head.
He believed in God –

The Good Fellow Up There –
And he used a simile of Homer
Watching the falling leaves,
And every year he waited for the Twelfth of July,
Cherishing his sash and his fife
For the carnival of banners and drums.
He was always claiming but never
Obtaining his old age pension,
For he did not know his age

And his rheumatism at last
Kept him out of the processions.
And he came to work in the garden Later and later in the day,
Leaving later at night ;
In the damp dark of the night
At ten o’clock or later
You could hear him mowing the lawn,
The mower moving forward,
And backward, forward and backward
For he mowed while standing still
He was not quite up to the job.

But he took a pride in the job,
He kept a bowl of cold
Tea in the crotch of a tree,
Always enjoyed his food
And enjoyed honing the scythe
And making the potato drills
And putting the peasticks in ;
And enjoyed the noise of the corncrake,
And the early hawthorn hedge
Peppered black and green,
And the cut grass dancing in the air –
Happy as the day was long.

Till his last illness took him
And he could not leave his house
And his eyes lost their colour
And he sat by the little range
With a finch in a cage and a framed
Certificate of admission
Into the Orange Order, And his speech began to wander
And memory ebbed
Leaving upon the shore
Odd shells and heads of wrack
And his soul went out on the ebbing
Tide in a trim boat
To find the Walls of Derry
Or the land of the Ever Young.

Louis MacNeice, Collected Poems, Londres, Faber and Faber, 1966 et 1979, p. 172-174

Our best antidote to these terrors and depressions was the gardener
Archie, in whose presence everything was merry. My father did not think of
him that way, as Archie, whose professional pride was easily wounded,
would sometimes absent himself for weeks out of pique. But for us nothing
that Archie could do was wrong and he cast a warm glow upon everything
he touched. We would anxiously wait in the morning for him to appear –
he rarely turned up before noon because of his rheumatism – and, whenever
we could escape from Miss Craig, we would encircle him in the garden and
listen to him, as my father called it, romancing.

Archie romanced largely about himself, always in the third perso –“Archie’s the great fella now, aye, Archie’s
the queer fella for work, ye wouldn’t find his
like, I’m telling ye, not in the whole of Ireland. Sure he’s the great fella”. His forte
was cutting hedges ; no one in the world could cut hedges the way he could.
He would take a long heavy plank and rest it on one of the steps of a stepladder at one end and a wooden box or two at the other and he and I would
stand up there as if we were on a captain’s bridge and the hawthorn sprigs
would leap from his shears as he rambled along in a voice that was half sing
ing, going over and over again about the gentlemen’s places he had worked on
and his wife Maggie and his canary and King William and the Twelfth of July.

For Archie, though he could neither read nor write, was a great Orange-
man and played a flute in the Twelfth of July procession. Until, that is, his
rheumatism made him unable to march. The Orange Lily was his fitting
emblem, for he took a childish delight in the gaudy and was naturally histri
onic, would sometimes turn up in the morning with a small Union Jack in
his cap, level his blackthorn stick at a crow, sight along it and pull an imag
inary trigger, then say “I’m a Frenchman”, and stand to attention and
salute. He had snow-white hair and beautiful pure blue eyes and on his
gnarled ring-finger he wore an imitation gold ring.

Even when we could not see him it assured us that life was good to hear
him sharpening his scythe on the hone or mowing the lawn with the machine,
mowing from a standing position because of his rheumatism, a shrill silver
noise as he pulled it back and a deeper purring or snoring noise and a clack
as he thrust it forward. Then we could imagine the emerald dance of the grass
in the air which would afterwards be piled in heaps and become quite other
than itself, no longer luminous and fresh but coagulated into lumps so that
if you thrust your arm into the heap, you found inside it a perspiring animal warmth.

Archie preferred children (whom he called bairns) and cats and birds to
grown-ups, but he would engage in badinage with Annie and Miss Craig,
both of whom he called Maggie after his wife. With us his conversation was
lyrical and interpsersed with snatches of verse he remembered from the kin
dergarten – “A bee met a wasp once runnin’by” or “The cat sat by the barn
door spinnin”. Each spring when he cut the hedge between the garden and
the cemetery a polished granite obelisk would reappear looking over at us.
Then Archie would shake his fist, say “Thon’s a bad ould fella” ; sometimes
he would identify this obelisk with a blackleg gardener whom my father had
employed once while Archie was privately on strike. He had also his moments
of moralising, was a good Temperance man as well as an Orangeman, would
speak with contempt of the whisky-drinking corner boys with their big sto
machs and their great white faces. And sometimes he would point at the sky
and say “I believe in the Good Fella Up There”, or point at the thin moon that
appeared in the sky before twilight and say “Thon’s the Good Fella’s lamp”.

