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Europe et Amérique du Nord

L’autofiction québécoise. Pastiche et mise en abyme chez Catherine Mavrikakis et Nelly Arcan

Mélikah Abdelmoumen

Texte intégral

  • 1 Néologisme emprunté à Serge Doubrovsky dans Un homme de passage, Paris, Grasset, 2011, p. 338.
  • 2 C. Mavrikakis, Deuils cannibales et mélancoliques, Montréal, Héliotrope, 2009 [Trois, 2000] ; N. Ar (...)

1Narcissisme, nombrilisme, moi-moiisme1, solipsisme, exhibitionnisme vide et inutile, éloignés de toute « vraie » littérature… Voilà les termes un peu simplistes – parce que tributaires d’une lecture strictement référentielle – que l’on emploie souvent pour qualifier l’autofiction taillée sur le modèle français le plus en vogue depuis la fin des années 1980, d’abord incarné par Hervé Guibert ou Philippe Sollers, puis rendu populaire par Christine Angot, Camille Laurens ou Philippe Vilain. Cette tendance littéraire qui s’est souvent trouvé au centre de polémiques sur la validité du « récit solipsiste » et de la « littérature-témoignage » pourrait, en bref, être défini comme suit : récit rédigé à la première personne où le nom du narrateur est identique à celui de l’auteur et où l’on entretient, en jouant sur les limites du roman et de l’autobiographie, la tentation d’une lecture référentielle, tant au sein du récit que dans le paratexte et le discours promotionnel/médiatique qui l’accompagnent. Cette tentation d’une lecture référentielle est évidemment entretenue par l’auteur, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faille s’y limiter. Elle a d’ailleurs, dans le cas de beaucoup de livres classés sous la bannière autofiction, eu pour effet d’occulter un aspect important de la pratique : son désir de faire basculer le particulier dans l’universel. Ainsi, il est possible de voir les premiers récits des auteures québécoises Catherine Mavrikakis et Nelly Arcan, Deuils cannibales et mélancoliques et Putain2, comme deux longs monologues narcissiques, deux soliloques nombrilistes. Ce serait passer à côté de la richesse et de la polysémie de ces récits qui s’inscrivent dans une démarche d’auteur dont la complexité se confirme au fil des œuvres successives des deux romancières.

2Si l’on voulait résumer l’intrigue du premier roman de Catherine Mavrikakis, Deuils cannibales et mélancoliques, on obtiendrait à peu près ceci : Catherine vit avec sa compagne, Olga, et adore les animaux, mais aime peu les humains. Autour d’elle, les amis tombent comme des mouches – accidents, suicides, mais surtout, sida. La narratrice fait partie des milieux culturel et universitaire montréalais, qu’elle exècre et méprise, comme beaucoup d’aspects de la société québécoise.

3Ici, le basculement du subjectif dans l’universel prend donc les teintes de la critique sociale, virulente et parfois même agressive. La narratrice, en tout cas, est construite de cette manière, ce qui ne veut pas dire pour autant que l’auteure le soit également. « Catherine » est en effet une construction romanesque, à la fois alter ego et personnage, et comme auront tendance à le confirmer les héroïnes des opus suivants de l’écrivain, elle appartient à une lignée de figures féminines typiquement mavrikakiennes. Les indices de ces deux niveaux de lecture (le basculement du particulier dans l’universel et l’emploi du narrateur non seulement comme alter ego mais également comme truchement romanesque) sont nombreux au sein du roman. On en trouvera une manifestation, par exemple, dans la référence à Guibert. En effet, tous les personnages masculins qui sont proches de la narratrice et qui mourront dans le roman se prénomment Hervé. Le livre est d’ailleurs dédié à l’auteur. Le fait que la narratrice ait pour amis ou proches une série de Hervé court-circuite toute lecture « documentaire » de l’œuvre, toute tentation de la classer au sein d’une littérature-témoignage. Son discours, parfois proche de l’émulation, autour des questions de la maladie et de l’homosexualité, de leur place dans la société contemporaine, suggère une autre manière de lire le roman – et d’y voir la défense et illustration de la littérature « intime » à la Guibert comme pratique engagée.

