1Les études sur l’ADN ont permis une avancée fondamentale dans notre connaissance et compréhension de la biologie des êtres vivants. Ses apports ont été tellement considérables que l’on a parfois du mal à reconnaitre ses limites qui passent inaperçues relativement à ses atouts. Des études en génétique ont suggéré une différence de moins de 2 % entre notre espèce et notre plus proche parent, le chimpanzé, en apportant ainsi une preuve majeure de notre filiation et de notre passé commun qui se serait achevé il y a à peine quelques millions d’années (Gunter et al., 2005 ; Waterson et al., 2005). Mais cette faible distance génétique montre aussi, bien que moins avoué, l’incapacité de ce type d’études à expliquer des phénotypes indubitablement si différents : personne ne prendrait un Homme pour un chimpanzé et vice-versa (King et Wilson, 1975 ; Schwartz 2005 ; 2012).
2Si un neurone d’un individu de notre espèce ainsi qu’une cellule épithéliale du même individu étaient trouvés dans un gisement fossilifère du Précambrien, comme celui d’Ediacara en Australie ou de Burgess Shale au Canada, ces deux cellules seraient certainement attribuées à deux phylla bien distincts. Pourtant, la séquence d’ADN est la même dans ces deux cellules car le code génétique de chaque individu est établi au moment de la fusion des gamètes et il sera fondamentalement le même dans toutes les cellules appartenant au même individu.
3Au-delà du code génétique, une panoplie de processus s’enchaine dans l’organisme pour générer une morphologie adulte à partir d’une séquence d’ADN. Ces processus régulent le développement et la croissance de l’individu. Divers et variés, nombreux et encore mal précisés, ils sont englobés sous le terme épigénétique. Toujours débattue, la définition renvoie aux changements d’activités des gènes en fonction de l’environnement, au sens large du terme, depuis l’environnement cellulaire jusqu’aux écosystèmes dans lesquels l’individu habite (Francis, 2011). Les différences induites par l’environnement peuvent ainsi agir comme déclencheurs de changement évolutif (e.g. Schlichting et Wund, 2014).
4Ces processus sont fondamentaux non seulement pour l’établissement de la morphologie de l’individu mais aussi car ils assurent la croissance, la santé, la survie, la sociabilité et la reproduction (Hales et Barker, 2001 ; Burdge et Lillycrop, 2010 ; Hochberg et al., 2011 ; Junien, 2015). Bien que présents durant toute la vie d’un individu, leur rôle pendant les mille premiers jours de vie est crucial. En effet, les processus épigénétiques qui ont lieu depuis la conception jusqu’à l’âge de deux ans entraînent des changements structurels qui détermineront la survie de l’individu et influeront sur toutes les étapes de sa vie.
5Les conséquences à termes, sur la société, de l’environnement dédié aux mille premiers jours de vie des individus, constituent un enjeu de santé publique aujourd’hui mieux compris, grâce aux nombreuses études réalisées, notamment, dans les pays en voie de développement (e.g. Grantham-McGregor et al., 2007 ; Walker et al., 2011 ; Daelmans et al., 2017). Suite aux recommandations de l’organisation mondiale de la santé (e.g. WHO, 2013), les pouvoirs publics ont mis en place une série de mesures et d’accompagnements pour assurer le meilleur environnement pour l’enfant et les familles (House of Commons, 2019). L’importance de cette période dans les processus adaptatifs et évolutifs a été reconnue dès lors qu’a été acquis le rôle déterminant d’autres facteurs que le code génétique, tels que l’espace, les mouvements cellulaires ou même la gravité, dans l’établissement de traits morphologiques (Houston, 2017 ; Pourquié, 2018). Toujours d’un point de vue évolutionnaire, pendant la croissance fœtale et la petite enfance des processus particuliers ont lieu chez les membres de notre espèce, qui aboutissent à une morphologie adaptée à l’environnement (e.g. Bailey, 1991 ; Perry et al., 2014 ; Ramirez Rozzi et al., 2015). Gluckman et Hanson (2005) ont proposé les termes de predictive adaptive response pour caractériser les réponses du fœtus aux signaux transmis par la mère et qui révèlent au fœtus les conditions du milieu dans lequel elle vit.
6La Société d’Anthropologie de Paris a voulu s’associer à cette nouvelle perspective de la recherche en consacrant une thématique de ses 1845es Journées aux recherches liées aux mille premiers jours de vie dans le domaine de l’anthropologie biologique et de l’archéologie. La thématique a été ouverte avec une conférence de P. Mitteroecker sur le rôle joué par différents mécanismes évolutionnaires dans la conformation du pelvis chez l’homme, suivie de deux séances regroupant 15 communications orales et 9 affichées. Cinq communications, dont la conférence invitée, font ici l’objet d’un article.
