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Qu'est-ce qu'être cartésien ?

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Delphine Kolesnik-Antoine

Fabriques du « cartésien » au XVIIe siècle

« Être cartésienne », un devenir ? De Descartes à Poulain de la Barre ; d’Élisabeth de Bohème à Eulalie

Marie-Frédérique Pellegrin

Texte intégral

  • 1 Une distinction approchante est présente dans l’ouvrage contre Descartes du père Daniel. Ce dernier (...)

1L’opposition devenue classique entre « grands » et « petits » cartésiens semble sous-entendre des degrés différents de nouveauté et d’originalité. Les « petits » cartésiens seraient ceux qui complètent et diffusent la philosophie de Descartes (et en ce sens il y aurait des « petits » cartésiens, surtout parce que Descartes n’a pas pu achever son système). Pourraient en revanche être désignés comme des « grands » cartésiens ceux qui innovent à partir de la matrice cartésienne1. Concernant la seconde catégorie, celle des « grands cartésiens », elle correspond à l’idée sous-jacente chez les auteurs ainsi désignés (Malebranche, le premier Spinoza dans une certaine mesure) qu’ils diraient la vérité du cartésianisme. Ainsi les hétérodoxes se considèrent-ils souvent comme les vrais fidèles. Loin de trahir le fondateur, ils approfondiraient le cartésianisme tout en poursuivant l’exigence philosophique majeure, celle de la vérité.

  • 2 Voir la première édition complète de ces trois traités par nos soins, Paris, Vrin, 2011.
  • 3 F. Poulain de la Barre, De l’éducation des dames : « j’existe, moi qui pense, parce que j’agis » (o (...)

2François Poulain de la Barre, constitue un cas intéressant dans cette typologie instable et délicate. Il est l’auteur de trois traités féministes (L’égalité des deux sexes en 1673, L’éducation des dames en 1674 et L’excellence des hommes en 1675)2 dans lesquels il se revendique comme cartésien, considérant que le cartésianisme mène nécessairement au féminisme. Il entend compléter la philosophie de Descartes sur certains points fondamentaux qui concernent les rapports sociaux et politiques, l’éducation ainsi que l’autorité. En ce sens, il semble avoir le profil du petit cartésien. Il veut combler certains manques nuisant à la cohérence d’ensemble de la philosophie cartésienne, tâche de disciple attentif. Il s’agit de plus pour lui de diffuser la pensée cartésienne auprès d’un public important et large, les femmes, autre trait de prosélyte caractéristique des petits cartésiens. Mais dès l’instant où ces points fondamentaux sont en fait des thèses à part entière, dont la déduction à partir des thèses mêmes de Descartes est en fait toute personnelle et originale, Poulain se situe plutôt du côté des « grands cartésiens ». Car considérer que le cartésianisme est essentiellement une philosophie sociale voire politique, où le « je pense donc je suis » doit se transformer en un « je pense donc j’agis »3, cela fait indéniablement sortir du cadre primitif du cartésianisme. Ceci engendre aussi de profondes modifications des équilibres d’ensemble du système cartésien.

3Poulain mêle donc les deux états d’esprit, les deux profils intellectuels. Chez lui, compléter la pensée de Descartes et la diffuser auprès de son destinataire « naturel » (les femmes) reviennent en fait à la remodeler totalement pour proposer une philosophie sociale propre, qui retient du cartésianisme avant tout une méthode et quelques principes. Bref, il mériterait d’être un « grand cartésien », s’il était enfin relu. Il s’agit pour lui de redéfinir les véritables enjeux du cartésianisme, qui sont des enjeux sociaux et politiques. Selon Poulain, pour que la postérité intellectuelle de Descartes soit solide, il ne faut pas chercher à former des cartésiens, il faut surtout former des cartésiennes. Il propose donc un usage original de la philosophie de Descartes comme support intellectuel et idéologique de l’émancipation des femmes.

4Être cartésien, ce serait ainsi en fait d’abord être cartésienne. Pour cela, il faut étudier l’idée même de disciple et les spécificités du « prosélytisme » cartésien. Reste alors à savoir si les différents degrés d’initiation dans la secte des cartésiens sont également accessibles aux femmes et aux hommes et si grâce à Poulain de la Barre une redéfinition de la cartésienne peut être proposée.

Cartésiennes historiques

  • 4 Il s’agit de la distinction entre apôtre du Christ auto-proclamé (Paul), et apôtres historiques qui (...)

5Constatant à quel point la distinction entre « petits » et « grands » cartésiens ne va pas sans arbitraire (car dans les deux cas, le système cartésien est complété par des éléments nouveaux), notamment en ce qu’elle revient au fond à distinguer entre « petits » et « grands penseurs », nous proposons de partir d’une définition plus neutre et plus concrète du cartésien. Au sens immédiat du terme, être cartésien signifie tout simplement avoir reçu les enseignements de Descartes, l’avoir fréquenté intellectuellement de manière directe. C’est le cas de différentes personnalités appartenant à l’entourage de Descartes, qu’ils aient publié sa pensée (c’est-à-dire fait sa publicité par des traductions, éditions, préfaces, comme Clerselier) ; ou qu’ils entreprennent déjà de la compléter (comme Rohault ou La Forge). Ils sont les disciples fidèles de Descartes, ses apôtres historiques, pour reprendre la distinction faite par Alain Badiou dans son ouvrage sur saint Paul4. Cette distinction permet déjà de faire la différence entre les premiers cartésiens, authentiques et légitimes au sens où ils ont connu le maître, et une seconde génération de cartésiens (suivie par d’autres) qui forment leurs convictions cartésiennes au travers de ses écrits.

  • 5 Je laisse ici de côté l’autre élève de Descartes, celui qu’il a sans doute pensé le plus explicitem (...)
  • 6 La question de l’égalité ou de l’inégalité intellectuelle entre les deux épistoliers est discutée. (...)

6Mais parmi ce premier groupe même, celui des apôtres historiques, tous ne peuvent pas être dits disciples de Descartes au sens le plus strict et le plus étroit du terme. Car être disciple de quelqu’un, c’est être ou avoir été son élève, ce qui n’est pas le cas des figures précédemment citées. Or les seules personnes auxquelles Descartes a essayé d’enseigner sa pensée sont deux femmes, Élisabeth de Bohême et Christine de Suède5. Toutes deux ont bénéficié des idées de Descartes par des échanges écrits et oraux. Qu’il s’agisse bien d’un enseignement, la correspondance entre Descartes et Élisabeth le montre de manière exemplaire. Les rôles entre maître et disciple sont clairement répartis (du moins au départ), puisqu’Élisabeth demande des éclaircissements à Descartes sur certains points difficiles de sa philosophie. La pertinence de ses questions fait l’admiration du philosophe et tisse une véritable complicité intellectuelle, au point que c’est sous l’impulsion d’Élisabeth qu’un pan entier du cartésianisme, le pan moral, s’écrit6. La secte des cartésiens se construit grâce au zèle de ses apôtres. Or Élisabeth de Bohême remplit clairement ce rôle d’apôtre historique. Baillet le note dans sa biographie de Descartes de 1691 :

  • 7 Adrien Baillet, La vie de Monsieur Des-Cartes, Hildesheim/New York, Olms Verlag, 1972 [1691], t. II (...)