4Autre exemple de la présence d’un second niveau de lecture, le moment où la narratrice parle des questions du double et de la fausseté de tout portrait :

  • 3 C. Mavrikakis, Ça va aller, Montréal, Leméac, 2002, p. 188.

J’ai vu un […] des tableaux de [Catherine Van Hemessen] à la National Gallery à Londres. Quand je la regarde, c’est comme si je me voyais dans un miroir. C’est moi à la mode du seizième siècle. […] Je me demande parfois si Catherine en se peignant a créé une image qui lui ressemblait. Peut-être qu’en fait je ne ressemble qu’à ce portrait et pas du tout à Catherine, qui était, elle, beaucoup plus belle.3

5Cette métaréflexion sur la représentation de soi et la projection de soi en l’autre renvoie au rapport auteur/lecteur de toute œuvre se rapprochant de l’autoportrait, littéraire ou autre (ici pictural), dans un passage qui peut aussi être vu comme le lieu où l’auteure se sert du métadiscours de « Catherine » pour nous dire quelque chose d’elle en tant que personnage.

Putain

  • 4 Notons-le au passage, le statut autofictionnel de Putain n’est attribuable qu’au paratexte et aux p (...)

6Putain de Nelly Arcan prend la forme de la longue plainte d’une jeune femme qui, apprend-on, a quitté un terreau familial rural, dévot, réactionnaire, pour venir à Montréal faire des études de lettres4. Dans un centre-ville où les universités sont construites derrière les façades des églises abandonnées et où les fenêtres des salles de cours donnent sur les peep-shows, bars glauques et clubs de danseuses, la jeune femme finira, comme on dit, par « tomber dans la prostitution », et exercera le métier d’escorte de luxe pendant quelques années. Le texte s’écrit au moment où elle s’est extraite du « milieu » et tente de comprendre les raisons qui l’y ont poussée et maintenue. Elle zigzague entre le cabinet de son analyste et une sorte de journal personnel qui est à la fois le lieu d’une implacable critique du rôle que notre société assigne aux femmes, et la description impitoyable de la manière dont le microcosme familial peut préfigurer la vie adulte dans cette société où elles n’ont pas de véritable place sinon celle d’objet sexuel. Père dévot et moralisateur mais infidèle à son épouse, qu’il abandonne pour des prostituées de l’âge de sa propre fille… Prostituées auxquelles la narratrice, devenue adulte, s’identifie au point de devenir elle-même une des leurs. Mère effondrée, atterrée par l’abandon de l’homme qui ne veut plus d’elle, à ce point dépendante de son regard et de son désir qu’il suffit que ce désir se détourne d’elle et se reporte sur des objets plus neufs pour qu’elle cesse de vouloir vivre. Ce « roman fondateur » trouvera des échos dans la société où évoluera la narratrice adulte, n’offrant qu’une litanie de variantes obstinément fidèles à leur origine : le rapport phallocentrique de domination homme-femme, où les mâles possèdent tous les pouvoirs (financier, symbolique, sexuel) et où les femmes, du moment qu’elles cessent d’être les « schtroumphettes » (pour employer l’expression de la narratrice) moulées à des désirs qui en réalité leur nient toute essence propre, ne méritent plus même d’exister.

[…] je cours les boutiques et les chirurgiens car il ne sert à rien d’avoir du courage lorsqu’on est vieille, et puis la jeunesse demande tellement de temps, toute une vie à s’hydrater la peau et à se maquiller, à se faire grossir les seins et les lèvres et encore les seins parce qu’ils n’étaient pas encore assez gros, à surveiller son tour de taille et à teindre ses cheveux blancs en blond, à se faire brûler le visage pour effacer les rides, se brûler les jambes pour que disparaissent les varices, enfin se brûler tout entière pour que ne se voient plus les marques de la vie, pour vivre hors du temps et du monde, vivre morte comme une vraie poupée de magazine en maillot de bain. (Putain, p. 102)

  • 5 C. Millet, La Vie sexuelle de Catherine M., Paris, Seuil, 2001.