If he did not have us for an audience he would do his romancing to the
cats or else to the robins that waited around him for worms and his singsong
voice would echo around the garden – “Archie’s the great worker ; ye wouldn’t find his like in County Antrim”

Louis MacNeice, The Strings are False, Londres, Faber and Faber, 1996, p. 47-48.

27L’autobiographie se définit par la possibilité de contextualiser. Dans le poème, ces possibilités sont limitées. La figure présentée doit être autosuffisante, ce qui lui confère un caractère hiératique. Le passage en prose au contraire, permet de définir une position relative du personnage et surtout, il peut donner lieu à une prise en charge des points de vue. Dans le poème, « He would talk to amuse the children » n’indique absolument pas que le narrateur était l’un de ces enfants. Le premier paragraphe en prose émane d’un énonciateur qui reconstitue les deux points de vue opposés sur le jardinier : le jugement positif du groupe des enfants auquel il appartenait et celui du père qui était négatif. Il semble que le succès d’Archie auprès des enfants soit présenté rétrospectivement comme lié à cet antagonisme au père. L’axe d’appréciation de ces deux points de vue n’est pas le même : les griefs du père sont professionnels. Ces deux acteurs se situent dans un rapport social de patron à employé. Dans le discours d’Archie, ses lieux de travail sont désignés par l’expression « Gentlemen’s places », ce qui assimile le futur évêque de Cashel et de Waterford à l’un de ces gentlemen. Néanmoins, ces deux acteurs entrent dans une interaction polémique qui prend la forme d’un défi lorsque le père critique la valeur professionnelle d’Archie et d’un contre-défi lorsque Archie s’absente. Dans ce roman familial, Archie occupe une place particulière. Il a des traits communs avec le frère de MacNeice qui était atteint de mongolisme. C’est ainsi que MacNeice décrit sa famille, en imitant le parler d’un enfant et la voix de l’opinion :

My mother was comfort and my father was somewhat alarm and my sister wore yellow shoes and a bow on her hair and my brother, who was a Mongolian imbecile, could not say many words but could mimic the gardener; the gardener, people would say, was touched in the head. (37)

28L’un et l’autre sont absents à eux-mêmes. La vacuité du frère n’exclut pas l’imitation tandis que la déficience d’Archie se manifeste en grande partie par son langage. Le poème reformule cette simplicité d’esprit dans un vers en italique qui sert de refrain. Les citations en discours direct figurent entre tirets et sont beaucoup moins mimétiques que celles du passage de The Strings are False. Celles-ci sont marquées comme relevant du Ulster Scots, y compris dans le lexique ; elles sont familières et répétitives. Au plan idiolectal, Archie fait référence à lui-même en employant soit le pronom personnel de troisième personne soit son propre prénom, ce qui est dit mais non illustré dans le poème. Ce phénomène se trouve cependant contredit lorsque Archie imite un soldat français et se désigne alors lui-même dans ce rôle en employant le déictique : « Now, I am a Frenchman ». Autrement dit, Archie dit « » uniquement lorsque ce n’est pas de lui-même qu’il parle. Peut-être faut-il voir dans cette insistance à citer cette saynète comme un commentaire ironique mais essentiel de la part de MacNeice sur la pratique autobiographique. Non seulement « je » est un autre, mais cet autre fait partie de moi, même s’il est un ennemi. C’est ainsi qu’il définit son projet : « Maybe, if I look back, I shall find that my life is not just mine, that it mirrors the lives of the others – or shall I say the Life of the Other ? » (35)

  • 12 Ce chat blanc rappelle Pangur Ban dans le poème du savant de Leinster exilé près du lac de Constan (...)