Nonobstant ce que nous avons dit de la curiosité et de l’attache de quelques Dames Parisiennes pour la Philosophie de M. Descartes, elle [Élisabeth] n’a point laissé d’être considérée comme la première disciple de notre Philosophe. […] la supériorité de son génie la fait regarder comme le chef des Cartésiennes de son sexe.7

7En soulignant explicitement la parfaite compréhension de son système par Élisabeth dans l’épître des Principes de la philosophie, Descartes lui décerne d’ailleurs un véritable brevet ès cartésianisme. Il rappelle en effet le « soin qu’elle a eu de s’instruire » grâce auquel elle a « étudié ce qu’il y a de meilleur dans les sciences » en peu de temps. Le vrai compliment vient après et révèle en Élisabeth la disciple authentique de l’auteur :

Mais j’ai encore une preuve qui m’est toute particulière, en ce que je n’ai jamais rencontré personne qui ait si généralement et si bien entendu tout ce qui est contenu dans mes écrits : car il y en a plusieurs qui les trouvent très obscurs, même entre les meilleurs esprits et les plus doctes ; et je remarque presque en tous, que ceux qui conçoivent aisément les choses qui appartiennent aux Mathématiques ne sont nullement propres à entendre celles qui se rapportent à la Métaphysique, et au contraire, que ceux à qui celles-ci sont aisées ne peuvent comprendre les autres : en sorte que je puis dire avec vérité que je n’ai jamais rencontré que le seul esprit de VOTRE ALTESSE auquel l’un et l’autre fut également facile, et que par conséquence j’ai raison de l’estimer incomparable. (AT IX-2, p. 22-23)

  • 8 Le célibat n’est justement pas présenté comme une condition nécessaire ou même favorable pour philo (...)
  • 9 A. Baillet, La vie de Monsieur Des-Cartes, ouvr. cité, t. II, p. 232.
  • 10 Voir par exemple Malebranche, pris de palpitations en feuilletant L’Homme de Descartes.
  • 11 A. Baillet, La vie de Monsieur Des-Cartes, ouvr. cité, t. II, p. 232.
  • 12 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690, art. « Discipline », n. p.

8L’image d’une Élisabeth cartésienne puis chef des cartésiennes se construit autour de quelques éléments clés, éléments réels et topiques à la fois que l’on retrouvera en partie dans le programme d’éducation des dames de Poulain. Selon Baillet, la décision d’Élisabeth de « demeurer fille » est un élément matériel déterminant lui permettant d’être plus libre de philosopher8. La solitude, l’indépendance sont des vertus ­propédeutiques parfaitement cartésiennes. Cela se marque ensuite par le refus d’en rester à des études dédiées aux femmes, c’est-à-dire les langues et les belles-lettres, pour aborder des savoirs traditionnellement masculins, la philosophie et les mathématiques. La lecture de Descartes déclenchant une « forte passion pour sa doctrine »9, trait émotionnel commun aux grandes conversions10, Élisabeth consent à « ne compter pour rien tout ce qu’elle avait appris jusque-là, et [à] se mettre sous sa discipline, pour élever un nouvel édifice sur ses principes »11. Mise sous sa discipline, c’est-à-dire sous son instruction et son gouvernement12, Élisabeth est la seule véritable disciple de Descartes, la seule qu’on puisse dire véritablement cartésienne, puisqu’elle sera alors éduquée par Descartes même.

  • 13 A. Baillet, ouvr. cité, t. II, p. 232.

L’ayant accoutumée insensiblement à la méditation profonde des plus grands mystères de la Nature, et l’ayant exercée suffisamment dans les questions les plus abstraites de la géométrie et les plus sublimes de la Métaphysique, il n’eut plus rien de caché pour elle.13

  • 14 Voir Constant Venesoen, Anne Marie de Schurman, femme savante (1607-1678). Correspondance, Paris, H (...)
  • 15 Voir par exemple la présentation parallèle des deux femmes par Jacqueline Broad (Women Philosophers (...)
  • 16 A. Baillet, La vie de Monsieur Des-Cartes, ouvr. cité, t. II, p. 235.

9Initiée aux mystères les plus profonds de la pensée du maître, la disciple peut se muer en missionnaire. Elle endosse d’ailleurs pleinement ce rôle. Elle essaie par exemple, comme en témoigne un échange de lettres de 1644, de convaincre Anna Maria van Schurman, grande savante hollandaise, de se détourner de l’érudition philosophique et théologique et de son goût pour les auteurs scolastiques au nom des principes de la science nouvelle14. Parmi les quelques savantes du temps, Schurman semble d’ailleurs personnifier la scolastique et Élisabeth le cartésianisme15. Élisabeth joue surtout un rôle important dans la diffusion de la pensée cartésienne dans les cours allemandes. Elle remplit enfin ce rôle d’apôtre, lorsqu’elle devient abbesse à Hervorden à la fin de sa vie et qu’elle transforme cette abbaye luthérienne en « Académie philosophique pour toutes sortes de personnes d’esprit et de Lettres, sans distinction de sexe ni même de Religion. Les Catholiques Romains, les Calvinistes, les Luthériens y étaient également reçus, sans en exclure même les Sociniens et les Déistes. C’était assez pour y être admis que l’on fut philosophe, et surtout amateur de la Philosophie de M. Descartes »16.

10Le fait que la personne à laquelle s’applique le plus proprement et le plus pleinement le qualificatif de « cartésien » soit une femme n’est pas anecdotique. Que les cartésiens puissent être des cartésiennes, et mieux, que le premier cartésien complet (initié et adoubé par Descartes) soit une cartésienne a un sens historique et idéologique. La pensée de Descartes a quelque chose à dire aux femmes que n’ont pas les autres philosophies de l’époque. Ce constat fonde la réflexion de Poulain et s’appuie sur une présentation et une diffusion du cartésianisme originales à bien des égards.

  • 17 Lettre au père Vatier, 22 février 1638, AT I, p. 560.
  • 18 A. Baillet, La vie de…, ouvr. cité, t. II, p. 500. Voir également son jugement sur Madame Huygens à (...)

11Descartes s’intéresse en effet au tutorat des femmes. Elles constituent un lectorat à ne pas négliger. On sait que l’un des buts explicites que se propose Descartes dans le Discours de la méthode est que l’ouvrage puisse être compris par les femmes elles-mêmes17. Cette accessibilité est d’ailleurs à la fois source de publicité et de médisance pour le cartésianisme. Descartes, disait-on, aimait un peu trop la conversation des femmes pour être honnête. Ce à quoi il aurait répondu qu’il « trouvait les Dames qu’il avait entretenues sur ce sujet plus douces, plus patientes, plus dociles, en un mot, vides de préjugés et de fausses doctrines, que beaucoup d’hommes »18.

  • 19 Tout ceci s’oppose au jugement rapide d’Andrea Nye selon lequel Descartes was a man’s man, appuyé s (...)

12L’idée que le cartésianisme est une philosophie pour les dames (aussi bien que pour les hommes) devient très vite topique19. Ce trait constitue un élément significatif distinguant le cartésianisme des autres philosophies au xviie siècle. Avec Descartes, la philosophie s’immisce dans les conversations féminines. Pierre-Daniel Huet le rappelle, afin de dénigrer cette philosophie dans la préface de ses Nouveaux mémoires pour servir à l’histoire du cartésianisme, adressée à Régis, chef des « petits cartésiens » :

Au prince des philosophes cartésiens

Monsieur,

  • 20 Pierre-Daniel Huet, Nouveaux mémoires pour servir à l’histoire du cartésianisme, Claudine Poulouin  (...)

Personne ne doit s’intéresser plus que vous à cet ouvrage, car comme les vôtres qui vous ont fait tant d’honneur et de profit, vous ont acquis sans contredit la réputation du plus ferme appui de l’École cartésienne, et que vous êtes aujourd’hui reconnu dans toutes les ruelles et parmi les dames spirituelles et virtuoses, pour Protecteur de la Matière subtile, Patron des Globules, et Défenseur des Tourbillons […].20

  • 21 Rappelons toutefois que le terme de « salon » est anachronique au xviie siècle. Voir Carolyn C. Lou (...)
  • 22 Chargé dans la préface au second volume des Lettres de Descartes de faire la publicité de la nouvel (...)
  • 23 Il faut y ajouter l’interdiction faite aux Académies royales d’admettre des femmes en leurs rangs. (...)