7On le constate, dans ce récit paru presque au même moment que La Vie sexuelle de Catherine M.5 chez le même éditeur, la mélopée exhibitionniste et narcissique de la narratrice, qui a le plus souvent été lue au premier degré, comporte, bien plus que la pensée et les confidences d’un écrivain, un versant plus essayistique, et résolument engagé. Sous les apparences de la litanie nombriliste, le particulier tend, ici également, à basculer dans l’universel.

8Cette prostituée bavarde et son exhibitionnisme, son narcissisme qui tourne en rond et ne cesse de revenir sur lui-même, en un mouvement giratoire qui se prend maladivement pour son propre centre, en disent certainement autant et peut-être davantage sur nous que sur elle-même… Ici aussi, notre voyeurisme, et notre envie de référentialité quant à ce récit « croustillant » d’une narratrice qui serait simplement le double de son auteur, est un écran ou une évidence fort commode qui en cache une autre : ce qu’on épie le plus n’est-il pas, plutôt que simplement ce qui est exhibé, l’exhibitionnisme lui-même ? Plutôt que ce qui est dévoilé, le geste, sans cesse réitéré, du dévoilement, assumé, répété, ressassé ?

9Tout ce qui vient d’être dit peut s’appliquer à une certaine variante de l’autofiction française, la plus connue et celle qui a la plus grande longévité, quoique cette longévité me semble tributaire d’un malentendu, d’une lecture obstinément « premier degré » – on pense encore aux polémiques entourant les romans d’Angot ou de Laurens : en vérité, la position du lecteur d’autofiction peut toujours se situer au croisement des deux focales identifiées jusqu’ici, soit une lecture référentielle dont la tentation est précisément entretenue par l’auteur et, à la fois, une lecture plus détachée, permettant de voir à l’œuvre les mécanismes du texte.

10Dans les deux prochains romans de nos auteures, se dégage un modèle qui est en quelque sorte beaucoup moins franco-français, mais qui existe depuis fort longtemps dans le monde anglo-saxon ou au Québec – pour ne donner que ces deux exemples –, modèle qui cette fois, tentant d’éradiquer toute possibilité de malentendu, met carrément en scène ses propres mécanismes.

Ça va aller

11Dans Ça va aller, le second roman de Mavrikakis, on trouve une narratrice qui, cette fois, ne porte pas le même nom que l’auteure. Elle s’appelle Sappho-Didon Apostasias – dénomination où l’on peut néanmoins voir un clin d’œil aux consonances grecques de celui de la romancière. Cette Sappho-Didon Apostasias est montréalaise, fille d’immigrants, appartenant encore une fois plus ou moins au milieu culturel/intellectuel, et une groupie invétérée du grand romancier québécois méconnu en France, mais qui au Québec a été élevé au rang de mythe : Hubert Aquin. Auteur de romans très noirs, très engagés, combattant littéraire et politique pour l’indépendance du Québec, Aquin était dénué de toute complaisance face à sa propre société de « descendants de colons » – tant dans sa perception de sa propre identité que dans son rapport à la « métropole » qu’est la France. Lui qui avait été copieusement boudé jusque-là a été élevé au rang de mythe par les médias et le public québécois au moment de son suicide en 1977. C’est en grande partie sous ce signe que s’inscrira Ça va aller, tout comme le personnage de sa narratrice.