29C’est aussi cet absence à soi-même qui fait d’Archie un emblème neutralisé. Dans les deux textes, Archie est associé à tous les symboles et à tous les attributs de l’Ulster : drapeau, appartenance à l’Ordre d’Orange, participation aux marches du 12 juillet. Ces faits sont présentés objectivement sans commentaires alors que MacNeice enfant puis adulte avait ces manifestations en horreur. Mais comme Archie est simple d’esprit, ces pratiques sont assimilables à un autre rôle qu’il assumerait, à un jeu. Ces deux aspects sont liés dans le texte en prose par leur ordre de succession dans le troisième paragraphe « […] he took a childlike delight in the gaudy and was naturally histrionic […] ». Le point de vue de MacNeice adulte sur Archie s’exprime d’une manière particulièrement ironique dans la première phrase du même troisième paragraphe : « For Archie, though he could not read or write, was a great Orangeman and played a flute in the Twelfth of July procession ». La concessive présuppose une relation d’inférence entre incapacité à lire et à écrire et non-appartenance à l’Ordre d’Orange qui pourrait se dire dans un énoncé générique relevant d’une idéologie précisément mise en cause dans le cas particulier d’Archie. La concessive indique que la proposition vraie est différente de celle à laquelle on s’attendait. Cette possibilité singulière ainsi que les nombreuses critiques exprimées dans The Strings are False autorisent peut-être le lecteur à généraliser et même à voir une réciprocité dans la relation d’inférence. Dans le poème, la même assertion négative au premier vers n’est pas du tout liée à une telle démonstration. L’expression de ce manque au premier vers a plusieurs fonctions. En tant qu’élément constitutif de l’être d’Archie, ce trait entre en opposition avec son apparence. D’une part « not able to read or write » marque une incapacité et « odd jobs on gentlemen’s places » indique une infériorité sociale tandis que « smile » et « pride » signalent des valeurs positives. La coexistence de cette contradiction dans le même ensemble thématique formant le personnage se trouve explicitée au dernier vers en italique qui asserte la simplicité d’esprit d’Archie. Cette non-coïncidence d’Archie à soi-même permet à MacNeice de faire coexister dans son portrait des traits incompatibles, ce qui lui confère une dimension mythique. Il en fait le lieu de réunion utopique de la dualité de l’Irlande. Seul le poème permet ce raccourci par accumulation paradigmatique et constructions parallèles comme dans les vers 5 et 6 ainsi que dans les deux derniers vers qui contraignent à relire l’ensemble du poème dans cette perspective. L’analyse thématique donne une isotopie / Orangeman / : « feudal chief », « flag », « sash and fife », « Twelfth of July », « banners and drums », « Orange Order », « Walls of Derry » associée au protestantisme du nord et qui se singularise par le trait / war /. Et une seconde isotopie : « saint », « clay pipe », « white cat »12, « Frenchman », « carnival », « potato drills », « Land of the Ever Young » associée au catholicisme et au sud. La possibilité de cette coexistence repose aussi sur le caractère non pas éternel, puisque sa disparition est évoquée à la fin du poème, mais atemporel du personnage. MacNeice l’helléniste rapproche la manière de parler d’Archie de celle de Glaucos, le guerrier homérique, lorsqu’il compare la succession des générations au cycle des feuilles d’arbres dans l’Iliade VI, 134-169. Archie ignore son âge. Cette affirmation figure à la fin de la strophe dans la position qu’occupent les « refrains » sur sa simplicité. Elle est aussi liée par un lien causal au vers précédent qui renoue avec l’allusion à la situation sociale d’Archie et ouvre une brèche dans son adhésion aux valeurs de l’État.

  • 13 Louis MacNeice, Collected Poems, section XVI, p. 131.

30Il n’est pas exclu que ce poème ait été écrit en partie en réponse à l’essai que Joyce avait rédigé en vue d’une conférence donnée à Trieste en 1907, intitulé « L’Irlanda : isola dei santi e dei savi » adapté de l’appellation latine « Insula sanctorum et doctorum », généralement traduite par « Island of Saints and Scholars ». Dans « Autumn Journal », MacNeice remet déjà violemment en question cette vision de l’Irlande13. Le caractère moins abrupt de la juxtaposition des éléments du portrait et la disparition de l’isotopie war / ne permettent pas une telle interprétation du texte en prose. En revanche, The Strings are False comporte un trait supplémentaire dans la représentation de l’ » Ulster Protestant ». Archie est aussi « a good Temperance Man ». Il cumule des traits définitoires condamnables aux yeux du narrateur.

31Mais, nous l’avons dit Archie est un principe désactivé, un innocent. Pourtant, dans son jugement sur la boisson, il se trouve aux côtés du père contre le narrateur. Dans le chapitre XIX consacré à sa vie à Oxford, MacNeice note : « Coming from a temperance family, drunkenness had always been for me a symbol of freedom. It was a kicking overboard of the lumber of puritan ethics » (103). Comment interpréter cette indulgence vis-à-vis d’Archie alors que ce sujet était source de colère chez le jeune MacNeice ? La réponse tient à la corrélation qu’il faut effectuer entre « temperance » et « self-respect ». Les deux sont intimement liés dans l’éthique protestante dont MacNeice cherche à se déprendre :

[My father’s] chief objection to drink was that the drunkhard loses his self-respect. But that again from my point of view was all to the drunkard’s credit, self-respect being one of the roots of evil. Miss Craig had self-respect, Sir Edward Carson had self-respect. Self-respect was the Evil Genius of half the world’s trouble-makers – of the sectarians and the militants, the nationalists and imperialists, the captains of industry and the moral reformers. (103)

32On peut certes penser que ce sont là les pensées d’un jeune rebelle. Mais la place que tient le « self-respect » dans leur échelle de valeur et dans leur conduite est un moyen de classer les individus selon un manichéisme absolu d’habitude étranger à MacNeice. Or Archie est totalement dépourvu de « self-respect » pour la bonne raison qu’il n’a pas réeellement de « self », ni d’existence sociale. La fierté qu’il manifeste est plus proche de la dignité de tout être vivant, même dans les circonstances les plus dégradantes tandis que le « self-respect » est lié aux valeurs d’un groupe. Cette distinction éloigne MacNeice de toute adhésion à un parti et le singularise parmi les poètes des années trente.