13Pendant tout le xviie siècle, le cartésianisme, exclu des universités, cherche des espaces où s’exprimer et tend à se réfugier dans des réunions de particuliers. Mais Huet semble ici confondre à dessein ruelle et salon21, c’est-à-dire des espaces de sociabilité contigus mais distincts, le premier étant associé à des sujets de conversation plus frivoles. Il est en tout cas significatif que les lieux d’un véritable magistère cartésien, c’est-à-dire les conférences organisées par des savants et philosophes cartésiens comme Rohault22 et Régis, aient été ouverts aux femmes. Non seulement la constitution de réseaux intellectuels extrinsèques aux universités englobe des espaces traditionnellement féminins (salons), mais les femmes sont invitées à rejoindre ceux qui ne le sont pas (conférences)23.

  • 24 Louis de Lesclache, Les avantages que les femmes peuvent recevoir de la philosophie et principaleme (...)
  • 25 Philippe-Joseph Caffiaux (qui reprend les arguments de Poulain au xviiie siècle) le souligne encore (...)
  • 26 Louis Le Laboureur, Avantages de la langue françoise sur la langue latine, Paris, G. de Luyne, 1669 (...)

14Certains défenseurs de la philosophie traditionnelle d’inspiration aristotélicienne mesurent le danger de cette captation d’un nouveau public, potentiellement important, par le cartésianisme. Louis de Lesclache, grand vulgarisateur de la philosophie scolastique, écrit notamment en faveur d’une initiation des femmes à la philosophie. Dans Les avantages que les femmes peuvent recevoir de la philosophie (1667), les enjeux apparaissent clairement : l’auteur redoute que la curiosité (légendaire) des femmes ne les porte vers le cartésianisme. Pour prévenir ce risque, il enjoint les maris, au début de son texte, de permettre à leurs épouses d’accéder aux rudiments de la philosophie scolastique24. Mais la pensée cartésienne possède un avantage remarquable sur celle-ci. Elle s’écrit pour une bonne part en français. Le latin est en effet très peu connu des femmes, même éduquées. Ce choix signale d’emblée la volonté d’atteindre de nouveaux lectorats et fait partie des tout premiers arguments publicitaires en faveur de la philosophie nouvelle25. Louis Le Laboureur, partisan de Descartes, rédige par exemple un petit écrit en faveur de la langue française contre la langue latine destiné selon son éditeur aussi bien à la cour, à l’université qu’aux « ruelles »26.

  • 27 Pour une étude des milieux cartésiens ouverts aux femmes, voir E. Harth, Cartesian Women, ouvr. cit (...)
  • 28 Le parcours intellectuel de Poulain de la Barre lui-même illustre ce constat : renonçant à poursuiv (...)

15Il apparaît donc que les réseaux de diffusion de la pensée cartésienne constituent un élément important pour comprendre ce que signifie « être cartésien » et comment on devient cartésien. Il faut des circonstances matérielles (avoir accès aux milieux où le cartésianisme peut s’exposer) avant même toute affinité intellectuelle. Or il apparaît que ces circonstances matérielles sont beaucoup plus favorables aux femmes que dans le cas des autres philosophies diffusées à l’âge classique27. Exclu des lieux de la pensée officielle, le cartésianisme s’adresse presque naturellement aux publics exclus de ces lieux, au premier rang desquels, les femmes28. Dans cette perspective, l’étude des recoupements entre réseaux intellectuels fournit également des enseignements précieux sur la diffusion du cartésianisme. Les milieux jansénistes sont ainsi souvent décrits comme accueillants à l’égard de celui-ci. Or on sait le rôle important des femmes comme vecteur idéologique chez les jansénistes. Dans un but évidemment malveillant, le père Daniel relève par exemple dans le Voyage du monde de Descartes :

  • 29 G. Daniel, Voyage du monde de Descartes, ouvr. cité, partie III, p. 187. On peut voir les recoupeme (...)

M. A[rnauld], tout jeune Docteur, qu’il était encore, s’y faisait déjà valoir d’une manière extraordinaire. […] Il fit si bien, que dès lors, on vit peu de Jansénistes Philosophes, qui ne fussent Cartésiens. Ce furent même ces Messieurs, qui mirent la Philosophie à la mode parmi les Dames ; et on m’écrivit de Paris en ce temps-là, qu’il n’y avait rien de plus commun dans les ruelles, que le parallèle de M. d’Ypres et de Molina, d’Aristote et de Descartes.29

  • 30 Cette affinité intellectuelle s’explique ensuite et surtout par des éléments doctrinaux internes à (...)
  • 31 Mais la philosophie pour les dames n’est pas universellement cartésienne (même si elle l’est le plu (...)
  • 32 Voir le journal de bord de Christiaan Huygens lors de son séjour en France, où il note les discussi (...)

16Les spécificités historiques de la diffusion du cartésianisme expliquent l’intérêt que lui portent certaines femmes au xviie siècle. Quant aux dispositions intellectuelles nécessaires pour devenir cartésienne, elles sont déjà favorisées par le choix fait par Descartes de la langue vernaculaire pour ses écrits exotériques30. Être cartésienne, c’est bien d’abord chercher à s’instruire par les canaux accessibles aux femmes dans cette seconde moitié du xviie siècle. Les cartésiens font l’effort d’aller vers ce nouveau public31 et ce sont les thèses et les questions cartésiennes qui tiennent souvent le devant dans les milieux savants et mondains à l’époque32.

  • 33 Voir E. Harth, Cartesian women, ouvr. cité, p. 66.

17L’étude de ces salons cartésiens et des dames qui les animent révèle alors une disjonction importante entre le cartésien et la cartésienne : le cartésien est non seulement lecteur voire disciple du philosophe, mais il est écrivain poursuivant son œuvre, tandis que la cartésienne ne serait que l’amatrice de Descartes ou guère mieux33. Car comme le souligne Erica Harth, si le terme de « cartésienne » existe bien dans la seconde moitié du xviie siècle, il désigne une femme tenant un salon où on discute la philosophie de Descartes et/ou une femme suffisamment instruite pour la comprendre (p. 5). La disjonction serait donc double : elle concernerait le niveau de connaissance acquis et l’usage intellectuel (voire professionnel) qui en est fait.

  • 34 Préface au deuxième tome de Lettres de Descartes, AT V, p. 757. Le terme « acroamatique », désignan (...)
  • 35 Marie Duprée est appelée « la cartésienne ». On loue son intelligence et elle débat de la doctrine (...)
  • 36 On trouve un bon exemple de cette simplicité (par opposition avec d’autres philosophies et d’autres (...)
  • 37 Cette nouveauté, clairement pointée par plusieurs travaux (de Harth à Timmermans), n’est pas abordé (...)

18Cependant, de par son exotérisme programmatique34, le cartésianisme tend à atténuer cette disjonction. Clerselier distingue d’ailleurs explicitement entre les œuvres acroamatiques et les œuvres exotériques de Descartes. Cet exotérisme élargit de fait la définition de ses disciples, qui ne sont pas seulement des savants accomplis. Par son accessibilité, la philosophie cartésienne rend en effet plus imprécise la frontière entre l’amateur et le spécialiste. Les femmes sont en général des amatrices du philosophe, puisqu’elles n’ont pas accès à un enseignement philosophique approfondi, mais certaines d’entre elles deviennent savantes du fait même de cette accessibilité35. À cet égard, la simplicité des principes cartésiens, cette clarté et cette distinction si souvent mises en avant, sont déterminantes, qu’on les considère comme réelles ou comme des arguments publicitaires d’ailleurs36. L’avènement du cartésianisme constitue un moment important dans l’histoire de l’émancipation intellectuelle des femmes. Elles peuvent, malgré les limites de leur éducation, accéder à un savoir de type philosophique37.