12Sappho-Didon est par ailleurs révoltée contre l’immense succès public et international d’un autre écrivain contemporain, publié en France (contrairement à Aquin) et « gros vendeur », étudié par les universitaires depuis fort longtemps (contrairement à Aquin, réservé à une élite parmi l’élite, et dont l’œuvre n’a acquis ce statut que plus récemment), adulé par les masses lectrices (contrairement à Aquin), celui-là fictif, inventé pour les besoins du roman : Robert Laflamme. Toutefois, par le biais des titres de ce romancier imaginaire, et de l’ensemble des caractéristiques que nous fait découvrir la détestation acharnée de Sappho, le lecteur québécois peut aisément identifier, derrière la caricature, la seconde grande figure de la mythologie romanesque québécoise des années 1960 et 1970 : Réjean Ducharme. Ducharme/Laflamme et Aquin, en quelque sorte, sont les deux faces d’une même médaille, celle sur laquelle sont gravés les deux versants d’une allégorie du Québec culturel : l’un grandiose et fataliste mais entièrement tourné vers le passé, la révolte, et l’autre plus « positif », mais déplorable dans son désir maladif de plaire et son art se complaire – sans parler de son rapport gênant de colonisé incurable avec le modèle français, comme en témoigne une scène où la narratrice assiste à une soirée hommage à Laflamme dans les locaux de la délégation du Québec à Paris.

  • 6 R. Ducharme, L’Avalée des avalés, Paris, Gallimard, 1966.

13Quoi qu’il en soit, dans ce second roman de Catherine Mavrikakis, qui est à proprement parler une fiction, l’autofiction n’est jamais loin. Elle devient ici, en effet, le centre d’un pastiche virulent, et le lieu d’une critique acerbe sur le rapport du public à la figure de l’écrivain, et à la lecture. Sappho-Didon Apostasias, qui voue sans l’avoir lu une haine incontrôlable à Robert Laflamme (ou davantage à son succès ?), va en effet se retrouver, littéralement, prise dans l’un de ses romans. Cela commencera dès l’ouverture, lorsque tous les universitaires et intellectuels de son entourage n’ont de cesse de lui dire combien, avec sa virulence un peu adolescente, sa révolte, sa haine de la vie, elle rappelle l’une des grandes héroïnes de l’écrivain honni, Antigone Totenwald (clin d’œil à la narratrice du roman le plus connu du « véritable » Réjean Ducharme, L’Avalée des avalés6). À bout de colère, Sappho finit par lire les romans de l’idole, par les dévorer, même, et plus elle avance, plus elle assimile ce qu’elle lit, se rapprochant toujours davantage de l’héroïne à laquelle elle est censée ressembler, devenant peu à peu, en tant que lectrice, le double du personnage sur lequel elle se projette. Cela finira par la mener à vouloir rencontrer le grand écrivain, qui la reconnaît également comme l’incarnation de chair de son personnage de papier. Ils entretiendront une relation intime faite de fascination et de détestation (représentative d’un certain lien auteur-lecteur ?) et iront jusqu’à commettre, chacun de son côté, un geste hautement symbolique : Laflamme s’appropriera Sappho-Didon pour en faire le personnage central de son nouveau livre, une autofiction intitulée Ça va aller – dans laquelle un narrateur portant le nom de l’auteur rencontre une femme qui est tout à fait son personnage le plus célèbre, et où il vit une aventure torride avec elle…

Je lis à toute vitesse les premières pages de Ça va aller. […] Laflamme-tel-qu’il-me-gâche-la-vie vient d’écrire ma rencontre avec lui, ou plutôt sa rencontre avec moi, puisque ce salaud, ce bâtard, c’t’hostie de chien sale a décidé de me voler mon histoire, de me voler jusqu’à mon identité, pour faire de Didon Apostasias son personnage, pour faire de Didon sa muse, son fantasme, son vidéo à masturbation.