33Tout comme dans le poème, le passage en prose n’est pas une simple expansion du thème annoncé par « the gardener ». Mais la contextualisation étendue que permet la mise en prose donne une version considérablement modifiée du rôle d’Archie. En tant qu’ » antidote », Archie se caractérise par son aptitude à transformer le négatif en positif : « But for us nothing that Archie could do was wrong and he cast a warm glow on everything he touched. » Il permet la transformation d’une planche en pont de navire, de l’herbe coupée en innommable. Il disparaît et réapparaît ; il se manifeste parfois uniquement à l’oreille. Il fait apparaître des formes. Le rôle d’Archie est celui de magicien, d’enchanteur dans le texte en prose. Il prend sa place avec les enfants contre le roi-père et contre Miss Craig, la sorcière. Une partie de son pouvoir est liée à la parole dont l’appartenance générique est qualifiée à trois reprises. Ce que le père appelle « romancing » situe ce discours dans la modalité contre-factuelle qui renforce l’association avec son rôle de magicien. C’est par la parole également qu’il établit un lien entre les représentantes des deux pôles opposés que sont Annie et Miss Craig. Le mode du « badinage » neutralise cette opposition en substituant l’axe du sexe à celui de la religion. La fonction irénique de transformation bénéfique assurée par Archie s’étend de cette façon aussi aux enfants qui sont littéralement enchantés par le caractère « lyrique » de sa conversation, par son lien avec l’oralité, sa rhétorique propre et sa voix chantante.

  • 14 Louis MacNeice, Collected Poems, p. 101.

34Contrairement à la plupart des portraits qui composent l’autobiographie, celui du jardinier excède largement la figure individuelle qui en est l’origine. C’est le travail de recréation littéraire auquel ce souvenir heureux se prête qui confère à ces textes un intérêt singulier. Cette intertextualité interne permet de mesurer l’impact qu’avait la relecture critique de ses propres œuvres sur l’écriture de MacNeice. Ainsi, l’autobiographie lui donnait la possibilité de moduler les réserves qu’il formulait dans la note introductive à « Autumn Journal » : « I am aware that there are over-statements in this poem – e.g. in the passages dealing with Ireland […] »14 Seule l’autobiographie, forme si proche du roman, permet d’apprécier dans toute leur complexité les liens qui unissaient MacNeice à l’Irlande.

Notes

1 Louis MacNeice, The Strings are False. An Unfinished Autobiography, Londres, Faber and Faber, 1996.

2 Louis MacNeice, Collected Poems [1966], Londres, Faber and Faber, 1979, p. 226.

3 Terence Brown, Louis MacNeice : Sceptical Vision, Dublin, Gill–Macmillan, 1975.

4 Jon Stallworthy, Louis MacNeice, Londres–Boston, Faber and Faber, 1995, p. 286.

5 Louis MacNiece, Irish Writing in the Twentieth Century. A Reader, David Pierce (éd.), Cork universitu Press, Cork, 2000, p. 492.

6 Ibid, p. 496.

7 Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France 1981-1982, Gallimard–Seuil, 2001, p. 11.

8 Terence Brown, Louis MacNeice : Sceptical Vision, p. 76.

9 Louis MacNiece, The Strings are False, p. 101 et Collected Poems, Londres, Faber and Faber, 1966 et 1979, canto XXII, p. 421-422

10 Louis MacNeice, Modern Poetry. A personal Essay, Oxford, Clarendon Press, 1968.

11 Adolphe Haberer, «  Théorie et pratique de la poésie impure dans l’œuvre de Louis MacNeice », in Studies on Louis MacNeice, Jacqueline Genet et Wynne Hellegouarc’h (éd.), Caen, Centre de publications de l’Université de Caen, 1988, p. 79-106.

12 Ce chat blanc rappelle Pangur Ban dans le poème du savant de Leinster exilé près du lac de Constance au ixe siècle. Voir Robin Flower, Irish Tradition, Dublin, The Lilliput Press, 1994, p. 24-27.

13 Louis MacNeice, Collected Poems, section XVI, p. 131.

14 Louis MacNeice, Collected Poems, p. 101.

Auteur

Françoise Canon-Roger est maître de conférences à l’Université de Reims Champagne-Ardenne où elle enseigne la linguistique et la littérature irlandaise. Auteur d’une thèse consacrée aux romans de John Banville, elle a publié plusieurs articles sur les œuvres de romanciers contemporains. Elle a assuré l’édition du numéro 27-1, Printemps 2002, de la revue Études Irlandaises.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

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