19Reste donc l’écart entre l’amateur éclairé et le savant. Il recouvre souvent celui entre qui lit Descartes et qui écrit à partir de lui. Ici tend à réapparaître la différence entre les cartésiens et les cartésiennes. Au sein des premiers « apôtres » du cartésianisme, c’est par exemple apparemment la différence entre un Regius (en supposant qu’il soit resté fidèle à la pensée de Descartes) et une Élisabeth. La seconde n’a rien écrit, ni complément ni explicitation de la philosophie de Descartes. À moins qu’on ne considère que sa correspondance remplit ce rôle.

  • 38 Voir J. Broad, Women philosophers of the Seventeenth Century, ouvr. cité, chap. i ; E. Harth, Carte (...)
  • 39 À cet égard, la démonstration de Lisa Shapiro peut se discuter. Elle démontre clairement qu’Élisabe (...)

20Cette thèse peut en effet se défendre, surtout si l’on garde en mémoire le fait que les correspondances à l’âge classique ont souvent un statut non privé qui en fait d’emblée des éléments à part entière des corpus philosophiques. Les objections d’Élisabeth dessineraient en creux une pensée propre qui n’est pas exactement cartésienne38 selon plusieurs commentateurs. Concernant tout d’abord l’interaction entre les deux substances, Élisabeth ne serait pas convaincue par les explications de Descartes et serait dès lors plus proche d’un monisme matériel que du dualisme cartésien. Concernant les remèdes moraux au désespoir ensuite, elle refuserait le néo-stoïcisme de son interlocuteur et l’idée que l’esprit peut se détacher des désagréments corporels. Cette lecture qui vise non pas seulement à donner une consistance philosophique propre à Élisabeth, ce qui apparaît nettement à n’importe quel lecteur de cette correspondance, mais à lui conférer une pensée philosophique personnelle non cartésienne, se heurte cependant à quelques objections39.

  • 40 Sur la philosophie propre d’Élisabeth, voir Élisabeth face à Descartes : deux philosophes ? Delphin (...)

21Il semble tout d’abord qu’Élisabeth ne voulait pas rendre public son échange épistolaire avec Descartes. La correspondance entre Élisabeth et Descartes est justement conçue comme strictement privée. Cela convient mal avec la thèse d’une Élisabeth désireuse de proposer une philosophie propre. Sur le fond ensuite, en ce qui concerne la question du dualisme, rien n’indique qu’Élisabeth ne soit pas convaincue par les arguments de Descartes. Il manque les dernières lettres de cette première partie de leur échange. Or on constate que quand leur correspondance reprend, il n’est plus question de ce thème, ce qui laisse supposer que d’une manière ou d’une autre, la princesse s’est ralliée à son interlocuteur. En ce qui concerne enfin la solution néo-stoïcienne proposée par le philosophe à son interlocutrice plongée dans la tristesse, elle a quelque chose de topique, et le ­cartésianisme n’est justement pas une philosophie qui considère que l’esprit peut se détacher entièrement du corps. Au contraire, l’interaction entre les deux substances est une donnée première et à bien des égards indépassable. Il y a ici une convergence d’idées assez large entre les deux interlocuteurs. Bref, qu’Élisabeth pense philosophiquement n’est pas contestable, qu’elle soit une philosophe élaborant des concepts propres l’est peut-être plus, surtout si l’on veut qu’ils soient de type cartésien40.

22Il faut donc bien maintenir un écart de sens entre « être cartésien » et « être cartésienne », ou alors distinguer à l’intérieur même des apôtres du cartésianisme entre les artisans (diffuseurs, traducteurs, préfaciers, objecteurs) et les artistes (créateurs de nouvelles thèses d’esprit cartésien), ce qui n’est pas le cas d’Élisabeth.

Cartésiennes à venir

  • 41 On n’approfondit pas ici la distinction par ailleurs importante entre « femmes » et « dames ». L’un (...)

23Le cartésianisme contient pourtant en lui les principes et la méthode permettant de sortir les femmes de l’amateurisme et de les amener à la véritable science. C’est en tout cas la démonstration menée par Poulain de la Barre dans ses trois traités féministes. L’argumentaire publicitaire des cartésiens faisait de la nouvelle philosophie une pensée accessible même aux femmes. Poulain va plus loin en faisant du cartésianisme la philosophie des dames41. Les principes du cartésianisme font signe vers une lectrice plutôt que vers un lecteur, à condition de pousser leur logique jusqu’au bout. Cette même logique ne peut manquer d’engendrer des philosophes à partir des lectrices, puisque la lecture de Descartes et de ceux qui s’en réclament rend capable de penser. Les principes cartésiens en eux-mêmes seraient porteurs d’une révolution des mentalités qui doit avoir pour conséquence des bouleversements intellectuels et sociaux en faveur des femmes.

  • 42 Madeleine Alcover, Poullain de La Barre : une aventure philosophique, Paris/ Seattle/Tübingen, Pape (...)
  • 43 L’évolution spirituelle de Poulain le fait en effet passer de la prêtrise à la foi protestante, ce (...)

24En quoi, tout d’abord, Poulain de la Barre lui-même peut-il être dit cartésien ? Madeleine Alcover, dans son étude sur cet auteur, après avoir affirmé que les « écrits [de Poulain] sont imprégnés de cartésianisme » lui dénie pourtant le nom de « cartésien », car Poulain ne s’intéresse ni à la médecine comme La Forge, ni à la métaphysique et à la logique comme Cordemoy, ni enfin à la physique comme Rohault42. Ce raisonnement suppose donc que ce sont ces trois auteurs et les domaines dont ils traitent qui définissent ce que c’est qu’être cartésien (ou en tout cas qui en sont représentatifs) dans la seconde moitié du xviie siècle. L’auteure identifie visiblement ici le cartésien au petit cartésien de l’immédiate postérité de Descartes. Or cela peut sembler restrictif. Nous sommes en effet avec Poulain dans le cas typique d’un cartésien qui entend compléter la philosophie du maître, non pas tant au sens où il s’agirait de combler des manques, mais plutôt au sens où la méthode cartésienne n’a pas encore touché tous les domaines philosophiques dans lesquels il est légitime et nécessaire de l’appliquer, c’est-à-dire ici les domaines qui concernent l’organisation sociale elle-même, jusque dans ses composantes religieuses et politiques. Le rapprochement avec Spinoza est tentant, d’autant que Madeleine Alcover définit finalement Poulain comme un « hérétique » plutôt que comme un cartésien (p. 78). Mais c’est éclairer l’œuvre par la vie43, car il n’est pas besoin de sortir du cartésianisme pour penser rationnellement la foi. Poulain est un cartésien d’abord parce qu’il l’affirme explicitement. La définition qu’il donne du cartésien, qui pourrait sembler l’éloigner de cette dénomination même, est en fait littéralement cartésienne : il est cartésien, non pas en ce qu’il suivrait aveuglément Descartes, mais en ce que, usant de sa raison et de son bon sens, il est capable de juger, de corriger, de perfectionner la pensée des grands hommes, y compris celle de Descartes.