Laflamme-votre-mirage, cet obsédé sexuel, a passé la dernière année à se branler sur nos deux rencontres et le Québec entier va se pâmer encore sur le génie de l’écrivain, sur son talent sans cesse renouvelé, sur sa grandiose inspiration digne de notre souffle collectif national. Le génie de Laflamme, c’est my ass... très littéralement. Et je pense que je vais le poursuivre, cette espèce de gros plein de soupe. Je vais faire des incantations pour qu’il crève d’une crise cardiaque en pelletant sa neige. (Ça va aller, p. 88-89)

  • 7 H. Aquin, L’Invention de la mort, Montréal, Leméac, 2001.

14Et Sappho, finissant par exécuter dans la vie ce que Laflamme a prévu dans son autofiction, se comportera comme l’auteur l’avait « prévu » dans son roman, devenant sa maîtresse et tombant enceinte de lui, dans une représentation littérale de la lecture comme identification aveugle, comme geste naïf qui veut que l’on fasse fi de toute frontière entre l’écrit et la réalité. En la petite fille qui naîtra de cette union, Sappho voit l’avenir littéraire d’un Québec en faillite, assujetti au passé. Elle sera le prochain grand auteur québécois, ni Aquin ni Laflamme. Quant à la narratrice, elle compte se suicider à la fin du roman, en copiant celle du tout premier livre d’Hubert Aquin, dans lequel le narrateur met fin à ses jours en se jetant d’un pont dans une rivière avec sa voiture. Notons-le : ce n’est pas le suicide du véritable Hubert Aquin, qui eut lieu dans des circonstances différentes, que Sappho veut imiter, mais bien celui de son tout premier narrateur, le héros d’un livre intitulé L’Invention de la mort7, souvent perçu comme autobiographique par les lecteurs, et repris (comme ses autres livres d’ailleurs) pour expliquer de manière un peu simpliste la mort de l’auteur réel. Cela souligne encore une fois la confusion et les innombrables malentendus de lecture que dénonce le roman de Mavrikakis : entre réalité et littérature, impossible, désormais, de repérer la frontière. C’est désormais la lecture anecdotique, référentielle, qui règne…

Folle

  • 8 N. Arcan, Folle, Paris, Seuil, 2004.

15Si, chez Mavrikakis, les enjeux liés à l’autofiction (sa lecture, sa réception, etc.) sont développés dans une fiction pastichisante, chez Nelly Arcan, dans Folle8, ces enjeux sont représentés par le biais de la mise en abyme, c’est-à-dire d’une autofiction portant sur l’autofiction et ses enjeux. L’intrigue est constituée par la longue missive adressée par la narratrice, « Nelly Arcan », à l’homme qui vient de la quitter. Ils ont eu une aventure brève mais intense, et surtout destructrice pour elle, qui nous annonce qu’à la fin de cette démarche scripturale, elle mettra fin à ses jours.

16Sous les apparences du roman intimiste, témoignage autobiographique d’une femme blessée, Arcan développe, en travaillant plusieurs réseaux, une critique extrêmement fine et virulente de l’autofiction et de sa réception, tant au Québec qu’en France. Les deux protagonistes, la narratrice et celui auquel elle s’adresse en disant « tu » tout au long du récit, sont en effet porteurs de plusieurs identités, représentants d’une multitude de catégories, à partir desquelles Arcan développe une réflexion sur et une récupération de la réception de son propre roman, Putain

17Ainsi, la narratrice est auteure à succès et son destinataire est journaliste qui rêve non pas d’écrire, mais de publier. Elle est une ex-prostituée et il est consommateur de pornographie sur internet. Elle est québécoise et il est français. Elle est « émotive » et il est « rationnel », elle est exhibitionniste et il est voyeur, etc. C’est donc l’occasion pour Nelly Arcan d’une critique à la fois des rapports homme-femme, des rapports auteur-lecteur, des rapports journaliste-auteur, public-auteur, client-prostituée, France-Québec, par le biais d’un récit où l’emploi du « tu » finit par provoquer chez le lecteur une confusion entre lui-même et le destinataire du texte.