7Malgré l’implication du pelvis dans de nombreuses fonctions biomécaniques et reproductives, des travaux récents ont suggéré que les différences de forme du bassin entre les populations d’homme actuel sont le résultat de processus neutres, sans que la sélection naturelle ait joué un rôle notable dans ces différences (e.g. Betti et Manica, 2018). Pour répondre à cette hypothèse, Mitteroecker et collaborateurs, après avoir revu succinctement les forces sélectives qui peuvent agir sur la morphologie pelvienne, effectuent de nouvelles analyses des données sur les dimensions de la cavité pelvienne. En se fondant sur les rapports entre morphologie, variables environnementales et variables géographiques, Mitteroecker et collaborateurs ne retiennent pas l’hypothèse neutraliste pour les variations de morphologie du pelvis. Ils suggèrent que les dimensions du bassin ont évolué en différentes "solutions de compromis" chez différentes populations, en réponse à des régimes de sélection locaux.
8À la différence des asymétries corporelles chez l’adulte, l’analyse des asymétries sur l’os sec d’individus en très bas âge a été peu abordée. Partiot et collaborateurs explorent la faisabilité de l’étude des asymétries osseuses sur 116 individus décédés durant la période périnatale (entre 22 semaines d’aménorrhée et 2 mois après la naissance). Ils suggèrent que la latéralisation préférentielle est absente à cette période du développement. Les asymétries aléatoires (fluctuantes) pourraient, en revanche, être considérées comme le marqueur de perturbations du développement et, dans une perspective de comparaison inter-populationnelle, comme l’indicateur de pressions environnementales différentielles.
9Trois travaux fournissent, à partir de l’étude des sépultures, des données qui interpellent sur le rôle social des toutes premières classes d’âge (fœtus, nouveau-nés, enfants) pour différentes périodes historiques et contextes socio-culturels. Boursier et collaborateurs, sur la base d’une étude paléopathologique de 98 individus âgés de moins de 5 ans (dont 26 périnatals), représentant 93 % des sépultures du site Jort (Caen, La Tène finale), suggèrent que les pourcentages inhabituellement élevés de lésions évocatrices de carence, probablement une période de famine, s’accorderaient avec une crise sociale attestée par les données archéologiques et historiques. Granier et Pellé présentent un espace funéraire consacré à de très jeunes enfants (fœtus et nouveau-nés ne dépassant pas l’âge de 6 mois) à Nîmes entre le Ier et le IIIe siècle de notre ère. Ils mettent en évidence la présence de sépultures dédiées à des fœtus morts in utero et révèlent, à partir des données funéraires, un possible changement dans le statut social du nourrisson à l’âge de six mois. Dans une perspective semblable, Granger et collaborateurs présentent leurs résultats de la fouille de 30 sépultures d’enfants âgés de moins d’un an, dont 18 décédés en période périnatale, entre 32 semaines d’aménorrhée et 27 jours après la naissance. Ces sépultures se situent dans la nef de l’église paroissiale de Saint-André-le-Haut à Vienne (Isère ; XVIIe-XVIIIe siècles), la seule à présenter ce type de sépultures dans ce département. La présence d’individus décédés en période périnatale au sein de l’église est interprétée comme le témoignage de la généralisation du baptême dès la naissance, voire in utero. Toujours selon les auteurs, le regroupement de certaines sépultures au plus près d’aménagements liturgiques révèlerait l’intégration à part entière de ces enfants au sein de la communauté paroissiale.
10Les communications et posters de cette session et les articles rassemblés dans ce volume des Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris viennent parfaitement illustrer la diversité des problématiques de recherche en prise directe avec les mille premiers jours de la vie. L’incidence de cette période de la vie dans des questionnements aussi variés que le développement, la santé, la gestion de la mort, souligne, si tant est qu’il était besoin de le démontrer, tout l’apport de l’anthropologie biologique à la compréhension des processus évolutionnaires et leur intrication étroite avec les facteurs sociaux, culturels et historiques.
Remerciements : Le succès de nos 1845es Journées de la Société d’Anthropologie de Paris, qui se sont déroulées à la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme (Aix-en-Provence) du 29 au 31 janvier 2020, sont le fruit d’un travail collectif des membres du Conseil d’Administration de la Société et du Comité d’organisation local du LAMPEA, avec les soutiens logistiques de la direction et du service de communication de la MMSH ainsi que les soutiens financiers du CNRS, d’Aix-Marseille Université, de l’INRAP et du ministère de la Culture.