25Si être cartésien, c’est suivre la méthode de Descartes et en déduire les mêmes principes fondamentaux que lui, applicables ensuite à tel ou tel domaine du savoir, Poulain est et demeure cartésien. Il l’est d’autant plus que son but essentiel est de former d’autres cartésiens, en l’­occurrence, des cartésiennes. Il est donc un disciple de Descartes en un double sens : il suit pour sa part la méthode et les principes de Descartes ; il en est le médiateur auprès de son destinataire naturel, les femmes, dont l’essence et le rôle sont redéfinis grâce à ce nouveau regard cartésien. On devient cartésien dès lors qu’on pense par soi-même et qu’on s’approprie les principes qui mènent à la vérité et qui se trouvent être des principes cartésiens. La conclusion de Sophie à la définition de soi comme cartésien donnée par Stasimaque, le double fictif de Poulain dans le dialogue intitulé De l’éducation des dames le montre bien :

  • 44 F. Poulain de la Barre, De l’éducation des dames, dans De l’égalité des deux sexes, De l’éducation (...)

Ce que dit Stasimaque, me revient fort, reprit Sophie. En effet, lorsqu’à force de méditer nous sommes entrés dans certains principes, quoique nous les ayons pris d’un savant homme, ce ne sont plus les siens, mais les nôtres. La peine que nous nous sommes donnée pour les comprendre est le prix par lequel nous en avons acquis la propriété […].44

26On est cartésien quand on s’approprie les principes de Descartes, non pas au sens d’un plagiat ou seulement d’une imitation, mais au sens d’une découverte de la vérité par l’usage de sa propre raison. Or, selon la célèbre thèse de Poulain, fondée sur le dualisme cartésien, « l’esprit n’a point de sexe ». La rationalité est une donnée asexuée et donc universelle. L’auteur la complète d’une étude du corps féminin qui ne révèle aucun manque ou faiblesse particuliers. Une égalité parfaite entre hommes et femmes est dès lors posée. La femme n’est plus « le sexe » (ou plus significatif encore, « le sexe faible »), dénomination popularisée par Montaigne et qui la réduisait à sa physiologie. Elle est un être rationnel, dont les capacités intellectuelles ne sont pas aliénées par un corps débile ou hystérique. On voit pourquoi Poulain fait ici une entorse à l’ordre du savoir prôné par Descartes : l’étude du corps humain doit précéder celle de la physique en général, tout simplement parce que le nouveau statut de la femme ne peut que s’appuyer sur une réévaluation totale de sa physiologie.

27Si on effectue maintenant une généalogie des mécanismes d’asservissement des femmes par les hommes, elle montre encore et toujours les rôles de l’autorité, de la tradition (et notamment celui de la religion), de l’absence d’examen propre et d’idée claire et distincte contre lesquels le cartésianisme met en garde. L’œuvre de Poulain se présente comme un vaste démontage du préjugé misogyne, présenté, et là réside l’une des grandes originalités de sa réflexion, comme le préjugé des préjugés, le préjugé dont sont issus tous les autres préjugés. Car tous les préjugés posent des inégalités et produisent des sources d’autorité usurpées. La méthode cartésienne, en radicalisant le doute sur la légitimité de telles autorités, en prônant l’examen personnel, permet de repenser les valeurs et les faits dans leur ensemble.

28Poulain constate à cet égard que les femmes sont le plus souvent complices de leur propre asservissement. Il leur faut donc être cartésiennes pour échapper par elles-mêmes au préjugé dont elles se font les victimes. Armée de son bon sens, analysant les faits jusqu’à en tirer du clair et du distinct, la femme se découvre, puisque l’étude principale de l’être humain doit porter sur lui-même. Au-delà de l’égalité avec les hommes, elle prend conscience de ses grandes qualités à comprendre, organiser, diriger, bref de sa capacité à accéder à tous les métiers, à toutes les fonctions. Le cartésien est d’autant plus spontanément une cartésienne, que les femmes n’ont par ailleurs pas l’esprit corrompu par les études scolastiques ; elles sont curieuses et plus fines que les hommes, capables de la grande concentration que requièrent les processus analytiques et synthétiques de la science nouvelle. Poulain propose aux femmes les arguments pour défendre cette nouvelle conception d’elles-mêmes comme cartésiennes, dans un modèle parfait de manifeste. À la question – posée par Eulalie, qui veut devenir cartésienne – de savoir comment justifier le choix de la philosophie cartésienne plutôt qu’une autre, Stasimaque répond en effet d’abord qu’elle épargne la peine d’apprendre le latin et le grec. Or parmi les philosophies françaises, celle de Descartes « a toutes les qualités et toutes les conditions que vous pourriez souhaiter dans une saine Philosophie ».

Il n’y en a aucune qui ait mieux parlé des préjugés ni qui les ait plus fortement combattus. Elle suppose du bon sens et assez de raison dans la plupart des hommes pour se conduire ; elle donne des idées claires et distinctes de la vérité, de la raison, de l’esprit, et du corps Et au lieu que les Anciens ont souhaité seulement cette excellente connaissance dont nous nous sommes entretenus, Descartes en a entrepris la découverte, et y a réussi avec tant de bonheur, qu’il semble qu’il n’a laissé à ceux qui viendront après lui, que le soin de l’étudier. (Ibid., p. 278)

  • 45 Voir l’hommage de Poulain aux quelques « savantes » de son époque : « Combien y a-t-il eu de Dames, (...)

29L’analyse de Poulain permet donc de modifier décisivement le sens de l’expression « être cartésienne ». Jusqu’à lui, être cartésienne c’est être cultivée, mais pas encore être une vraie savante. Il faut insister sur l’­adjectif « savante » : l’intérêt du cartésianisme tel que le lit Poulain est en effet qu’il permet d’entrevoir un changement de statut du savoir féminin. Il ne s’agira plus seulement d’un savoir mondain, édulcoré, celui des salons, mais d’un savoir présentant la rigueur de la science, inaccessible à la plupart des femmes à l’époque45. Le passage de la femme cultivée à la femme véritablement savante se pense grâce à la lecture de Descartes par Poulain : dans un premier temps, l’accessibilité inédite du savoir explique que le cartésianisme investisse les salons ; il suscite dans un second temps le désir de se détacher de la simple conversation, et de trouver des lieux pour développer une véritable science pour les femmes. On sortira ainsi de l’exemplarité exceptionnelle d’Élisabeth de Bohême, pour éduquer des disciples émancipées et nombreuses, dont le modèle est Eulalie, éduquée par Stasimaque-Poulain dans De l’éducation des dames.

  • 46 De l’éducation des dames, p. 272.

30L’auteur se pense donc lui-même comme un relais de Descartes auprès des femmes. Son but n’est pas l’apologie des femmes, comme la font la plupart des traités féministes depuis le Moyen Âge, c’est leur émancipation totale (c’est-à-dire à la fois intellectuelle et sociale) par l’instruction. Poulain propose ainsi un programme éducatif concret pour les femmes : il indique tout d’abord les lectures indispensables. On ne sera pas étonné que celles-ci soient réduites (puisqu’il ne s’agit pas de revenir aux réflexes érudits de l’ancienne science) et que Descartes et les cartésiens y figurent en bonne place. Le Discours de la méthode, les Méditations métaphysiques, les Passions de l’âme, L’Homme avec les remarques de La Forge, les Lettres (notamment à Élisabeth et à Christine de Suède, qui montrent que Descartes ne jugeait pas les femmes incapables des plus hautes sciences, précise l’auteur46), le Traité de physique de Rohault, le Traité de l’esprit de l’homme de La Forge, le Discernement du corps et de l’âme en six discours de Cordemoy, la Grammaire générale et raisonnée et La logique ou art de penser d’Arnauld. La lecture des Anciens se limite essentiellement à une initiation rhétorique et juridique (et l’auteur insiste sur le fait que ces ouvrages ne sont pas indispensables) : la Rhétorique d’Aristote, L’institution oratoire de Quintilien, la Paraphrase des Institutions de Justinien par Pélisson. Enfin, trois auteurs modernes non cartésiens sont cités, Cureau de La Chambre (Les caractères des passions), Lesclache (l’Abrégé de philosophie en tables et la Philosophie divisée en cinq parties) et Bernier avec son Abrégé de philosophie de Gassendi, ces deux derniers auteurs étant eux aussi particulièrement sensibles au nouveau lectorat constitué par les femmes. Ces trois dernières références assurent une accession pluraliste au savoir, puisqu’on y trouve une pensée éclectique (Cureau de La Chambre), un aristotélicien (Lesclache) et un gassendiste (Bernier). Un manuel de géométrie (Henrion, La géométrie et pratique générale d’icelle) achève cette liste de lectures.