18 Il suffit de donner en exemples quelques extraits du roman pour que s’éclaire ce second niveau de lecture, permis par la mise en abyme : « Selon toi le monde des médias ressemblait beaucoup au milieu de la prostitution, les journalistes étaient des clients qui aimaient beaucoup découvrir la chair fraîche », écrit la narratrice, « quand ils tombaient sur un nouveau jouet, ils le mettaient en circulation, ils se le passaient entre eux » (Folle, p. 54). Ou encore : « […] cette première fois où tu m’as vue à la télé, tu n’as pas pensé que la lentille des caméras agrandissait les gens en leur donnant la même capacité de saturer l’espace, tu n’as pas pensé que les gens devenaient alors le centre du monde et de tous les regards comme les étoiles » (p. 18-19). Et enfin :

Tu détestais mon défaitisme qui s’opposait à ton colonialisme, par contre tu aimais que mon livre se soit bien vendu en France, c’était le signe que j’étais sortie du troupeau. […] Pour toi écrire voulait seulement dire écrire et non mourir au quotidien, écrire voulait dire l’histoire bien ficelée de l’information et non la torture, à cet égard tu disais que ton journalisme était efficace et mon écriture, nocive. […] Tu n’aimais pas mon livre mais tu aimais mon succès, pour toi il n’y avait pas de liens entre les deux. En moi tu voyais une porte ouverte, tu te voyais à ma place. (p. 143)

  • 9 M. Abdelmoumen, « Liberté, féminité, fatalité : cyberentretien avec Nelly Arcan », Spirale, no 215, (...)

19À travers ces deux personnages qui, chacun, représentent (en plus d’une certaine vision de l’homme et de la femme occidentaux et des rapports France-Québec) les deux pôles de l’acte de lecture, Arcan émet une critique virulente de ce qu’est devenue la lecture dans notre société où les écrivains sont désormais tenus d’être à la fois top-modèles, et communicateurs médiatiques et médiatisables. Pour reprendre les mots de l’auteure lors d’un entretien accordé au magazine Spirale en 2007, « le message qui se déploie dans l’écriture […] ne peut pas être délivré dans l’instantanéité, dans ces flashes, ces “mouches à feu” par lesquels les auteurs sont appelés à se promouvoir. »9

20L’intrigue de Folle se clôt à la veille du trentième anniversaire de la narratrice, date programmée de son suicide – écho avec la fin de Ça va aller, où l’on a néanmoins le temps d’assister au sauvetage de Sappho-Didon et donc à l’échec de sa tentative de s’enlever la vie. Dans le cas de la narratrice de Folle, on sait seulement que la romancière qui l’a créée a décidé de mettre à mort son propre personnage… L’expression « son propre personnage » étant d’ailleurs ici susceptible d’être questionnée : cette « Nelly Arcan » qui veut mourir dans le roman n’est-elle pas autant le fait de son auteure que la créature d’un public aussi avide, aussi candide et aussi cynique que l’amant journaliste-lecteur ? En s’en prenant à son personnage de lecteur/interlocuteur/journaliste, Arcan fait en réalité, grâce à la mise en abyme, le procès de son lectorat, tant français que québécois : celui qui, arrogant et naïf, croit posséder l’auteure en possédant le livre. La romancière aurait très bien pu faire mourir ce détestable lecteur, mais une lucidité souvent méconnue lui a plutôt fait choisir d’éliminer cette narratrice, personnage romanesque et personnage public tout à la fois, tant il est vrai que dans une société du spectacle qui dépasse aujourd’hui toutes les plus sombres analyses de Guy Debord, ce sont les auteurs qui disparaissent et réapparaissent au gré d’un public de plus en plus fantasque, et sans cesse renouvelé. Folle, ou tentative tragiquement vouée à l’échec de récupérer une récupération sauvage et outrancière, de la part d’une auteure dont, on le sait, on n’aura plus guère l’occasion de lire les œuvres…

Lectures cannibales et auteurs mélancoliques

  • 10 S. Jonze, Adaptation, scénario de Charlie Kaufman, États-Unis, 2003.
  • 11 B. E. Ellis, Lunar Park, New York, Alfred A. Knopf, 2005.

21La récupération de l’autofiction dans le second roman de Nelly Arcan rappelle donc un modèle méconnu qui, en France, est resté dans l’ombre. Modèle pourtant fondateur, celui de Serge Doubrovsky, inventeur en 1977 du vocable autofiction et qui, comme Arcan, récupérait la réception de ses propres romans par le biais de la mise en abyme dans le roman suivant. Le pastiche mavrikakien, lui, peut rappeler un autre modèle, plus près de la tradition anglo-saxonne, que l’on retrouvera à la même époque autant au cinéma avec Adaptation10 de Charlie Kaufman et Spike Jonze, ou encore dans Lunar Park11, le mémorable roman de Bret Easton Ellis. Dans les deux cas, le pastiche et la mise en abyme sont le lieu d’une réflexion à la fois douloureuse, acerbe et sans complaisance sur la lecture et la réception contemporaines de l’œuvre littéraire, dans une société du spectacle où lecteur lambda comme professionnels du livre sont de plus en plus incapables de résister à la tentation référentielle, à la recherche effrénée du témoignage. Pour preuve, les conséquences médiatiques et publiques, tragiques, du suicide de Nelly Arcan le 24 septembre 2009, où l’on a vu, dès le lendemain du décès de l’écrivain, les ventes (qui avaient chuté depuis quelque temps) décupler, les témoignages admiratifs de la part d’anciens détracteurs pulluler et, surtout, les explications psychologisantes et dangereuses se multiplier – « il n’y avait qu’à voir l’omniprésence du thème du suicide dans ses livres pour le savoir, elle s’inscrit maintenant dans la lignée des grands suicidés des lettres québécoises, comme Aquin », et ainsi de suite. Tragiquement, dans la vraie vie, ou plutôt dans la vraie mort, de Nelly Arcan, on entend résonner la macabre leçon de la conclusion de Ça va aller, à cette différence près que si la narratrice mavrikakienne, elle, échappait au désir confus d’émulation aquinienne qui avait d’abord motivé son geste, dans le cas de Nelly Arcan, c’est le lectorat qui, même devant l’évidence, a continué de se boucher les yeux et de refuser de voir qu’une personne n’est pas un personnage, qu’il soit public ou romanesque.

Notes

1 Néologisme emprunté à Serge Doubrovsky dans Un homme de passage, Paris, Grasset, 2011, p. 338.

2 C. Mavrikakis, Deuils cannibales et mélancoliques, Montréal, Héliotrope, 2009 [Trois, 2000] ; N. Arcan, Putain, Paris, Seuil, 2001.

3 C. Mavrikakis, Ça va aller, Montréal, Leméac, 2002, p. 188.

4 Notons-le au passage, le statut autofictionnel de Putain n’est attribuable qu’au paratexte et aux propos de l’auteure dans le discours médiatique qui a accompagné la parution : ici, la narratrice n’a pas de prénom, sinon le pseudonyme qu’elle s’est donné pour les clients, « Cynthia ».

5 C. Millet, La Vie sexuelle de Catherine M., Paris, Seuil, 2001.

6 R. Ducharme, L’Avalée des avalés, Paris, Gallimard, 1966.

7 H. Aquin, L’Invention de la mort, Montréal, Leméac, 2001.

8 N. Arcan, Folle, Paris, Seuil, 2004.

9 M. Abdelmoumen, « Liberté, féminité, fatalité : cyberentretien avec Nelly Arcan », Spirale, no 215, juillet-août 2007, p. 36.

10 S. Jonze, Adaptation, scénario de Charlie Kaufman, États-Unis, 2003.

11 B. E. Ellis, Lunar Park, New York, Alfred A. Knopf, 2005.

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