  • 47 L’absence de mixité est une décision pratique de la part de Poulain : il considère, après réflexion (...)

31Poulain présente ensuite une réforme scolaire concrète : quelques cartésiennes instruites de leurs capacités intellectuelles par la lecture même de Descartes et de Poulain forment des maîtresses qui établissent des écoles et des universités pour les dames47. On retrouve ici l’importance des considérations matérielles, celle des lieux de diffusion d’une pensée, pour la compréhension des publics rencontrés par cette pensée. En pensant des « universités cartésiennes », Poulain modifie et massifie les espaces et les réseaux où le cartésianisme pourrait exister. Si l’esprit et la culture des femmes les prédisposent au cartésianisme et si ces potentialités sont actualisées par une instruction adéquate s’adressant ­spécifiquement aux femmes, on arrivera mécaniquement à ce qu’il y ait plus de cartésiennes que de cartésiens.

  • 48 Descartes est ainsi décrit comme « l’immortel défenseur des femmes » (Mme de Genlis, Le Club des Da (...)

32C’est en tout cas la lecture que l’on pourrait faire de la petite pièce de Madame de Genlis rédigée à la fin du xviiie siècle et intitulée Le club des Dames ou le retour de Descartes. Comédie, en un acte, en prose. Selon l’­auteure, l’absence de respect à l’égard de Descartes serait strictement parallèle à la montée en puissance de la misogynie (intellectuelle) en France. Pour défendre les droits des femmes, les protagonistes de la pièce en appellent alors à Descartes, qui n’est en fait pas mort et qui promet de les aider à fonder leur académie. Descartes en Deus ex machina dédié à l’émancipation féminine48, voilà qui montre combien les plus fervents sectateurs du cartésianisme ne peuvent être que des femmes. Pour Genlis, elles sont explicitement opposées aux hommes, qui ont laissé Descartes sans tombeau digne de ce nom. Les hommes du xviiie siècle ne sont pas cartésiens, car ils sont à la fois misogynes et non patriotes (à l’inverse des Anglais qui ont accordé une sépulture royale à Newton). Dans la satire de Madame de Genlis, le xviiie siècle est un siècle sans cartésien, car il n’y a plus de défenseur des femmes. Il faut donc que les femmes soient cartésiennes, c’est-à-dire s’organisent entre elles pour fonder des lieux de science pour les femmes, comme le demandait Poulain.

*

33On peut en définitive affirmer que la définition de la cartésienne ne peut plus être la même avant et après Poulain de la Barre. Avant son ambitieux programme féministe, la cartésienne ne pouvait être qu’une amatrice plus ou moins éclairée de Descartes. Après lui, on trouvera des maîtresses ès cartésianisme et de véritables savantes cartésiennes. L’intrication théorique qu’il initie entre cartésianisme et féminisme développe une logique qui aboutirait même à ce qu’il y ait plus de cartésiennes que de cartésiens, en raison des qualités spécifiques des femmes et des conditions de leur éducation. Moins anecdotique qu’il n’y paraît, la pièce de Madame de Genlis montre que ce sont d’une certaine manière les femmes qui ont assuré la survivance et la postérité de Descartes au xviiie siècle. Le problème n’est plus de savoir si l’on est « grand » ou « petit » cartésien, distinction inopérante lorsque l’on parle des cartésiennes et non des cartésiens, mais de savoir si le cartésianisme, pour se perpétuer, n’a pas nécessairement besoin des femmes. Elles donneront en effet à l’expression « être cartésien(ne) » sa définition fondamentale, celle d’esprit autonome capable d’élaborer une science de soi-même.

Notes

1 Une distinction approchante est présente dans l’ouvrage contre Descartes du père Daniel. Ce dernier distingue entre « l’attachement […] des premiers cartésiens » et celui qui se réclame de lui tout en faisant des « systèmes à [sa] fantaisie [se donnant] la liberté d’ajouter et de retrancher ce qui lui plaît ». Il oppose ainsi le « pur Cartésianisme » enterré avec Clerselier et les cartésiens « un peu mitigés » qui le suivent (Gabriel Daniel, Voyage du monde de Descartes, La Haye, Pierre Gosse, 1739, t. I, p. 5). Les commentateurs ultérieurs semblent vouloir aussi distinguer différents degrés de cartésianisme, entreprise difficile. Francisque Bouillier parle de cartésiens « plus ou moins complets, mais aussi plus ou moins avoués » (Histoire de la philosophie cartésienne, 2 tomes, Paris/Lyon, Durand/Brun, 1854, t. I, p. 429). Michel Delon fait la différence entre un « cartésianisme implicite », fidèle à la méthode, et un « cartésianisme explicite », héritier de la métaphysique (« Cartésianisme(s) et féminisme(s) », Europe, no 594, octobre 1978, p. 73-86, ici p. 84). Michel Delon rappelle qu’André Lalande renonça à définir le cartésianisme lors de la rédaction de son Vocabulaire technique et critique de philosophie (1902), « l’accord n’ayant pu s’établir entre les membres de la société [française de philosophie] ni sur la question de savoir si le terme cartésianisme doit s’appliquer au seul système de Descartes, ou s’étendre à tout son groupe, ni sur la question de savoir précisément ce qui, de la pensée de Descartes, est devenu la pensée commune de ses disciples et de ses successeurs » (« Cartésianisme(s) et féminisme(s) », art. cité, p. 74).

2 Voir la première édition complète de ces trois traités par nos soins, Paris, Vrin, 2011.

3 F. Poulain de la Barre, De l’éducation des dames : « j’existe, moi qui pense, parce que j’agis » (ouvr. cité, p. 204).

4 Il s’agit de la distinction entre apôtre du Christ auto-proclamé (Paul), et apôtres historiques qui ont connu le Christ, vécu auprès de lui (Pierre). Alain Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 1997. Cette distinction d’Alain Badiou semble d’autant plus exportable à la description des écoles philosophiques que les deux ­vocabulaires, celui du religieux et celui du philosophique, se rejoignent souvent. On parle au xviie siècle de la secte de Descartes, des conversions à la nouvelle philosophie, de Descartes comme d’un oracle, etc.

5 Je laisse ici de côté l’autre élève de Descartes, celui qu’il a sans doute pensé le plus explicitement comme tel, Regius, puisque Descartes le renie comme disciple fidèle dès la publication de ses écrits de physique. Il est cependant intéressant de souligner que c’est sur le même sujet (l’union des deux substances) que porte le débat entre Descartes et Regius et entre Descartes et Élisabeth (voir l’introduction de Jean-Marie Beyssade à René Descartes, Correspondance avec Élisabeth, Jean-Marie et Michelle Beyssade éd., Paris, Flammarion [GF], 1997, p. 21 et suiv.). Significativement, dans sa première lettre à Descartes, celle-ci évoque des difficultés à comprendre certaines thèses de Regius, comme si elle soupçonnait déjà qu’il n’a pas compris Descartes et n’en est donc pas un véritable disciple. En ce qui concerne Christine, les échanges intellectuels avec Descartes durent trop peu de temps pour qu’on puisse parler d’un véritable enseignement. Le caractère problématique de cette seconde « élève » pour Descartes réside sans doute aussi dans le fait qu’elle a plusieurs maîtres, ce qui ne peut en faire une vraie cartésienne.

6 La question de l’égalité ou de l’inégalité intellectuelle entre les deux épistoliers est discutée. Voir Erica Harth, Cartesian Women, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 1992, p. 71. Elle remet en cause l’idée d’une subordination intellectuelle d’Élisabeth qui en ferait l’élève docile de Descartes. Cette idée est en revanche défendue par Londa Schiebinger, The Mind Has No Sex ? Women in the Origins of Modern Science, Cambridge, Harvard University Press, 1989, p. 46-47.

7 Adrien Baillet, La vie de Monsieur Des-Cartes, Hildesheim/New York, Olms Verlag, 1972 [1691], t. II, p. 230. Voir également une lettre de Henri More à Descartes affirmant que la lecture des œuvres du second l’avait amené à conclure qu’Élisabeth, les ayant parfaitement comprises, devait être infiniment plus sage que tous les philosophes d’Europe, citée par Jacqueline Broad, Women Philosophers of the Seventeenth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 27.

8 Le célibat n’est justement pas présenté comme une condition nécessaire ou même favorable pour philosopher chez Poulain, contrairement par exemple à ce qui se passe dans une autre pensée importante de l’égalité des sexes qui lui est contemporaine, celle de Gabrielle Suchon (Du célibat volontaire, ou la vie sans engagement, 1700). La femme décrite par Poulain est la femme réelle, inscrite dans un contexte culturel et social où le célibat n’est pas valorisé et valorisant. Une émancipation concrète des femmes doit tenir compte d’un tel contexte pour ne pas verser dans l’utopie. Seules quelques femmes nobles et indépendantes financièrement peuvent se permettre de rester filles.

9 A. Baillet, La vie de Monsieur Des-Cartes, ouvr. cité, t. II, p. 232.

10 Voir par exemple Malebranche, pris de palpitations en feuilletant L’Homme de Descartes.

11 A. Baillet, La vie de Monsieur Des-Cartes, ouvr. cité, t. II, p. 232.

12 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690, art. « Discipline », n. p.

13 A. Baillet, ouvr. cité, t. II, p. 232.

14 Voir Constant Venesoen, Anne Marie de Schurman, femme savante (1607-1678). Correspondance, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 173 : la lettre du 26 janvier 1644 propose une défense de la philosophie scolastique contre la philosophie nouvelle.

15 Voir par exemple la présentation parallèle des deux femmes par Jacqueline Broad (Women Philosophers of the Seventeenth Century, ouvr. cité, p. 17-19).

16 A. Baillet, La vie de Monsieur Des-Cartes, ouvr. cité, t. II, p. 235.

17 Lettre au père Vatier, 22 février 1638, AT I, p. 560.

18 A. Baillet, La vie de…, ouvr. cité, t. II, p. 500. Voir également son jugement sur Madame Huygens à laquelle il adresse personnellement un exemplaire du Discours de la méthode et lui en demande son opinion, dans Geneviève Rodis-Lewis, « Descartes et les femmes : l’exceptionnel apport de la princesse Élisabeth », Donne filosofia e cultura nel Seicento, Pina Totaro éd., Rome, Consiglio nazionale delle ricerche, 1999, p. 155-172, ici p. 155.

19 Tout ceci s’oppose au jugement rapide d’Andrea Nye selon lequel Descartes was a man’s man, appuyé sur des éléments biographiques incomplets (Feminism and Modern Philosophy, New York/Londres, Routledge, 2004, p. 35).

20 Pierre-Daniel Huet, Nouveaux mémoires pour servir à l’histoire du cartésianisme, Claudine Poulouin éd., Paris, Séquences, 1996 [1692], p. 49. La ruelle est cet espace mi-privé, mi-public autour d’un lit de repos, où l’on reçoit ses proches. La mode des conversations de ruelle est lancée par Madame de Rambouillet. Elle est vite associée aux femmes de manière péjorative, alors qu’elle était aussi pratiquée par les hommes.

21 Rappelons toutefois que le terme de « salon » est anachronique au xviie siècle. Voir Carolyn C. Lougee, Le paradis des femmes. Women, Salons and Social Stratification in Seventeenth Century France, Princeton, Princeton University Press, 1976, p. 113 et suiv. et E. Harth, Cartesian Women, ouvr. cité, p. 15 et suiv.

22 Chargé dans la préface au second volume des Lettres de Descartes de faire la publicité de la nouvelle philosophie, Clerselier rappelle les « conversions » miraculeuses de plusieurs à la nouvelle pensée, puis il cite les conférences hebdomadaires de Rohault dont le succès ne cesse de croître et « où les Dames mêmes tiennent souvent le premier rang » (AT V, p. 758).

23 Il faut y ajouter l’interdiction faite aux Académies royales d’admettre des femmes en leurs rangs. De manière significative, lorsqu’un siècle plus tard, elle appelle de ses vœux l’instauration d’académies féminines, Madame de Genlis se réclame de Descartes. Voir Le club des Dames ou le retour de Descartes. Comédie, en un acte, en prose, Paris, Bureau de la Bibliothèque des romans, 1784.

24 Louis de Lesclache, Les avantages que les femmes peuvent recevoir de la philosophie et principalement de la morale ou l’abrégé de cette science, Paris, L. Rondet, 1667, chap. i, par exemple p. 10 ou p. 14.

25 Philippe-Joseph Caffiaux (qui reprend les arguments de Poulain au xviiie siècle) le souligne encore : la philosophie de Descartes a été « habill[é] à la française », lui donnant « un air de liberté et d’aisance, qu’elle n’avait jamais eu » (Défenses du beau sexe ou Mémoires historiques, philosophiques et critiques, pour servir d’apologie aux femmes, Amsterdam, Aux dépens de la compagnie, 1753, t. I, p. 132).

26 Louis Le Laboureur, Avantages de la langue françoise sur la langue latine, Paris, G. de Luyne, 1669, « Avis au lecteur », n. p.

27 Pour une étude des milieux cartésiens ouverts aux femmes, voir E. Harth, Cartesian Women, ouvr. cité, chap. i.

28 Le parcours intellectuel de Poulain de la Barre lui-même illustre ce constat : renonçant à poursuivre ses études à l’université, il s’initie (et se « convertit ») à Descartes en assistant par hasard à des conférences.

29 G. Daniel, Voyage du monde de Descartes, ouvr. cité, partie III, p. 187. On peut voir les recoupements entre réseaux cartésiens et jansénistes et le rôle important que les femmes y jouent au travers du cas de la famille du maître de requêtes au Parlement de Gue(u)dreville, dont les filles sont éduquées à Port-Royal et dont la femme tient un salon décrit comme cartésien. Voir Pierre Clair, « De Gueudreville, interlocuteur de Rohault », Recherches sur le xvııe siècle, no 4, 1980, p. 47-52.

30 Cette affinité intellectuelle s’explique ensuite et surtout par des éléments doctrinaux internes à la pensée cartésienne. On peut rappeler ici trois de ces éléments essentiels. En affirmant le dualisme entre corps et esprit, Descartes libère l’esprit des femmes de spécificités jusque-là attribuées à leur sexe. En dénonçant les études traditionnelles, il efface le handicap éducatif des femmes. Enfin, le bon sens est également partagé par tous, y compris donc par les femmes.

31 Mais la philosophie pour les dames n’est pas universellement cartésienne (même si elle l’est le plus souvent) comme le prouvent des ouvrages tels que Macarise, ou la reine des Iles fortunées, histoire allégorique contenant la philosophie morale des Stoïques de l’abbé d’Aubignac dont la forme romanesque est particulièrement destinée aux femmes, ou encore l’Abrégé de la philosophie de Gassendi écrit par François Bernier pour Madame de la Sablière.

32 Voir le journal de bord de Christiaan Huygens lors de son séjour en France, où il note les discussions et les controverses auxquelles il participe dans les salons parisiens. Elles portent souvent sur des théories cartésiennes, celles sur les tourbillons, les raréfactions ou la lumière chez les Gue(u)dreville ; celle des « petits tuyaux » avec Rohault, etc.

33 Voir E. Harth, Cartesian women, ouvr. cité, p. 66.

34 Préface au deuxième tome de Lettres de Descartes, AT V, p. 757. Le terme « acroamatique », désignant la leçon orale, est d’abord associé au pythagorisme. Mais par extension, le terme s’applique aux enseignements réservés aux disciples, à ceux qui sont déjà convertis voire initiés.

35 Marie Duprée est appelée « la cartésienne ». On loue son intelligence et elle débat de la doctrine du philosophe avec deux autres femmes cultivées considérées comme des cartésiennes, Anne de La Vigne et la nièce de Descartes, Catherine Descartes. Voir E. Harth, Cartesian women, ouvr. cité, p. 78 et suiv.

36 On trouve un bon exemple de cette simplicité (par opposition avec d’autres philosophies et d’autres sciences) dans la différence entre deux exposés de physique à usage des dames, celui de la physique cartésienne par Fontenelle et celui de la physique newtonienne par Algarotti. Voir Philippe Hamou, « Algarotti vulgarisateur », Cirey dans la vie intellectuelle : la réception de Newton en France, François de Gandt éd., Oxford, Voltaire Foundation, 2001, p. 73-89.

37 Cette nouveauté, clairement pointée par plusieurs travaux (de Harth à Timmermans), n’est pas abordée par Jonathan Irvine Israel dans sa somme sur les Lumières radicales (Paris, Éditions Amsterdam, 2005). Le court chapitre sur « Les femmes, la philosophie et la sexualité » ne rend pas compte du rôle important du cartésianisme pour la cause féminine, puisque de manière générale pour lui, toute forme de radicalité doit être ramenée au spinozisme. Il en vient à affirmer que l’argumentation spinozienne « implique, et impose même, que si les femmes parviennent d’une façon ou d’une autre à se libérer de la domination masculine et à rivaliser de puissance et d’assurance avec les hommes, il n’y a alors plus de raisons de leur refuser de participer à la vie politique » (p. 118). Cette thèse reprend le passionnant article d’Alexandre Matheron (« Femmes et serviteurs dans la démocratie spinoziste », dans Speculum Spinozanum, 1677-1977, Siegfried Hessing éd., Londres/Henley/Boston, Routledge and Kegan Paul, 1978, p. 368-386). Cette affirmation reste cependant discutable et contredit la lettre des rares analyses de Spinoza sur les femmes (voir Traité politique, partie XI, chap. iv). La présence d’un chapitre sur les femmes beaucoup plus substantiel dans le dernier ouvrage d’Israel est significative. À la lecture notamment de Siep Stuurman (François Poulain de la Barre and the Invention of Modern Equality, Cambridge Mass., Harvard University Press, 2004), il redonne plus de place au cartésianisme dans l’émancipation féminine. Voir Jonathan Irvine Israel, Enlightenment contested. Philosophy, Modernity and the Emancipation of Man, 1670-1752, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 572-589.

38 Voir J. Broad, Women philosophers of the Seventeenth Century, ouvr. cité, chap. i ; E. Harth, Cartesian Women, ouvr. cité, p. 74 et l’introduction à : The Correspondence between Princess Elisabeth of Bohemia and René Descartes, Lisa Shapiro trad. et éd., Chicago, University of Chicago Press, 2007, p. 36 et suiv.

39 À cet égard, la démonstration de Lisa Shapiro peut se discuter. Elle démontre clairement qu’Élisabeth est une grande savante, au sens où elle est très cultivée et très intelligente, mais est-elle pour autant l’auteure d’une pensée philosophique propre ? Lisa Shapiro la rattache successivement à différents courants de pensée, tout en rejetant, de manière surprenante, l’idée qu’elle y puiserait des arguments par définition disparates, essentiellement afin d’entretenir le débat avec Descartes (p. 50). Elle tente donc de donner une cohérence forte aux différentes objections d’Élisabeth, afin de dessiner la pensée propre de la princesse. Mais la conclusion se révèle mitigée : Élisabeth suivrait le renouveau du néo-stoïcisme et du scepticisme au xviie siècle en tant qu’ils ont motivé une contractarian ethics (p. 51), c’est-à-dire une éthique fondée sur le contrat.

40 Sur la philosophie propre d’Élisabeth, voir Élisabeth face à Descartes : deux philosophes ? Delphine Kolesnik et Marie-Frédérique Pellegrin dir., Paris, Vrin, à paraître.

41 On n’approfondit pas ici la distinction par ailleurs importante entre « femmes » et « dames ». L’universalité du premier terme se trouve restreinte, selon des critères sociologiques (classe, richesse, culture), par le second. Philippe-Joseph Caffiaux, lorsqu’il s’inspire de Poulain, se justifie par exemple de son choix terminologique : « J’ai seulement changé le mot de Dame en celui de Femme. Je me suis cru d’autant plus d’autorité à le faire, que l’auteur tirant de personnes de tous états et conditions, les exemples qu’il rapporte pour prouver ce qu’il avance, il paraît plus à propos de se servir d’un terme plus général et qui renferme également les personnes d’un rang distingué, et celles d’une condition moins relevée » (Défenses du beau sexe…, ouvr. cité, t. 1, Avant-propos, p. vii).

42 Madeleine Alcover, Poullain de La Barre : une aventure philosophique, Paris/ Seattle/Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature (Biblio ; 17), 1981, p. 77.

43 L’évolution spirituelle de Poulain le fait en effet passer de la prêtrise à la foi protestante, ce qui l’amène à s’installer à Genève.

44 F. Poulain de la Barre, De l’éducation des dames, dans De l’égalité des deux sexes, De l’éducation des dames, De l’excellence des hommes, Marie-Frédérique Pellegrin éd., ouvr. cité, p. 283.

45 Voir l’hommage de Poulain aux quelques « savantes » de son époque : « Combien y a-t-il eu de Dames, et combien y en a-t-il encore, qu’on doit mettre au nombre des savants, si on ne veut pas les mettre au dessus. Le siècle où nous vivons en porte plus que tous les siècles passés : et comme elles ont égalé les hommes, elles sont plus estimables qu’eux, pour des raisons particulières. Il leur a fallu surmonter la mollesse où on élève leur sexe, renoncer aux plaisirs et à l’oisiveté où on les réduit, vaincre certains obstacles publics, qui les éloignent de l’étude, et se mettre au dessus des idées désavantageuses que le vulgaire a des savantes, outre celles qu’il a de leur Sexe en général. Elles ont fait tout cela : et soit que les difficultés aient rendu leur esprit plus vif et plus pénétrant, soit que ces qualités leur soient naturelles, elles se sont rendues à proportion plus habiles que les hommes. » (De l’égalité des deux sexes, dans ouvr. cité, p. 82).

46 De l’éducation des dames, p. 272.

47 L’absence de mixité est une décision pratique de la part de Poulain : il considère, après réflexion, que ce mode d’éducation séparé sera plus facile à mettre en place et socialement mieux accepté. Il ajoute un autre argument, qui est la nécessité pour les femmes de prendre en main leur destin intellectuel et l’émancipation sociale qui en découle.

48 Descartes est ainsi décrit comme « l’immortel défenseur des femmes » (Mme de Genlis, Le Club des Dames…, ouvr. cité, « Aux Dames », p. vi). Il avait réuni « les idées et les sexes », (ibid., scène V, p. 30).

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